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Channel: Les PARIS d'Alain Rustenholz
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Cet après-midi-là Aragon fut rue de Bretagne; Jules Vallès allait à la Corderie

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L'occasion de ce parcours est une emmenée promener autour de la librairie Publico, 145 rue Amelot dans le 11ème.

1925. Meurisse. Gallica
- Théâtre du Château d’Eau (plus tard Alhambra), 50 rue de Malte. Y est donné, en mars 1871, un vaudeville, Le Procès des francs-fileurs, d’après le qualificatif inventé par le Tintamarre pour ceux qui, lors du siège de Paris, avaient prudemment fui en province ou à l’étranger.
- Alhambra (puis "Alhambra Maurice Chevalier"), 50 rue de Malte (démoli en 1967; l'actuel parking souterrain y porte encore ce nom d'Alhambra). En 1936, Gilles et Julien y chantent « La Belle France : il était question de bleuets et de coquelicots, on aurait dit du Déroulède » ironise Simone de Beauvoir, mais ils ont aussi à leur répertoire La chanson des 40 heures.

Des bâtiments contemporains de Marie Dorval au soir d'Antony, le 3 mai 1831 :
- 21, rue Meslay, PLU: maison de la première moitié du XIXe  siècle, dernier étage en retrait desservi par un balcon filant. Balcon central de deux travées au second étage soutenu par de puissantes consoles. Persiennes.
- 22, rue Meslay, (en face du 21) PLU: accès cocher d'une grande cour pavée très régulière (formant un rectangle) de l'immeuble de rapport de style néo-classique, fin 18ème, du 15 bd St-Martin.
- Au n°19, maison du début du XIXe siècle. La façade est encadrée de deux chaînes. Le décor du rez-dechaussée simule un faux appareil. Porte cochère.
- 18, rue Meslay, PLU: 1ère moitié du 19ème, arrière du 11 boulevard Saint-Martin, donnant sur la large cour pavée comportant deux anciennes fontaines en fonte.
- n°17, PLU: remarquable grande maison Louis-Philippe présentant un riche décor de moulures inspiré de la Renaissance française et un grand balcon en pierre sculpté desservant les trois travées centrales de l'étage noble. Oeuvre non attestée de Ballu (construit sur un terrain propriété de Ballu père).

- Appartement de Marie Dorval, 15 rue Meslay. Là qu’on raccompagne l'actrice le soir d’Antony. Voir la balade Hugo en anarcho-autonome dans le ravin du bd Saint-Martin.
 (Elle quittera l'adresse pour le 44, rue Saint-Lazare, en 1833, avec Alfred de Vigny, sa nouvelle liaison. Puis, en octobre 1835, Marie Dorval, la Kitty Bell de Chatterton, drame en prose que Vigny a écrit pour elle, emménagera au 1er étage du 40, rue Blanche, parce qu’il y là pavillon d’écurie et remise où la voiture et les chevaux qu’elle possède désormais pourront trouver place).
George Sand la connaît après Indiana, en 1832 ; elle lui écrit, Marie Dorval accourt (elle a 34 ans, Sand six de moins), long portrait dans Histoire de ma vie : « Elle était mieux que jolie, elle était charmante ; et cependant elle était jolie, mais si charmante que cela était inutile. Ce n'était pas une figure, c'était une physionomie, une âme. »C'était une époque où « se manifestait un paroxysme de passion peu voilé », où l'on aimait les poitrinaires parce que leur amour était plus brûlant, où l'on ouvrait les tombes pour revoir l’aimé. On connaît des lettres enflammées de Sand, de Vigny à Marie Dorval, datées de 1833-34, et de l'une, de Vigny, Léon Séché écrira qu'elle est « l’acte d’un malade et d’un fou » : « Il fallait vraiment que Vigny eut perdu la raison pour avoir écrit la lettre qui commence par « Pour lire au lit » ». Cette lettre a été détruite en 1913.
D'autres maisons contemporaines de ce temps de feu :
- 14, rue Meslay (en face du 9), arrière du 3 boulevard Saint-Martin, PLU: Immeuble de rapport de la fin du XVIIIe siècle.
- 11, rue Meslay, PLU: Grande maison à loyer vers 1800 présentant une façade néo-classique très bien conservée. La façade est bornée par deux chaînes d'angle. Le rez-de-chaussée est orné de refends. Trait de refends dans l'enduit sur le reste de la façade. Garde-corps à motif de losanges. Persiennes ajoutées ultérieurement. Hiérarchisation de la taille des baies en fonction des étages. Porte cochère surmontée d'un fronton triangulaire inspirée par Ledoux et ouvrant sur une cour pavée. Escalier à barreaux ronds sur limon conservé.

- Fédération de la Seine du Parti Socialiste S.F.I.O., 7 bis rue Meslay. C’est du même coup l’adresse de la Librairie fédérale, et aussi le siège d’une coopérative de production et de distribution de films, l’Equipe, créée vers février 1937.
Le 16 mars 1937, une militante du 18e arrondissement de la Gauche révolutionnaire, la tendance de Marceau Pivert, sera parmi les six victimes de la police de Marx Dormoy, à Clichy. « Les forces de police tirant sur les ouvriers antifascistes, et sous un gouvernement du Front populaire à direction socialiste, est-ce la rançon de la politique de confiance exigée par les banques ? » demande sur les murs de Paris une affiche de la Gauche révolutionnaire, qu’en réponse la police va lacérer, tandis que le PS aura interdit la tendance dès la fin d’avril. Désormais sans nom, les amis de Pivert n’en auront pas moins conquis la direction de la Fédération de la Seine neuf mois plus tard. C’est alors sa Fédération de la Seine toute entière que la direction du PS dissout, le 11 avril 1938. Les dissous s’entêtent et se maintiennent de force dans les locaux de la rue Meslay : « Ils veulent la dissolution pour mieux trahir, nous répondons, la Fédération continue », affirme Juin 36, leur hebdomadaire. Mais ils s’inclineront devant le congrès qui, en juin, confirme la dissolution. Marceau Pivert y annonce alors la création du Parti Socialiste Ouvrier et Paysan (PSOP).
Dans cette même rue, les Gerhardt, réfugiés antinazis, ouvrent en 1933 une librairie qui sera un lieu de rencontre d’immigrés politiques allemands.

- les Editions Sociales, 168, rue du Temple, dans les années 1970 encore. S’y trouve aussi La Pensée, revue du rationalisme moderne.
On descend la rue Turbigo pour passer devant la rue du Vertbois:

- table d’hôte de la mère Caviole, rue du Vertbois. C’est la cantine du noyau de laRévolution prolétarienne, alors rue du Château d’eau : Monatte, Robert Louzon quand il passe à Paris, le Dr Louis Bercher, médecin de la marine marchande qui signe J. Péra, Daniel Guérin.

Puis par le passage Ste-Elisabeth, le long d'une église que l'on doit au maître-maçon Michel Villedo, dédiée à sainte Élisabeth de Hongrie et à Notre-Dame de Pitié, consacrée en 1646 par Jean-François Paul de Gondi, futur cardinal de Retz, alors coadjuteur de l'archevêque de Paris (MH), on rejoint la :

Rue Dupetit-Thouars. Atget. Gallica
- salle du 10 rue Dupetit-Thouars. (Et 22, rue de la Corderie), PLU: Maison d'angle vers le milieu du XIXe  présentant une façade bien proportionnée composée de sept travées sur la rue Dupetit Thouars et de deux travées principales sur la rue de la Corderie et de trois étages carrés sur rez-de-chaussée. Des bandeaux séparent les étages. Persiennes en bois.
C'est dans cette salle que juste après l’armistice de 1918, la Muse Rouge vient se produire. (Voir pour ce groupe la balade Hugo en anarcho-autonome dans le ravin du bd Saint-Martin). La Muse Rouge y sera de retour une douzaine d’années plus tard, quand déclarée par le PC « en dehors du mouvement culturel de lutte de classe », elle aura été chassée de la Maison Commune, devenue communiste, du 3e arrondissement.
La Muse Rouge aura son siège entretemps à l’Union des coopératives, (voir plus bas).

- 16, rue de la Corderie, siège du Parti Socialiste (SFIO) en 1910. PLU : Maison ancienne présentant une façade composée de quatre travées principales et d'un étage carré sur rez-de-chaussée. Persiennes. Lucarnes en "chiens assis". Passage cocher ouvrant sur une cour.

Le 2, rue de la Corderie. Atget. Gallica
- L’Assommoir, 6 place de la Corderie-du-Temple (auj. 14, rue de la Corderie), au rez-de-chaussée. Le cabaret était connu dans tout l’arrondissement sous ce nom, même s’il n’en portait aucun ; il inspirera Zola, dont le roman éponyme, publié en feuilleton en 1876 dans le Bien public, propriété d’Emile Menier, le célèbre chocolatier, sera immédiatement accusé « d’insulter la classe ouvrière », et sa publication interrompue pour ne se poursuivre qu’avec des coupures, un mois plus tard, dans la République des lettres dirigée par Théodore de Banville.

- Bal Montier, 6 place de la Corderie-du-Temple, au 1erétage. S’y réunissaient jusque vers 1858, trois sociétés chantantes, les mardi, jeudi et samedi, au public exclusivement composé d’ouvriers. Dans celle dite Les Enfants du Temple, le jeudi, sous la présidence de Dalès aîné, se retrouvaient les chansonniers Auguste Alais, horloger, Eugène Baillet, ouvrier bijoutier, Charles Colmance, graveur sur bois pour impression sur étoffes, qui y chanta l’anticolonialiste Chant de l’Arabe vers 1850, Charles Gilles, coupeur de corsets, Gustave Leroy, brossier, Victor Rabineau, sculpteur marbrier.

- Chambre Fédérale des sociétés ouvrières, 6 place de la Corderie-du-Temple. Formée entre mars et décembre 1869, elle réunit les principales sociétés ouvrières de la capitale ; tous ses animateurs, dont Varlin, sont des Internationaux. Elle siège à la « Corderie ».
Il a fallu une décennie, après la répression des années 1850, pour que des grèves éclatent à Paris, les plus retentissantes étant, de 1862 à 1864, celles des typographes. Elles ont été sanctionnées de peines sévères mais l’empereur a ensuite accordé sa grâce, et demandé au Corps Législatif de voter une loi abolissant le délit de coalition (de grève), ce qui sera fait au printemps 1864. Les bronziers se mettent en grève dès l’année suivante sur la durée du travail. Si le droit de coalition a été acquis, le droit d’association (de se syndiquer) n’existe toujours pas, et les délégations ouvrières à l’Exposition de 1867 revendiqueront le droit de constituer des chambres syndicales. L’Empire, sur sa fin, laisse à peu près faire, tandis qu’il impulse une Caisse des Invalides du Travail - où siège le coupeur de chaussures Jacques Durand, futur membre de la Commune -, et que préfectures et municipalités développent des Sociétés de Secours Mutuels qui vont intégrer 15 à 20% de l’effectif ouvrier. De nombreuses grèves visent à obtenir un droit de contrôle, voire de gestion, des caisses de secours qu’alimentent les amendes dont les ouvriers sont frappés. La Chambre des cordonniers, sans doute la première en ce domaine, a dès 1866 des statuts prévoyant, en leur article 2, que les ouvrières seront consultées, et qu’elles exerceront le même ordre de contrôle que les hommes. La tolérance est quasi officialisée en août 1868, et les grèves de 1868-1869 vont multiplier les chambres corporatives.
Une Fédération des sections parisiennes regroupe, le 3 mars 1870, des sections qui se sont constituées par quartier à côté de la fédération de métiers. Le 4 septembre 1870, les délégués des chambres syndicales ouvrières, les membres de l’Internationale et les socialistes les plus connus comme orateurs des réunions publiques se réunissent place de la Corderie. Ils adoptent une adresse au peuple allemand, à la fois aux autorités pour les prendre au mot de leurs déclarations de non ingérence, et aux ouvriers allemands pour les conjurer de cesser de prendre part à cette lutte fratricide. Mais comment la diffuser largement à l’armée allemande ? La réunion nomme aussi une délégation pour aller à l’Hôtel de Ville assurer la Défense nationale de son concours, sous réserve d’un certains nombre de conditions, dont la deuxième est « la suppression de la préfecture de police et la restitution aux municipalités parisiennes de la plupart des services centralisés à cette préfecture ». La délégation sera reçue à 1 heure du matin par Gambetta pour l’entendre multiplier des promesses vagues.
Dans l’intervalle, l’assemblée a également décidé de susciter 20 comités d’arrondissement, ou comités républicains de vigilance, élus dans les réunions populaires de leur arrondissement et qui, par l’envoi de quatre délégués chacun, constitueraient un Comité Central. Celui-ci sera sur pieds dès le 11 septembre et s'installera à la Corderie. Trois jours plus tard, il fait placarder un avis, - « Le Comité central républicain des 20 arrondissements aux Citoyens de Paris », signé Cluseret, Napoléon Gaillard, Charles Longuet, Benoît Malon, Edouard Vaillant, Jules Vallès, entre autres -, qui reprend les conditions portées par la délégation, dont le premier est maintenant « Supprimer la police telle qu’elle était constituée sous tous les gouvernements monarchiques pour asservir les citoyens et non pour les défendre ».

- section parisienne de l’Internationale, 6 place de la Corderie-du-Temple, 3e étage. Elle s’installe ici après la rue des Gravilliers : « Connaissez-vous, entre le Temple et le Château-d’Eau, pas loin de l’Hôtel de Ville, une place encaissée, tout humide, entre quelques rangées de maisons ? Elles sont habitées, au rez-de- chaussée, par de petits commerçants, dont les enfants jouent sur les trottoirs. Il ne passe pas de voitures. Les mansardes sont pleines de pauvres !
On appelle ce triangle vide la Place de la Corderie.
C’est désert et triste, comme la rue de Versailles où le tiers état trottait sous la pluie ; mais de cette place, comme jadis de la rue qu’enfila Mirabeau, peut partir le signal, s’élancer le mot d’ordre que vont écouter les foules.
Regardez bien cette maison qui tourne le dos à la Caserne et
jette un œil sur le Marché. Elle est calme entre toutes. – Montez !
Au troisième étage, une porte qu’un coup d’épaule ferait sauter, et par laquelle on entre dans une salle grande et nue comme une classe de collège.
Saluez ! Voici le nouveau parlement !
C’est la Révolution qui est assise sur ces bancs, debout contre ces murs, accoudée à cette tribune : la Révolution en habit d’ouvrier ! C’est ici que l’Association internationale des travailleurs tient ses séances, et que la Fédération des corporations ouvrières donne ses rendez-vous. » Ainsi la décrivait Jules Vallès, dans le Cri du Peuple du 27 février 1871, repris dans L’Insurgé.
Le 21 mars 1871, le Comité central républicain, réuni à la Corderie, entend Camelinat, Malon, et Vaillant faire le point de la situation, qui conduit, deux jours plus tard à un appel, « Aux urnes, citoyens ! », signé aussi par Eugène Pottier et Vallès.
Le cortège funèbre de Paul et Laura Lafargue, née Marx, à la fin de novembre 1911, derrière des corbillards chargés d’immortelles rouges, est parti de la Corderie. Par la rue des Fontaines, et la rue du Temple, il monte vers le père Lachaise. Jean Longuet, leur neveu, le fils de Jenny Marx (deux des filles de Karl ayant épousé des internationalistes parisiens: « Le dernier proudhonien et le dernier bakouniniste, que le diable les emporte ! », bougonnait le papa), marche en tête de 15 000 personnes ; Alexandra Kollontaï y représente le bureau étranger du parti socialiste russe, Lénine le Parti Ouvrier Social-Démocrate de Russie. Lui qui ne parle jamais français en public fera pour ces funérailles sa seule exception.
Les 3 et 5 rue Béranger vus de la rue Charlot. 1898. Atget. Gallica. Remarquez sur le mur pignon la trace des fenêtres qui avaient donné sur la basse-cour de l'hôtel Bergeret de Frouville

- 3 rue Béranger, restes de l'Hôtel Bergeret de Frouville, 1720, qui semble aujourd'hui ne former qu'un seul ensemble architectural avec l'immeuble voisin dit hôtel de la Haye, du fait de leur acquisition à la fin du 19e siècle par la Ville de Paris. La symétrie dans la composition des deux hôtels semble avoir été voulue dès l'origine. Au 18e siècle, une basse-cour entourée de bâtiments s'étendait au sud, à l'emplacement de l'actuelle rue de la Franche-Comté. On voit aujourd'hui à cet endroit un vaste mur pignon où l'on devine encore les anciens percements de la façade sur la basse cour de l'hôtel. A noter, à l'intérieur, le bel escalier à rampe en fer forgé inscrit à l'Inventaire supplémentaire des Monuments historiques en 1925 ainsi que de fort belles caves voûtées assez semblables à celles de l'hôtel de la Haye au 5 rue Béranger.
- 5, rue Béranger, donnant sur 2 rue de la Corderie. Hôtel de 1720. Son état actuel est fort semblable à la description qui en est faite en 1776. L'entrée de l'hôtel se fait par une très belle porte monumentale, inscrite sur l'Inventaire supplémentaire des Monuments historiques en 1926. A l'intérieur de l'hôtel subsistent un très bel escalier déjà inscrit en 1926, ainsi que de très belles caves voûtées transformées en réfectoire. Du très beau décor intérieur, il subsiste un ensemble de boiseries fin 18e siècle, dans une pièce du premier étage dans l'aile de droite. Ce serait dans cette pièce que Béranger serait mort, après y avoir vécu 3 ans, le 16 juillet 1857. Il était né rue Montorgueil, « Dans ce Paris plein d’or et de misère, / En l’an du Christ mil sept cent quatre-vingt, / Chez un tailleur, mon pauvre et vieux grand-père ». Il avait été admis, en 1813, comme membre du Caveau Moderne, ou Rocher de Cancale, qui se réunissait chez le marchand d’huîtres de la rue ; il avait été, sous la Restauration, « un poète libéral, le seul vrai », dirait Sainte-Beuve. Béranger avait sous-titré sa Conspiration des chansons d’un Instructions ajoutées à la circulaire de M. le Préfet de Police concernant les réunions chantantes appelées goguettes. Au moment où il meurt, d’autres chansonniers, dont Louis-Charles Colmance, se réunissent dans une goguette de la rue, dite Les Épicuriens. Et au n° 10 habite Frédérick Lemaître.
On remarque également dans certaines pièces des vestiges de corniches à rinceaux et rubans, ainsi qu'à l'entrée de la cave un très beau bas-relief représentant un jeune Bacchus (inscrit à l'Inventaire supplémentaire des Monuments historiques en 1926).

1901. Atget. Gallica
- fontaine Boucherat : MH : Édifiée en 1697 par l’architecte parisien Jean Beausire, elle porte le nom du chancelier Louis Boucherat.

- Union des coopératives, immeuble situé 29-31 bd du Temple et 85 rue Charlot (auj. annexe de la Bourse du Travail).Acquise au début de 1919, grâce au concours financier du Magasin de Gros, de la Verrerie ouvrière d’Albi et de la Bellevilloise, cette Maison de la Coopération remplace le siège installé auparavant au 13, rue de l’Entrepôt, dans le 10e. Suivant les résolutions du congrès coopératif de 1912, qui préconisaient la fusion, l’opération s’est faite avec La Prolétarienne du 5e, l’Avenir social du 2e, et la Bercy-Picpus, tandis qu’est en cours un rapprochement avec l’Economie parisienne du 3e, La Lutèce sociale, et l’Union des coopérateurs parisiens. L’Union des Coopératives compte maintenant 39 168 sociétaires,emploie 1 398 personnes et possède 230 établissements à Paris, en banlieue et dans l’Oise, y compris trois colonies de vacances et trois entrepôts. Rien qu’au cours de l’année écoulée, ont été ouverts à Paris, quatre restaurants, sept épiceries et trois boucheries. Une blanchisserie est désormais commune à l’Union des coopératives, à la Bellevilloise, à l’Union des coopérateurs parisiens et aux restaurants ouvriers de Puteaux.
L’assemblée générale de 1919 vote une subvention de 500 F en faveur de la Fédération sportive du Travail (FST), et la création d’un challenge de 3 000 F ; et une autre subvention à l’Ecole coopérative. Elle entérine la création en faveur des sociétaires, de cartes de réduction pour le Théâtre Antoine et pour le Cirque d’hiver. Elle se préoccupe de l’organisation d’une bibliothèque centrale à la Maison de la Coopération, que doublerait une bibliothèque circulante. Un restaurant et une brasserie y sont déjà installés, là où étaient Bonvalet et le café Turc son voisin. Elle vérifie le fonctionnement du bulletin de l’Union des coopératives, tiré à 28 000 exemplaires. Clamamus, député-maire de Bobigny, est membre de sa Commission de surveillance.
La Muse Rouge y a son siège dans les années 1920, après qu’elle a quitté la salle Jules. La société chantante organise toujours des fêtes pour les organisations d’avant-garde ; elle édite aussi, sous un titre éponyme, une « revue de propagande révolutionnaire par les arts ». Le 21 février 1931, son assemblée générale se prononce, à la majorité des membres, contre l’adhésion à la FTOF qui lui a été proposée. La sanction ne se fait pas attendre : un mois plus tard, l’Humanité demande à toutes les organisations que le parti influence de ne plus faire appel au groupe qui, par son refus, s’est placé « en dehors du mouvement culturel de lutte de classe ».

1928. agence Meurisse. Gallica
On revient sur nos pas, en descendant vers le carreau du Temple. L’enclos du Temple, avec son église, son couvent, son cloître, ses vastes cours meublées d’hôtels particuliers et de maisons d’artisans, était une ville à part dans Paris, presque un État, jouissant de privilèges spéciaux, d’une justice, d’une police, d’une voirie particulières. C’est de ces atouts qu’entendit profiter la spéculation qui y construisit « La Rotonde » en 1788, galerie ovale de quarante-quatre arcades s’ouvrant devant des boutiques dont le logement était à l’entresol, tandis que les étages supérieurs étaient faits de petits appartements.
Le donjon du Temple a été abattu dans le même temps et quatre hangars construits devant la rotonde, faisant de l’ensemble un colossal marché aux puces : on les désignait des sobriquets pittoresques de Palais-Royal pour la mode, Pavillon de Flore pour le meuble, Pou-Volant pour la ferraille, et Forêt-Noire pour la chaussure. On n’y parlait à peu près que l’argot, et « être à court d’argent » s’y disait, au choix, « nib de braise » ou « nisco braisicoto ». En 1863, des halles type Baltard les remplacent, qui ne conservent qu'un vestige 8, rue Perrée.

1898. Atget. Gallica
- Le marché des Enfants-Rouges, Petit Marché du Marais en 1628, tira son nom ensuite de la proximité de l'Hospice des Enfants-Rouges créé par Marguerite de Navarre pour des orphelins dont l'uniforme était rouge. Il a été rénové à la fin des années 1990. MH.

- siège de la Fédération de Paris du parti socialiste, 49 rue de Bretagne. Au premier étage, une salle toute en longueur dotée d’une petite scène. Lénine y avait donné, le 21 mai 1909, à 20h30, sous l’égide du Club du Proletari, une conférence consacrée au « parti ouvrier et la religion ». Le dimanche 2 janvier 1910, il écrivait à sa sœur : « aujourd’hui même, je compte aller dans un cabaret pour une goguette révolutionnaire avec des chansonniers » (en français dans le texte), reprenant ainsi les termes mêmes d’un programme de la Muse Rouge, ce qui a fait penser à Robert Brécy que c’est elle qu’il allait voir, et ici. La salle Jules étant devenue trop petite, la Muse Rouge se produisait en effet rue de Bretagne depuis 1910, si son siège était resté boulevard Magenta.
André Breton, alors correcteur d’épreuves à la NRF, puis conseiller artistique du couturier Jacques Doucet, aux appointements de 800 francs par mois, nouveau « salarié » donc (il vient d’abandonner médecine à l’hôtel des Grands Hommes), s’en va, en compagnie d’Aragon, adhérer au Parti socialiste, comme l’on dit encore dans l’immédiat après-congrès de Tours : « Voilà, nous sommes à votre disposition, nous ne sommes pas des communistes, mais nous ferons ce que nous pourrons pour le devenir... » Mis en vers ensuite par Aragon dans les Yeux et la mémoire, ça aura beaucoup d’allure : « Il m’eût fallu une âme bien mesquine / Pour ne pas me sentir cet hiver-là saisi / Quant au Congrès de Tours parut Clara Zetkin / D’un frisson que je crus être la poésie (...) Cet après-midi-là je fus rue de Bretagne (...) Le ciel gris de Paris au sortir du local / J’errais Il y avait par là dans ce quartier / Le siège de la Première Internationale / On vient de loin disait Paul Vaillant-Couturier ». Sauf que ce jour de janvier 1921, d’y voir un « gros homme » nommé Georges Pioch, et son « espèce de fausse bonhomie » suffit à leur faire faire demi-tour.
Le restaurant de la Maison commune à midi

Quelque temps plus tard, c’est Hô Chi Minh qui vient profiter ici des goguettes de chaque premier dimanche des mois d’octobre à mai, où il retrouve ses amis Voltaire et Renan, vrais prénoms d’état civil des fils du gérant des lieux.
La Fédération Nationale des Cercles de Coopératives Révolutionnaires, qui s’est constituée en avril 1925 pour « le redressement et l’assainissement de la Coopération française au moyen de la Coopération révolutionnaire, lutte de classes, par opposition avec le Coopératisme dit de neutralité politique, imposé aux Coopératives de consommation » comme l’écrit Georges Marrane dans sa brochure, a fait triompher la ligne du parti au 49 rue de Bretagne. Quand, le 26 mars, l’Humanité publie une « Mise en garde contre le groupe la Muse Rouge », la Muse Rouge n’a plus qu’à quitter les lieux.

En face, au 46: Mairie du 3e arrondissementédifiée sous le Second-Empire. De style néo-Renaissance, la façade s'inspire des châteaux des XVIe et XVIIe siècles français et italiens. La partie la plus spectaculaire est l'escalier d'honneur se développant dans le hall d'entrée.
Ayant accédé au péristyle, le visiteur découvre un plafond concave décoré de bas-reliefs de Jean Lagrange. Dans les angles, les symboles des arts et des métiers; dans les caissons octogonaux, les différentes étapes de la vie du citoyen, et c'est pour les anars que l'on fait le détour : après La Naissance et Le Mariage, Le Vote y précède La Mort. Ils furent achevés en 1866.

- 90, rue des Archives, MH : Vestiges de l'ancienne chapelle Saint-Julien-des-Enfants-Rouges, de 1533.

78, rue des Archives. Atget. Gallica
- 78, rue des Archives (et 12 rue Pastourelle), MH : Ancien hôtel Amelot de Chaillou, ou hôtel de Tallard du 18ème siècle, de Pierre Bullet.

- 76, rue des Archives (et 19-21 rue Pastourelle), MH : Hôtel Le Pelletier de Souzy, de 1642.

70, rue des Archives. Atget. Gallica
- 70, rue des Archives, MH : Hôtel de Michel Simon ou de Montescot, de 1728.

- rédaction de la Scène Ouvrière, 68, rue des Archives, durant l’année 1931. L'ex hôtel Pomponne de Refuge, puis de Vougny à compter de 1728, fut le premier siège de la Fédération du Théâtre Ouvrier de France (permanence tous les samedis de 14 à 17h), dont le congrès constitutif avait eu lieu le 25 janvier 1931.
La création de la FTOF a mis à l’ordre du jour la transformation des troupes de théâtre amateur en groupes d’agit-prop, et instauré le sectarisme : le numéro 3 de la Scène Ouvrière, en mars 1931, lance à son tour l’anathème sur La Muse Rouge. Mais la revue a surtout pour rôle de fournir un répertoire : son numéro suivant propose une saynète, « A bas le sport bourgeois », qui a pour épilogue : « Travailleurs, le sport bourgeois est pourri, le sport bourgeois c’est le militarisme. Adhérez à votre organisation sportive de classe, à la FST. Formez des comités de spartakiade pour envoyer des délégués à Berlin en juillet. »  On y trouve encore un appel « Aux métallos ! », chœur parlé pour 12 à 20 personnes s’adressant à ceux de chez Citroën, Renault et Peugeot, qui scanderont « Vive le front unique des travailleurs ! A bas les chefs traîtres réformistes ! A bas la guerre contre l’URSS ! Vive l’unité syndicale de classe CGTU ! » Dedans, un portrait de M. Citroën, « qui perd 12 millions par nuit », deux ans avant les « actualités » que Prévert fournira sur le même thème. Enfin un autre chœur parlé, pour une douzaine de participants, proteste contre l’enlèvement du militant communiste N’Guyen van Tao par la police de Chiappe.

- en tournant rue Pastourelle, on marche entre les flancs de l'hôtel Amelot de Chaillou, ou de Tallard à gauche, et l'hôtel Le Pelletier de Souzy à droite, puis:

- 6, rue Pastourelle, MH : Immeuble dit hôtel Beautru de la Vieuville ou Bertin de Blagny, du 18ème siècle.

- 29, rue de Poitou (et 15, rue de Saintonge), MH : boulangerie de 1900. Le décor est d'une grande qualité ; il provient du célèbre atelier de décoration Benoist et Fils spécialisé dans le décor des magasins d'alimentation (1885-1936) ; l'installateur est Ripoche. La façade de la boutique se compose d'un coffrage de bois très simple, mouluré et décoré par quatre toiles peintes fixées sous verre : une inscription, un paysage (moulin), une semeuse et un moissonneur (ce panneau a été refait). L'intérieur est entièrement décoré dans ses parties hautes de toiles peintes fixées sous verre. Le plafond se compose d'un grand ciel délimité par un feston ; il rappelle un plafond de Watteau. Ce thème est très fréquent dans l'atelier Benoist ; aux angles, les quatre saisons sont représentées par des paysages... Deux autres fixés représentent la moisson et les semailles. Les corniches sont ornées de guirlandes de fleurs : anémones - roses - lilas. L'ensemble de ce décor est très caractéristique de l'atelier de Benoist. Le mobilier ancien subsiste : une caisse et deux dessertes de marbre.

- domicile de Karl Marx, 10 rue Neuve-de-Ménilmontant (auj. Commines). Marx y arrive en mars 1848 et y restera un gros mois ; il apporte avec lui le Manifeste communiste, qu’Ewerbeck veut se charger de faire traduire, à Paris, en italien ("Uno spettro s'aggira per l'Europa - lo spettro del comunismo.") et en espagnol ("Un espectro se cierne sobre Europa: el espectro del comunismo."), et il attend des fonds pour ce faire.

Les bâtiments contemporains de Marx:
- 14 rue Commines, PLU : Remarquable immeuble Louis-Philippe. Façade ornée au premier étage d'une serlienne à colonnes corinthiennes que surmonte un fronton. Garde-corps en fonte à motifs de palmette. La porte cochère avec ses vantaux en bois sculptés et une belle imposte en fonte, est encadrée de pilastres doriques laurés. Le passage-vestibule, voûté d'arêtes, a conservé une torchère dans une niche. L'aile de droite renferme un grand escalier dont les barreaux sont parfaits en leurs extrémités d'un motif végétal qui s'enroule sous la main courante. Remarquable revers de la façade sur rue avec un balcon au premier au-dessus de l'entresol. La cour, aujourd'hui parasitée, se terminait par un mur en hémicycle avec une fontaine.
-16 rue Commines, PLU : Immeuble de la première moitié du XIXe siècle présentant une façade en avant-corps bornée de refends composée de quatre travées et de trois étages carrés sur rez-de-chaussée. Le rezde-chaussée simule un faux appareil de pierre. Décor de pilastres au troisième étage. Dais sur consoles au-dessus des fenêtres du premier étage. Chambranles moulurés. Persiennes. Porte piétonne et fenêtre du rez-de-chaussée en plein cintre. Corniche à modillons à la retombée du toit.
- 19 rue Commines, PLU : Immeuble de rapport Louis-Philippe construit par l'architecte Villemsens en 1847 et présentant une façade en pierre de taille composée de cinq travées et de quatre étages carrés sur rez-de-chaussée. Elle est percée de baies aux embrasures biaises peu courantes.

- le café Schiever, passage Saint-Pierre-Amelot. Un lieu de réunion de la Ligue des justes, le café Schiever, était juste de l’autre côté du boulevard des Filles-du-Calvaire, passage Saint-Pierre-Amelot dans le 11e arrondissement.

- bistrot et goguette, rue de la Folie-Méricourt, face à la cité Popincourt. A la fin de 1933, Lazare Fuchsman, l’un des membres du groupe Octobre, y vit arriver Jacques Prévert vêtu d’une soutane, et se mettre à tenter de ramener à Dieu tous les enragés communistes présents. Après quoi, naturellement, tout finit par des chansons.

Les souliers trop serrés de Lénine

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Une balade 100% prolétarienne (avec de vrais morceaux de jaunes dedans), que le promeneur pourra mixer avec une seconde, plus interclassiste, prochainement sur le site.

- Travail et Liberté, 38 av de l'Opéra. Le mensuel du Comité d'Etudes Economiques et Syndicales, contrôlé par Irving Brown, délégué du syndicat américain AFL, lequel a depuis 1946 une antenne à Bruxelles chargée de rassembler les « syndicats libres », paraît pour la première fois en février 1947. C’est autour de ce titre que vont se former les premiers « syndicats indépendants », dans lesquels on trouve essentiellement des vichystes, ex-syndicalistes et ex-communistes : Marcel Boucher, ancien secrétaire général du syndicat des Ports et Docks de la Région Parisienne, ex-secrétaire de l'Union des Syndicats de la R.P. ; Balsière, exclu du syndicat du personnel des services centraux de la SNCF ; Sulpice Dewez, ancien vice-président national des J.C., député communiste de Valenciennes de 1932 à 1940 ; et Parsal (Puech, dit Parsal), député communiste de la Seine de 1936 à 1940, qui participa en juin 1942 à la création du Comité d'information ouvrière et sociale chargé de la propagande pour la relève, et qui sera condamné à la dégradation nationale à vie et à la confiscation de ses biens au procès de l'ex POPF, le 8 avril 1948.

- Vorwärts, à l’angle des 32 rue des Moulins et 49 rue Neuve-des-Petits-Champs (auj. des Petits-Champs). C’est dans un appartement du premier étage de cet immeuble d’angle, loué par les frères Börnstein pour y installer leur agence de presse, que se tiennent plusieurs fois par semaine les réunions de rédaction du Vorwärts, le bi-hebdomadaire fondé au début de 1844 par Henri Börnstein, avec l’aide du compositeur Meyerbeer. « Outre Bernays et moi-même, qui étions les rédacteurs, raconte Heinrich Börnstein dans ses mémoires, écrivaient pour le journal Arnold Ruge, Karl Marx, Heinrich Heine, Georg Herwegh, Bakounine, Georg Weerth, G. Weber, Fr. Engels, le Dr Ewerbeck, et Heinrich Bürgers ». Et il en oublie quelques-uns, dont German Mäurer, l’un des dirigeants de la Ligue des Justes, soit une douzaine de personnes, pour ne rien dire des discussions qui sont menées par ailleurs avec Proudhon, Louis Blanc, le typographe Pierre Leroux (avec lequel George Sand avait créé la Revue indépendante trois ans plus tôt), ou Victor Considérant, le disciple de Fourier. L’ouvrage de référence du milieu ouvrier allemand est alors les Garanties de l’harmonie et de la liberté, publié par « le garçon tailleur Weitling » en 1842, dont Marx fera l’éloge dans le Vorwärts du 10 août 1844 : « Pour ce qui est de la culture des ouvriers allemands ou généralement de leur capacité à se cultiver, je rappellerai l’œuvre géniale de Weitling, qui dépasse souvent Proudhon lui-même au point de vue théorique ». « Il faut reconnaître que le prolétariat allemand est le théoricien du prolétariat européen, écrira-t-il ailleurs, de même que le prolétariat anglais en est l’économiste et le prolétariat français le politique. »

- La Vérité des Travailleurs, 64 rue de Richelieu. C’est l’organe du PCI, Section française de la IVe Internationale. « Toutes nos forces pour la révolution algérienne » titre son numéro de février 1961. Et ces forces ne seront pas mises au seul service de manifestations de rue. A peine quatre mois plus tard, Michel Raptis, dit Pablo, et Salomon Santen, étaient jugés, à Amsterdam, pour une aide au F.L.N. qui s’était traduite par l’impression de faux papiers et de fausse monnaie : 960 000 faux billets de cent nouveaux francs avaient été saisis. Ils allaient être condamnés à quinze mois ferme. Au même moment devenait opérationnelle, à la frontière algéro-marocaine, une usine d’armements secrète que Pablo et ses camarades, selon Les Porteurs de valises d’Hervé Hamon et Patrick Rotman, avaient aidé à mettre sur pied. Pour la faire tourner, le F.L.N. avait rapatrié ses meilleurs métallos de chez Renault ou Citroën. Et le PCI avait encore monté un réseau pour l’aide médicale aux blessés.

- La Guerre Sociale, 121, rue Montmartre, à compter de décembre 1906, puis rue Saint-Joseph en 1911. Diffusant 15 000 exemplaires à son lancement, 20 000 un an plus tard, puis 50 000, vendu abondamment à la criée, c’est, selon les intentions de Gustave Hervé, un « organe de liaison entre les anarchistes de la CGT [...] et les socialistes unifiés les plus avancés ». Gustave Hervé est membre de L’Association internationale antimilitariste, dont il a signé, parmi trente, l’« Appel aux conscrits » qui, en octobre 1905, s’est étalé sur les murs de Paris. A la SFIO, ses amis et lui sont organisés en tendance. A compter de la mi-1909, ces syndicalistes anarchistes et ces socialistes avancés qu’il veut lier, Almereyda, Merrheim, chaudronnier, secrétaire de la fédération des métaux CGT depuis 1905, Sébastien Faure et quelques autres, mettent sur pied l’Organisation de combat, pour préparer la grève révolutionnaire, et des Jeunes Gardes, que la police estimera à 600 membres vers la fin de 1911, formés en groupes de 10 hommes armés « à la moderne », commandés par un chef qui est le seul à être en rapport avec le comité exécutif.
Au matin des manifs, la Guerre Sociale ouvre ses colonnes à Gaston Couté ou à Montehus et publie « les chansons que l’on chantera ce soir », sans compter « La Chanson de la semaine sur un thème d’actualité » à compter du 22 juin 1911 : « Chaque semaine nous publierons une chanson satirique de Gaston Couté. L'auteur des Conscrits, des Gourgandines, du Christ en Bois et de tant d'autres poèmes d'une langue si savoureuse et si forte, vulgarisera à sa façon les idées de révolte et d'émancipation qu'il a toujours défendues. »
Des chansons et des armes, oui ; des colifichets, non ! « Rien n'est devenu plus piteux que le commerce des insignes rouges soi-disant socialistes ou révolutionnaires. Bien que destinés à affirmer, moyennant 10 centimes, l'héroïsme de celui qui les porte, ils ont depuis longtemps perdu toute signification protestataire ou combative. Il en est de ces insignes comme du pèlerinage annuel de la Semaine sanglante, comme de l'épithète "sociale". L'usage les a galvaudés, en a fait de simples démonstrations fétichistes. » Voilà comment La Guerre sociale des 10-17 juillet 1907 rend compte, sous ce titre, d’« Une Manifestation ».
N° du samedi 13 juin 1936 (Gallica)

- l’Humanité, 142 (dès le début 1913) puis 138 (à compter de 1931) rue Montmartre. Dans les mêmes immeubles sont logés Bonsoir, Le Journal du Peuplede Fabre, exclu du PC en mai 1922 à la demande de l’Internationale ; le Merle Blanc, créé en 1919 par Eugène Merlotdit Merle, ex secrétaire adjoint de l’Association Internationale Antimilitariste, collaborateur du Libertaire, et qui tirera à plus de 800 000 exemplaires dès 1922 ; La Volonté ; La Victoire, ex Guerre Sociale d’un Gustave Hervé devenu patriote, et qui a pris ce nouveau titre au 1er janvier 1916 ; Paris-Magazine, ou encore Le Populaire de Paris, journal socialiste du soir, avec comme directeur politique Jean Longuet, comme rédacteur en chef Paul Faure et comme directeur littéraire Henri Barbusse. En bas, la Librairie de l’Humanité. Rédaction et administration du Conscrit sont, en 1923, 142 rue Montmartre. Des cartouches y proclament : « L’armée, c’est le revolver du voleur capitaliste », ou « Conscrit ! à la caserne, fais l’apprentissage de la violence ». « Devenez des Marty » est le titre de l’article de « der ». Les cahiers du Bolchévisme y ont leur adresse ; la rédaction de l’Avant-Garde est logée au 138 rue Montmartre.
Marcel Cachin et Jacques Doriot sont arrêtés dans les bureaux de l’Humanité le 18 juillet 1927, après que le ministre de l’Intérieur, Albert Sarraut, a dénoncé le travail antimilitariste et anticolonialiste du parti : « le communisme, voilà l’ennemi ». Une toile de Dali, « Autoportrait avec l’Humanité », le montre en bleu de chauffe, muni du quotidien daté du 24 juillet 1928, plié et ne laissant voir de son titre que « mani », en quoi l’on peut voir l’intention que l’on voudra mais pourquoi pas « manie », ce numéro tombant en plein milieu du VIe congrès du Komintern à Moscou, celui de la période « classe contre classe » où la social-démocratie, présentée comme « social-fascisme », devenait l’ennemi principal. Le 17 juillet 1929, une action judiciaire pour atteinte à la sûreté extérieure de l’Etat ayant été ouverte contre Louis Cassiot, le responsable de la rubrique militaire du quotidien, des perquisitions y sont faites, et poursuivies le 25 juillet quand l’inculpation est étendue au journal dans son ensemble. Des documents sont saisis, l’action judiciaire encore élargie et 154 personnes inculpées, dont de nombreux membres du comité central. La police a pris les devants, le Parti préparant sa « Journée rouge », la journée internationale de lutte contre la guerre du 1er août 1929, 15e anniversaire du déclenchement de la guerre de 1914. L'Humanitéécrivait dès le 12 juin, ainsi que le cite Danielle Tartakowsky : "La journée du premier août doit être une étape [...] Elle n'est pas la révolution ni l'insurrection mais en constituera un chaînon (...). Elle n'est pas l'émeute mais l'organisation consciente de la résistance [...] à la répression [...]. Elle n'est pas le putsch mais la journée où les prolétaires cesseront le travail et manifesteront [...] pour leurs revendications immédiates, leur droit à la rue en même temps qu'ils affirmeront leur volonté puissante de lutte contre la guerre impérialiste et la solidarité avec l'URSS". De tout ce qu’elle n’était pas, le pouvoir avait retenu le mais.
Dans le numéro du 13 juin 1936 de l'Humanité (Gallica)
En septembre de cette même année, ce n’est plus la police qui investit les lieux mais les Jeunesses, venues débarquer les « vieux » ; c’est la « révolution culturelle » à l’Humanité. Un groupe de militants du bâtiment, emmené par MarcelGitton, occupe des bureaux où Marcel Cachin n’a que la ressource de s’enfermer à clef, en expulse sept rédacteurs et menace les autres et leurs déviations de sa vigilance révolutionnaire. Enfin ils destituent le rédacteur en chef, et installent à sa place Florimond Bonte. Dans le numéro qui suit, le 3 septembre, une déclaration du Bureau politique avalise le changement, qu’elle situe dans le cadre du « travail d’épuration entrepris dès le lendemain du VIe Congrès mondial ». L’initiative « de la base » répondait en fait à une suggestion des responsables de l’action antimilitariste et anticolonialiste, auxquels l’Internationale venait de confier le parti français : Barbé, membre de l’exécutif de l’International communiste des Jeunes et officieux premier dirigeant du PC, et Célor
En 1934, l’Humanité n’a toujours que 6 pages comme à la veille de 1914. Dans ces années-là, à la rubrique « Convocations », carnet de rendez-vous pour toutes les organisations de l’univers communiste, les cours d’espéranto de l’Université ouvrière sont encore réguliers, comme les sorties du groupe des naturistes, pendant que dans les colonnes voisines, l’Humanité propose sa vente directe de charbon comme le fait le Populaireà la même époque. C’est alors leur seul point commun. Le Front Populaire en amènera d’autres, et même un dialogue inattendu, l’Humanité répondant au « Tout est possible » affirmé dans le Populaire par Marceau Pivert, sous la plume de Marcel Gitton : « Non, non, il ne s’agit aucunement « d’un changement radical, à brève échéance, de la situation économique et politique » comme l’écrit le camarade Pivert. Non, non, Marceau Pivert, il n’est pas question pour le gouvernement de demain « d’opérations chirurgicales ». » Le 28 mai, un article de Frachon disait déjà : « Nous approuvons et soutenons l’action des travailleurs parisiens. Il y a cependant des régions où la misère est encore plus grande. » Et l’Humanité du 13 juin 1936 enfoncera encore le clou, Thorez y rappelant la « riposte que nous avons faite à Pivert » : « nous et nous seuls, nous avons répondu : « Non, tout n’est pas possible maintenant. » »

L'hôtel Colbert (porche), 16 rue du Croissant, en 1914 (Gallica)
- L’Humanité, 16 rue du Croissant. Et Librairie de l’Humanité. Le 24 avril 1908, L’Humanité de Jean Jaurès, arrivant du 110, rue de Richelieu, s’installe à l’hôtel Colbert ; elle y restera jusqu’au 25 janvier 1913, pour s’installer ensuite à deux pas, au 142 rue Montmartre.

- Imprimerie du Croissant, 19 rue du Croissant. Dans les années 1960, c’est dans cette imprimerie centenaire, auprès des militants de la CGT - le syndicat ayant le monopole de l’embauche dans la branche -, que les étudiants de l’Unef viennent chercher le job d’été qui leur fera nettoyer les locaux de l’International Herald Tribune ; et dans ces mêmes sous-sols syndicaux que sont diffusés les premiers films porno suédois.

L'inauguration de la plaque en 1924 (Gallica)
- café du Croissant, 146 rue Montmartre. « J’ai visité, écrit Trotsky le 17 juillet 1915 dans la Kievskaya Mysl dont il est le correspondant parisien, le café, désormais célèbre, du Croissant, situé à deux pas de l’Humanité. C’est un café parisien typique : plancher sale avec de la sciure de bois, banquettes de cuir, chaises usées, tables de marbre, plafond bas, vins et plats spéciaux, en un mot ce que l’on ne rencontre qu’à Paris. On m’a indiqué un petit canapé près de la fenêtre : c’est là qu’a été tué d’un coup de revolver le plus génial des fils de la France actuelle. » Il s’agit bien sûr de Jaurès assassiné ici un an plus tôt dans sa 55e année.

- rue Saint-Fiacre. Martin Nadaud y travaille en 1835, souvent de 4h du matin à 8h du soir, à démolir de vastes ateliers qui avaient servi à une maison de roulage – « on sait que ce quartier est le centre du grand commerce d’exportation de Paris ». Il y a deux autres chantiers à côté du sien. « En face de notre bâtiment, il y avait de grands magasins de marchandises d’exportation qu’on chargeait ou déchargeait dans la cour ou même dans la rue. Les emballeurs s’adressaient à nous en répétant les noms que nous donnions à nos garçons, puis ils riaient aux éclats en nous regardant. » L’affront ne restera pas impuni : on en viendra aux mains, chaque bande envoyant son champion pour une rencontre à la régulière.

- FTOF, AEAR, 12 rue Saint-Fiacre. La Fédération du Théâtre Ouvrier de France (FTOF), la permanence qu’elle assure du lundi au samedi de 15h à 18h, et la rédaction de la Scène Ouvrière, arrivent ici, au 4eétage, à la mi-1932, en même temps que la toute jeune Association des Ecrivains et Artistes Révolutionnaires (AEAR), dont l’assemblée constitutive vient de se tenir le 18 mars, et qui avait occupé depuis, provisoirement, le 3 rue Valette.
A la fin d’août 1931, alors que la FTOF avait pensé réunir 30 groupes de « Blouses Bleues » à Bezons pour son assemblée régionale parisienne, seize seulement s’étaient présentés, dont neuf en mesure de participer à un « spectacle » de démonstration. Mais la Fédération allait bientôt compter plus de cent groupes dont, pour Paris intra muros, Masses, Mars, et Octobre, outre ceux des 13e, 14e, 18e et 20e arrondissements. La FTOF, dont le trésorier est l’orthodoxe Gaston Clamamus, est alors animée par le compositeur Robert Caby, l’un des derniers amis d’Erik Satie, journaliste musical de l’Humanité et gérant de la Revue du Cinéma de Jean-Georges Auriol, et par Jean-Paul Dreyfus (Le Chanois). Robert Caby, membre du PC depuis la fin des années 1920 mais ami de Léon Sedov, quittera plus tard le parti pour militer à l’aile gauche du PS.

- cinéma Le Rex, 1 bd Poissonnière. Il est Soldatenkino durant l’occupation, et sera de ce fait la cible d’une attaque de la résistance qui marque un tournant dans l’opinion, se rappelle Simone de Beauvoir : « L’explosion de bombes à retardement au cinéma Garenne-Palace et au cinéma Rex, l’attaque à la grenade d’un détachement allemand rue d’Hautpoul [19e], furent chèrement payées : on fusilla quarante-six otages communistes au fort de Romainville. (...) A présent, l’immense majorité des Français appelait avec impatience la défaite allemande. »

- la SNEP, 6 bd Poissonnière. Le Populaire s’y installe à la Libération. En vertu de la loi du 11 mai 1946, les biens de presque tous les journaux apparus sous l’occupation sont regroupés dans un holding d’Etat, la Société Nationale des Entreprises de Presse (SNEP), à charge pour celui-ci de les revendre ou les louer à bail à la presse nouvelle, après indemnisation des titres non coupables de collaboration. Mais la mise en œuvre de la loi dépendra des ministres de l’Information successifs, socialistes, MRP ou RGR, qui y feront preuve d’un zèle très divers. André Ferrat, qui avait dirigé la Section coloniale du Parti communiste à partir de 1931, et qui avait à ce titre réorganisé le parti en Algérie au printemps de 1934, en en confiant la direction à Amar Ouzegane, futur ministre du gouvernement algérien de 1962 à 1965, est directeur de l’imprimerie Réaumur, filiale de la SNEP, en 1946. C’est là qu’est imprimé le journal du MTLD, l’Algérie Libre. Quand le préfet de police veut le faire saisir, le 17 juin 1950, il trouve la SNEP peu coopérative, pour ne pas dire complice. Le 1er septembre 1950, il est à nouveau question de saisie, et la police s’étonne que le ministère de l’Information, tutelle de la SNEP, n’interdise pas tout bonnement à celle-ci d’imprimer le titre. On doit se borner à conduire au poste ses vendeurs. Le 8 septembre, la SNEP renonce à l’impression de l’Algérie libre, André Ferrat ayant été prévenu qu’il se trouvait pénalement responsable ; dix jours plus tard, plus de 1 100 Nord-Africains sont interpellés préventivement alors qu’ils tentaient de manifester en direction de l’imprimerie Réaumur. A la fin du mois, l’Algérie libre reparaît chez un autre imprimeur, non identifié, elle est alors saisie dans la rue. Elle l’est à nouveau à la mi-octobre.

- L’Humanité, 8 bd Poissonnière, face au cinéma Rex. La Librairie Nouvelle est au rez-de-chaussée, le quotidien au 4eétage, L’Humanité Dimanche au 5ème. Le 29 novembre 1947, l’Humanité et Ce Soir sont saisis en vertu de l’article 10 ; la manifestation de protestation organisée autour des locaux, le lendemain, ne regroupe que 2 000 personnes selon la police. Le 2 décembre, l’Humanité est à nouveau saisie, sur mandat de justice, en même temps qu’une affiche du Comité central de Grève, présidé par Benoît Frachon. Le 6 décembre, une Commission rogatoire assez largement conçue donne toute latitude à la police de saisir les tracts, affiches et journaux sans être obligée d’obtenir l’accord préalable du Parquet. L’immeuble de l’Humanité va être, dans les années d’après guerre, le lieu autour duquel on se regroupe en défense, et parfois en faisant parler le plomb, qui est encore l’outil de travail des typos ; devant lequel on se réunit aux soirs d’élections pour l’affichage des résultats ; devant lequel on se recueille les jours de funérailles. Le 17 mai 1963, le cercueil de Pierre Courtade est exposé dans le hall de l’Humanité. En 1967, c’est celui de Georges Sadoul, devant lequel Aragon prononce, juge Pierre Daix, « un discours non dénué de nostalgies, où se lisait une interrogation sur le chemin qu’ils avaient pris ensemble, comme aussi leur regret commun de n’avoir pas su retrouver Breton. » Au début de juin 1970, c’est Elsa Triolet qui y repose, et c’est de là que part, après un « discours déchirant » de Pablo Neruda, un petit cortège d’intimes et de dirigeants du parti en direction du moulin de Saint-Arnoult en Yvelines.

- siège de la FTOF, et de l’A.E.A.R., 13 rue du Fbg Montmartre. Le troisième congrès de la FTOF, à la Bellevilloise, le 15 janvier 1933, est l’occasion de représentations de La Bataille de Fontenoy– dont Masses, de René Lefeuvre, juge qu’elle passe «  par-dessus la tête de l’ouvrier » -, par le groupe Octobre, et de Prolos en scène par la chorale de l’AEAR. L’assemblée décidera également d’envoyer comme représentants aux Olympiades du théâtre ouvrier de Moscou, ce même groupe Octobre, dont fait partie Jacques Prévert, et les Blouses bleues de Bobigny. L’AEAR publie maintenant un journal-tract, Feuille rouge, en Une duquel André Breton explique que « M. Renault est très affecté » : l’explosion d’une chaudière vient de faire dans son usine 5 morts et 150 blessés. Ce n’est qu’une conséquence de sa politique de rationalisation et d’exploitation, explique Breton.
A la « Fête de l’Huma » qui suit, à Garches, outre les deux groupes retour de Moscou, la FTOF présente encore Mars, et la Phalange du 18e, à côté de la chorale juive et de sa centaine de choristes. Les Blouses Bleues seront à la fête commémorative de la Révolution russe, le 8 novembre, comme elles étaient allé animer le congrès de la CGTU. Trois ans plus tard, ce sont 120 groupes de la FTOF de Paris et de la région parisienne que l’on retrouvera dans le défilé du 14 juillet 1936.

- permanence de la Seine du Parti socialiste, 12 rue Feydeau. A cette adresse est d’abord édité Le Populaire, en 1921, après le congrès de Tours, quand le PS maintenu a perdu l’Humanité et aussi tous ses locaux. De journal socialiste du soir, le Populaire en devient quotidien du matin, avec Jean Longuet et Léon Blum comme directeurs politiques. Les excercices d’espéranto que publie le Populaire resteront à expédier au 12 rue Feydeau, qui les  corrige et les retourne, longtemps après que le quotidien sera passé rue Victor-Massé et l’adresse devenue celle de la Fédération de la Seine. C’est cette fédération, en effet, qui assure l’enseignement de l’espéranto par correspondance.
A la Fédé (on dit aussi l’Entente) de la Seine, domine d’abord le courant de « la Bataille socialiste » dans lequel Jean Zyromski, en charge de la page sociale du Populaire, a regroupé dès 1927 les éléments hostiles à la participation socialiste au gouvernement. Marceau Pivert, qui partage bientôt le leadership de ce courant, manifestera plus tard ses désaccords.
Le local ayant été mis à sac par les Croix de Feu le 7 avril 1935, Marceau Pivert accepte l’offre des Bolcheviks-Léninistes (trotskystes), qui viennent d’adhérer au PS, d’organiser une milice : ce seront les TPPS (Toujours Prêts Pour Servir), organisés en dizaines, trentaines et centaines, entonnant dans les défilés leur « Marche des TPPS ».
Au 5eétage du même immeuble, se trouve la Fédération des Jeunesses Socialistes, qui y inaugure un foyer le 11 mai 1935. L’Entente de la Seine des Jeunesses dispose, à partir de décembre 1934, d’un mensuel fédéral, Révolution, « organe de lutte et de combat de la jeunesse ouvrière », dont Fred Zeller représente la rédaction, et qui est beaucoup plus virulent que l’organe national, le Cri des Jeunes. A l’été 1935, les Jeunesse de la Seine comme celles de la Seine-et-Oise sont dissoutes. Les exclus continuant de se maintenir rue Feydeau, le Populaire doit rappeler que, dorénavant, « le seul organisme régulier des Jeunesses Socialistes pour la fédération de la Seine est rue Victor-Massé », et pour la Seine-et-Oise, rue Rodier. Dans ces conditions, la grande fête des J.S. à Boulogne-Billancourt, le 15 septembre n’est pas un franc succès. En janvier 1936, les Jeunesses « maintenues » rompront avec la SFIO pour constituer les Jeunesses Socialistes Révolutionnaires.
Chez les adultes, Marceau Pivert a finalement fondé sa tendance, la Gauche révolutionnaire, en septembre 1935 ; elle aura son mensuel éponyme, comme journal de courant, interne à la SFIO, et la revue Masses de René Lefeuvre, membre de la tendance, pour faire connaître ses idées à l’extérieur. Dans la Gauche révolutionnaire du 25 février 1936, René Lefeuvre théorisait la « grève sur le tas » en pratique aux Etats-Unis comme une nouvelle forme d’action directe. C’est cette grève sur le tas (ou encore « avec occupation ») qui allait être mise en œuvre dans les entreprises de l’aéronautique deux mois et demi plus tard. En décembre 1936, indépendamment de Marceau Pivert alors au gouvernement, sa tendance constituait un Comité d’action socialiste pour la levée de l’embargo, qui devenait Comité d’action socialiste pour l’Espagne quand les zyromskistes l’eurent rejoint.
Marceau Pivert acceptera de dissoudre sa tendance en 1937, avant de quitter finalement la SFIO en 38, avec la majorité de la fédération de la Seine, pour fonder le Parti Socialiste Ouvrier et Paysan (PSOP). Après la guerre, il reviendra pourtant à la SFIO et sera secrétaire de la Fédération de la Seine à partir du 4 juillet 1947. Jean Zyromski, qui avait été comme lui le champion de l’unité organique et le dénonciateur de la politique de non-intervention en Espagne, a choisi pour sa part l’adhésion au PC en 1945.
Dès la fin de 1946, les Jeunesses du PS étaient à nouveau mises en accusation dans la SFIO. A la mi-47, 80% des JS de la Seine suivaient André Essel, condamné aussi bien par le Comité directeur du PS que par une Fédération de la Seine dont Marceau Pivert était désormais le secrétaire.

- Travail et Liberté, 100 rue de Richelieu puis 18 rue Saint-Marc. A la fin de 1947, le mensuel cité plus haut est devenu un « hebdomadaire de combat pour la CGT indépendante, libre et démocratique ». A la même adresse siège bientôt l’Union Départementale de la Confédération générale des Syndicats indépendants, dont les premières sections sont, fin 1947, aux Wagons-Lits, avec Raymond Doubre comme secrétaire général ; aux Grands Moulins de Paris, sous la responsabilité d’Emile Ganne, et chez Bozel-Malestra, entreprise chimique dont le président est aussi le trésorier du RPF. Si le journal a été fondé par une équipe vichyste, la très grande majorité des syndiqués et une importante partie des dirigeants fédéraux seront vite des militants du RPF, « le devoir des compagnons étant de favoriser la création de syndicats autonomes, apolitiques », comme l’a écrit L'Etincelle ouvrière du 9 janvier 1948, et comme l’a confirmé de Gaulle en personne, dans sa conférence de presse du 17 novembre : "Nous serons amenés à constituer des syndicats nouveaux". Dès le 10 avril 1948, le bientôt fameux commissaire Jean Dides a entamé rue Saint-Marc un cycle de conférences éducatives pour la formation des "syndicalistes indépendants" aussi bien ouvriers que policiers. Les conflits, au sein de la confédération, deviendront très violents et, au début d'avril 1949 par exemple, Dewez et Houssard, c’est-à-dire la tendance RPF, s’empareront par la force des locaux de l'U.D. Le congrès de la C.G.S.I. d’octobre 1952 connaîtra les mêmes affrontements. La Confédération éclatera ensuite entre un "syndicat Simca", la C.F.S.I. animée par Charles Delarue, ex-inspecteur des RG, ancien policier collaborateur, et la « C.F.S. Travail et Liberté ».

- Opéra Comique, 5 rue Favart. Trotsky se rappelle y être allé avec Lénine, à la fin de 1902, lors d’un bref séjour qu’ils firent à Paris alors qu’ils résidaient à Londres. Avec leurs compagnes Kroupskaia et Sedova, selon certains, ou sans la Kroupskaïa mais avec Martov, dans le souvenir de Trotsky ; bref, Lénine avait acheté des chaussures à Paris, qui s’avérèrent trop étroites. Justement, les chaussures de Trotsky étaient à bout. Lénine lui donne donc sa paire trop petite ; à première vue, elle lui va parfaitement. Durant le spectacle, ça commence à être moins sûr et, sur le chemin du retour, « je souffrais atrocement et Lénine me raillait tout le temps, d’autant plus impitoyable qu’il avait enduré lui-même plusieurs heures le supplice de ces chaussures. »

- chantier de Nadaud, 29 rue de la Chaussée-d’Antin. Pendant qu’il travaille là, en 1830, la gargote où il prend ses repas est fréquentée par d’anciens soldats de Napoléon qui appartiennent à l’état-major du général La Fayette, alors commandant en chef des gardes nationales et qui habite la rue. « Parmi eux, deux ou trois qui racontaient les évènements de la journée où Louis XVI fut guillotiné. C’était la première fois que j’entendais parler de république... »

Emile Pataud devant le lycée Voltaire le 9/9/1908
- théâtre du Vaudeville, 2 bd des Capucines. Le 12 janvier 1910, Lénine y assiste, quatre jours après la création, à une représentation de la Barricade, de Paul Bourget, dont le personnage central est inspiré d'EmilePataud, le chef du Syndicat des électriciens, et l’auteur, avec Pouget, d’un roman : Comment nous ferons la révolution. Les électriciens avaient, en 1907, plongé la ville lumière dans le noir deux nuits durant, avant d’être réquisitionnés sur ordre de Clémenceau.

- Union des Jeunes Filles de France, 9 bd des Capucines. Le premier congrès de l'Union des jeunes filles de France s’est tenu le 26 décembre 1936, et a réuni 600 déléguées, représentant 9 643 adhérentes. "Au début, quelques unes d'entre nous se sont demandées si ce n'était pas tourner le dos à nos principes que de vouloir organiser séparément les jeunes filles, y a confessé Danièle Casanova, citée par Jacques Varin dans, Jeunes comme JC... Disons franchement qu'une organisation mixte ne nous permettait pas un bien large recrutement. Depuis que notre organisation est constituée, nous avons découvert des militantes nouvelles et courageuses. Notre travail les intéresse, elles ont pris leur tâche à cœur, et pour la première fois nous pouvons dire, les jeunes filles participent nombreuses à la vie politique de la fédération des Jeunesses communistes de France." Outre qu’elles publient un mensuel, Jeunes filles de France, elles vont créer un millier de foyers de jeunes filles en France et compter 20 000 adhérentes en 1939.

- ministère des Affaires étrangères, 37 à 43 bd des Capucines(de 1820 à 1853). Le 23 février 1848, vers 9h30 du soir, à la hauteur du ministère des Affaires étrangères, un détachement du 14e de ligne ouvre le feu sur des manifestants, arborant des drapeaux rouges, qui arrivent du faubourg Saint-Antoine et se dirigent vers la Madeleine. Il y a plus de 100 morts. La foule, à la lumière des torches, promène toute la nuit des cadavres dans Paris. « Dans un chariot attelé d’un cheval blanc, que mène par la bride un ouvrier aux bras nus, seize cadavres sont rangés avec une horrible symétrie, écrit Marie d’Agoult. Debout sur le brancard, un enfant du peuple au teint blême, l’œil ardent et fixe, le bras tendu, presque immobile, comme on pourrait représenter le génie de la vengeance... » Un autre ouvrier, à l’arrière du chariot ne fait pas qu’incarner la vengeance, il la crie : « Vengeance ! Vengeance ! On égorge le peuple ! – Aux armes ! » répond la foule ». Les corps seront finalement déposés à la mairie du 4e de l’époque, place du Chevalier-du-Guet (auj. rue Jean Lantier).
"Décharge sur le bd des Capucines", gravure de l'Histoire de la Révolution de 1848 de Marie d'Agoult (Gallica)

Dieu soit loué, et mes boutiques aussi!

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L'expression est de Petrus Borel, dans la préface de novembre 1831 à ses Rhapsodies : "une époque où l'on a pour gouvernants de stupides escompteurs, marchands de fusils, et pour monarque, un homme ayant pour légende et exergue : "Dieu soit loué, et mes boutiques aussi!" Elle caractérise bien la monarchie de Juillet et son roi bourgeois, Louis Philippe, annonçant une balade, menée pour Virgin Grands Boulevards, riche en appui-corps et vantaux de porte de fonte moulée.

Entre la rue Vivienne et la rue Montmartre, on est sur l’emplacement des jardins de l’hôtel de Montmorency-Luxembourg.
5, bd Montmartre (Virgin Megastore), PLU : sur le boulevard, cet immeuble à usage mixte, de la fin du 19e siècle, en U, abritait dès 1906  la salle luxueuse de l’Omnia-Pathé ;
7, bd Montmartre, Théâtre des Variétés, de 1807. C'est là que triomphera Hortense Schneider dans La Belle Hélène, d'Offenbach, en 1864, puis dans La grande Duchesse de Gerolstein, du même, trois ans plus tard.

En face, de l'autre côté du boulevard, le n°8, PLU, est l’Hôtel de Quinsonas construit par l'architecte Cheveny de la Chapelle vers 1778-1780. De style Louis XVI, il apparaît comme l'un des rares témoignages subsistants de la période faste pour les Grands Boulevards que fut la fin de l'Ancien Régime. La marquise de Quinsonas hérite de l'hôtel en 1792 et sa famille y réside encore sous la Restauration. Les éléments les plus notables consistent en un balcon soutenu par des consoles ornées de guirlandes, et en un escalier à rampe en fer forgé Louis XVI, qui témoignent du style néo-classique en vigueur à la veille de la Révolution.

Musée Grévin : ce fut d'abord un titre de presse, magazine en 3D ou JT paralysé, d’un type nouveau puisqu’il s’agissait d’un « journal plastique », ouvert en 1882 au bout du passage Jouffroy. A l’aide de cent cinquante figures de cire, le journaliste Arthur Meyer, fondateur du Gaulois, et le caricaturiste Alfred Grévin y mettaient en scène toutes les rubriques de l’actualité, y compris les faits divers les plus sanglants.
À côté, le Petit Casinoétait un café-concert aménagé comme une salle de spectacle : les seuls espaces prévus pour poser les consommations y étaient les tablettes accrochées au dos des fauteuils du rang précédent. Damia, la « tragédienne de la chanson », qui a eu le bon goût de naître pour le centenaire de la Révolution et qui personnifiera la Marseillaise dans le film d’Abel Gance, fera là ses débuts. Le Petit Casino, le dernier café-concert de Paris à maintenir la tradition, réussira à faire venir un public de quartier pour une matinée et une soirée quotidiennes jusqu’en 1948.

11, bd Montmartre, Passage des Panoramas ; sous le Consulat, au paysage à portée de vue, on ajoute ceux, artificiels, peints sur les murs circulaires de vastes rotondes qu’on appelle des « Panoramas » : "Paris tel qu’on le voit du haut du château des Tuileries", Toulon et, plus tard, Rome et Jérusalem. Ouvert dès 1800, le Passage des Panoramas, qui tient son nom des salles précitées, est le 1er du genre; éclairé au gaz en 1817.

Dans les années 1830, quand un républicain suit une princesse qu’il aime d’un amour platonique, ça se passe sur les Grands Boulevards : Michel Chrestien, membre du cénacle de Lucien de Rubempré et d’Arthez, suit  la princesse de Cadignan, de Balzac. Elle raconte :
« La veille des funérailles du général Lamarque, je suis sortie à pied avec mon fils et mon républicain nous a suivis, tantôt derrière, tantôt devant nous, depuis la Madeleine jusqu’au passage des Panoramas où j’allais.
— Voilà tout ?, dit la marquise.
— Tout, répondit la princesse. Ah ! le matin de la prise de Saint-Merry, un gamin a voulu me parler à moi-même, et m’a remis une lettre écrite sur du papier commun, signé du nom de l’inconnu.
— Montrez-la-moi, dit la marquise.
— Non, ma chère. Cet amour a été trop grand et trop saint dans ce cœur d’homme pour que je viole son secret. Cette lettre, courte et terrible, me remue encore le cœur quand j’y songe. »

Sous le 2nd Empire, Zola, fait pleurer au même endroit le comte Muffat, chambellan de l’impératrice, quand l’entrée des artistes du théâtre des Variétés, où il attend Nana, reste pour lui désespérément vide. « Sans pouvoir expliquer comment, il se trouvait le visage collé à la grille du passage des Panoramas, tenant les barreaux des deux mains. Il ne les secouait pas, il tâchait simplement de voir dans le passage, pris d’une émotion dont tout son cœur était gonflé... Alors, il avait repris sa marche, désespéré, le cœur empli d’une dernière tristesse, comme trahi et seul désormais dans toute cette ombre. Le jour enfin se leva, ce petit jour sale des nuits d’hiver, si mélancolique sur le pavé boueux de Paris. Muffat était revenu dans les larges rues en construction qui longeaient les chantiers du nouvel Opéra. Trempé par les averses, défoncé par les chariots, le sol plâtreux était changé en un lac de fange. Et, sans regarder où il posait ses pieds, il marchait toujours, glissant, se rattrapant. »

Vingt ans plus tard, le simple fait de stationner dans le passage des Panoramas, pour une femme, est équivoque, comme l’apprend Mme Eybenà ses dépens. Ayant rendez-vous avec ses enfants passage des Panoramas, elle y est interpellée, le 29 mars 1881, par la très arbitraire police des mœurs, que sa vigoureuse campagne de presse réussira néanmoins à faire abolir.

- à droite, 11, rue St-Marc / 3, rue des Panoramas, et à gauche 7-9, rue St-Marc / 4, rue des Panoramas, PLU. Dans cette rue des Panoramas ouverte en 1782 par le duc de Luxembourg, dont tout l’îlot était la propriété, maisons fin 18e siècle, symétriques avec angles curvilignes sur la rue St-Marc, ouverte en 1780.
- 1, rue des Panoramas (16, rue Feydeau) - 2, rue des Panoramas (14, rue Feydeau), PLU: sur ces maisons de la fin du 18ème siècle, symétriques, des arcades en plein cintre embrassent rez-de-chaussée et entresol.

La rue Feydeau conserve au plan de Paris la trace de la nouvelle enceinte de Louis XIII, faite non plus d’une muraille et de tours, mais de bastions en as de pique reliés par des courtines.

- 24, rue Feydeau, PLU: bâtiment à façade plissée de Fernand Colin, 1932,  à destination mixte de bureaux et habitations.
- 23, Feydeau et 6, Colonnes : La rue des Colonnes, ouverte en 1793-95, est d’abord un passage, celui du théâtre Feydeau, et quand elle est privée de sa couverture, sous le Directoire, elle garde néanmoins, avec ses arcades, tout ce qu’il faut pour continuer d’être l’abri de l’attente et de l’entracte. Le percement de la rue de la Bourse en 1826, l’a coupée.

Sous la Restauration, la Bourse n’est encore qu’une construction provisoire en planches et en pans de bois, formant une salle ronde où l’on entre par la rue Feydeau. La spéculation va meilleur train autour, comme l’explique le banquier Claparonà César Birotteau : « Eh ! cher monsieur, si nous ne nous étions pas engagés dans les Champs-Élysées, autour de la Bourse qui va s’achever, dans le quartier Saint-Lazare et à Tivoli, nous ne serions pas, comme dit le gros Nucingen, dans les iffires ».
En 1827, le temple antique qu’avait imaginé Brongniart, et que la mort l’a empêché de voir, est tout de même terminé, et Balzac décrit les alentours : « La place de la Bourse est babillarde, active, prostituée ; elle n’est belle que par un clair de lune, à deux heures du matin : le jour, c’est un abrégé de Paris ; pendant la nuit, c’est comme une rêverie de la Grèce ».

La rue Ménars, comme la rue Feydeau, marque l’emplacement de la nouvelle enceinte de Louis XIII ; entre elles s'élevait la porte Richelieu qui ne fut abattue qu’en 1701.

- 86, rue de Richelieu, PLU : maison de rapport néoclassique d’aspect Louis XVI ; garde corps du balcon à motifs Louis XVI en fer forgé comme appuis de fenêtres.

- 24, rue Saint-Marc, PLU : de1894, bâtiment d’activité de Salomon Dalsace (draps, broderies, dentelles, passementerie) préfigurant ceux de la rue Réaumur.
- 18, rue Saint-Marc, PLU : maison construite en 1734 pour le Fermier Général Le Magon de La Balue ; voir aussi façade sur cour.
- 16 rue Saint-Marc, PLU : mitoyen et de même date, 1734, appuis de fenêtres en fer forgé conservés aux 2 premiers étages.
- 14, rue Saint-Marc, PLU : maison d’aspect début 19e (nouvel alignement en 1826), faux appareil de pierre ; appuis de fenêtre en fonte.

- 39 à 47, rue Vivienne (de la rue St-Marc au bd Montmartre), PLU : peu après 1830, contemporains du percement de cette partie de la rue (entre Feydeau et bd Montmartre), type ordonnancé néo-classique, bel ensemble de portes à vantaux Louis-Philippe à croisillons et têtes de lions bien conservé.
- 44, rue Vivienne, PLU : façade Restauration conservée.

53, rue Vivienne et 15-17, bd Montmartre, à partir de 1837 pour le comte d’Osmond, riche propriétaire foncier, l’une des locations les plus chères de Paris au 19siècle. Du 15 au 23, opération unique entre Vivienne et Richelieu ; l’absence de porte et de passage cocher du n° 17 laisse penser que le rez-de-chaussée était destiné dès l’origine à un usage commercial.
19, 21-23 bd Montmartre (et 112, Richelieu) idem.

En face :
- 14, bd Montmartre, PLU : années 1930, entresol et rez-de-chaussée commerciaux, balcons baignoires à l’étage d’habitation.

- 16, bd Montmartre, PLU : ancien hôtel de 1778, occupé par le comte Florimont de Mercy-Argenteau, ambassadeur d’Autriche à Paris de 1783 à 1790 ; l’une des 1ères maisons apparues sur le Boulevard. Le côté nord ne commence à se construire qu’à ce moment. S’arrêtait à la corniche avant surélévation. L’hôtel conserve un vestibule monumental, un bel escalier et, au 1erétage, un salon 18e, une salle à manger sculptée de Charles Garnier de 1890 : ces 2 éléments sont ISMH depuis 1958.

De la rue Vivienne à la rue de Richelieu, une terrasse de bois longeait le Boulevard en une gloriette brillamment éclairée, c'était Frascati, un hôtel particulier Louis XIV, devenu sous le Directoire, entre les mains du glacier napolitain Garchi, un hôtel meublé assorti d’un restaurant et d’une maison de jeu. Autour, une végétation méditerranéenne d'importation, ponctuée d’architectures éphémères. Dix ans après la présence de Chopin boulevard Poissonnière, vers 1841 donc, Balzac occupe une maison d’angle à la situation semblable : il a deux pièces donnant sur le boulevard, une sur la rue de Richelieu. C’est Buisson, son tailleur, qui a fait construire « cette espèce de phalanstère colyséen », « dans la cour de l’hôtel où tous les joueurs de Paris ont palpité pendant trente-cinq ans », celle de Frascati, « dont le nom est religieusement conservé par un café, rival de celui dit du Cardinal, qui lui fait face ».
À l’époque de Balzac, on ne parle plus de vue, comme du temps de Chopin, on parle d’argent : « Admirez les étonnantes révolutions de la propriété dans Paris ! Sur la garantie d’un bail de dix-neuf ans qui oblige à un loyer de cinquante mille francs, un tailleur construit, et il y gagnera, dit-on, un million ; tandis que, dix ans auparavant, la maison du café Cardinal, dont le rez-de-chaussée rapporte aujourd’hui quarante mille francs, fut vendue pour la somme de deux cent mille francs ! ».

106 à 110, rue de Richelieu, PLU : 1840, immeubles de rapport typiquement Louis Philippe: fontes des vantaux des 3 portes cintrées caractéristiques ; au 108, voir plafond du vestibule donnant accès à la cour ; ferronneries des balcons filants. 
- 103, Richelieu et 1-1bis, bd des Italiens : immeuble de rapport de la 1ère moitié du 19e siècle, (entresol sans doute rajouté ultérieurement) sur la rue de Richelieu : garde-corps en fonte, portail Louis-Philippe à 3 ouvertures dont, au centre, une porte à vantaux ajourés de grilles de fonte.

- 101, en face, passage des Princes. On a vu le 1er du genre, celui des Panoramas, voici le dernier de la série, celui des Princes. Inscription ISMH 11 août 1975 pour Façades, verrière et sol du passage. L’inauguration en 1860 du Passage Mirès, qui deviendra le Passage des Princes, annonçait tout à la fois, la fin des passages parisiens et celle du financier Mirès qui venait de faire faillite.
- 5, bd Haussmann / 16, bd des Italiens, PLU : Couvrant un îlot, l'immeuble des "Italiens" de la Banque Nationale de Paris a été construit en 1932 par les architectes J. Marrast et Charles Letrosne pour la Banque Nationale du Crédit et de l'Industrie. Élevé sur dix niveaux, cet immeuble de facture Art-Déco, se termine par des gradins posés sur une corniche saillante décorée de gros modillons. La volumétrie monumentale et la décoration des chapiteaux selon des motifs géométriques donne à cet immeuble la dimension d'un temple égyptien. Sur chaque boulevard, trois portes de ferronneries sont dues au ferronnier Raymond Subes.

Années 1870: au café Riche, au n° 16, à l’angle de la rue Le Peletier se partage, à cinq, un « dîner des auteurs sifflés » : Flaubert en est pour l’échec de son Candidat, un canevas laissé par son ami Bouilhet qu’il a fini pour le Vaudeville voisin, Zola pour Les Héritiers Rabourdin, Edmond de Goncourt pour Henriette Maréchal, Daudet pour son Arlésienne. « Quant à Tourgueniev, expliquera Daudet, il nous donna sa parole qu’il avait été sifflé en Russie, et, comme c’était très loin, on n’y alla pas voir. »
Dans les premières années 1880, les Impressionnistes s’y retrouvent pour un dîner mensuel, décidé à leur 6e exposition, afin de célébrer les retrouvailles avec Monet, Renoir et Sisley. On y voit parfois Mallarmé.
L’unanimisme sera de courte durée : à leur 8e exposition – il n’y en aura pas d’autre –, qui ouvre le 15 mai 1886 pour un mois à la Maison Dorée, au coin de la rue Laffitte, les trois prodigues ont à nouveau fait sécession, tandis que Degas y a accepté Seurat et Signac, les Pissarro père et fils, en un mot, pour le moins des « Néo ». Le groupe impressionniste finit sur le Boulevard comme il y a commencé.

Odette« n’était pas chez Prévost ; il voulut chercher dans tous les restaurants des boulevards. Pour gagner du temps, pendant qu’il visitait les uns, il envoya dans les autres son cocher Rémi, écrit Proust. Mais le cocher revint lui dire qu’il ne l’avait trouvée nulle part… Swann se fit conduire dans les derniers restaurants… Il ne cachait plus maintenant son agitation, le prix qu’il attachait à cette rencontre et il promit en cas de succès une récompense à son cocher… Il poussa jusqu’à la Maison Dorée, entra deux fois chez Tortoni [Flaubert vantait déjà sa fricassée de poulet froid] et, sans l’avoir vue davantage, venait de ressortir du Café Anglais, marchant à grands pas, l’air hagard, pour rejoindre sa voiture qui l’attendait au coin du boulevard des Italiens, quand il heurta une personne qui venait en sens contraire : c’était Odette ».
Il monte avec elle dans la voiture qu’elle avait, disant à la sienne de suivre. Elle tient à la main un bouquet de catleyas, elle en a dans les cheveux, et dans l’échancrure de son corsage. Après un écart du cheval, qui les a déplacés, Swann se propose de « les enfoncer un peu » de peur qu’elle ne les perde. C’est à compter du moment qui suit que faire l’amour, pour eux, se dira « faire catleya ».

7-9 bd Haussmann, marbres du Bistrot romain.

- 4, rue Drouot, PLU : maison 18e siècle, rectifiée sous Louis-Philippe, remarquable balcon en fonte à l’étage noble.
- mairie du 9e, hôtel Aguado. Alexandre Aguado, marquis de Las Marismas, d’origine espagnole, acquiert l’hôtel particulier qui abrite aujourd’hui la Mairie du 9ème arrondissement de Paris, rue Drouot, en 1829, et il en fait sa demeure. Banquier de profession, il s’intéresse à l’art lyrique (il est ami de Rossini et il en assure la fortune par de judicieux placements) et aussi à la peinture. [Il achètera aussi en 1843 la "maison du pont-de-fer" (voir plus loin)]
- 8, rue Drouot, (et 5, Rossini), PLU : maison 18e rectifiée sous Louis-Philippe, remarquable balcon en fer forgé 18e siècle ; porte cochère.

Le coude de l’actuelle rue Rossini dessine encore l’angle sud-est de la Grange-Batelière, une ferme anciennement fortifiée, en ordre de « bataille », ce qui, par altérations successives, avait donné « batelière ».
- 3, rue Rossini, PLU : Immeuble de rapport destiné à la haute bourgeoisie datant de 1848-1876. Le style Empire de cet immeuble est donné par la composition régulière des façades en pierre de taille agrémentées d'éléments décoratifs relativement sobres et l'emploi de l'ordre dorique pour le portique et les pilastres des façades ouvertes sur la cour.

Au n° 10 de la rue de la Grange-Batelière, l’hôtel de Michel Le Duc de Biéville, des années 1770, a été acquis dès la Restauration par le riche agent de change Tattet. Alfred, le fils de la maison, d’un an plus âgé que Musset, sera le maître en débauche du jeune poète, doublé d’un ami sûr qui s’attirera ses vers reconnaissants : « Dans mes jours de malheur, Alfred, seul entre mille / Tu m’es resté fidèle où tant d’autres m’ont fui ».
Musset passe beaucoup de temps chez les Tattet, aussi bien, chaque automne, dans leur château de Bury, près Montmorency, qu’à leur hôtel de la Grange-Batelière. C’est ici qu’il leur donne lecture de son Rolla. Il a 23 ans, il se sent avoir été privé de tout rapport possible à la divinité, de tout élan de foi par le 18ème siècle déicide, et en accuse Voltaire en ces vers dont l’expression fera florès : « Dors-tu content, Voltaire, et ton hideux sourire / Voltige-t-il encor sur tes os décharnés ? ». Le « hideux sourire » et le mal du siècle, dont il est la cause, trouvent donc à se dire pour la première fois dans ce salon de la rue de la Grange-Batelière avant que la publication de Rolla, immense succès de librairie de l’année 1833, ne les porte partout.

Sous le Second Empire, témoigne La Bédollière, on voyait passage Jouffroy (1845, sur les jardins de l’hôtel Aguado), passage Verdeau (1846), dans celui de l’Opéra, celui des Panoramas, le plaid des Écossais, les fourrures des gens du Nord, les sombreros de Madrid ou de La Havane, les fez de Constantinople ou du Caire. Les étrangers, comme les provinciaux, apparaissaient à partir de midi. À 17h, les journaux du soir, particulièrement nombreux sur le Boulevard – Le Constitutionnel, L’Écho de Paris, L’Événement, Le Figaro, Le Gaulois, Le Gil Blas, La Libre Parole, Le Mousquetaire d’Alexandre Dumas, Le Petit-Journal, Le Soir, Le Temps–, étaient distribués dans les kiosques et l’on se cognait alors à ceux qui les lisaient en marchant. À 18h, les habitantes des quartiers Bréda et Notre-Dame-de-Lorette prenaient des positions stratégiques depuis le passage Jouffroy jusqu’à la rue de la Chaussée-d’Antin.

Dans les derniers jours de l’Empire, la librairie Gabrie, au n° 25 du passage Verdeau, prend en dépôt les deux fascicules, à cinq cents exemplaires chaque, des Poésies de Lautréamont. Isidore Ducasse, qu’on a vu 15, rue Vivienne au mois de mars et 7, rue du Faubourg-Montmartre à l’été.
"Les cartes qui viennent d'être caressées par mes mains s'annoncent comme étant terriblement ravageuses. - Les enseignes se décrochent difficilement, et le fou du passage Verdeau court toujours. C'est sans doute à cause de ce dernier qu'il m'est impossible d'avancer mes pions." Marcel Noll, in La Révolution Surréaliste n°1, 1er décembre 1924.

D’une étendue bien moindre que la Grange Batelière étaient les terres de Geoffroy et de son épouse Marie qui, dans les années 1260, en avaient fait une pieuse donation à l’Hôtel-Dieu. Après 1840, au moment de lotir le lieudit qu’on appelait maintenant la Boule Rouge, qui faisait maison close, les financiers Pène et Mauffra ressuscitèrent de leur lointain passé les admirables donateurs afin de profiter publicitairement de la vogue gothique créée par le Notre-Dame de Paris de Hugo.

- 18-20, rue Montyon / 2-4, rue Geoffroy-Marie, PLU : immeuble de rapport construit après 1840 dans le lotissement de la Boule Rouge, cour en demi-cercle ouverte sur rue par porche en plein cintre, disposition rare et originale.

- 10-12, rue Montyon / 10-10 bis, rue Geoffroy-Marie, PLU : immeuble de rapport, après 1840, dans lotissement de la Boule Rouge par financiers Pène et Mauffra ; belle grille de balcon en fonte. Un passage couvert, de Montyon à Richer, de même date, s'étirait dans l'axe de la rue Saulnier : passage Richer au nord, galerie Bergère au sud, annexée depuis 1927 par un restaurant à son ex débouché nord, un garage à l'ex débouché sud.

Folies-Bergère : derrière le bar au grand miroir immortalisé par Manet, c’est, en avril 1926, la première de La Folie du jour avec cette Joséphine Baker qu’on s’arrache depuis qu’elle a triomphé l’année précédente dans la Revue nègre du Théâtre des Champs-Élysées.
Au long de huit tableaux, les « girls » très peu vêtues des Folies-Bergère interprètent des touristes américaines tentées par les vitrines de magasins de luxe parisiens, qui, en une sorte de strip-tease à l’envers, enfilent toutes les emplettes qu’elles viennent d’y faire. Après quarante minutes où la tension est ainsi montée de manière insoutenable, Joséphine Baker arrive enfin sur scène en descendant d’un palmier, vêtue seulement de bananes, pendant autour d’une ceinture, que les mouvements de ses hanches et de son ventre redressent vigoureusement.

Le potager de Guillaume Berger fut à l’origine de la rue Bergère,
- 29-35, rue Bergère, PLU : période Louis-Philippe; sur soubassement à bossage, garde-corps et balustrades des balcons en fonte.

- 7, rue du fbg Montmartre, PLU : imm. de rapport seconde moitié du 19; sur cour, bouillon Chartier de 1895.
Isidore Ducasse y meurt, à l’hôtel, juste après la proclamation de la IIIe République, le 24 novembre 1870. Ceux qui vont manger chez Chartier, suiveur de Duval, passent aujourd’hui devant une plaque qui reprend le début de la strophe 10 du premier des Chants de Maldoror : « Qui ouvre la porte de ma chambre funéraire ? J’avais dit que personne n’entrât ».

À peu près au même moment, Chopin, quittant le 27, boulevard Poissonnière, s’est installé au n° 4 de la cité Bergère pour partager un appartement avec un compatriote fraîchement émigré, le médecin Aleksander Hofman. Heinrich Heine, « fils et amant de la Révolution française », accouru à Paris sitôt les Trois Glorieuses, va trouver à se loger dans la même cité d’hôtels destinés aux étrangers venant visiter les Boulevards, au n° 3. Il se traduit avec quelques aides, dont celle de Nerval ; il écrit aussi directement en français, et les complaisants l’ont vite qualifié de « Nouveau Voltaire », ce qui ne l’empêche pas de se lier avec Musset.

Le Comptoir d’Escompte, partant du 14, rue Bergère, s’agrandit de tous les hôtels mitoyens.

Martin Nadaud, qui travaillait rue Saint-Fiacre l’année où le Siècle arrivait dans le quartier, voyait partout à la ronde, du haut de son échafaudage, « de grands magasins de marchandises d’exportation qu’on chargeait ou déchargeait dans la cour ou même dans la rue. On sait que ce quartier est le centre du grand commerce d’exportation de Paris ». Dans ces rues « silencieuses et mornes dès 8 heures du soir, confirme La Bédollière, loge une foule d’exportateurs, agents acheteurs, commissionnaires en marchandises, agents de transports maritimes, représentants de maisons de commerce et de manufactures ».

A gauche, on a le 14, bd Poissonnière, qui porte l'inscription Pont-de-Fer au dessus de sa porte. Mais il la tire de sa voisine : la vraie Maison du Pont-de-fer, autrefois numérotée 14, est à l'actuel n°12, PLU : de 1838, par Théodore Charpentier (1797-1867) ; achetée en 1843 par Alexandre Aguado, marquis de Las Marismas ; derrière l’immeuble donnant sur le boulevard, deux autres se succèdent, reliés entre eux par un « pont de fer », (au ras de ces passerelles, des ateliers à grandes baies) jouant avec le dénivelé induit par la butte des anciens remparts. Elle s'ouvrait par une large entrée à double arcade, le pont de fer partait à la hauteur du 1er étage ; on pouvait aussi accéder à la cour par le 3, rue du Fbg Poissonnière. En 1842, on y trouve Léonard, fabricant de lits en fer. Le bazar d'Alexis Godillot s'y ouvre en juillet 1845. On le voit sous le sang et la mitraille lors du coup d'état de Louis Napoléon Bonaparte.
« Un témoin dit : "... A trois heures et un quart un mouvement singulier a lieu. Les soldats qui faisaient face à la porte Saint-Denis opèrent instantanément un changement de front, s'appuyant sur les maisons depuis le Gymnase, la maison du Pont-de-Fer, l'hôtel Saint-Phar, et aussitôt un feu roulant s'exécute sur les maisons et sur les personnes qui se trouvent au côté opposé, depuis la rue Saint-Denis jusqu'à la rue Richelieu. Quelques minutes suffisent pour couvrir les trottoirs de cadavres" ... Un autre : "... Les glaces et les fenêtres de la maison du Pont-de-Fer furent brisées. Un homme qui se trouvait dans la cour était devenu fou de terreur. Les caves étaient pleines de femmes qui s'y étaient sauvées inutilement. Les soldats faisaient feu dans les boutiques et par les soupiraux des caves. De Tortoni au Gymnase, c'était comme cela. Cela dura plus d'une heure. » Hugo, Napoléon le petit.
Puis le fameux Bazar général des voyageurs s'y installe en octobre 1855. Il y avait aussi, bien sûr, un café ; dans les années 1873-74, un groupe d'environ 25 républicains (donc illégal, il faut se déclarer au-dessus de 20) de "tendance gambettiste" selon la police, s'y réunit tous les soirs. Quand, en 1882, naît un "journal républicain indépendant", Le Matin, qui s'installe au 1, rue des Panoramas, le café prend son nom ; il le porte toujours.

-15, bd Poissonnière, PLU : immeuble de rapport de style néo-Louis XVI.

- 20, bd Poissonnière, PLU : fin monarchie de Juillet, pour Marquis, chocolatier établi passage des Panoramas et rue Vivienne ; garde-corps des balcons en fonte ; certains des « grands et beaux appartements bien décorés » des étages, décrits ainsi en 1852, subsistent en partie ; cour exceptionnelle : ornements, fontaine.

- 17, bd Poissonnière, PLU : propriété de M. d’Ailly au 18e, antérieure à l’ordonnance d’alignement de 1826 ; un passage latéral dessert la cour.
- 19, bd Poissonnière, PLU : hôtel élevé sur terrain acquis en 1788 pour Cousin de Méricourt, ancien caissier des Etats de Bourgogne ; 5 niveaux d’origine, surélevé au 19; garde-corps en fer forgé à motifs d’ogives sur les trois balcons filants, porte en ferronnerie à motifs de couronnes de lauriers.

-  24, bd Poissonnière, PLU : immeuble de rapport 1792, porte monumentale ; à l’arrière, rez-de-chaussée et 1er étage fin 18e surélevés au 19e.

- 26, bd Poissonnière, PLU : immeuble de rapport 1792, même architecte que n°24, figures féminines sous l’attique, formant frise.

- 21, bd Poissonnière, PLU : immeuble de rapport à façade Louis XVI, réputé avoir été construit pour son compte par le maître maçon Trou qui construisait le n°19.

- 25, bd Poissonnière, PLU : vers 1788-89 par une famille de la noblesse auvergnate sur le jardin de leur hôtel de la rue Montmartre ; au 1erétage subsiste un décor intérieur sculpté et décoré ; garde-corps en fonte à motifs de navettes 19e s.

Chopin se domicilie au 27, la plaque est sur 25. Il a 21 ans, il s'est réfugié à Paris après la chute de Varsovie.
Frédéric Chopin, sera le dernier à profiter – et à nous en transmettre le souvenir – de la vue que l’on a de ce balcon de Paris qu’est la façade méridionale du Boulevard. Au-dessus du trottoir, qui commence à remplacer les bas-côtés de terre battue simplement séparés de la chaussée par de grosses bornes de pierre, et plus haut que ses deux rangées d’arbres, Chopin s’installe à l’automne de 1831 dans l’immeuble du Grand Bazar de l’Industrie française, au coin de la rue Montmartre. « Dans mon cinquième étage (j’habite boulevard Poissonnière n° 27) – tu ne pourrais croire combien est joli mon logement ; j’ai une petite chambre au délicieux mobilier d’acajou avec un balcon donnant sur les boulevards d’où je découvre Paris de Montmartre au Panthéon et, tout au long ce beau monde. Bien des gens m’envient cette vue mais personne mon escalier. »

-29, bd Poissonnière (et 178, rue Montmartre), PLU : immeuble de rapport typique haussmannien.

- 32, bd Poissonnière / 2, rue du fbg Montmartre, PLU : façade d'aspect premier tiers du 19e siècle, balcon filant conservé sur l’étage d’attique.
En face du balcon de Chopin, le Brébant, à l’angle des 32, boulevard Poissonnière et 2, rue du Faubourg-Montmartre, est un autre des restaurants fameux du Boulevard. C’est là que Flaubert fait déplacer la « société Magny » après les décès de Gavarni et de Sainte-Beuve.
- 2, bd Montmartre/1, rue du fbg Montmartre, PLU : immeuble de rapport 1839, grilles de porte et balcons en fonte Louis-Philippe.

1, bd Montmartre/169, Montmartre, PLU : façades début 19e, remarquables garde-corps.

3, bd Montmartre, PLU : 1844, garde-corps en fonte ouvragée.

Charonne, un village à l'ombre des bougies

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Balade pour les Équipages de la librairie éponyme, 61, rue de Bagnolet:

41, rue de Bagnolet / 2, rue Ligner. PLU : Immeuble de rapport en pierre de taille et brique construit par l'architecte Achille Champy en 1912 à l'angle de deux rues. Porte piétonne ornée d'une clef saillante. Étage noble desservi par un balcon soutenu par des consoles. Achille Champy a également construit dans le 11et a été architecte conseil pour l'Office Public des Habitations à Bon Marché de Colombes dans les années 1930.

24, rue de Bagnolet / 2, rue Monte-Cristo PLU : immeuble de rapport, 1909; bon exemple d'immeuble destiné à la clientèle des employés des arrondissements populaires à mi-chemin entre la construction sociale et le modèle de l'immeuble bourgeois en pierre de taille de la Belle-Époque.

Villa Riberolle : 1 à 23 ; 6bis ; 22-24, PLU ; atelier r-de-c, habitation à l’étage, très remanié. Ouverte en 1903 ; important atelier de moteurs électriques de General Electric.

15, rue de Bagnolet / 2quater cité Aubry, PLU : Maison d'angle caractéristique de l'ancien village de Bagnolet et composée d'un étage sur rez-de-chaussée. Deux lucarnes.

La rue de Bagnolet, entre le boulevard de Charonne et la rue de la Réunion, était comprise dans la rue de Fontarabie. Au lieudit Fontarabie, on trouvait comme à toutes les barrières des guinguettes. Ici les plus notables avaient pour enseigne Les Désirs des Français, La Chasse Royale, ou les Noces de Cana, du nom de son propriétaire, Jean-Gabriel Cana à la fin des années 1780 ; cette dernière existait toujours sous cette enseigne, devenue énigmatique, 70 ans plus tard. Y donner à manger gras, y laisser pratiquer le jeu était interdit durant le carême, et vendre du vin à l'heure des offices, toute l'année. Les vérifications étaient nombreuses et l'infraction punie de contravention comme on peut le voir en cliquant ici.

Au 44 rue Planchat, Université populaire Zola ; rattachée à la Société des Universités populaires qui a son siège à l’Hôtel des Sociétés Savantes, 28 rue Serpente.
 
49, 49bis, rue Planchat, PLU : Deux maisons du XIXe  siècle, témoignant de l'habitat du quartier. Elles présentent une façade composée d'un étage sur rez-de-chaussée et séparées par une cour.

Église St-Jean Bosco. Cette église en béton armé fut édifiée de 1933 à 1937. Elle fait partie des paroisses créées par le cardinal Verdier dans le cadre des Chantiers du Cardinal qui voulaient implanter des églises dans les banlieues ouvrières de Paris. L'architecte Rotter s'inspira de Perret et de son église du Raincy. Cette église, typique du style "art déco", a la grande chance d'avoir conservé son décor d'origine dans sa presque totalité, ce qui en fait un témoin important sur le plan artistique. Dans la crypte, des vitraux évoquaient la vie du Père Planchat, son apostolat dans le quartier, et sa mort comme otage de la Commune. Ils ont été déposés.

95bis, rue de Buzenval, PLU : Maison en meulière et brique. Façade composée de deux travées et présentant un décor rustique utilisant des briques de couleurs et soulignant notamment l'entourage des fenêtres. Porte d'entrée en plein cintre. Le sens aigu du pittoresque dont témoigne cette réalisation se lit encore dans l'appoint de la céramique (frises polychromes, beau linteau au-dessus de la croisée supérieure) et jusqu'aux joints de ciment injectés d'éclats de silex.

Rue des Vignoles : À la veille de la Révolution, la vigne, que coupe ici ou là un rideau de peupliers, que ponctue quelque noyer solitaire, occupe encore près de quatre-vingts pour cent du sol de Charonne Les particularités de l’exploitation de la vigne à Paris – pleine propriété, avec une stricte égalité dans l’héritage (mêmes conditions d’exposition et de pente) – aboutiront à des lanières de plus en plus étroites encore visibles dans le parcellaire, au sud de la place de la Réunion, par exemple.

32, rue des Vignoles, PLU, imm. 19eà usage actuel d’entrepôt. Décor très simple caractéristique de l’architecture des anciens faubourgs.
Au 33 rue des Vignoles, l'Union régionale de la CNT

Dans les années 1880, la Foire aux pains d’épices occupe le boulevard de Charonne, la place de la Nation et les rues qui l’étoilent dont le cours de Vincennes, la rue Philippe-Auguste, le boulevard Voltaire jusqu’à la mairie du 11e et le boulevard Diderot jusqu’à la rue de Reuilly. Née en 1719 à l’intérieur de l’abbaye de Saint-Antoine, la Foire est passée sur la voie publique en 1806, à compter du jour de Pâques, pour occuper pratiquement tout le faubourg. Elle s’appellera plus tard Foire du Trône avant de sauter finalement le périph’ et d’atterrir, en 1965, sur la pelouse de Reuilly.

64, bd de Charonne, PLU : Immeuble de rapport d'aspect vers 1850 présentant une façade sur rue composée de cinq travées et élevée de cinq étages carrés sur rez-de-chaussée. La composition de la façade, encore nettement tributaire des modèles Louis-Philippe, se distingue par son triplet central à hauteur de l'étage noble orné de pilastres et desservi par un balcon portant une grille de fonte finement ouvragée. Porte cochère surmontée d'un médaillon.

À l’été 1830, Martin Nadaud arrive de Villemomble avec son père par l’actuelle rue d’Avron. « Nous rentrâmes dans Paris par la barrière de Montreuil. C’était le 31 juillet ; ai-je besoin d’ajouter que mon émotion fut grande en voyant barricades sur barricades jusqu’à la Bastille ? Mais il nous fut impossible d’aller plus loin. Quel tableau pour un enfant [il a 14 ans et demi] qui sortait de son village ! (...) la population entière, combattants et non-combattants, était dehors, criant à pleins poumons : « Vive la Charte ! À bas les Bourbons !... »
Mais rue d’Avron, au Petit-Charonne, il n’y avait rien eu à voir : la rue, alors de Montreuil, n’est à cette date constituée que de cabarets, dont le plus tapageur, à la barrière, est celui des Quatre-Drapeaux ; elle ne commencera d’être habitée qu’après 1830.

15, rue d’Avron / 1-3, rue Planchat, PLU : Maison de faubourg à l'angle de deux rues composée d'un étage sur rez-de-chaussée. Combles éclairés par des lucarnes.

30, rue d’Avron /49, rue de Buzenval, PLU : Magasin et immeuble de rapport construit par l'architecte Louis-Charles Boileau en 1902 pour un négociant de nouveautés établi rue d'Avron. Les magasins occupaient une partie du sous-sol, le rez-de-chaussée et les deux premiers étages, reliés par un escalier et un ascenseur intérieur. Le troisième étage, marqué par un encorbellement, était occupé par l'appartement du négociant, les étages supérieurs étaient divisés en deux logements, et le septième en chambres séparées. Le métal et le verre dominent dans la partie réservée au magasin, mais les piles sont en brique de Vaugirard. Les parements extérieurs et les tableaux sont en brique blanche de Bourgogne, avec des joints creux passés au fer.

60, rue de Buzenval, PLU : Hôtel d'inspiration néo-Renaissance (traitement des lucarnes notamment) construit en 1902 par l'architecte Adolphe Vautrin. Le rez-de-chaussée est orné de refends. Balcons soutenus par des consoles ornés de garde-corps galbés en fonte au premier étage. La fenêtre à droite de la façade est cantonnée par deux pilastres et surmontée d'une frise.

Rue de Buzenval / 25-27, rue des Haies, PLU : Bâtiment des bains-douches municipaux, construit en 1924-1927 par les architectes-voyers Georges Planche et Henri Gaudruche. Bâtiment à structure béton et parement de brique. Décors de céramique polychrome sur le porche et la frise de couronnement. Il s'agit du premier équipement de bains-douches municipal autonome et il devait servir de prototype.
Le concours fut ouvert le 15 septembre 1924. Le projet retenu fut celui de deux architectes voyers au dépend de celui d'un entrepreneur de banlieue. Il prévoyait une séparation immédiate hommes-femmes qui occupent deux étages différents. Les locaux techniques sont au sous-sol, tandis que le logement du directeur occupe l'aile en retour sur la rue des Haies, avec entrée indépendante. Le programme exigeait aussi que ne fussent employés en façade "que des matériaux ne nécessitant pas d'autre ravalement qu'un nettoyage ou une brossage".
La brique convenait à merveille, employée avec quelques éléments de céramique bleue. Le bâtiment fut mis en service en 1927, premier d'une série de douze établissements semblables, réalisés au cours des années trente.

En diagonale, de l'autre côté du carrefour, le rail du palan de la Cie parisienne de distribution d'électricité, de 1909, dépasse pour peu de temps encore du porche d'angle, le bâtiment étant promis à démolition.

Le 6 janvier 1902 (alors qu'étaient flambant neufs les n° 49 et 60 de la rue) était découvert, rue des Haies, un véritable arsenal, nécessaire à régler le différend qui opposait la bande des Popincourt, commandée par Leca, à celle des Orteaux, dirigée par Manda (de son vrai nom Joseph Pleigneur), à propos de Casque d’or. C’est pour en qualifier les membres que le journaliste Arthur Dupin lança le mot d’apaches.

Rue des Vignoles ; place de la Réunion ; immeubles faisant l’arrondi dont un récent de l’Opac.
La vie communale est au Grand-Charonne, relié à son cadet par la rue de la Réunion (réunion du Petit et du Grand Charonne, sans rapport avec l'île) qui en tire son nom.

Le quartier en 1924 : Les ébénistes y gagnent de 200 à 250 F la semaine pour 48 heures de travail ; une chambre coûte de 20 F à 28 F la semaine, mais à 20 F, elle est vraiment sordide. Le restaurant le moins cher est celui des Coopérateurs, rue d’Avron, où l’on peut manger pour 3,25 F mais les parts y sont vraiment très petites. Pour la distraction, une demi-douzaine de cinémas, un Théâtre-Eden rue d’Avron, un café-concert. Sur 650 quotidiens que vend chaque matin la marchande du boulevard de Charonne, il y a 50 Humanité, et 150 exemplaires de journaux d’extrême gauche si l’on ajoute à l’Huma, l’Oeuvre et le Quotidien. Sur les murs, quelques affiches appellent à un rassemblement à la Bellevilloise « Pour l’évacuation immédiate de la Ruhr et du Maroc », une autre à une réunion des Jeunesses Communistes. Dans l’atelier où Jacques Valdour s’est fait embaucher, les graffitis des WC sont très politiques, il y voit même une citation de Lénine. 
La communauté italienne est forte dans le quartier, et ses hôtels meublés nombreux rue des Orteaux, rue de Buzenval, et surtout rue des Haies ; ses restaurants se trouvent surtout rue de Montreuil et bd de Charonne. Les Algériens, en 1924, se regroupent le midi dans le square de la place de la réunion.
 
17, rue des Orteaux : le moignon d'immeuble qui sert de contrefort à son voisin, inclus dans les secteurs de l’opération d’aménagement, confiée à la SIEMP, ayant pour mission d’éradiquer l’habitat insalubre, est en passe d'être remplacé par un bâtiment de 20 logements.

120, rue de la Réunion, le « Jardin naturel » est un musée de l’état sauvage ; on y est au confluent du château des Bragelongne (du 16ème siècle, qui disparaîtra sous le 2nd Empire), et de Montlouis. Le château s’étendait alors jusqu’à l’actuelle rue Ligner. Henri IV y était venu, Richelieu en était familier. Le bâtiment s’étirait à l’emplacement de l’actuelle rue des Pyrénées, le parc se prolongeait au nord jusqu’au clos Montlouis ; c’est à la jonction des deux, là où s’élève à présent le mur des Fédérés, que Louis XIV a vu Paris s’ouvrir à Condé et tirer sur les troupes royales.
Le côté sauvage du jardin appelle le récit de Jean-Jacques Rousseau :
« Le jeudi 24 octobre 1776, je suivis après dîner les boulevards jusqu’à la rue du Chemin-Vert par laquelle je gagnai les hauteurs de Ménilmontant, et de là prenant les sentiers à travers les vignes et les prairies, je traversai jusqu’à Charonne le riant paysage qui sépare ces deux villages, puis je fis un détour pour revenir par les mêmes prairies en prenant un autre chemin », raconte-t-il dans ses Rêveries du promeneur solitaire. Il n’a pas eu besoin de contourner le Père Lachaise, qui n’existe pas encore, et même, les Jésuites ayant alors été expulsés depuis une douzaine d'années, le statut de Montlouis est incertain, qu’il a pu traverser.
« Depuis quelques jours on avait achevé la vendange ; les promeneurs de la ville s’étaient déjà retirés ; les paysans aussi quittaient les champs jusqu’aux travaux d’hiver. La campagne encore verte et riante, mais défeuillée en partie et déjà presque déserte, offrait partout l’image de la solitude et des approches de l’hiver. (…)
 « Je m’amusais à les parcourir avec ce plaisir et cet intérêt que m’ont toujours donnés les sites agréables, et m’arrêtant quelquefois à fixer des plantes dans la verdure. J’en aperçus deux que je voyais assez rarement autour de Paris et que je trouvai très abondantes dans ce canton-là. L’une est le Picris hieracioïdes de la famille des Composées, et l’autre le Buplevrum falcatum de celle des Ombellifères. Cette découverte me réjouit et m’amusa très longtemps et finit par celle d’une plante encore plus rare, surtout dans un pays élevé, savoir le Cerastium aquaticum que, malgré l’accident qui m’arriva le même jour [le jeudi 24 octobre I776], j’ai retrouvé dans un livre que j’avais sur moi et placé dans mon herbier ».
Charonne ne compte alors pas même six cents âmes.

8 à 2, rue de Lesseps / 81bis, rue de Bagnolet, PLU : Séquence cohérente de villas sur jardin édifiées par l'architecte Camille Nivoit en 1889. La maison de l'architecte correspond au pavillon du n°4. Traitement et décor pittoresque utilisant la brique.

Aux environs du n°80 (alors n°20), était le jardin où les frères Jacquin, pépiniéristes du quai de la Mégisserie, faisaient pousser arbres, arbrisseaux, arbustes et plantes vivaces, dahlias qu'ils vendaient par nom et par couleur. L'un des frères fut maire de Charonne de 1844 à 1848.

Au 85, rue de Bagnolet, la "villa Godin", l'une de ces impasses (fermées) qui vont buter sur le Père-Lachaise et en ont la tranquillité champêtre. « Vous enterrez vos meubles ! C'est bien ça ? Je me suis demandé aussi pourquoi ce trou. Remarquez, mieux vaut faire ça que la décharge publique. Et puis, si on en a besoin un jour, au moins on sait où c'est. C'est pas toujours facile-facile de se séparer de certain meuble avec qui on a vécu, on s'attache ! C'est le Père-Lachaise qui vous a donné cette idée ? » (Alain Sevestre, Double Suicide villa Godin, p. 47, éditions de Minuit)

163, rue des Pyrénées, PLU : Maison faubourienne sur rue, prolongée par un bâtiment bordé d'une terrasse. Construction de trois niveaux en plâtre en pierre, implantée en profondeur le long du square Henri Karcher.

102bis, rue de Bagnolet. Construite vers 1860 (désaffectée en 1934), la gare de marchandises de la Petite-Ceinture allait attirer de nombreuses industries, plutôt à l’est des voies : parfumeries, savonneries, l’une des plus importantes fabriques de bougies stéariques de la capitale, rue Aumaire (aujourd’hui partie haute de la rue Vitruve; le plus gros contribuable de Charonne en 1859 est M. Baudoin, fabricant de bougies au n°21 de la rue Aumaire) ; l’usine de Houy-Navarre qui, à la Croix-Saint-Simon, confectionne papiers et toiles abrasifs, et celles qui font des ressorts pour crinolines, des tissus de caoutchouc, des couleurs, des boutons.
Charonne comptait quinze mille habitants à l’annexion. En 1866, la Petite-Ceinture ouverte au trafic voyageurs, c’est-à-dire ici aux déplacements de la main-d’œuvre, faisait circuler cinquante-six trains chaque jour, dans les deux sens, avec un premier départ à 4 heures 50 du matin.
Dès le Second Empire, les démolitions opérées au centre de Paris font refluer ici la population ouvrière ; la vente de terrains devient la principale activité de Charonne ; c’est alors que son château disparaît.
Au-dessus d’un tronçon de voie morte, la gare de Charonne est redevenue, à partir de 1995, un lieu vivant à l’enseigne de la Flèche d’or, ferroviaire sans doute, mais dans laquelle on peut voir une double allusion par la flèche aux Apaches et par l’or à une blonde fameuse qu’interpréta Simone Signoret.

Au 109, Benjamin Trigano et Philippe Starck ont fait d'une partie de l'immense parking à étages, plus tagué qu'un marin en bordée, le Mama Shelter, un hôtel branchouille avec de l'Apple partout, des sex toys à la réception, des scooters électriques à louer pour sillonner le Charonne popu.

108, rue de Bagnolet (et 22, rue Pierre Bonnard), charcuterie (auj. agence immobilière), décor intérieur 2e moitié 19e siècle : décor de marbre et fixés sous verre protégés MH depuis le 23 mai 1984.
L'église en 1858, dessin de Ransonnette; Gallica

L’église Saint-Germain-de-Charonne, avec de puissants contreforts autour d’une base du 13ème siècle, et un cimetière attenant, est celle d’un village et, aujourd’hui, le seul exemple de ce type restant à Paris.
Photo d'Atget, 1900; Gallica
Les ouvriers de Charonne ont payé un lourd tribut à la Semaine sanglante, et le mur surplombant le presbytère, au petit cimetière Saint-Germain-de-Charonne, est un autre mur des Fédérés, au pied duquel de nombreux restes, retrouvés près de trente ans plus tard de l’autre côté du chemin, ont été enterrés.
Derrière l’église Saint-Germain, le couvercle du réservoir semble le conservatoire du m2étalon de gazon.

Des bâtiments 18ème siècle notables ont disparu savoir, au n°2, rue Saint-Blaise, l’hôtel construit par Jacques-François Blondel (1705-1774), et au 5, rue Saint-Blaise la maison des frères Le Camus de Mézières. Nicolas, architecte et théoricien de l'architecture (De la distribution des maisons de plaisance et de la décoration en général, 1737), né et mort à Paris (1721-1789) eut ici avec ses frères, Antoine et Louis-Florent, un petit théâtre particulier. En 1763, Le Camus de Mézières était chargé de construire une nouvelle halle aux blés sur l'emplacement de l'ancien hôtel de Soissons : la rotonde circulaire que nous connaissons, entourant une cour centrale à ciel ouvert, intégrant la colonne astronomique de Catherine de Médicis, seul vestige de l'hôtel construit pour elle au XVIe siècle. La rotonde sera couverte pour la 1ère fois en 1783 par les architectes Jacques-Guillaume Legrand et Jacques Molinos.
Le 5, rue St-Blaise par Atget; Gallica

134-36, rue de Bagnolet, PLU : Deux maisons jumelles "de vignerons" d'un étage sur rez-de-chaussée et soubassement, construite sur un terrain en forte pente. Le rez-de-chaussée est exhaussé par un soubassement qui permet de rattraper la pente. L'accès à chaque maison se fait par un escalier à double volée en fer à cheval menant à la porte piétonne et produisant un effet pittoresque. Entre les volées des escaliers, un soupirail permet un accès direct à la cave.

137, rue de Bagnolet, PLU : Maison d'un étage sur rez-de-chaussée et de deux travées, témoin du village de Bagnolet au XIXe  siècle. La porte d'entrée est encadrée de deux pilastres. A l'étage, la façade est ornée d'une niche centrale et de quatre pilastres. Corniche à denticule à la retombée du toit. Lucarne.
L'Ermitage par Atget; Gallica

Le pavillon de l’Ermitage, seul bâtiment 18ème de Charonne, était une dépendance de l'ancien château de Bagnolet, que limite ici la rue de Bagnolet entre la rue des Prairies et le boulevard Davout (situé sur la commune de Bagnolet, il avait son entrée dans l'axe de la rue des Orteaux, de l'autre côté du bd Davout). La Seigneurie deBagnolet était devenue, en 1719, la propriété de la Duchesse d’Orléans, arrière arrière grand-mère du futur Philipe-Égalité, qui procéda, en 1769 (il n'était encore que duc de Chartres), à la vente complète du domaine de Bagnolet. La Duchesse d’Orléans avait fait construire l’Ermitage en 1734. Habité en 1792 par la comédienne Grandmaison, il sera le siège de la conspiration du baron de Batz, son amant, qui se proposait d’enlever Louis XVI pendant sa marche vers l’échafaud. La Grandmaison en paiera l’échec de sa vie, et la Révolution aura cette conséquence inattendue pour Charonne que les arbres de son orangerie, joints à ceux des serres des couvents et des petites maisons, que les émigrés vendent à l’encan, vont y donner naissance à une culture de l’oranger, sinon pour les fruits, essentiellement pour les fleurs et les feuilles, plus rentables.

[En allant au bout de la rue de Bagnolet, on trouvait une vaste carrière à plâtre, qui terminait ici l’arc de gypse parti de Montmartre, et qui avait été, à la fin de son exploitation, reconvertie dans le champignon et la barbe-de-capucin, cette salade d’hiver blanche, de la famille de la chicorée sauvage. Une autre partie de la carrière désaffectée, sur-remblayée (outre son comblement, elle avait été montée en colline, sans étayage suffisant) et donc trop fragile pour supporter autre chose que des pavillons, a pu de ce fait être lotie par une Société coopérative d’habitations à bon marché, La Campagne à Paris, dont soixante pour cent des souscripteurs, en 1907, exerçaient un métier manuel. La moitié de sa centaine de maisons individuelles a été achevée à l’été 1914, l’autre en 1928. À côté du quartier des Apaches, la Campagne à Paris, autour des rues Irénée-Blanc, Jules-Siegfried et Paul-Strauss, semble une réserve, isolée en haut de ses escaliers.]

La rue des Balkans a été nivelée par "l'atelier national" de Charonne pendant la révolution de 1848.

49bis-53, rue Vitruve / 3, place des Grès, PLU : Ensemble d'habitation sur cour du XIXe  siècle témoignant de l'ancienne urbanisation du quartier.

55, rue Vitruve, PLU : Maison sur cour témoignant de l'ancien habitat du quartier. Façade sobre élevée d'un étage carré sur rez-de-chaussée.

Rue Aumaire (aujourd’hui partie haute de la rue Vitruve). En 1817, le chimiste Michel Eugène Chevreul découvrit que le suif animal (utilisé pour la fabrication de bougies) était composé de deux acides gras (l'acide stéarique et l'acide oléique) et de glycérine. En éliminant la glycérine, Chevreul inventa la stéarine, permettant cette bougie moins malodorante qui fit la fortune de Baudoin (évoqué plus haut) à Charonne. Nommé, en 1824, directeur des teintures des manufactures royales, aux Gobelins, Chevreul, en s’intéressant aux couleurs,  passa de la chimie à l’optique : son essai de 1839, De la loi du contraste simultané des couleurs, allait influencer l’Impressionnisme et le pointillisme.

Un bâtiment moderne, de 1991, au coin Albert Marquet / Vitruve évoque les poêles dits Salamandre.

On recroise la rue des Orteaux. La rue des Orteaux était encore, en 1830, l’Ancienne Avenue de Madame, (la duchesse d’Orléans était "Madame" car l'épouse de "Monsieur", frère du roi, et père de celui qui serait le Régent), qui entre deux rangées d’ormes avait mené à son château de Bagnolet, dont nous reste le pavillon de l’Ermitage.
Dans la rue des Orteaux, en 1912, les Fratelli Crosio fabriquaient ces accordéons faisant tourner la tête de Simone Signoret qui, à l’envers de la valse, revient se river au regard de Serge Reggiani. Les Italiens étaient nombreux dans le quartier, vivant le plus souvent en hôtels meublés, dans cette rue, celle de Buzenval, celle des Haies. (En 1912, les frères Crosio étaient donc rue des Orteaux avec, en 1916, leur magasin-atelier 29 rue de Reuilly; en 1948, ils passaient rue René Boulanger, avant la rue Faidherbe.)

1 à 3 rue Vitruve / 38b-40 rue des Orteaux, PLU : École en brique de l'entre-deux-guerres.

A l'arrière des parcelles en lamelles qui, à gauche de la rue des Vignoles, rappellent les vignes disparues, on avait, 80, rue des Haies, l'entreprise G. Renault & Bon Dufour, fabricants de jouets, (soldats de plomb, châteaux forts ou bergeries miniatures), de la Belle Epoque aux années 1960. Rue89 lui a succédé en 2007 dans ce qui est devenu une pépinière d'entreprises.
La manufacture d'inox Létang-Rémyétait voisine, qui se délocalisa en Seine-Maritime et licencia 130 ouvriers en 1978-79, avant d'être rachetée 20 ans plus tard par Guy Degrenne.

Le 11e : des couvents, de drôles d'oiseaux

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L'occasion de ce parcours a été une balade menée pour la librairie Violette and Co, 102 rue de Charonne.



            125, rue de Charonne (2, imp. Delaunay), PLU : Maison du 18siècle ; porte surmontée d’un mascaron féminin ; appuis de fenêtres en fer forgé. Décor sans doute revu début 19e pour les frontons plats des baies du 1erétage. Bel escalier du 18eà rampe en fer forgé conservé.

Métro Charonne. Ce qui va tragiquement alourdir le nom de Charonne, jusque-là vide de tout sens et sans autre exemple dans la toponymie française, c’est le 8 février 1962. Après une « nuit bleue » d’attentats de l’OAS– qui a laissé une enfant de quatre ans défigurée –, à l’appel du Comité Audin, de tous les partis de l’opposition et des syndicats hormis Force Ouvrière, cinq rassemblements, formés non loin, tentent de converger vers la Bastille. Une partie de ce cortège disloqué, pas plus de trois mille ou quatre mille personnes, remonte vers la Nation, dépasse la mairie du 11e et arrive à la hauteur de la station de métro Charonne à 19 heures 30. La police barrant la chaussée, on s’arrête ; lecture est faite d’une déclaration unitaire, et la dispersion annoncée. Les forces de l’ordre chargent soudain la tête du cortège, composée d’élus communistes ceints de leur écharpe, et d’autres compagnies d’intervention de la Préfecture de police viennent prêter main forte à des matraquages sauvages ; une partie de la foule bascule dans les escaliers du métro, s’y étouffe d’autant mieux que la police jette sur elle des grilles d’arbre en fonte. Il y aura neuf morts, tous syndiqués CGT, huit d’entre eux membres du PCF.
            Le 13 février 1962, de cinq cent mille à un million de personnes suivront jusqu’au Père-Lachaise les funérailles des quatre victimes parisiennes, les cinq autres étant enterrées à Montreuil.

L'impasse Bon Secours rappelle le couvent de Notre-Dame-de-Bon-Secours, fondé en 1648, qui aura possédé, tellement les veuves qui en avaient fait leur séjour étaient joyeuses, une salle de bal construite vers 1770 par Louis, l’architecte du Grand-Théâtre de Bordeaux, salle de bal qu’auront pu voir, remontée au pavillon français, les visiteurs de l’Exposition universelle new-yorkaise de 1939. Le couvent s'étendait de la rue de Charonne à celle de la Roquette. Le jouxtant de ce côté-là, et sans doute emporté par les percements du bd du prince Eugène (devenu Voltaire) en 1864, et de l'av. Ledru-Rollin en 1931, s'élevait le coquet hôtel bâti par l’architecte Dulin en 1708 pour Nicolas Dunoyer, secrétaire du roi, ancien greffier en chef au parlement de Paris. L’homme était l’oncle d’Olympe, dite Pimpette, le premier amour d’Arouet alors âgé de 19 ans. Le Régent triompha ici « des fragiles scrupules de Sophie de Brégy, comtesse d’Averne. », et Voltaire le remerciera pour elle, en vers dont voici la dédicace : A SAS Mgr le duc d’Orléans, régent, au nom de Mme d’Averne au sujet d’une ceinture qu’elle avait donnée à ce prince.
Après, le savant Réaumur s’intéressera dans cet hôtel aussi bien à l’acier qu’aux invertébrés, y inventera le thermomètre à alcool en 1731. « En 1753, M. le comte de Clermont qui cherchait une retraite discrète loin des regards curieux en devient propriétaire, écrit Capon. Il y fit peu de changements, et sur l’emplacement des laboratoires de son docte prédécesseur s’éleva un théâtre élégant ». Carmontelle composa pour le divertissement du duc d’Orléans (père de Philippe-Égalité), dont il était le lecteur, et de ses familiers, au Raincy et à Charonne, un très grand nombre de saynètes faiblement intriguées, mais agréablement conduites dont un proverbe fournissait parfois le titre et plus souvent encore le mot de la fin.

Mitoyenne encore de Bon-Secours, « l’académie » de Charonne : de 1713 à 1718, soit de ses 9 à ses 14 ans, Duclos y est élève : « Cette pension, très célèbre autrefois, dit-il en ses fragments de Mémoires, mérite que j’en parle. Le marquis de Dangeau, à qui Boileau a dédié sa cinquième Satire, forma cet établissement. Comme il était grand’ maître de l’Ordre de Saint-Lazare, il se chargea généralement de l’entretien et de l’éducation de vingt jeunes gentilshommes, qu’il fit chevaliers de cet Ordre, et les rassembla dans une maison de la rue de Charonne, en bon air, avec un jardin, mur mitoyen du couvent de Bon-Secours. Il y établit un principal instituteur qui choisissait les autres, ce qui n’empêchait pas le marquis et l’abbé de Dangeau, son frère, de venir de temps en temps inspecter la manutention et l’ordre de la maison. Les enfants qu’il y plaçait étant trop jeunes pour les armes et l’équitation, la base des exercices était la lecture, l’écriture, le latin, l’histoire, la géographie et la danse. On imagine bien que la sublime science du blason n’était pas oubliée dans une éducation destinée à des gentilshommes dont chacun l’aurait inventée, si elle ne l’était pas. C’était aussi, avec la grammaire, ce que l’abbé de Dangeau affectionnait le plus. Il a été un très bon académicien, un fort grammairien, et a porté dans cette partie beaucoup de sagacité. Lui et son frère étaient véritablement des gens de lettres; j’en parle comme je le dois dans l’Histoire de l’Académie. Quoique la maison que le marquis de Dangeau avait établie fût originairement et particulièrement destinée à des élèves chevaliers, il avait permis qu’on y admît d’autres enfants dont les parents payaient la pension, ne fût-ce que pour exciter l’émulation commune. »

En 1802, Richard et Lenoir installaient leur manufacture dans l'ex couvent de Bon-Secours. Les deux hommes avaient réussi à fabriquer le « basin anglais », cette étoffe à la chaîne de fil et à la trame de coton, que l’on devait auparavant importer. « Nous avons mené les uns et les autres une rude guerre à l’Angleterre, mais jusqu’ici le fabricant a été plus heureux que l’empereur », les félicita Napoléon lors d’une visite.
François Richard, à la mort, prématurée, de son associé Joseph Lenoir-Dufresne, décida d’en perpétuer le souvenir en accolant son nom au sien pour s’appeler désormais François Richard-Lenoir. Il mourut ruiné par la Restauration qui avait supprimé les droits de douane sur les produits anglais. C’est peut-être pourquoi, à l’inauguration d’un boulevard, en décembre 1862, alors qu’on lui proposait pourtant de rendre hommage à sa mère, la reine Hortense, Napoléon III avait insisté pour que lui fût attribué le nom « d’un ancien ouvrier » qu’avait apprécié son oncle.

            8, impasse Bon Secours : arrière du 166 bd Voltaire, PLU.

            10, impasse Bon Secours (arrière du 6, rue Gobert), PLU : façades brique et métal des bâtiments industriels sur cour. La 2e cour, en partie sous verrière, est délimitée par des bâtiments industriels fin 19e-début 20e siècle d’une grande unité. Pavages anciens dans les 2 cours.

            166, bd Voltaire, PLU : le bâtiment sur rue, d’un classicisme haussmannien, s’intègre à la séquence monumentale ordonnancée du bd Voltaire. La cour d’activité, contemporaine du bât. sur rue, fut réaménagée vers 1930 : adjonction d’une verrière avec fontes art déco qui fait de l’ensemble un espace unique à atrium central, du type grand magasins.

On poursuit jusqu'à la rue Mercœur. Avec la rue Auguste-Laurent, c'est l'ancienne rue des Murs-de-la-Roquette, dont l’équerre longeait le coin de l’enclos des hospitalières de la Charité-Notre-Dame, installées ici sous Louis XIII.

Suchard, 10 rue Mercœur. Le chocolatier suisse s’était installé ici en 1905 ; il y employait 360 ouvriers. Au n°23, on trouvait une coopérative de production de biseauteurs et polisseurs : la Renaissance.

On croise la rue Léon Frot - la rue Saint-Maur, l’une des rares tangentes de la capitale, celle qui joignaitt l’abbaye de Saint-Denis à celle de Saint-Maur-des-Fossés.

Sur l’enclos des hospitalières de la Roquette, s’élèvera en 1836 la prison servant de dépôt des condamnés, qui vient remplacer Bicêtre, et qui disparaîtra à la fin du 19e siècle : la Grande Roquette, dont l'entrée est au 168.
Sur les 5 pierres de la guillotine, au bout de la rue Croix-Faubin, c'est-à-dire devant la Grande Roquette, dès le début du Second empire et jusqu’en 1899, un spectacle véritablement sanglant a lieu au petit jour. Le 18 janvier 1870 au soir, à 11 heures, rendez-vous est pris par Maxime Du Camp et Ivan Tourgueniev devant la statue du prince Eugène (à l’emplacement de l’actuelle place Léon Blum), d’où l’on montera jusqu’à la Grande-Roquette toute proche. A leur arrivée, la foule qui attend là tous les jours est parcourue d’une onde ; « - On vous prend pour le bourreau », explique Du Camp au géant russe qui en a la stature. On gagne les bureaux du commandant de la place, on ressort voir assembler la guillotine, et retour à l’appartement directorial où l’on somnole entre le punch et le chocolat, servi à l’arrivée de l’aumônier, à 6 heures. A 6 h 20, un groupe de quatorze personnes se dirige vers la cellule du condamné pour quarante minutes d’un cérémonial absurdement compliqué avant que sa tête ne tombe.
Dans l’après-midi du 26 mai 1871, cinquante otages seront tirés de la Roquette : trente-six gardes de Paris, arrêtés pour la plupart le 18 mars, lors de la prise des canons de Montmartre, dix ecclésiastiques, et quatre civils, censément d’anciens mouchards de la police.
En face, est déjà debout depuis 1830, une maison d’éducation correctionnelle, destinée aux mineurs de moins de 16 ans sur décision judiciaire, et aux mineurs quel qu’en soit l’âge sur requête paternelle. Puis ce sera une prison de femmes, où seront enfermées des femmes de la Résistance à l'occupant nazi, puis à la guerre d’Algérie : Hélène Cuénat, par exemple, arrêtée en février 1960, emprisonnée à la Petite Roquette, jugée et condamnée à 10 ans de prison. « Ex-membre de la cellule communiste de la Sorbonne. Elle était la maîtresse de Francis Jeanson. Une tigresse, ont dit d'elle les policiers qu'elle a couverts d'injures », selon Paris-Presse. Elle s'évadera avec cinq de ses compagnes, en février 1961, en sautant le mur de la rue Merlin.
La Petite Roquette. Agence Meurisse, 1913. Gallica

On revient par la rue Auguste Laurent jusqu'à la rue Gobert.

            12, rue Gobert, PLU : villa de 1876, qui fait transition entre la séquence haussmannienne du bd Voltaire et l’hôtel particulier du n°10.

            10, rue Gobert, PLU : hôtel particulier du dernier tiers du 19e siècle mais de style classique 17e ou 18e siècle, courant plaine Monceau mais rare ici.

            6, rue Gobert, PLU : façade de caractère post-haussmannien de l'immeubles de rapport, de 1901, qui contraste avec l'arrière déjà vu.

            Gymnase municipal Japy, 1 rue Japy, PLU : marché couvert en 1870, reconverti en gymnase en 1884.Le Congrès général des organisations socialistes, du 3 au 8 décembre 1899, y est une première tentative de regroupement à la suite de l’inquiétude née de l’affaire Dreyfus. Allemane s'y rallia à l'idée de l'unité et convia chacun à dire : " j'ai piétiné sur mes haines, j'ai piétiné sur mes rancunes ".
            L’Internationale y devint l’hymne du mouvement ouvrier français, elle supplanta définitivement la Marseillaise et la Carmagnole quand elle fut chantée ici lors de ce congrès.
Ecrite à la fin de la Commune, alors qu’Eugène Pottier se cachait, elle n’avait été mise en musique qu’en 1888 par Pierre De Geyter, un ouvrier lillois. La partition n’en était publiée qu’en 1894, et aussitôt condamnée pour « incitation à la désertion » - c’était l’année où, en juillet, étaient votées les lois scélérates contre les anarchistes et les socialistes -, mais elle avait continué d’être chantée dans la fédération lilloise. Aujourd’hui, elle prenait son essor. « J’étais à côté de Jaurès au moment où l’on chanta l’Internationale, il grimaça quand on en arriva à nos balles qui sont pour nos propres généraux » raconte Charles Rappoport.
            Après les divergences concernant la participation ministérielle - celle du socialiste indépendant A. Millerand dans le ministère Waldeck-Rousseau, à l’été -, qui était condamnée au congrès par guesdistes et blanquistes comme contraire à la lutte des classes, par 818 voix contre 634, même si in fine les guesdistes l’admettaient dans « des circonstances exceptionnelles », les rancunes sinon les haines allaient ressurgir. Guesdiste et vaillantistes rompaient l’unité dès 1900 pour fonder le Parti Socialiste de France, ce qui ne leur portait pas chance aux municipales de 1904, à Paris. Tandis qu’autour de Briand et de Jaurès se créait le Parti Socialiste Français, en 1902, alors que la grève des terrassiers parisiens, la plus forte agitation sociale dans la capitale depuis la Commune, battait son plein.
            C’est à Japy, du 22 au 24 avril 1920, que se tient le 3ème congrès de la Fédération nationale des travailleurs des chemins de fer, où la majorité va basculer au sein des 374 000 syndiqués, rendant possible l’appel à la grève générale illimitée au soir du 1er mai pour imposer la nationalisation des chemins de fer.
            Dans ce lieu où l’on évoque le plus souvent l’oppression des patrons, Marcel Cachin déclare le 7 mars 1925 : "Il ne faut pas que la femme subisse deux patrons : son employeur et son mari".
            Le congrès de la CGT qui s’ouvre le 15 septembre 1931 y repousse par 4 678 voix contre 195 la proposition d’un congrès de fusion qui émane des « 22 » responsables unitaires du Comité pour l’Indépendance du Syndicalisme, qui mènent campagne dans le Cri du Peuple, journal lancé par la minorité de la CGTU réclamant un retour à la Charte d’Amiens avec les fédérations des dockers, de l’alimentation et du livre. Jouhaux leur propose simplement d’adhérer à la CGT.
            Le 14 mai 1941, 5 000 juifs de Paris sont convoqués au gymnase Japy, à la caserne des Minimes, rue de la Grange-aux-Belles ou rue Edouard Pailleron, antichambres du voyage sans retour de leur déportation.
            Le 25 septembre 1948, le RPF, soucieux de s’affirmer au cœur des bastions ouvriers, y tient meeting. La police boucle les abords du gymnase très à distance de la salle, ce qui n’empêche pas les heurts avec la contre-manifestation communiste, qui feront un blessé grave.


Par la rue Richard Lenoir, on arrive face au

Palais de la Femme. Après que la manufacture Richard-Lenoir y eut possédé des annexes, au temps de ses succès, dans les quarante-deux hectares de l’ancien couvent, les Filles-de-la-Croix, à la Restauration, l'avaient réintégré. Fondé en 1639, Cyrano de Bergerac y était peut-être mort à l’époque où sa tante Catherine en était la prieure. Le cinquième acte de la pièce d’Edmond Rostand s’y déroule tout entier :
« Ragueneau, ne pleure pas si fort ! (...) Qu’est-ce que tu deviens, maintenant, mon confrère ?
— Je suis moucheur de… de… chandelles, chez Molière.
— Molière !
— Mais je veux le quitter, dès demain ;
Oui, je suis indigné !... Hier, on jouait Scapin,
Et j’ai vu qu’il vous a pris une scène !

Le Bret —Entière !
— Oui, Monsieur, le fameux : “ Que diable allait-il faire ?... ”
(…)
— Oui, ma vie
Ce fut d’être celui qui souffle – et qu’on oublie ! (…)
C’est justice, et j’approuve au seuil de mon tombeau :
Molière a du génie et Christian était beau ! »
           
            À l’emplacement du couvent, un hôtel s’est construit au début du XXe siècle, dont l’Armée du Salut a fait un Palais de la femme de sept cent quarante-trois chambres à la fin des années 1920.

            89, rue de Charonne, PLU : bâtiment du 18e siècle, situé dans la perspective de la rue Faidherbe. Par celle-ci on va jusqu'au :

            9, rue Chanzy, PLU : maison de 1902 en brique et pierre ; répertoire art nouveau pour la porte d'entrée, le soupirail, la cave et les ferronneries.

Si l’on a élevé en 1712 au rang paroissial l’église Sainte-Marguerite que le curé de Saint-Paul avait fait bâtir, près d’un siècle plus tôt, comme sépulture pour les membres de sa famille, et succursale de l’église mère, c’était pour mettre fin à une situation intolérable : « les libertins et les nouveaux réunis [les huguenots ramenés de force au catholicisme], qui sont en très grand nombre dans le faubourg, n’étant pas veillés de près, se dispensent même du devoir pascal sans crainte d’être connus, parce qu’ayant la liberté de satisfaire à ce devoir à Saint-Paul ou à Sainte-Marguerite, on ne peut y découvrir ceux qui y manquent. Cette même liberté d’aller à Saint-Paul ou à Sainte-Marguerite fait que les enfants dudit faubourg ne sont ni à l’une ni à l’autre de ces deux églises, et ne reçoivent aucune instruction ».
            C’est dans le cimetière attenant à Sainte-Marguerite, côté nord, que sera inhumé le dauphin mort au Temple. C’est dans l’église paroissiale que sera transporté, au moment de la destruction de l’église Saint-Landry de la Cité, le beau monument élevé par Girardonà la mémoire de sa femme.
            Le beau décor 18e siècle de la chapelle des Ames du Purgatoire de Paolo Antonio Brunetti (1723-1783) et Gabriel Briard (1729-1777), vue perspective d'un temple avec colonnes et frises en trompe-l'œil, vient d'être restauré (cliquer ici).
(c) Mairie de Paris - Jean Marc Moser

            77, Charonne, PLU : Immeuble de rapport sur rue, de 1886 ; immeuble industriel sur cour de la même époque (1884) sur plan en U avec coursives continues ; pavage ancien.

            78, Charonne (43, St-Bernard), PLU : Maison 1ère moitié 17e siècle à pignon et pans de bois décrite en 1642. ISMH depuis 1997. Le bâtiment qui la complète rue St-Bernard est typique du milieu du 18e s.

            69, Charonne (et 1-3 Basfroi), PLU : maison d’angle d’origine du 18e siècle, 4 lucarnes anciennes pour le comble sur la rue de Charonne. Au 3, rue Basfroi, bâtiment secondaire de même période, remarquable porche cintré. Dans la cour, pavage ancien et atelier 1900 en bois et brique.

            65, Charonne, PLU : maison du tournant 17e-18siècles; escalier 17e s. à balustres. A l’arrière, bâtiment mixte atelier/habitation de la fin du 19; pavage ancien.

            59, Charonne, PLU : immeuble de rapport mi-19e siècle ouvrant sur cour où bâtiment à usage mixte mi-19e et atelier vitré de 1900.

            44, rue Trousseau, PLU : maison d’aspect 17siècle; escalier en bois rampe sur rampe à balustres ronds conservé.

                   22, rue Trousseau, angle rue de Candie :

          12-14, Trousseau, PLU : maisons caractéristiques du faubourg St-Antoine, à l’ancien alignement.

            147, rue du Fbg St-Antoine (et 2, rue Trousseau), PLU : milieu 18e, sur noyau début 17siècle; façade monumentale sur la rue du Fbg, avec ferronneries de belle qualité, et façade atypique rue Trousseau semi aveugle. Escalier tournant à rampe à barreaux carrés engagés. Comble ajouté vers 1860.

            Barricade de Baudin (plaque sur le n°151). A l’aube du 3 décembre 1851, une vingtaine de représentants arrivent salle Roysin (voir plus bas), attenante au Café des Peuples. L’accueil qu’on leur fait est glacial. « Ce faubourg tant caressé, tant prôné n’a soufflé mot », écrira Proudhon avec mépris. Pourtant, au croisement avec la rue Cotte, quelques ouvriers de la rue Sainte-Marguerite (auj. rue Trousseau) ont élevé une barricade symbolique, faite de deux petites voitures, d’un omnibus, d’une charrette à foin. Schoelcher les harangue en vain, Charamaule tente de leur faire honte : « Vous n’êtes donc plus des enfants de Paris ? », les moquant de courber l’échine devant l’absolutisme comme des sujets des empires de l’est. Pendant que sept de ses collègues vont au devant d’un bataillon qui arrive de la place de la Bastille, Alphonse Baudin, représentant de l’Ain à l’Assemblée législative de 1849,  monte le drapeau à la main sur la barricade. Aux ouvriers répondant à l’appel aux armes qu’on leur fait : « - On ne va pas se faire tuer pour vos 25 francs ! », Baudin aurait répliqué crânement : « Vous allez voir comment on meurt pour 25 francs par jour ! », mais l’anecdote paraît fabriquée, si l’on en croit Georges Duveau. Toujours est-il qu’un coup de feu part des rangs républicains (peut-être tiré par un provocateur), et que les soldats ripostent, tuant Baudin. Sa mort, toujours à suivre Duveau, passe complètement inaperçue : Baudin, qui avait présidé le Club de l’Avenir, vivait pourtant au milieu des ouvriers du faubourg Poissonnière ; c’était un personnage familier pour les typographes, les lithographes, les cartonniers qui habitaient autour de la place du Caire, mais rien ne bouge. La barricade, elle, est emportée par trois compagnies du 19e léger. « Ici  se termine l’histoire révolutionnaire du faubourg car, par la suite, la population ouvrière fut plus dispersée dans Paris » conclut Guy de la Batut.
En 1868, un livre rappelant « la barricade livide dans l’aurore », comme l’écrira Hugo, et la mort de Baudin provoque des manifestations sur la tombe du républicain, retrouvée au cimetière Montmartre. Une souscription est lancée par le Réveil de Delescluze pour l’érection d’un monument. Elle lui vaut la correctionnelle, comme à d’autres souscripteurs, pour « excitation à la haine du gouvernement » ; Gambetta assurera leur défense. Le monument ne sera érigé qu’après la chute de l’empire, en 1872. A l’occasion du centenaire de la révolution, en 1889, les cendres de Baudin sont transférées au Panthéon. Décrivant les combats de la Libération de Paris, à la fin d’août 1944, Albert Ouzouliasécrira encore : « Dans le 11e, où mourut Baudin en 1848 (sic), il y a une barricade presque tous les cent mètres ».

            151 Fbg St-Antoine, PLU : sur rue, bâtiment fin 17e– début 18e siècles, avec reprise vers 1850. Escalier à limon tournant avec rampe à barreaux en col de cygne ; cour et bâtiment sur cour de 1874.

            157, Faubourg Saint-Antoine, la salle Roysin décrite par Hugo (voir balade Victor et Louise), puis La Coopération des Idées, Université populaire.La Coopération des idées est un hebdomadaire : un « journal populaire d’éducation et d’action sociales, au service des Universités populaires, des syndicats, coopératives, sociétés de secours mutuel, etc. », dirigé par le typo Georges Deherme, fondateur de la première Université populaire, rue Paul Bert, dans le 11e arrondissement. La revue donne son nom à l’Université populaire quand celle-ci est transférée ici, où Deherme installe aussi dès 1899 un Théâtre du Peuple et une coopérative de consommation.
            Pendant la guerre de 1914-18, les membres de la Muse Rouge qui avaient été réformés s'y retrouvaient pour continuer de chanter à mi-voix leur opposition à la boucherie. De cette « rue refuge de pacifistes », ils partaient chanter pour les Jeunesses républicaines du 3e arrondissement, comme pour l’Avenir social, le foyer d’accueil de Madeleine Vernet, passé de Neuilly-Plaisance à Epône, qui deviendrait l’orphelinat du mouvement ouvrier français.
            Le Club du Faubourg s’y réunit aussi, où Dada organisera deux de ses manifestations, les 7 et 19 février 1920.

            Au n° 159, boulangerie Astier, voir ci-dessous.

            163, Fbg St-Antoine, PLU : sur rue, maison du 17e avec retour sur cour vers 1830 ; l’une des plus anciennes du Fbg. Lucarnes passantes en mitre. Escalier à volée droite, rampe en bois et balustres ronds. Ateliers et logements sur 2 cours construits tout au long du 19e siècle.

            165 Fbg St-Antoine ( et 1, Forge Royale), PLU ; le travail des fondations (fenêtres de guingois) et le fruit de la façade dénotent l’ancienneté d’un immeuble repris à la période haussmannienne. Escalier à limon tournant à rampe à barreaux engagés.
Ici se trouvait la boulangerie Baudon, qui comme la boulangerie Astier est pillée le 30 septembre 1846. Ce jour-là, à la fermeture des ateliers, peu après 8 heures du soir, les ouvriers trouvent les boulangeries vides ou se disposant à fermer : une augmentation de la taxe sur le pain ayant été annoncée pour le lendemain, les habitants ont pris leurs précautions. Les ouvriers sont plutôt d’avis que les boulangers stockent avant l’augmentation. Des pierres volent, 200 personnes s’ameutent, ouvriers et femmes mêlés, que la garde ne parvient pas à disperser. Le flot monte et, entre 10 heures et 11 heures du soir, de nombreuses boutiques sont dévastées. On crie : Le pain à 12 sous ! (soit 60 centimes ; le pain fait 2 kilos). On dépave, on casse les becs de gaz dans le faubourg et les rues avoisinantes, les vitres sont brisées. Les hommes chantent la Marseillaise, les femmes réclament du pain et les enfants jettent des projectiles. Une barricade s’édifie au débouché de la rue Lenoir (auj. d’Aligre). Des bandes partent pour ameuter les faubourgs ouvriers Saint-Jacques et Saint-Marceau. La troupe intervient, fait de nombreux blessés et les premières arrestations, essentiellement parmi de jeunes ouvriers de 15 à 20 ans. L’ordre ne sera totalement rétabli que le 4 octobre après que tout l’espace compris entre la place de la Bastille et la place du Trône (auj. de la Nation) aura été occupé militairement. Les procès commencent quatre semaines plus tard : parmi les inculpés, beaucoup d’ouvriers allemands, qui seront expulsés, comme Engels l’écrit à Marx dans une lettre de décembre.
            Dès la mi-novembre, les bureaux de bienfaisance distribueront des « bons de pain » permettant d’acheter celui-ci à 40 centimes le kilo pour le pain blanc et à 32 centimes le kilo pour le pain bis ou pain de ménage. Mais l’égalité dans l’accès au pain blanc reste un principe auquel la population ouvrière parisienne est particulièrement attachée, et toutes les tentatives de lui faire changer ses habitudes de consommation en faveur d’un pain moins cher demeureront vaines.

            1bis-3, rue de la Forge Royale, PLU : immeuble issu du lotissement vers 1770 de la Forge Royale du 1 bis au 5 (impasse prolongée au-delà en 1854) ; arcatures découpant le niveau d’entresol ; comble ajouté vers 1860. Escalier à limon tournant et rampe à barreaux carrés engagés de forte section.

            5-9 Forge Royale, PLU : n°5, idem ci-dessus ; 7-9 vers 1880 ; escalier à limon tournant et rampe à barreaux en col de cygne.

            18, rue Saint-Bernard, PLU : immeuble de rapport 1800, décor néo-classique, porte reprise vers 1840 ; sur le passage G11, 2nd bâtiment 1800. Entre les deux, cheminée de forge en métal et brique vers 1880.

            11, rue St-Bernard, PLU : début 19; escalier à volée droite, rampe à barreaux carrés engagés.

            9, rue St-Bernard, PLU : sur rue, début 19; sur cour, bâtiment d’un niveau sur r-d-c vers 1860 à usage de logements et d'ateliers.

            185, Fbg St-Antoine (et 2-4 St-Bernard), PLU : le noyau initial semble du 17e (visible au long du couloir d’accès), repris en néo-classique en 1830, surélevé en 1860.
Siège du Syndicat des ébénistes de la Seine, et du Syndicat de la sculptureà la fin du 19e siècle. De ces deux syndicats, créés dès 1868, le premier a son siège ici, et revendique 600 adhérents, le second l’a d'abord à la Bourse du Travail, et en annonce 900. Début 1910, la coopérative La Famille du 11e loue l’immeuble en totalité : au rez-de-chaussée, elle installe la répartition, avec en plein milieu un gros pilier que la vétusté de l’immeuble n’a pas permis de supprimer. Au 1er, une salle de réunion, une salle de clinique qui attend son médecin, et la buvette ; au 2e, les syndicats. Le 3e est sous-loué temporairement. La Fédération de l’ameublement, qui regroupe 57 syndicats et compte 5 000 adhérents, vient y rejoindre les deux syndicats. Ils sont tous deux CGTU quand Jacques Valdour décrit l’endroit : l’épicerie coopérative est devenue la succursale G de l’Egalitaire ; aux étages, les locaux syndicaux (il n’est pas mentionné de dispensaire) où l’on peut voir, aux murs, des affiches en yiddish.
L’esprit du faubourg est à ce point particulariste, croit-il pouvoir dire, que les ouvriers ont ici leurs sièges syndicaux et ne vont pas à la Grange-aux-Belles ou à Mathurin-Moreau. Les ouvriers juifs sont plutôt nombreux rue Saint-Bernard, rue de la Forge-royale et, de l’autre côté du faubourg, square Trousseau. Là des affiches en yiddish font de la réclame pour les théâtres juifs du Palais du Travail de Belleville, ou de la salle Lancry et, plus près, pour le Théâtre populaire juif de l’avenue Ledru-Rollin. Des affiches de la CGTU, en italien, apposées rue de Lappe, appellent à une conférence à la Grange-aux-Belles ; d’autres, rue Basfroi, toujours en italien, s’adressent à tous les ébénistes.

            191 Fbg St-Antoine, PLU : immeuble sur rue vers 1840, un étage en retiré sur rdc. Cour composée d’ateliers et d’habitations du 19e siècle.

            197 Fbg St-Antoine, PLU : maison à loyer du 18e ; appuis de fenêtres en fer forgé Louis XVI.

            203 Fbg St-Antoine, PLU : maison à loyer fin 18e ; cour d’ateliers et d’habitations 19e.

            205-207 Fbg St-Antoine (et 8, Dahomey), PLU : du début 18eà 1920, implantations axées sur bâtiment en fond de parcelle délimitant un espace sur cour harmonieux.

            15, rue de Montreuil, PLU : bâtiment probablement 17e siècle épaissi à l’époque haussmannienne ; escalier à limon tournant et rampe à barreaux en col de cygne. Contraste saisissant avec l’immeuble mitoyen post-haussmannien.

            17-19, Montreuil, PLU : édifié vers 1780 et repris vers 1860.

            21, Montreuil, PLU : vers 1760, relié au 21 bis (1780) par une coursive métallique ; la cour axiale forme un espace exceptionnel.

            27, Montreuil, impasse Cesselin, PLU : implantation en baïonnette du mi-19e au début 20e.

31 bis, rue de Montreuil, plaques commémoratives de la Folie TitonRéveillon rachète la folie Titon en 1764 et y installe sa manufacture. Des ouvriers allemands y travaillent dès 1774. À l’été 1783, se font chez Réveillon les expériences de la machine aérostatique, en papier, de MM. Montgolfier frères, devant « un concours immense d’amateurs ». En janvier 1784, son établissement est Manufacture royale. En avril 1789, le bruit se répand qu’il va y diminuer les salaires. C’est peut-être une manœuvre de la cour qui a besoin de troubles pour concentrer des troupes à Paris, ou les premières escarmouches financées par le duc d’Orléans contre le pouvoir de son royal cousin. La manufacture comptait 350 ouvriers en 1789 ; elle est pillée et incendiée huit jours avant l’ouverture des Etats Généraux, le 27 avril 1789 ; la troupe y fait 150 morts. Elle fermera en 1840. Une institution Leroux, installée là en 1805, y a pour élève Barbier. Le 19 septembre 1830, la Revue de Paris publie La Curée, d’Auguste Barbier, interpellant les « Héros du boulevard de Gand », qui se sont tenus cois alors - « Que faisaient-ils, tandis qu'à travers la mitraille, / Et sous le sabre détesté, / La grande populace et la sainte canaille / Se ruaient à l'immortalité ? » -, mais qui ont su déjà s’approprier les fruits des Trois Glorieuses. En un jour, Barbier, poète de vingt-cinq ans devient célèbre.   (Des images de l'aspect actuel sur le blog de Denis Cosnard)

            1, rue Titon (et 33, Montreuil), PLU : immeuble de rapport vers 1860.

            8-10, Titon, PLU : ancienne manufacture du 19e, bâtiment aux larges baies en équerre sur cour ouverte sur rue ; horloge au fond.

            11-15, Titon, PLU : trois immeubles de rapport de 1881 donnant accès à 5 bâtiments industriels de 1887 entre 3 cours longitudinales.

          20, rue Titon, l'église de Bon-Secours (1895, Augustin Rey; ISMH) porte ce nom parce que la première paroisse protestante du quartier avait été fondée au 99, rue de Charonne dans l'ancien prieuré des bénédictines. Elle a été bâtie essentiellement grâce à une collecte réalisée auprès des ouvriers alsaciens du faubourg. De 1864 à 1900, 628 Alsaciens (majoritairement ouvriers du bois) ou Alsaciennes (souvent cuisinières ou domestiques) se sont mariés dans la paroisse, qui très fréquemment vivaient déjà en couple.

Par la rue Jules Vallès, on rejoint la rue de Charonne où, face au couvent de Bon-Secours s'élevait celui de la Madeleine de Traisnel.

            « Mlle de Vichy de Champron était pensionnaire au couvent de la Madeleine de Traisnel, au faubourg Saint-Antoine ; elle était jolie comme un ange, et n’était pas alors âgée de plus de seize ans, assure Mme de Créquy. M. d’Argenson, le Garde-des-Sceaux, connaissait la supérieure de cette maison, qui était une fille d’esprit et de mérite, et qui s’appelait, je me souviens parfaitement du nom, Mme de Véni d’Arbouze. C’était un grand événement, dans une communauté, qu’une visite de M. le Garde-des-Sceaux, qui n’en faisait à personne, et qui n’allait jamais qu’au pas dans les rues, tout seul au fond d’un grand carrosse et sur un fauteuil à bras, escorté par ses hoquetons et suivi par un autre carrosse avec la cassette où l’on gardait les sceaux de France, et de plus, par trois Conseillers Chauffe-Cire, qui ne le quittaient non plus que son ombre ou sa croix du Saint-Esprit. La Supérieure vint le recevoir au parloir. — Je n’ai pas le temps de m’arrêter, lui dit-il en la saluant, vous avez ici la fille du comte de Champron ? — Oui, Monseigneur. — Je vous conseille de la renvoyer à ses parents secrètement, sans bruit et le plus tôt possible ; je n’ai voulu dire ceci qu’à vous-même. Adieu, Madame. » Il s’agissait de mettre à l’abri des griffes du Régent celle qui deviendra la célèbre salonnière et épistolière Mme du Deffand.
            La future Mme du Deffand était issue de Gaspard de Vichy, comte de Chamrond, et de Anne Brulart, fille d’un premier président au parlement de Bourgogne. Au couvent de la rue de Charonne, où elle avait été élevée, elle se fit remarquer par son incrédulité précoce. Massillon, appelé en consultation, et plus frappé, dit-on, « de sa beauté et de son esprit que de son hérésie », ne put que lui recommander la lecture d’un catéchisme de cinq sous.
            Mariée le 2 août 1718 à J.-B.-J. de La Lande, marquis du Deffand, elle ne trouva pas dans cette union le bonheur qui devait la fuir d’ailleurs toute sa vie. Elle avait inspiré un caprice passager au régent. Elle restera toute sa vie en correspondance avec Voltaire.
            C'est dans ce même couvent que Sophie Monnier, après que, le 10 mai 1777, un jugement du bailliage de Pontarlier aura déclaré Mirabeau, « atteint et convaincu du crime de rapt et de séduction», condamné à avoir la tête tranchée et elle à la réclusion à perpétuité, sera finalement conduite. Le 14, les deux amants ont été arrêtés à Amsterdam, Mirabeau sera écroué au donjon de Vincennes le 7 juin 1777. Il y restera trois ans et demi.

Quand Jean-Baptiste Grenouille, le héros du Parfum de Patrick Süskind, est confié à Mme Gaillard dont la pension jouxte les bénédictines de la Madeleine de Traisnel, la duchesse d’Orléans, épouse du Régent, a loué le pavillon que Marc-René d’Argenson s’était finalement fait construire dans l’enceinte conventuelle pour être auprès de la prieure que, sans doute, il connaissait bibliquement. L’enfant nez va faire ici son éducation olfactive en essayant d’isoler les odeurs de chaque chose sous celle de « l’eau-de-vie de lavande » que commercialisent les religieuses et qui recouvre tout.
           
            La chapelle des bénédictines a été, en 1971, l’atelier parisien de recréation de clavecins de Reinhard von Nagel et William Dowd, et l’endroit où on les entendait en concert, tandis que l’ancienne porcherie du couvent servait à exposer ces instruments décorés par Chagall, Pierre Alechinsky, Jiri Kolar, Olivier Debré. Des cours d’interprétation y étaient donnés. (images sur Paris-bise-art)

De Voltaire à Gréco, si tu t'imagines...

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Un parcours sur les pas de Voltaire et des ambassadeurs extraordinaires. 


            La Comédie-Française, invitée à quitter le Théâtre Guénégaud (voir plus bas), trop proche du collège des Quatre-Nations qui s’apprête à recevoir ses premiers élèves, acquiert le jeu de paume de l’Étoile, en face de chez Procope, et en fait un théâtre de mille cinq cents places – dont aucune sur la scène –, qu’elle inaugure en 1689 avec une reprise du Médecin malgré lui de Molière. Elle y restera jusqu'en 1770 quand, le théâtre menaçant ruine, elle l'abandonnera pour la salle des Machines des Tuileries.
            Sainte-Beuveécrivait à propos de Mlle Champmeslé, qui a 47 ans à l'installation ici de la Comédie française, « qu’elle avait la voix des plus sonores et, lorsqu’elle déclamait, si l’on avait ouvert la loge du fond de la salle, sa voix aurait été entendue dans le café Procope ».
L’hiver terrible de 1709 a tué vingt mille Parisiens. Les financiers demandent en ces circonstances aux Comédiens français de ne pas donner le Turcaret de Lesage qui les raille, et ils obtiennent facilement gain de cause. Jusqu’à ce que le roi, bien aise de détourner le mécontentement général sur d’autres que lui, impose que la pièce soit jouée. Un Turcaret – le personnage est vite devenu le nom commun des gens de finance –, c’est quelqu’un qui, dans la pièce, pour un souper de quatre personnes, commande vingt-quatre bouteilles de ce champagne qui a, pour la première fois, les honneurs de la scène, et cent bouteilles de vin de Suresnes pour abreuver ses musiciens !

            Symboliquement, si ce n’est en chair et en os, Voltaire ne va guère quitter le café de Procope : « Né à Paris [et baptisé à Saint-André-des-Arts], ses ouvrages semblent tous avoir été faits pour la capitale », affirmera Mercier qui, lui, a été l’élève du collège des Quatre-Nations. « Il l’avait principalement en vue lorsqu’il écrivait ; en composant, il regardait l’Académie française, où étaient ses prôneurs, le parterre de la Comédie, le café de Procope, et un cercle de jeunes mousquetaires ; il n’a guère eu d’autres points de vue. »
En 1726, après la cuisante bastonnade de l’hôtel de Sully, c’est chez Procope (et la querelle avait peut-être pris naissance dans la loge d'Adrienne Lecouvreur, en face), que Voltaire rumine sa vengeance : c’est « par un garçon de Procope qu’il avait accommodé de façon à s’en servir comme d’un second », qu’il fait porter son cartel au chevalier de Rohan. Celui-ci accepte le duel pour le lendemain et, dans la nuit, le fait enfermer à la Bastille.
En 1737, de Cirey, Voltaire écrit au chanoine de Saint-Merry, son correspondant: « Procope doit m’envoyer un paquet de friandises, marrons glacés, cachou, pastilles, à votre adresse. Je vous supplie de le faire payer. »
Nicolas René Berryer, le nouveau lieutenant général de police qu’a fait nommer en 1747 Madame de Pompadour, a créé pour l'espionnage de la correspondance des particuliers un « cabinet noir ». Les « mouches » sont déjà partout mais on a appris à s’en accommoder. Paul Lacroix raconte qu’un jour, Marmontel, qui n’était encore qu’apprenti philosophe, avait donné rendez-vous à Boindin au café Procope « pour y parler ensemble de matières philosophiques. Ils convinrent entre eux d’une espèce d’argot, destiné à dérouter les soupçons des gens de police, qu’on était sûr de rencontrer dans ce café : d’après ce système de langage déguisé, l’âme devait s’appeler Margot ; la religion, Javotte ; la liberté, Jeannette ; et Dieu, M. de l’Être. Un homme de mauvaise mine vint s’asseoir à côté d’eux, pour les écouter. « Oserai-je vous demander, leur dit-il après avoir écouté sans rien comprendre à leur discussion, quel est ce M. de l’Être, dont vous paraissez si mécontent ? — Monsieur, répondit brusquement Boindin, c’est un espion de police ; le connaissez-vous ? »
C'est à un autre type d'espionnage que se livre Voltaire. Vers la fin d’août 1748, si l’on en croit Longchamp, Voltaire arrive chez Procope déguisé en curé, avec soutane et bréviaire, le visage caché entre perruque en désordre, lunettes et tricorne, pour épier ce qui s’y dit de Sémiramis, sa nouvelle pièce. Il trouve dans ces bavardages matière à quelques corrections, les fait distribuer aux acteurs, et s’en retourne à Lunéville.

Le 2 mai 1760, c’est la première des Philosophes, de Charles Palissot, à la Comédie-Française, devant une salle comble comme n’en ont jamais connue ni Racine, ni Molière, ni Voltaire. Le personnage de Crispin, à quatre pattes sur scène pour brouter une laitue, moque Rousseau et son retour à l’état de nature. On y reconnaît aussi Diderot, Helvétius ; sous le rôle de Cidalise, Mme Geoffrin, et dans « la mère fouettard », Mme d’Épinay.
Deux ans plus tard, pour le deuxième essai de Palissot, la cinquantaine de siffleurs de la claque du chevalier de la Morlière, qui traîne au Procope, traverse la rue et descend la pièce à bout portant.

« Tout ce que je vois jette les semences d’une révolution qui arrivera immanquablement, et dont je n’aurai pas le plaisir d’être témoin, écrira Voltaire. La lumière s’est tellement répandue de proche en proche qu’on éclatera à la première occasion ; et alors, ce sera un beau tapage. Les jeunes gens sont bien heureux : ils verront de belles choses. » Et Michelet de renchérir : « Les prophètes assemblés dans l’antre du Procope virent le futur rayon de 89 ».
            Le 27 avril 1784, Beaumarchais attend anxieusement chez Procope l’accueil réservé à son Mariage de Figaro, qui se donne à l’Odéon : la Comédie-Française a cessé d’être en vis-à-vis du café.

On remonte jusqu'à la rue de Buci que l'on prend à gauche :
Un cabaret à l’ancienne coexiste encore ici avec le café moderne type Procope : au 4, rue de Buci, chez le traiteur Landelle, qui prêtait sa salle trois ans plus tôt à la première loge maçonnique de Paris, celle de Saint-Thomas-au-Louis-d’Argent, se donnent, le 1er et le 16 de chaque mois, à partir de 1733, les dîners du Caveau. Cette société bachique autant que chantante regroupe, autour de Piron, le jeune Crébillon fils, le peintre Boucher, qui n’est pas beaucoup plus âgé, et Jean-Philippe Rameau, déjà quinquagénaire, mais encore débutant pour ce qui est de l’opéra. Helvétius se joindra parfois à eux. Chacun y doit, à son tour, fournir une chanson ou une épigramme, et si l’on reste « sec », ou si elle est jugée faible, on est condamné au verre d’eau.
En 1855, Poulet-Malassis, le futur éditeur des Fleurs du mal, va ouvrir sa boutique, là où s’était maintenu le Caveau jusqu’à la Révolution.
A l'automne de 1871, Théodore de Banville proposera à Rimbaud une chambre de bonne au-dessus de chez lui, 10, rue de Buci ; Arthur s'y déshabille devant la fenêtre ouverte, jette dehors ses vêtements en loques et s’épouille, nu comme un ver, dans la croisée. On ne le supportera pas plus de huit jours.
            Du Caveau, Piron fournissait en voisin l’Opéra-Comique qui, délogé du préau de la foire Saint-Germain pour cause de construction du Nouveau Marché, avait fait bâtir un théâtre dans l’ancien jeu de paume de la Diligence, au n° 12 de la rue de Buci. À ses Crédit est mort et L’Enrôlement d’Arlequin succèdera, rue de Buci, la première pièce de Favart, le 22 mars 1734.
Au carrefour Buci/Seine, le Bar du Marché

Carrefour rue de Buci / rue de Seine :
En août 1749, le journal de Barbier indiquait : « Le roi a déterminé la place où il permet à la ville de Paris de lui faire ériger une statue », savoir le quadrilatère compris entre la rue de Seine et la rue des Grands-Augustins, à l'Est ; les quais au Nord et les rues de Buci et Saint-André-des-Arts au Sud. « Ce n’est pas à dire, cependant, qu’on prendra absolument tout ce terrain (…) mais c’est-à-dire que la place est désignée dans cet espace de terrain, pour lequel il sera dressé différents plans, dont l’on choisira celui qui paraîtra le plus beau. »
            Le prince de Conti, reçu Grand Prieur de France et ayant de ce fait pris possession de l'hôtel du prieuré du Temple, le roi lui a fait vendre son hôtel de la rive gauche à la Ville – pour une somme comprise entre 1,6 et 1,8 million de livres, assure Barbier, moitié pour lui, moitié pour sa sœur –, afin qu’on y pût « bâtir un hôtel de ville magnifique ». « Il faut donc d’abord faire le plan d’un hôtel de ville, et ensuite le plan de la place derrière ou à côté, sur la même ligne. » On semblait répondre ainsi au vœu de Voltaire qui, dix ans plus tôt, se plaignait à Caylus : « Il n’y a pas une seule place publique dans le vaste faubourg Saint Germain : cela fait saigner le cœur ».

Par la rue de Seine, on arrive à la rue Jacques Callot, percée en enlevant l'ancien jeu de paume de la Bouteille, lieu de naissance de l'Opéra et de la Comédie française :
            Comme sur la rive droite, les fossés ajoutés par Charles V au rempart de Philippe Auguste (l'actuelle rue Mazarine est l'ancienne rue des Fossés de Nesle) sont le règne de la paume. L’abbé Pierre Perrin ayant obtenu de la reine un « Privilège pour l’établissement des Académies d’opéra pour y représenter et chanter en public des opéras et représentations en musique et vers français, pareilles et semblables à celles d’Italie », il fait doter la « ruelle allongée » du jeu de paume de la Bouteille d’un parterre et de trois étages de loges verticales. La première salle d’opéra est ainsi inaugurée le 3 mars 1671 par la création de Pomone, pastorale dont l’abbé a écrit le livret et Robert Cambert la musique. La faillite est pourtant au bout de cent quarante-six représentations triomphales, et le privilège tombe dans l’escarcelle de Lully.
            Quand Lully l’aura évincée du Palais-Royal, la troupe orpheline de Molière s’installera dans l’ancien jeu de paume devenu Théâtre Guénégaud. Elle y sera rejointe par celle du Marais, après quoi le roi ordonnera la fusion des deux avec celle de l’Hôtel de Bourgogne et donnera ainsi, et ici, naissance à la Comédie-Française en 1680.

En face, la rue Guénégaud rappelle l'hôtel éponyme. On remonte la rue Mazarine, traverse le palais de l'Institut et, par le quai, revient à l'autre bout de la rue Guénégaud.
Celle de Dumas, à la Gaité, en 1882. Gallica

Celle d'Abel Gance au cinéma

            Au départ de l’enceinte, au bord de la Seine, s’élevait la fameuse tour de Nesle que ressuscitera le 19ème siècle, Dumas puis Zévaco, en attendant que le cinéma prenne la relève dans les années 1950. En 1832, Bocageétait Buridan pour cinq cents représentations successives ; en 1955, c’est Pierre Brasseur qu’Abel Gance choisira pour interprète. « Où est » – et, surtout, qui est ? – « la reine qui ordonna que Buridan fût jeté en un sac en Seine ? » Le mystère que nous a légué Villon reste entier.
Henri de Guénégaud avait racheté l’hôtel de Nesle attenant, devenu de Nevers. Le secrétaire d’État, puis garde des Sceaux, Henri de Guénégaud alias Anaxandre ou Alcandre, et sa femme Élisabeth, Amalthée en préciosité, recevaient en leur hôtel Mme de Sévigné, Mme de La Fayette, et Arnaud d’Andilly. C’est dans leur salon que Boileau lu ses premières satires et corrigea, peut-être, la première tragédie de Racine, qui ne sera pas mieux reçue pour autant : cette Thébaïde, d’une épouvantable noirceur. Racine en tira vite la leçon, et son Alexandre, qu’entendirent ensuite ici les hôtes, exact contre-pied de la précédente, optera pour le genre optimiste et galant. Le succès sera d’autant plus au rendez-vous que l’auteur avait donné deux fois l’exclusivité de sa pièce : et à Molière et, clandestinement, à l’Hôtel de Bourgogne !
 L’année d’Alexandre vit tomber la tour de Nesle, qui fit place au collège des Quatre-Nations que Mazarin destinait à soixante jeunes gens d’Alsace, de la Flandre, de l’Artois et du Hainaut. C’est ici, à Sainte-Beuve, devenu bibliothécaire à la Mazarine et logeant dans les dépendances de cet Institut que Napoléon avait installé dans le collège des Quatre-Nations, que Baudelaire fera porter, en 1843, ses premiers vers.
           
            Le salon d’Amalthée avait été entraîné dans la chute de Fouquet : les Guénégaud avaient eu à peine le temps de demander à Jules Hardouin-Mansart une extension de l’hôtel construit par ce François Mansart dont leur nouvel architecte s’inspire au point d’avoir accolé son nom au sien qu’il ne leur restait déjà plus qu’à se retirer sur leurs terres de Fresnes.
            Leur hôtel, passé aux Conti, devait dans le projet de 1749, on l'a vu, être remplacé par le nouvel Hôtel de Ville de Paris et une grande place dotée d'une statue équestre du roi Louis XV. Il ne sera finalement démoli qu’en 1768, pour être remplacé par l’hôtel de la Monnaie et loger ainsi le ministre François de L’Averdy.
            C'est que la place aujourd'hui Vendôme, conçue à l’instigation de Louvois comme celle des Conquêtes, qui devait être reliée à la place des Victoires et loger Académies, Bibliothèque, Hôtel des Ambassadeurs extraordinaires et Monnaie, avait été refilée en catastrophe à la Ville sous forme de plans d’un côté et de piles de matériaux de l’autre. Paris mettra vingt ans à en revendre les lots et n’y parviendra qu’à l’aide des spéculations de Law. Exit donc la Monnaie de la place des Conquêtes, exeunt d'ici l'hôtel de ville, la place et la statue.
            Le chimiste Sage (1740-1824) occupa en 1778 la chaire de minéralogie docimastique (examen et analyse des minerais) de l'Ecole publique installée à la Monnaie de Paris, qui avait pour but la formation d'ingénieurs propres à diriger les travaux des mines. Il sera à l'origine, en 1783, de la création de l'Ecole des Mines. Il avait en outre rassemblé depuis 1760 d'importantes collections qu'il céda alors au roi, moyennant une rente viagère de 5000 livres; ces collections demeurèrent à l'Hôtel des Monnaies jusqu'en 1824.
            C'est M. de Puymorin, directeur de la Monnaie, son frère et quelques autres royalistes et chrétiens qui avaient, en mai 1814, exhumé nuitamment les restes de Voltaire et de Rousseau de sorte que l'église Sainte-Geneviève (le Panthéon) ne fût point souillée par ces restes impies. Ils étaient allés les dissoudre dans la chaux vive à la barrière de la Gare, vis-à-vis Bercy, au milieu des cabarets et des guinguettes, sur un terrain appartenant à la gare d’eau désaffectée.

Sur le quai Conti, on est sur le trajet des ambassadeurs.
            Voltaire a été de 1733 à 1749, l’ami-amant d'Émilie, marquise du Châtelet, fille de ce baron de Breteuil qui avait été pendant plus de quinze ans, jusqu’à la mort de Louis XIV, l’introducteur des ambassadeurs à la cour.
            Le protocole faisait faire aux ambassadeurs étrangers antichambre dans le faubourg Saint-Antoine. Ceux des puissances catholiques attendaient, dans une salle du couvent de Picpus dite, pour cela, « des Ambassadeurs », de recevoir les compliments des princes et princesses du sang pour pénétrer en ville ; ceux des autres nations séjournaient à hôtel des Quatre-Pavillons des Rambouillet, protestants, rue de Charenton, où, au jour de leur présentation, venaient les prendre les carrosses de la cour.
            Le parcours officiel des ambassadeurs, après avoir franchi la porte Saint-Antoine et traversé la place Royale, gagnait la Seine par la rue de la Monnaie puis faisait le tour du bassin du Louvre, longeant le fleuve vers l’aval jusqu’au pont Royal, et remontant les quais de l’autre rive jusqu’à la hauteur du Pont-Neuf.
            La folie Rambouillet était surnommée la Maison du Diable, du nom de Rémond le Diable, fermier général dont le fils était l’introducteur, quand l’ambassadeur turc y arriva avec sa suite de 80 personnes le 8 mars 1721. Le vendredi 21 mars, il était reçu par le petit roi de 11 ans aux Tuileries. « On approuva fort, écrit Saint-Simon, le chemin qu’on fit prendre à cet ambassadeur, (…) et de l’avoir fait retourner par le quai des Tuileries et par celui des Théatins [aujourd'hui Voltaire], qui sont les endroits ou Paris paraît le mieux. Que serait-ce si on dépouillait le Pont-Neuf de ces misérables échoppes, et tous les autres ponts de maisons, et les quais de celles qui sont du côté de la rivière ? »
Saïd Méhémet Pacha, son successeur, fera son entrée solennelle à Paris, le 7 janvier 1742, empruntant le parcours protocolaire menant du faubourg Saint-Antoine à l’hôtel des Ambassadeurs extraordinaires de la rue de Tournon, par un froid qui a étréci le cortège sur la seule partie de la chaussée où fumier et sable ont été répandus sur la neige gelée. Ensuite ses cavalcades et ses défilés se déploieront au jardin du Luxembourg.

On est arrivé devant le Pont-Neuf :
            Les principaux cafés de Paris sont au 18ème siècle, en haut du Pont-Neuf, vers l’aval, sur le quai de l’École, celui de Gradot où se réunissent les esprits forts, les savants et les bons joueurs d’échecs, et à l’autre extrémité du Pont-Neuf, côté amont, c’est-à-dire au bout du quai des Augustins, celui de Duverger, où se rassemblent les nouvellistes et les gazetiers politiques.
            La Motte demeurait « rue Guénégaud, près du quai Conti, très froid, comme on sait, et exposé au nord », écrit Sainte-Beuve, qui poursuit en citant Duclos : « devenu aveugle et perclus des jambes, il était réduit à se faire porter en chaise– (il avait à lui sa chaise, c’était alors le luxe des demi-fortunes, explique Sainte-Beuve) -, au café de Gradot, pour se distraire de ses maux dans la conversation de plusieurs savants ou gens de lettres qui s’y rendaient à certaines heures : Maupertuis, Saurin, Nicole, tous trois de l’Académie des sciences, Melon, auteur du premier Traité sur le Commerce, et beaucoup d’autres qui cultivaient ou aimaient les Lettres ».
            Émilie du Châtelet n’y venait que pour Maupertuis. « J’ai été hier et aujourd’hui vous chercher chez Gradot, lui écrit-elle un samedi du début de 1734, et je n’ai pas entendu parler de vous. » C’est, dans ces mois-là, un leitmotiv : « Je vous ai promis de vous avertir de mon retour, ce ne serait point être revenue que de ne vous point voir. Venez souper avec moi demain ; je vous irai prendre au sortir de l’opéra, chez Gradot, si vous voulez m’y attendre ».
            Voltaire est en mission diplomatique pour Berlin et pour Bayreuth. L’armée de l’Angleterre, du Hanovre et de l’Autriche, commandée par Georges II, a défait le 23 juin 1743 celle du maréchal de Noailles à Dettingen, sur le Main. La route du royaume de France s’est ouverte par l’Alsace devant les coalisés. Les rapports de police pistent le philosophe : « On dit que Voltaire déclame hautement contre les Français, les ministres, l’Académie, et surtout contre l’évêque de Mirepoix et l’on blâme le gouvernement de ne l’avoir pas mis à la Bastille pour les derniers discours qu’il tint publiquement chez Gradot avant son départ ».

On descend, par les rues de Nevers et de Nesle qui nous rappellent la tour de Buridan, jusqu'à la rue Dauphine. On est à nouveau dans les pas des ambassadeurs qui, par cette rue Dauphine et celle de la Comédie, entre Procope et Théâtre-Français, descendaient ensuite la rue de Condé, de sorte de passer devant le palais du Luxembourg, avant de prendre la rue de Tournon.
            Au 33, rue Dauphine, coin de la rue Christine, Juliette Gréco a déniché, dans une imprimerie, un bar ouvert à peu près toute la nuit. Devenus des familiers du lieu, Roger Vadim, Roger Pierre, Jean-Marc Thibault en ont débarrassé la cave et c’est devenu un club, le Tabou. Les chemises à carreaux, les jeans, les baskets arrivés dans les bagages des Américains sont désormais la tenue de be-bop des « rats de cave ». Albert Camus, qui adore danser, est au Tabou tous les soirs, avec Jean Genet, les trois frères Vian, Raymond Queneau.

Cour du Commerce St-André :
            « Imberbe alors, sur les vieux bancs de chêne, où l’enfant boit, dix ans, l’âpre lait des études », Baudelaire lit avec passion ce Volupté que Sainte-Beuve a écrit à l’Hôtel meublé de Rouen, au n° 4 de l’actuel passage du Commerce, dans les deux chambres du quatrième étage où il recevait Adèle, Mme Victor Hugo.

Place Henri Mondor (de l'Odéon) :
            Marat et les quelques personnes attachées à la confection et au pliage du journal s’activent autour de l’Ami du Peuple, au premier étage de l’ex-30, rue des Cordeliers, qui correspond au pan coupé du bâtiment de l’École de médecine donnant sur l’actuelle place Henri-Mondor. Danton habite à deux pas, près de l’endroit où, sur la place, est érigée sa statue. Billaud-Varenne, son secrétaire, loge 45, rue Saint-André-des-Arts, à l’angle de la rue Gît-le-Cœur. Hébert est au 5, rue de Tournon.
            Le 13 juillet 1793, Marat est assassiné, dans l’appartement à la fenêtre duquel, ouvertes les deux croisées en verre de Bohème, il se penchait quand Danton, au passage, le hélait. « S’il faut un successeur à Marat, s’il faut une seconde victime à l’aristocratie, elle est toute prête, c’est moi », assure le Hébert du Père Duchesne, un temps président du Club des cordeliers. Moins de neuf mois plus tard, Danton est arrêté ; son ancien secrétaire, « le tigre à perruque jaune », requiert contre lui. Au questionnaire d’identité, Danton répond : « Ma demeure ?, bientôt dans le néant, ensuite dans le Panthéon de l’Histoire ! M’importe peu ! Ancien domicile : rue et section Marat ».

            Le dimanche 10 mars 1839, le chapiteau de la future colonne de Juillet sort de la fonderie du Roule tiré par 12 chevaux aidés de 100 à 200 hommes pour gagner la place de la Bastille par les grands boulevards. A la hauteur de la rue de Ménilmontant [aujourd'hui Oberkampf], un cheval s'abat, l'attelage est épuisé, la foule prend les choses en mains, le cortège arrive à destination sur les 10 heures du soir. De la Bastille, une partie de cette foule, environ 300 personnes, essentiellement des ouvriers, brandissant 3 drapeaux rouges, remonte en sens inverse jusqu'à la Porte St-Denis, descend la rue du même nom puis la rue Mauconseil jusqu'au marché des innocents, criant « Vive la liberté ! Vive la République ! A bas les ministres ! ». On chante la Marseillaise et le Chant du Départ. Les gardes municipaux du poste de la Lingerie ont pris les armes et les dispersent. Le cortège se reforme et par le pont au Change arrive place du Palais de Justice. Le poste de la ligne prend les armes, une brigade de sergents de ville s'attaque aux drapeaux, en arrête les porteurs et tous ceux qui les défendent. Ceux qui en ont échappé vont vers l'École de Médecine, entrent au Café Dupuytren, juste en face, appellent les étudiants à la rescousse : "Nous sommes tous des frères, Vive la République ! Les écoles avec nous!"

            Dans les années 1780, au 12 de l’actuelle rue de l’École-de-Médecine, se sont achevés les magnifiques bâtiments de l’Académie de chirurgie, voulus par Louis XV, continués par Louis XVI, qui, après le Roi-Soleil, ont favorisé les efficaces barbiers-chirurgiens dont l'amphithéâtre était d'abord installé plus bas, au n°5.

            Par la rue Dupuytren et la rue Monsieur le Prince on arrive à l'arrière du couvent des Cordeliers où le bataillon des Marseillais, qui fit connaître La Marseillaise aux Parisiens, avait cantonné.
            En face, dans le triangle de la rue Monsieur le Prince, la rue de Vaugirard et la rue de Condé, s'élevait l'hôtel d'Henri de Bourbon, prince de Condé. Celui-ci ayant choisi de résider désormais au Palais-Bourbon, la parcelle fait partie d’un plan d’urbanisme que Charles de Wailly complètera, en 1789, par un projet d’embellissement de la Ville de Paris.

On prend la rue Casimir Delavigne, qui s'appela Voltaire :
            Les nouvelles rues consécutives au lotissement de l’hôtel de Condé s’appellent, à l’exception de la rue centrale, Molière (auj. Rotrou), Regnard, Crébillon, Voltaire (auj. Casimir Delavigne), Racine et Corneille. Pour la première fois, leurs noms sont des dédicaces et non plus l’indication des hôtels aristocratiques, congrégations ou enseignes desservis ; et les rues pas seulement des moyens de viabiliser la propriété foncière, mais un espace public dont jouir. Ces premières rues à flâner de Paris sont placées, de surcroît, sous le patronage des lettres et de la philosophie, Voltaire, à peine mort, se retrouvant en puissance tutélaire bien avant que la Révolution n’en fasse son héros.

On arrive place de l’Odéon :
Le séjour de Condé, très étendu, offrait de multiples possibilités, Louis XVI décide, en 1779, d'y faire construire un théâtre pour ses Comédiens français qui n’occupent la salle des Machines des Tuileries qu’à titre provisoire. Charles de Wailly, pressenti avec Marie-Joseph Peyre, s’en ouvre à Voltaire ; le philosophe a aménagé un théâtre à peu près partout où il s’est trouvé : à Cirey, chez la marquise du Châtelet, dès 1735, comme dans sa maison de la rue Traversière, pour Le Kain, quinze ans plus tard.
 Le roi a décidé également que le théâtre serait placé au plus près possible du palais du Luxembourg, qu’il a donné à Monsieur, son frère, le comte de Provence, et à Madame, l’épouse de celui-ci, afin qu’il « soit un nouvel agrément pour leur habitation, en même temps que pour nos sujets qui, avant d’entrer, ou en sortant du spectacle de la Comédie-Française, auront à proximité une promenade dans les jardins du Luxembourg ». 
            La salle de deux mille places, la plus grande de Paris, financée par le lotissement de l’hôtel de Condé (et celui de la pointe occidentale des jardins du Luxembourg, dans laquelle est ouverte la croisée des rues Madame et de Fleurus), est inaugurée le 9 avril 1782. La Reine, Monsieur, Madame, y assistent à un divertissement qui moque les modes du jour, dont le goût pour une presse incarnée alors dans le Journal de Paris.
            Le 27 avril 1784, c’est un succès fou, au sens propre, pour Le Mariage de Figaro ou La Folle journée. La Comédie-Française, seul théâtre de Paris dégagé comme un monument, est littéralement cernée. « Dès dix heures du matin, soit huit heures avant la représentation, quatre ou cinq mille personnes se pressaient aux abords du théâtre et tentaient déjà d’en forcer les grilles, écrit Frédéric Grendel. Jusqu’à la Seine des files ininterrompues de carrosses stationnent et créent dans les rues avoisinantes un encombrement et une paralysie dont les conducteurs d’aujourd’hui ne peuvent avoir idée. À midi, les grilles cédèrent enfin sous la pression de la foule et la garde imposante dut reculer. Trois candidats au parterre moururent étouffés, impossible de les dégager. Debout, perdus dans l’indescriptible cohue, les trois morts semblaient attendre comme les autres le début du spectacle. (...) La salle fit un sort à la plupart des répliques, applaudissant sans cesse, au point que le spectacle dura plus de cinq heures. » Et cette première représentation fut suivie de soixante-sept autres d’affilée, ce qui ne s’était jamais vu.
Le 1er projet de Charles de Wailly, 1786. Gallica

Les files ininterrompues de carrosses stationnaient rue du Théâtre-Français (auj. de l’Odéon), le long de trottoirs, cette trouvaille anglaise qui faisait ici son apparition à Paris, et devant les maisons à plusieurs locataires jalonnant la patte d’oie conçue par Charles de Wailly. Une place en demi-cercle redouble le théâtre d’un second, symbolique, d’autant mieux que la façade du monument, reliée par des arcades à deux annexes latérales, semble la fermer d’un mur de scène à l’antique.

Camille Desmoulins habitait place de l’Odéon, à l’angle de l’actuelle rue Crébillon. Le couvent des cordeliers fermé par la Révolution, il y loge son Club des cordeliers, populaire, composé d’habitants et non d’élus, qui acquittent un droit d’entrée minime. Marat, retour d’un exil londonien dû à ses attaques contre Necker et La Fayette, s’y est inscrit. C'est en grande partie sous son influence qu’est portée au Champ-de-Mars, le 17 juillet 1791, la pétition exigeant qu’on destitue le roi.

Par la rue Regnard, on rejoint la rue de Condé :
Beaumarchais, associé avec le financier Pâris-Duverney dans une série d’affaires dont l’exploitation de la forêt de Chinon, s’était installé avec sa famille au n° 26. Le 3 janvier 1773, son Barbier de Séville avait été reçu à la Comédie-Française ; le 11 février, Beaumarchais avait une altercation avec le duc de Chaulnes, qui l’accusait de lui ravir sa maîtresse, l’actrice Mlle Ménard, et il devait quitter son domicile pour la prison de Fort-l’Évêque. Pendant qu’il s’y morfondait, l’héritier et neveu de Pâris-Duverney faisait casser les dispositions du testateur : Beaumarchais était ruiné. Il ne sortira de prison, le 8 mai, que pour se voir chassé aussi de sa maison. Le Barbier de Séville attendra encore deux ans avant d’accéder à la scène.

Avec le cortège des Ambassadeurs, on passe devant le Luxembourg pour remonter la rue de Tournon :
La Galigaï, sœur de lait de Marie de Médicis, s’était, avec Concini son mari, installée rue de Tournon ; c’est peut-être pour ça que la reine avait fait bâtir le Luxembourg. Le 24 avril 1617, Concini, le favori de la reine mère, devenu Premier ministre, était attiré dans une souricière sur le pont-levis du Louvre et abattu à coups de pistolet. Aussitôt fait, Louis XIII avait paru à la fenêtre et avait été salué par ses gentilshommes du cri de « Vive le Roi ! » ; il envoya dire à sa mère qu’il prenait la direction du royaume et qu’elle n’avait plus à se mêler de rien. Le jeune Louis XIII récompensera Luynes, qui l’avait aidé dans l’assassinat de Concini, en lui donnant l’hôtel de leur victime.
Vers 1630, quand Rubens, fuyant la peste, revient d’Anvers installer au Luxembourg les panneaux qu’il y a réalisés, les ambassadeurs extraordinaires se voient désormais attribuer pour résidence l’ancien hôtel des Concini, 10 rue de Tournon.
Entre Ambassadeurs et Brancas, le n°8

A côté, au 18ème siècle, s'élève l'hôtel du duc Louis de Brancas, comte de Lauraguais (1733-1824), un homme qui illustre la curiosité encyclopédique de son époque. Taquinant les muses, il est de surcroît, outre l’accoucheur et le disséqueur qu’on découvrira dans la lettre de sa maîtresse, un fanatique « inoculateur » comme l’on dit dans les débuts de la vaccination. Sophie Arnould, la maîtresse en question, et « l’esprit de Paris » selon les Goncourt, profite d’une absence du duc si bien doué pour rompre avec lui : « Monsieur mon cher ami, Vous avez fait une fort belle tragédie, qui est si belle que je n’y comprends rien, non plus qu’à votre procédé. Vous êtes parti pour Genève afin de recevoir une couronne de lauriers du Parnasse de la main de M. de Voltaire, mais vous m’avez laissée seule et abandonnée à moi-même. J’use de ma liberté, de cette liberté si précieuse aux philosophes, pour me passer de vous. Ne le trouvez pas mauvais, je suis lasse de vivre avec un fou qui a disséqué son cocher et qui a voulu être mon accoucheur, dans l’intention sans doute de me disséquer aussi moi-même. Permettez donc que je me mette à l’abri de votre bistouri encyclopédique. J’ai l’honneur d’être votre Sophie Arnould. »

Depuis longtemps, Lekain et Mlle Clairon défendaient les théories dramatiques de Voltaire, soutenaient sa réforme du costume vers plus d’exactitude, réclamaient avec lui la suppression des bancs qui encombraient la scène ; le 23 avril 1759, le jeune comte de Lauraguais la met en actes en déboursant 30 000 livres pour indemniser la Comédie-Française de son manque à gagner. « Comment apporter le corps de César sanglant sur la scène [à l’acte III de La Mort de César] ; comment faire descendre une reine éperdue dans le tombeau de son époux, et l’en faire sortir mourante de la main de son fils [à l’acte V de Sémiramis] au milieu d’une foule qui cache, et le tombeau, et le fils, et la mère, et qui énerve la terreur du spectacle par le contraste du ridicule ? », se plaignait Voltaire. Désormais, c’est possible et, deux ans plus tard, Lebeau de Schosne, rappelant ce qu’était la situation passée, peut écrire : « … Les coups de théâtre étaient toujours manqués. Nos chefs-d’œuvre tombaient ou perdaient une partie de leur éclat et des éloges mérités aux travaux de leurs auteurs. Sémiramis en a été une preuve bien convaincante. Cette pièce n’eut qu’un faible succès dans sa naissance, exactement par les raisons que je viens de dire ; et elle est aujourd’hui une des plus solides colonnes du palais de Melpomène ».

Belleville ou la revanche du lapin

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L’occasion de ce parcours a été une balade pour la librairie Le Genre urbain, désormais 30 rue de Belleville et alors rue de Tourtille.


- La dernière barricade de la Commune : elle tomba le 28  mai, à 13h. Ce fut, au choix, cellede la rue de Tourtille, au coin de la rue Ramponneau, dans le 20e, dont Lissagaray a peut-être été le dernier défenseur (Il sera en exil à Londres, l’amour des 18 ans d’Eleanor Marx, dite Tussy, la cadette ; il en a lui-même 34), si l’on en croit un dessin de Robida (né en 1848, il habita Belleville de 1869 à 1882, avant de filer sur Argenteuil) désignant celle-ci comme « la dernière barricade de la Commune ».

Mais ce fut peut-être celle de la rue de la Fontaine-au-Roi que l’on évoque en traversant Bisson, qui la prolonge : sur celle-là, tenaient encore Jean-Baptiste Clément, Théophile Ferré, délégué à la Sûreté générale et son frère Hippolyte, Varlin, un garibaldien... « Au moment où vont partir leurs derniers coups, une jeune fille venant de la barricade de la rue Saint-Maur arrive, leur offrant ses services. Ils voulaient l’éloigner de cet endroit de mort, elle resta malgré eux. A l’ambulancière de la dernière barricade et de la dernière heure, Jean-Baptiste Clément dédia longtemps après la chanson des Cerises », écrira Louise Michel.

0n a encore l’hypothèse de celle de la rue Oberkampf ? De celle de la rue Rébeval dans le 19mitoyen ? En tous cas, elle se situa dans le périmètre du croisement des rue et boulevard de Belleville.

0n remonte la rue de Belleville :
Le Paradis du théâtre de Belleville par Eugène Carrière
- théâtre de Belleville, 48 rue de Belleville. Dans ce théâtre que viendra peindre Eugène Carrière allant sur le motif du Paris ouvrier, « surprendre le peuple dans son intensité émotive », comme l’écrit Leyret, Nadaud, député, donne souvent des conférences sur le thème de l’urbanisme, lui qui est l’inventeur de l’aphorisme « quand le bâtiment va, tout va. »

0n croise :
- habitation ouvrière à bon marché, coopérative, 57 rue Julien Lacroix, statuts adoptés en 1903.

- manifestation du 14 juillet 1944, bd et rue de Belleville, jusqu’autour du métro Pyrénées. La manifestation est protégée par deux compagnies de FTP qui empêchent la police d’intervenir. Mais c’est en s’y rendant qu’Yves Toudic est intercepté faubourg du Temple et assassiné dans la rue par les brigades spéciales de la préfecture.

0n prend la rue Piat, puis à gauche, au bout, la rue des Envierges :
- établissements Continsouza, 18 villa Faucheur, 9 rue des Envierges. Fondés à la fin de novembre 1909, ils fabriquent des instruments de précision puis, comme Gaumont de l’autre côté de la rue de Belleville, des appareils cinématographiques, et emploient 300 ouvriers.
Source Gallica
La Vérité trotskiste est au 11, rue des Envierges en 1932.

0n croise la rue de la Mare :
- magasin de la Bellevilloise, 60 rue de la Mare, à partir de 1903 : alimentation générale, quincaillerie, articles de ménage.
La rue de la Mare, où habite Raymond Kojitsky, pseudo Pivert dans les FTP-MOI, est un vrai schtétl, dit-il. On y est communiste de père en fils. Henri Krasucki, son chef, qui serait né rue de Belleville, grandit dans les mêmes conditions ; ils se retrouvent au patronage de la Bellevilloise.

0n poursuit par la rue Levert et on croise la rue des Rigoles :
- villa des Rigoles, 61-63 rue des Rigoles,édifiée par la Société coopérative immobilière des ouvriers de Paris, vers 1868-70, coop qui regroupait 8 ouvriers : un ébéniste, un carrossier, un tabletier, un tailleur, un modeleur, un ferblantier, un ciseleur, un menuisier. Maisons groupées par deux, jardinets latéraux également accolés, disparues dans les années 70. La même société était à l’origine de 24 maisons individuelles cité des Pavillons, partiellement disparues.

Par Rigoles puis C. Berthaut, on arrive au :
- domicile de Camélinat, 135 rue de Belleville. C’est là que le vieux Communard, né en 1840, l’un des fondateurs de l’Internationale, directeur de la Monnaie en 1871, qui avait réussi à faire frapper 50 000 francs de pièces portant sur leur tranche « Travail, Garantie Nationale », avait raconté ses souvenirs à André Marty.
Son cortège funèbre partira de l’angle de la rue de la Villette avec la rue de Belleville en direction de la gare de Lyon-Messageries, le 13 mars 1932.

- Groupe d’œuvres sociales de Belleville, 162 rue de Belleville. Robert Garric, jeune agrégé de lettres qui a rencontré le peuple dans les tranchées de 14-18, s’est installé ici de 1924 à 28, avec d’autres catholiques inspirés par l’encyclique rerum novarum. Il y écrivit son Belleville ; il remarqua que les pièces de Montéhus mettaient toutes en scène de très beaux rôles de « prêtres des pauvres » opposés à la hiérarchie, et qu’elles étaient fort bien acceptées ici par le public révolutionnaire : « Au dernier tableau du Prêtre en guenilles, la brûlante vision du grand soir était projetée sur l’écran, et la salle debout et frémissante chantait l’Internationale. »

Source Gallica
- syndicat du personnel du Funiculaire de Belleville, 3 rue de Lassus. Fondé en 1910, il compte 60 membre à la veille de la première guerre mondiale, et nous rappelle ce tramway à câble souterrain qui descendait la Courtille comme l’avaient fait les ouvriers « dont la lampe le matin au clairon du coq se rallume », [1 h de trajet à pied le matin et autant le soir, disent les ouvriers de 48, qui s’ajoutent aux 10 h qui viennent d’être accordées ; et l’on ne peut pas habiter près de l’atelier car on en change trop souvent] ou les fêtards de Carnaval : « deux wagons exigus réunis par une plate-forme sur laquelle, derrière un appareil à sonnerie, se tenait le receveur. Le funi descendait sagement de l’église Saint-Jean-Baptiste à la place de la République, remontait lentement, stationnait sur une voie de garage... », comme le raconte Eugène Dabit.

- domicile de Victor Serge, 24 rue Fessart. C’est aussi l’imprimerie et le siège de l’anarchie (sans capitale) à compter de l’automne 1911. Avant d’arriver rue Fessart, l’anarchie (fondée en 1905 par Libertad, infirme des deux jambes) avait été durant quelque temps à Romainville (après Montmartre), et Victor Serge y avait cohabité durant trois mois avec l’équipe précédente du journal, et future bande à Bonnot : Raymond Callemin, que Serge connait depuis leurs 13 ans, Edouard Carouy, tourneur en métaux, rencontré en Belgique, végétariens absolus, « n’invoquant que la ‘raison scientifique’ et ‘l’égoïsme conscient’ », enfin Octave Garnier, ouvrier du bâtiment, sous l’influence duquel ils allaient évoluer vers l’illégalisme. Le 31 janvier 1912, Victor Serge y est arrêté comme inspirateur de la Bande à Bonnot, inculpé de recel après qu’une perquisition a fait trouver deux revolvers mis là à son insu, et incarcéré à la Santé grâce aux lois scélérates. Son procès aura lieu un an plus tard, du 3 au 28 février 1913, et il y écopera de 5 ans de réclusion plus 5 ans d’interdiction de séjour.

- bibliothèque publique, rue Fessart. Créée en 1922 par un comité franco-américain, elle a été cédée à la ville de Paris en 1924. C’est une baraque en planches, ouverte l’après-midi, le soir de 20 h à 22 h, et le dimanche matin. Robert Garric y observe la boulimie de lecture de Belleville : « ce qui est sûr, c’est que le peuple des ouvriers, des employés, des manœuvres a une véritable passion de savoir. » Huit à dix mille livres y sont empruntés chaque mois ; les auteurs sont ceux que citait déjà Poulot plus de cinquante ans auparavant : Dumas, Balzac, Hugo, et pour les contemporains : Anatole France, Romain Rolland mais devant eux tous, et toutes catégories confondues, Pierre Loti. En histoire, c’est celle de la Révolution, de Michelet, qui sort le plus souvent.

Source Gallica
- coopérative de production Association des Maçons, 10 rueMélingue. Une société des maçons s’était créée en 1848, avec pour gérants Bouyer, et Cohadon, deux compagnons de remplissage du chantier de Nadaud ; elle deviendra la plus importante de toutes les associations ouvrières, avec 83 associés plus une centaine d’auxiliaires qu’elle n’intéresse pas aux bénéfices, et « il n’y eut pas dans Paris d’entrepreneurs qui occupassent un nombre plus considérable d’ouvriers, ni qui eussent surtout un matériel supérieur au leur ». Forte d’autant d’atouts, la société soumissionna l’importante gare d’Orléans (auj. d’Austerlitz), et des hôtels pour les ministres de Louis Napoléon, Rouher et Fould, et pour Jérôme Bonaparte, notamment sur la place de l’Europe. Elle avait su, affirme Nadaud, « supprimer la maîtrise et par conséquent l’exploitation de l’homme par l’homme ». Mais quand Nadaud revint à Paris, après l’amnistie de 1860, et qu’il s’attendit à y retrouver sa place, les gérants lui répondirent : « Votre présence parmi nous, mon cher Nadaud, pourrait faire croire à notre clientèle que nous songeons à revenir à 1848 ; mais telle n’est pas notre intention. » L’exilé s’en retourna donc à Londres, tandis qu’à la chute de l’empire, les gérants Bouyer et Bagnard, et le caissier Frisert « vendirent chevaux et voiture, en un mot tout le matériel de l’association, et ils se mirent à travailler à leur compte. » Cohadon seul refusa de s’associer à cette trahison.

La rue est dédiée à Mélingue qui tint le rôle-titre dans le Chevalier de Maison-Rouge, adaptation par Dumas de l’Histoire des Girondins de Lamartine, immense succès de librairie ; la chanson des Girondins sera l’hymne de la révolution de 1848. Puis Mélingue jouera dans les trois Mousquetaires. « Non, voyez-vous, jamais M. Bocage, jamais M. Mélingue ne m’ont donné un battement de cœur pareil à celui que j’avais en voyant là-bas, au bout de la rue, dans l’espace resté vide, le commissaire s’avancer avec son écharpe... » fait dire Alphonse Daudetà un gamin de Paris né rue de l’Orillon dans l’un de ses Contes du lundi, Les trois sommations.
La grève de 1936 aux studios Gaumont. Agence Meurisse. Gallica

- ateliers cinématographiques Gaumont, 12 à 30 rue des Alouettes ; la location est au 28. L’industrie du matériel de prise de vues et de projection fait partie de ce que l’innovation apporte au tissu industriel parisien au début du siècle : Gaumont a commencé ici avec 200 ouvriers. En 1895, Léon Gaumont installait son comptoir de photographie dans des hangars, rue des Alouettes. C'est là qu'il produisit de petits films pour un public découvrant le cinématographe. En 1905, il construisait un vaste studio moderne, baptisé Cité Elgé (L.G., Léon Gaumont), où se tourneraient les premiers films sonores ; il s’y adjoignait un dépôt de celluloïd en 1907.
Cinquante ans plus tard, le Centre René Barthélemy, les studios de la télévision française, prenaient la suite, soit 2500 salariés : scénaristes, comédiens, artistes, décorateurs, techniciens. Jusqu’à ce que la SFP (Société Française de Production), née de l'éclatement de l'ORTF, émigre à Bry-sur-Marne, en 1993.
Sur 600 m2 des anciens terrains de la SFP, au croisement de la rue des Alouettes et de la rue Carducci, un Centre d'art contemporain, Le Plateau, inauguré en 2002, doit rappeler ce passé culturel.
- coopérative de consommation l’Union du Plateau, 42 rue des Alouettes. Fondée en 1881, elle compte 140 sociétaires en 1905.

- la Cordonnerie ouvrière, 81 rue Rébeval ; fondée au mois de mai 1903 en accord avec le Syndicat des cordonniers, et Renaudin, secrétaire des Cuirs et Peaux. L’Avenir de Plaisance la subventionne à sa création ; elle aura disparu six ou sept ans plus tard.
Le Père Peinard, d’Emile Pouget, (paru le 24 février 1889), est sous-titré « Réflecs d’un gniaff ». Le gniaff, c’est le savetier opposé au cordonnier, c’est l’ouvrier maladroit ; en frontispice du journal, c’est l’occasion d’un croquis d’échoppe ayant pour nom « A la botte au cul », la botte de l’enseigne formant le L initial du titre.
Pierre Brochon l’a remarqué, l’écrivain ouvrier type du 19e siècle, c’est l’artisan cordonnier parce que c’est celui qui est le moins pressé par la besogne, qu’il peut interrompre à tout moment pour noter des vers, parce qu’il peut chanter et composer en travaillant. Se rappelant son oncle, ouvrier cordonnier à Belleville et membre de la section socialiste du quartier de la Goutte d’Or, Eugène Dabit le revoit, dans les années 1910 : « Il discutait avec des camarades, sans cesser une minute de taper son cuir... »
Les cordonniers représentaient plus de 4% de ceux qui comparurent pour fait de résistance au coup d’Etat de Louis-Napoléon Bonaparte ; ce sont les cordonniers qui créèrent, en 1866, la première Chambre syndicale. Après les élections d’avril 1871, la Commune comprenait nombre de cordonniers : Simon Dereure, l’animateur de l’Internationale à Montmartre, Trinquet, de Belleville, Emile Clément, Serraillier (qui informera Marx des évènements et sollicitera ses conseils), et Benjamin Sicard, capitaine d’état-major à la préfecture de police. Sans compter Napoléon Gaillard, et Rouillier, qui proposera comme première mesure la chopine de rouge pour tous les gamins allant à l’école.
Le mouvement anarchiste des années 1890 sera pareillement riche en cordonniers : Emile Henry, fils d’un communard notoire, qui mit au siège de la Société des mines de Carmaux la bombe qui exploserait au commissariat des Bons-Enfants, Gustave Babet, et encore Jean Grave, le pape de la rue Mouffetard, qui n’était devenu typographe qu’ensuite. Victor Griffuelhes, futur secrétaire général de la CGT, de 1902 à 1909, était également cordonnier.

- usine à gaz le long de la rue Saint-Laurent (auj. 48 à 70 rue Rébeval). La Compagnie d’Eclairage de Belleville, l’une des six d’avant la fusion de 1855, a eu son usine ici de 1834 jusque vers la fin du siècle.
L'éclairage des particuliers au gaz, signalé bientôt par la plaque "Gaz à tous les étages", date de 1830 et durera environ un siècle. L’abonnement se prenait par bec et par an. Le tarif était fonction de l'heure d'extinction : 22 heures, 23 heures ou minuit, avec un supplément pour les dimanches et fêtes. Des agents passaient à l'heure dite pour fermer le robinet de l'abonné mais comme ils ne pouvaient fermer tous les robinets d’une même échéance en même temps, les compagnies perdaient le montant de leur retard au désallumage, d’où, le plus tôt que ce fut possible, la mise en place de compteurs individuels.

- coopérative de production de cochers, l’Egalitaire, 9 rue Rébeval.

- usine de chaussures Dressoir et Pemartin, 18 rue du général Lassalle, 16-18 et 19 rue Rampal, et 12 passage Lauzin. La présence des abattoirs de la Villette, achevés en 1867, amène l’implantation de manufactures de chaussures. « A Belleville, de puissantes entreprises fabriquent la chaussure. Beaucoup de femmes y travaillent », écrit encore Dabit au début des années 1930. La manufacture de Dressoir va tripler le nombre de ses ouvriers entre la fin de la Commune (où ils sont 420), et le début du 20e siècle, d’autant plus facilement que la liquidation de l’usine à gaz de la rue Rébeval lui offre de vastes terrains avantageux : 680 ouvriers travaillent dans sa nouvelle usine sur 159 machines mues par la vapeur ; ils seront 1 100 puis 1230 ouvriers en 1907.

- boulangerie coopérative de production, la Solidarité Universelle, 3 rue Rampal, vers 1905.
[Le 16 novembre 1867, chacun des membres du groupe de la rue Myrrha de l’Association Internationale des Travailleurs, dont le Dr Dupas, chez qui on se réunit deux fois par semaine, Victorine Brocher et son mari, chacun donc apporte le premier versement de ses 20 francs, payables par fraction, qui permettront la création d’une boulangerie coopérative dans le quartier de la Chapelle ; elle sera la première à Paris. Une épicerie coopérative suivra mais toutes deux couleront d’avoir trop fait crédit durant cet hiver 1867 où un froid rigoureux s’ajoute à la misère. La boulangerie coopérative renaîtra en 1873 mais, cette fois encore, sans pouvoir durer bien longtemps. Une coop sœur, la boulangerie-biscuiterie La Coopération socialiste, 84 rue Barrault dans le 13e, sera inaugurée le 16 septembre 1900, en présence de personnalités du socialisme parisien, dont Jean-Baptiste Clément. A l’origine de la coop, les typos Xavier Guillemin, de la Fédération du livre, deux fois candidat pour le P.O.S.R. et Alfred Hamelin, dirigeants de l’importante coopérative l’Avenir de Plaisance, et les rédacteurs du Mouvement socialiste, Marcel Mauss et Philippe Landrieu. Enfin la boulangerie coopérative l’Evolution sociale, 34 rue de Pontoise, dans le 5e, aura une succursale 16 rue Linné, dans le même arrondissement, et une autre 56 rue Mirabeau, à Evry. Elle fournira une vingtaine de coopératives de consommation entre 1909 et 1911.]

- la Courtille, autrement dit la rue de Paris, (auj. rue de Belleville). « La partie inférieure de la grande rue de Paris est demeurée célèbre, sous le nom de Courtille, pour le défilé hideux et grotesque qui y terminait autrefois le carnaval » écrit le guide Joanne de 1863. Du faubourg du Temple jusqu’à l’église Saint-Jean-Baptiste, c’est une suite ininterrompue d’établissements de toutes tailles. A la barrière de la Courtille, Martin Nadaud travaille en 1834 : « la jeunesse de l’intérieur de Paris, qui travaillait en chambre, privée d’air pendant la semaine, y accourait en foule » le dimanche. Nadaud, lui, travaille en plein air mais vit dans un garni malodorant (il nous en détaille les odeurs de sanitaires et de chaussettes), où l’on est douze par chambre. Originaire d’un village creusois, il garde le goût de la nature.

- université populaire Fondation universitaire, 19 rue de Belleville. On retrouve Guillemin et Hamelin au siège de la revue Génération consciente, 27 rue de la Duée, à l'Université populaire du 20e, pour une conférence consacrée aux coopératives et aux « pots-de-viniers », conférence dont le Cercle des coopérateurs de la Bellevilloise allait mettre les idées en œuvre en expulsant manu militari ses gérants indélicats.

- coopérative de production d’ébénistes en sciences et fantaisie, 18 rue de Belleville.

- salle Favié, 13 rue de Paris. Fondée en 1830, elle pouvait accueillir 3 000 danseurs sur 1 100 m² ; c’était l’établissement favori des ouvriers de Belleville et de Ménilmontant. (En 1848, le Club des Montagnards de Belleville s’y réunit, présidé par Pottier, ancien fabricant de casquettes devenu commis voyageur, qui habite 108 rue de Ménilmontant ; le 23 juin 1848, ce sont ses membres qui défendront les barricades de la rue d’Angoulême et celles de la rue des Trois Bornes, et ils mettront deux généraux et 300 soldats hors de combat.)
Le père Favié, enrichi sous l’Empire refusant sa salle, c’est Dénoyez, au 8, qui devient la salle politique, mais les Montagnards de Belleville vont retrouver le chemin de Favié en 1870-71, la salle étant « réquisitionnée » par la Commune : on y entendra Vallès, Ranvier, Ferré, Rochefort. Le dernier coup de canon fédéré est tiré à midi, rue de Paris, de la barricade située en face de Favié, défendue par deux pièces de 12.
Favié mort vers 1871, le bal, sous la direction de son gendre, perd son caractère ouvrier et devient le rendez-vous des souteneurs et des filles publiques, mais la salle reste une salle politique où s’exprimeront Louise Michel, Jean Allemane, Edouard Vaillant... Le dimanche 6 novembre 1887 s’y tient un meeting organisé par les 22 chambres syndicales, avec 2 000 participants, surtout des gars du bâtiment, qui approuvent l’idée d’une grève générale suspendant la vie sociale dans tout Paris.
Le dimanche 5 août 1888, y a lieu une réunion organisée par les blanquistes à l’occasion de la grève des terrassiers et des verriers. Eudes, ancien général de la Commune en assure la présidence, alors qu’il s’écrie « Honte aux riches ! Honte aux traîtres ! Honte à la bourgeoi... » il tombe sur le pupitre, les bras en avant, la tête sur la carafe d’eau ; il expirera dans le jardin où on le transporte.
Le 11 août 1893, le Comité d’organisation de la Grève générale, issu du premier congrès unitaire des Syndicats et des Bourses tenu un mois plus tôt, se réunit salle Favié. Parmi une vingtaine d’orateurs, ce sont les anarchistes qui sont les plus écoutés. Le 24 septembre, nouvelle réunion, avec Bernard Besset, le 1er secrétaire de la Fédération des Bourses ; la salle est mise en vente peu après. Elle prendra ensuite le nom de Palais du Travail. Le mercredi 1er juillet 1908, à 8 h 30, un grand meeting de la CGT y aura encore pour ordre du jour « la grève générale », avec Griffuelhes et Yvetot comme orateurs, mais perturbé par des anarchistes individualistes, Libertad à leur tête, rien n’y sera décidé. Des représentations théâtrales en yiddish y sont données dans les années 1920.

Source Gallica
- grand marchand de vin Dénoyez, 8 rue de Paris (auj. de Belleville) Gambetta, Flourens, Vallès y prononcent encore en 1869 la plupart de leurs discours. A Dénoyez succèderont lesFolies-Belleville, la plus grande salle de bal de Paris.

- La Vielleuse, à l’angle de la rue de Belleville et du bd de Belleville, a été l’un des grands bals de la Courtille. Son miroir, touché par un obus de la grosse Bertha en 1918, n’a pas été réparé. A sa terrasse, le 13 juillet 1941, les jeunes communistes du 11e chantent les chants de la liberté et fêtent le 14 juillet. Il y a là Jean Capievic, responsable à l’Avant-Garde et à la propagande pour la région parisienne, Gilbert Brustlein, vendeur sur les marchés, Fernand Zalkinov, ouvrier  fourreur, Acher Semhaya, ouvrier du bâtiment, Simon Lichtenstein, Liliane Lévy, Maurice et Henri Chévit, Charles Dinestein, etc. La police arrête un certain nombre d’entre eux ; Liliane Lévy a juste le temps de se cacher avec les tracts dans les sous-sols du café. Le café est démoli le 15 février 1882.
Le miroir en question dans le JT Paris IdF du 2 février 1982 :

- Au Lapin Vengeur, barrière de Belleville (auj. place du Gal Ingold), au bout du faubourg du Temple. « Le dimanche, l’ouvrier vrai, écrit Denis Poulot, va se promener avec sa femme et ses enfants dans les promenades publiques, visite les musées, les expositions, l’été plus spécialement, va à la campagne dans les environs de Paris, à dix heures il est rentré. »
Passons à l’ouvrier, le second dans l’ordre décroissant de sa nomenclature : « Quand il fait beau le dimanche, à une heure, tout le monde en route, à Saint-Ouen (pour la friture), Joinville, Romainville ou Bondy, on dîne au Lapin Vengeur, [l’enseigne représente un lapin tuant d’un coup de pistolet un cuisinier] on rentre chargé de lilas ou de muguet, même de simples fleurs des champs ; à onze heures, tout le monde dort. »
Pour l’ouvrier mixte, « le dimanche, le dîner à la barrière est de rigueur, il prend son allumette de campagne, quelquefois un poteau kilométrique, mais rarement le poteau télégraphique. [argot des mécaniciens du chemin de fer, distinguant 5 degrés dans la biture ; ici les trois derniers] ».
Après la Commune, il fallut attendre 1881 pour que, sous la pression des conseils municipaux, le préfet de police autorisât le rétablissement de quelques-unes des fêtes des villages annexés : celles de Belleville, de Charonne, d’Auteuil, de Passy ; la Foire au Pain d’Epice seule, très surveillée, ayant perduré. Vallès commenta : le peuple « n’a pas encore le pain, mais on lui a rendu les spectacles. On a rétabli les foires dans les communes et les faubourgs. »
Comme dans toutes les salles de Belleville, fête et lutte sont indissociables : le 1er avril 1868, MM. E. Brisebarre et E. Blum, auteurs du Lapin vengeur, annoncent dans l'Indépendance dramatique que c'est naturellement au Lapin vengeur qu'ils régaleront les artistes du Châtelet si leur pièce atteint la centième.
En juin 1890, c'est au Lapin vengeur que les possibilistes réclament la création de lavoirs municipaux pour faire pièce à l'augmentation de 5 centimes/jour de leurs tarifs décidée par les propriétaires de lavoirs privés.
La cavalcade de mi-carême de mars 1893, qui part à 14h de l'annexe de la Bourse du travail de la rue J.-J. Rousseau, a pour point d'arrivée le Lapin vengeur. Ses sujets offrent là un banquet à la reine de la chambre syndicale ouvrière des blanchisseuses, une jolie brunette de 20 ans, Louise Vivien, après quoi le bal s'y ouvre à 23h.
Enfin en septembre 1924, après la scission syndicale, c'est au Lapin vengeur qu'une poignée de militants de la Seine et de la Seine & Oise crée une union interdépartementale qui prendra le titre, après la réunification de 1935, d'Union des Syndicats Ouvriers de la Région Parisienne (CGT).
Les tramways électriques empruntèrent tôt ces lignes dominicales : dès 1896, la ligne République-Romainville emmenait les voyageurs sur ses tramways à impériale.

Un jour, il y eut des contemporains

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Balade de l’œil sur la toile, aujourd’hui, mais on peut compter sur la persistance rétinienne pour que cette java des pupilles imprègne demain une déambulation in situ. Texte d’une diapo-causette faite à Carnavalet.

Le 2 décembre, c’est en 1804 le sacre, en 1805 Austerlitz et, en 1851, le coup d’Etat de Napoléon III. Mais le 2 décembre 1851 est aussi le jour de parution du 1er roman des Goncourt, qui s’intitule En mille-huit et deux points de suspension :En 18.. C’est enfin la date inaugurale de leur Journal. Jules a 21 ans, Edmond 29 ; c’est Jules qui tient la plume.

« Mais qu'est-ce qu'un coup d'État, qu'est-ce qu'un changement de gouvernement pour des gens qui, le même jour, doivent publier leur premier roman. Or, par une malchance ironique, c'était notre cas.  Le matin donc, lorsque, paresseusement encore, nous rêvions d'éditions, d'éditions à la Dumas père, claquant les portes, entrait bruyamment le cousin Blamont, un ci-devant garde du corps, devenu un conservateur poivre et sel, asthmatique et rageur.  — Nom de Dieu, c'est fait! soufflait-il.  — Quoi, c'est fait ?  — Eh bien, le coup d'État !  — Ah! diable... et notre roman dont la mise en vente doit avoir lieu aujourd'hui !  — Votre roman... un roman... la France se fiche pas mal des romans aujourd'hui, mes gaillards ! ­— et par un geste qui lui était habituel, croisant sa redingote sur le ventre, comme on sangle un ceinturon, il prenait congé de nous, et allait porter la triomphante nouvelle du quartier Notre-Dame-de-Lorette au faubourg Saint-Germain, en tous les logis de sa connaissance encore mal éveillés.  Aussitôt à bas de nos lits, et bien vite, nous étions dans la rue, notre vieille rue Saint-Georges [ils sont au n°43, 3eét. cour], où déjà le petit hôtel du journal Le National [au n°15bis] était occupé par la troupe... Et dans la rue, de suite nos yeux aux affiches, car égoïstement nous l'avouons, — parmi tout ce papier fraîchement placardé, annonçant la nouvelle troupe, son répertoire, ses exercices, les chefs d'emploi, et la nouvelle adresse du directeur passé de l'Élysée aux Tuileries — nous cherchions la nôtre d'affiche, l'affiche qui devait annoncer à Paris la publication d'En 18.., et apprendre à la France et au monde les noms de deux hommes de lettres de plus : Edmond et Jules de Goncourt.  L'affiche manquait aux murs. Et la raison en était celle-ci : Gerdès, qui se trouvait à la fois — rapprochement singulier — l'imprimeur de la Revue des Deux Mondes et d'En 18.., Gerdès, hanté par l'idée qu'on pouvait interpréter un chapitre politique du livre comme une allusion à l'événement du jour, tout plein, au fond, de méfiance pour ce titre bizarre, incompréhensible, cabalistique, et qui lui semblait cacher un rappel dissimulé du 18 Brumaire, Gerdès, qui manquait d'héroïsme, avait, de son propre mouvement, jeté le paquet d'affiches au feu. »

C’est l’un de ces rares moments où l’histoire et l’histoire littéraire coïncident exactement. A vrai dire un contre-exemple, la preuve de ce que la littérature est politiquement myope. On en a un autre cas aussi saisissant : vingt ans plus tôt, les Poésies de Théophile Gautier, 1ère plaquette d’un versificateur de 19 ans, sont apparues dans une vitrine du passage des Panoramas le 28 juillet 1830, au beau milieu des Trois Glorieuses.
C’est le paradoxe de ce 19ème siècle dont les artistes se sont voulus si résolument modernes, absolument de leur temps, véritablement contemporains.
A côté de ces gaffeurs qui publient à contretemps, le contemporain absolu, c’est Baudelaire. Lui, pendant la révolution de 1848, est sur une barricade, rue de Buci, et rédige au café de la Rotonde, au coin des rues de l’Ecole-de-Médecine et Hautefeuille, en compagnie de Champfleury et Courbet un journal qui s’appelle le Salut public ; lui meurt [à la maison de santé du Dr Duval, 1 rue du Dôme, 16e] en prononçant le nom de Manet et en écoutant du Wagner. Au moment de vérité de la mort, ce qui l’accompagne c’est l’art à la fois contemporain et d’avant garde, puisque c’est celui de Manet, de dix ans son cadet, exclu par les autorités académique, cette même année 1867, de l’Exposition universelle ; et celui de Wagner, de dix ans son aîné, dont le Tannhäuser a été copieusement sifflé à l’Opéra [encore rue Le Peletier] de Paris.

A propos de Baudelaire, 5 ans après la mort du poète, Edmond de Goncourt est chez le peintre Fantin-Latour [8, rue des Beaux-Arts, rdc] :

Lundi 18 mars 1872. « De là, je suis entraîné chez Fantin. Il y a, dans le fond de l'atelier, une immense toile représentant une apothéose réaliste de Baudelaire, de Champfleury, et il y a sur un chevalet une immense toile représentant une apothéose des Parnassiens, apothéose où se trouve au milieu un grand vide, parce que, nous dit le peintre, tel et tel n'ont pas voulu être représentés à côté de confrères, qu'ils traitent de m…, de voleurs.
Au fond une peinture qui a de remarquables qualités, mais manquant un peu de consistance, une peinture comme légèrement voilée par les fumées, qui hantent la tête au rayonnement roux de l'artiste. »

« l’apothéose réaliste », c’est celle-ci :

Hommage à Delacroix, 1864, Fantin-Latour
De g. à d., debout autour d’un portrait de Delacroix : Louis Cordier, Alphonse Legros, Whistler, Edouard Manet, Félix Bracquemond, Albert de Balleroy ; assis : Louis Edmond Duranty, Fantin-Latour, Jules Husson dit Champfleury, Charles Baudelaire.

Il y a sur cette toile des noms pour nous aussi célèbres que Whistler et Manet, qui pour Edmond sont quantité négligeable, tandis qu’il cite Champfleury, qui pour nous est tombé dans l’oubli.
Goncourt parle « d’apothéose réaliste » quand le tableau s’appelle Hommage à Delacroix, le seul peintre moderne que Baudelaire ait placé parmi les Phares de l’humanité, avec ce vers « Delacroix, lac de sang hanté des mauvais anges... » Delacroix qui a pu écrire : « Ce qu’il y a de plus réel pour moi ce sont les illusions que je crée avec ma peinture ». Vous parlez d’un réalisme !

Le duo Baudelaire – Champfleury était déjà réuni sur ce tableau de Courbet :

l'Atelier du peintre (censément celui de la rue Hautefeuille),1854, Courbet
Y sont assis, côté droit, l’un derrière l’autre, comme en chemin de fer, Courbet et son profil assyrien, Champfleury, le théoricien, et Baudelaire, repris d’un tableau de sept ans antérieur, L’homme à la pipe. Et tant d’autres, qu’il décrit dans une lettre à Champfleury :

« Le tableau est divisé en deux parties. Je suis au milieu peignant. A droite sont les actionnaires, c'est-à-dire les amis, les travailleurs, les amateurs du monde de l’art. A gauche, l’autre monde de la vie triviale, le peuple, la misère, la pauvreté, la richesse, les exploités, les exploiteurs, les gens qui vivent de la mort. Je vais vous énumérer les personnages en commençant par l’extrême gauche.
Au fond de la toile se trouve un juif que j’ai vu en Angleterre, traversant l’activité fébrile des rues de Londres en portant religieusement une cassette sur son bras droit et la couvrant de la main gauche. Il semblait dire, c’est moi qui tient le bon bout. Il avait une figure d’ivoire, une longue barbe, un turban puis une longue robe noire, qui traînait à terre. Derrière lui est un curé d’une figure triomphante avec une trogne rouge. Devant eux est un pauvre petit vieux tout grelin, un ancien républicain de 93 (ce ministre de l’intérieur, par exemple, qui avait fait partie de l’Assemblée quand on a condamné à mort Louis XVI, celui qui suivait encore l’an passé les cours de la Sorbonne), homme de quatre-vingt-dix ans, une besace à la main, vêtu de vieille toile blanche rapiécée, chapeau brancard, il regarde à ses pieds des défroques romantiques (il fait pitié au juif).
Ensuite un chasseur, un faucheur, un hercule, une queue-rouge, un marchand d’habits galons, une femme d’ouvrier, un ouvrier, un croque-mort, une tête de mort dans un journal, une Irlandaise allaitant un enfant, un mannequin. L’irlandaise est encore un produit anglais. J’ai rencontré cette femme dans une rue de Londres, elle avait pour tout vêtement un chapeau en paille noire, un voile vert troué, un châle noir effrangé sous lequel elle portait un enfant nu sous son bras. Le marchand d’habits préside à tout cela, il déploie ses oripeaux à tout ce monde qui prête la plus grande attention, chacun à sa manière. Derrière lui une guitare et un chapeau à plumes au premier plan.
Seconde partie. Puis viens la toile sur mon chevalet, et moi peignant avec le côté assyrien de ma tête. Derrière ma chaise est un modèle de femme nue. Elle est appuyée sur le dossier de ma chaise, me regardant peindre un instant ; ses habits sont à terre en avant du tableau. Puis un chat blanc près de ma chaise. A la suite de cette femme vient Promayet, avec son violon sous le bras, comme il est sur le portrait qu’il m’envoie. Par derrière lui est Bruyas, Cuenot, Buchon, Proudhon (je voudrais bien avoir aussi ce philosophe Proudhon qui est de notre manière de voir, s’il voulait poser j’en serais content ; si vous le voyez, demandez-lui si je peux compter sur lui). Puis vient votre [celui de Champfleury] tour en avant du tableau. Vous êtes assis sur un tabouret, les jambes croisées et un chapeau sur vos genoux. A côté de vous, plus au premier plan encore, est une femme du monde avec son mari, habillée en grand luxe. Puis à l’extrémité à droite assis sur une table d’une jambe seulement est Baudelaire qui lit dans un grand livre. A côté de lui est une négresse qui se regarde dans une glace avec beaucoup de coquetterie. Au fond du tableau, on aperçoit dans l’embrasure d’une fenêtre deux amoureux qui disent des mots d’amour, l’un est assis sur un hamac. Au-dessus de la fenêtre de grandes draperies de serge verte. Il y a encore contre le mur quelques plâtres, un rayon sur lequel il y a une fillette, une lampe, des pots ; puis des toiles retournées, puis un paravent, puis plus rien qu’un grand mur nu. »

Au-dessus de Champfleury, donc, Proudhon, le philosophe, auteur de Du principe de l’art et de sa destination sociale, Proudhon, qui condamne les auteurs romantiques auxquels il reproche de peindre leurs impressions personnelles et non pas celles de la collectivité, mais fait l’éloge de Courbet qui s’est intéressé à ses contemporains et a créé une peinture socialiste avec des toiles comme Les Casseurs de pierre.

C’est tout le problème des écoles, et des groupes d’amis. Ni Proudhon, ni Baudelaire n’ont posé pour Courbet malgré les efforts de Champfleury qui devait les réunir ; de même qu’Edmond Maître n’avait pu réunir Hugo, Gautier, Banville, Leconte de l’Isle qui devaient l’être pour l’Anniversaire, le 50e de la naissance de Baudelaire, qui est le tableau qu’Edmond de Goncourt a vu « sur un chevalet » chez Fantin-Latour.

C’est la différence entre la réunion forcée dans une allégorie et la pose pour une photographie :

Le surréalisme en 1930, Man Ray
Devant l’atelier de Tzara, 15, av. Junot, Man Ray prend le groupe surréaliste dont lui-même, une main sur l’épaule de Dali, (on sent qu’il vient de se replacer après avoir lancé le retardateur), Arp, Eluard, Tanguy, Max Ernst, Breton et Crevel.

Reprenons le Journal des Goncourt : « Lundi 18 mars. (…) De là, je suis entraîné chez Fantin. Il y a, dans le fond de l'atelier, une immense toile représentant une apothéose réaliste de Baudelaire, de Champfleury, et il y a sur un chevalet une immense toile représentant une apothéose des Parnassiens, apothéose où se trouve au milieu un grand vide, parce que, nous dit le peintre, tel et tel n'ont pas voulu être représentés à côté de confrères, qu'ils traitent de m…, de voleurs.»

Ca, c’est dans l’édition parue du vivant d’Edmond. Dans l’édition intégrale, on trouvait : « Je suis entré chez Fantin, le distributeur de gloire aux génies de brasserie. Il y a sur le chevalet une immense toile représentant une apothéose parnassienne de Verlaine, de d’Hervilly, etc., apothéose où il se trouve un grand vide, parce que, nous dit-il naïvement, tel ou tel n’ont pas voulu être représenté, à côté de confrères qu’ils traitent de maquereaux, de voleurs. »


Un coin de table, 1872, Fantin-Latour
Attablés, de g. à d. : Verlaine, Rimbaud, , Léon Valade, Ernest d'Hervilly, Camille Pelletan et le pot de fleurs remplaçant Albert Mérat ; debout : Elzéar Bonnier, Émile Blémont, Jean Aicard.

Ce qui reste du projet d’Anniversaire, c’est le livre que tient d’Hervilly, qui devait être un livre de Baudelaire. En 1891, Edmond fait le choix de ce qu’il publiera de son journal dans le 5e tome, et substitue « une apothéose des Parnassiens »à « une apothéose parnassienne de Verlaine, de d’Hervilly, etc. » C’est l’année où paraissent les Poésies de Rimbaud (les Illuminations sont parues entre temps, en 1886), et l’année de la mort du « voyant ». Rimbaud est pourtant dans le « etc. », il n’existe pas pour l’aîné des Goncourt.
Verlaine en tous cas a posé en chair et en os au 8, rue des Beaux-Arts ; ça a été le prétexte de ses absences quotidiennes du domicile conjugales et le moyen de retrouver clandestinement Rimbaud.

Ces deux tableaux, « l’apothéose réaliste de Baudelaire », et « l’apothéose parnassienne » où Baudelaire n’est plus qu’un souvenir sur une couverture palimpseste, célèbrent au moins leurs contemporains, sont des instantanés de générations, auxquels Fantin-Latour ajoutera, en 1885, celui-ci :

Autour du piano, 1885, Fantin-Latour
De g. à d. : Adolphe Julien, Arthur Boisseau, Emmanuel Chabrier au clavier, Camillle Benoit qui lui tourne les pages, Edmond Maître, Antoine Lascoux, Vincent d’Indy, Amédée Pigeon, tous wagnériens. Chabrier, chef des chœurs aux Concerts Lamoureux [alors au Théâtre du Château-d’eau, 50 rue de Malte], créés pour faire connaître la musique de Wagner, Vincent d’Indy, qui sera le fondateur [en l’église Saint-Gervais] d’une Schola Cantorum, qui aura pour élèves Honegger, Auric, Milhaud.

C’est le moment où toute une génération est devenue wagnérienne et se promène à Paris avec à la boutonnière le cygne blanc de Lohengrin, quand Baudelaire et Gautier étaient presque les seuls, en tous cas les premiers à l’être 25 ans plus tôt.
Le long 19e siècle, celui qui va jusqu’à la guerre de 1914, qui est le premier à s’éprouver contemporain, ponctue son avancée de « photos de classe ». On a eu ainsi, pour en rester au domaine de la musique, 40 ans avant « l’apothéose wagnérienne » ci-dessus, celle des romantiques, dans un regroupement tout d’imagination :

Franz liszt au piano, 1840, Joseph Danhauser
De g. à d. : Dumas, Berlioz ou Hugo, George Sand, Paganini, Rossini, Franz Liszt, Marie d’Agoult en groupie (buste de Beethoven par Anton Dietrich ; portrait de Byron au mur)

On aura bientôt celle du groupe des 6 :

Le groupe des Six, (nom donné par le critique Henri Collet dans Comœdia),1922, Jacques-Emile Blanche
De g. à d. : Germaine Tailleferre, Darius Milhaud, Arthur Honegger, Jean Wiener qui remplace Louis Durey (celui-ci a quitté le groupe l’année précédente), la pianiste Marcelle Meyer, Francis Poulenc, Georges Auric et Jean Cocteau.
Il y a, chez ces musiciens, un goût prononcé pour la réalité moderne : la locomotive Pacific 231 pour Honegger, en 1923, le Train bleu que cette loco tire jusqu’à la Côte d’Azur pour Milhaud, en 1924 ; sans compter le cinéma : Auric, compositeur de tous les films de Cocteau, de Moulin Rouge (Huston) aussi bien que de la Grande vadrouille ; Honegger du Napoléond’Abel Gance et de quantité d’autres pellicules ; Milhaud de l’Espoir de Malraux ; Wiener des Bas-Fonds de Renoir ou du Mouchette de Bresson.
Louis Durey sera l’un des fondateurs, en 1849, de l’Association française des musiciens progressistes et mettra en musique Mallarmé, Apollinaire comme Hô Chi Minh et Mao Zé Dong.

L’anti-modèle, c’est l’hémicycle de l’école des Beaux-Arts, de Paul Delaroche, terminé en 1841, et dont on ne voit ci-dessous que 8 des 74 figures de l’Antiquité ou de la Renaissance :

« Un goût décidé pour la réalité moderne », c’était ce que Baudelaire trouvait chez Manet.
"Celui-là serait le peintre, le vrai peintre, qui saurait nous faire voir et comprendre combien nous sommes grands dans nos cravates et nos bottes vernies." in Réflexions sur quelques-uns de mes  contemporains.

Le goût pour la réalité moderne, en peinture, c’est par exemple le fait divers : le Radeau de la Méduse, de Géricault, 1819 ; les Massacres de Scio, de Delacroix, en 1819 ; c’est l’arrachement du corps féminin à sa transfiguration mythologique : la Renommée distribuant des couronnes à l’hémicycle des Beaux-Arts passe très bien, en revanche le Déjeuner sur l’herbe, de Manet, c’est à dire une femme nue « contemporaine » puisqu’elle est au milieu d’hommes habillés de vêtements contemporains, ou l’Olympia du même, c’est à dire une courtisane là où l’on attendait la mère d’Alexandre, voilà qui fait scandale.
Cette fascination pour la réalité va jusqu’au moulage : prétendu : la Femme piquée par un serpent, de Clésinger, ou réel : ceux de Marix (la modèle de la Renommée) par Geoffroy de Chaume.

On ne laissera pas Marix, sans dire qu’elle était l’égérie de Boissard de Boisdenier, le fondateur du club des Haschischins, à l’hôtel de Pimodan (Lauzun ; 17 quai d’Anjou), où viendra, en 1846, un Dr Moreau, médecin aliéniste de Bicêtre, pour y étudier la production de rêves sans sommeil. Soixante-dix ans plus tard, Breton, qui voulait bien considérer d’ailleurs que le surréalisme était la queue du romantisme, donnera aux rêves la place que l’on sait.

L’antithèse de l’hémicycle, c’est celui-ci : toute la société du temps est là :

la Musique aux Tuileries, 1862, Manet
A gauche, au premier plan, Edouard Manet et Albert de Balleroy, debout, Zacharie Astruc, assis, Mme Loubens, une amie de la famille Manet, et l’épouse du commandant Lejosne, en voilette. Derrière Mme Loubens, Baudelaire, de profil, converse avec Théophile Gautier et le baron Taylor. A l’arrière-plan, Aurélien Scholl, Legros, Fantin-Latour, Duranty. Debout à droite, incliné, Eugène Manet ; Offenbach avec son lorgnon à cordon ; l’homme qui salue serait le peintre Charles Monginot. De dos, en haut de forme gris, dépassant tous les autres, Marc Trapadoux, surnommé « le géant vert » à cause d’un pardessus de cette couleur qu’il affectionnait, manteau qui était son bureau, plein de livres et de papiers.

L’école de Manet, Fantin-Latour, bien sûr, l’avait croquée comme les autres :

Un atelier aux Batignolles, 1870, Fantin-Latour
Manet fait le portrait de Zacharie Astruc, devant, de g. à d.: Otto Schölderer, Pierre-Auguste Renoir, Emile Zola, Edmond Maître, Frédéric Bazille, Claude Monet.

Fantin, Edmond l’a qualifié, on l’a vu, de « distributeur de gloire aux génies de brasserie » ; il visait ainsi d’évidence et le café Guerbois [alors 9 Grande-Rue des Batignolles, auj. av. de Clichy] et le groupe de Manet.
On aura remarqué sur la toile la présence de Zola qui, écrivain au milieu des peintres, remplace dans ce rôle le Baudelaire de l’hommage à Delacroix, 8 ans plus tôt. Du goût pour la réalité moderne, du réalisme, donc, à la théorie du reflet, dans son sens presque « réaliste socialiste », il n’y a qu’un pas quand Zola écrit en 1879 : « Aujourd’hui, notre République paraît fondée, et dès lors elle va avoir son expression littéraire. Il doit y avoir accord entre le mouvement social, qui est la cause, et l’expression littéraire, qui est l’effet. Cette expression, selon moi, sera forcément le naturalisme. »

Mais déjà Hugo, en 1830, dans la préface de l’édition d’Hernani qui suivit les premières représentations, écrivait : « Le romantisme n’est, à tout prendre, que le libéralisme en littérature. »

Si l’action d’Hernani se passe au 16e siècle, et que seuls le vocabulaire et la versification en sont modernes, la « théorie du reflet », au théâtre, a un moment saisissant qui est la première de la Vie de Bohême, aux Variétés [7, bd Montmartre]. Le feuilleton a été écrit au jour le jour, et ses héros, ses protagonistes, sont à la fois représentés sur la scène et en chair et en os dans la salle : la scène est véritablement le miroir du parterre où toute la génération parisienne des 25 ans est là.

Le roman, c’est un miroir qu’on promène au long des chemins disait Stendhal, et l’on a eu ainsi, comme en peinture, la littérature de fait divers : le Rouge et le Noir, en 1830 ; Madame Bovary, tirée d’un « incident de la vie bourgeoise », où encore la Sœur Philomène, des Goncourt, tirée d’une anecdote que leur a racontée Bouilhet, et qui a fait entrer, en 1861, l’hôpital dans la littérature.

Mais les choses ne sont jamais simples : au moment où Madame Bovary est jugée pour son réalisme, les Goncourt entendent Gautier et Flaubert s’écharper à propos d’assonances et leur sembler ainsi des « grammairiens du bas-empire ».
La réalité est évidemment multiple, tout dépend de ce que l’on en retient : la musique des mots n’est pas moins réelle que la couleur des choses – et l’on dira d’ailleurs des Goncourt qu’ils ont une conception picturale de la littérature – et la couleur des choses n’est jamais que leur surface.

A la fin du siècle, le symbolisme abandonne le miroir et l’envie de refléter les choses pour celle de les évoquer. Edmond se plaint : il a certes voulu dématérialiser le naturalisme, mais lui a tout de même inventé des personnes vivantes.

En peinture, voilà symbolistes et nabis :

Hommage à Cézanne, 1900, Maurice Denis
Chez Ambroise Vollard, 6 rue Laffitte, autour d’un tableau de Cézanne, se tiennent, de g. à d. :Odilon Redon, Vuillard, le critique d’art Alfred Mellerio, Vollard et Maurice Denis, Seruzier, Ranson, Roussel, Bonnard, Marthe Denis, épouse et muse de l’auteur.

Et c’est ce tableau que l’on retrouvera dans la maison de Gide, que l’on voit ici au milieu des symbolistes littéraires.

La lecture, 1903, Théo Van Rysselberghe
A Saint-Cloud, chez Emile Verhaeren, ce dernier fait la lecture à Felix Le Dantec, Francis Vielé-Griffin, Henri-Edmond Cross, André Gide, à droite, moustache, la tempe contre l’index, Maurice Maeterlinck, les bras croisés sur le dossier du fauteuil de Gide, Félix Feneon, accoudé à la cheminée, Henri Ghéon mais l’on cite aussi Stuart Merrill.

Apollinaire est le dernier d’une longue lignée à pousser le cri de guerre de la modernité, à repousser l’antiquité :
« A la fin tu es las de ce monde ancien
Tu en as assez de vivre dans l’antiquité grecque et romaine
Ici même les automobiles ont l’air d’être anciennes
Tu lis les prospectus les catalogues les affiches qui chantent tout haut
Voilà la poésie ce matin et pour la prose il y a les journaux... »


Apollinaire et ses amis, 1909, Marie Laurencin
Au Bateau-Lavoir, lors d'un banquet en l'honneur du Douanier Rousseau, Apollinaire est au milieu de Picasso, Gertrude Stein, Fernande Olivier, des poètes  Marguerite Gillot et Maurice Cremnitz, et Marie Laurencin, à droite, en cygne mauve.

La réalité, le cubisme la met au sens propre dans ses tableaux, avec ces morceaux de journal collés sur la toile, en même temps qu’il en donne tous les plans, qui se recomposent en volume en avant du tableau. D’un autre côté, il réduit le monde à ce qui peut tenir sur la table d’un café : le verre, la carafe, la pipe et le cendrier...


Le banquet Braque, 1917, Marie Vassilieff
Modigliani, devant la porte, vient d’arriver à l’improviste à la « cantine » du 21, av du Maine. Matisse présente la dinde au couteau sacrificiel de Marie Vassilieff, puis viennent Blaise Cendrars avec casque mais sans  bras droit, Picasso, Marcelle, la femme de Braque, couronnée de lauriers comme lui, Walther Halvorsen, Léger en casquette, Max Jacob, Béatrice Hastings, Alfredo Pina, son amant, qui tient un revolver, Braque, le héros du jour, cherchant les bouteilles à tâtons, Gris, et un inconnu.

La territorialisation fait partie de ce goût de la réalité. D’où tu parles ? demanderont des années plus proches de la nôtre. Blaise Cendrars avait écrit dans Panama : « Remy de Gourmont habite au 71 de la rue des Saint-Pères ». La ligne de métro Nord-Sud donne son nom à la revue de Pierre Reverdy le 15 mars 1917, c’est celle qui assure le passage de Montmartre à Montparnasse et du cubisme à l’école de Paris :


Hommage aux amis de Montparnasse, 1960mais sujet 1920, Marevna Vorobieff
De g. à d. : Diego Rivera, Marevna et leur fille Marika, Ehrenbourg, Soutine, Modigliani, sa femme Jeanne Hébuterne, Max Jacob, Kisling, Zborowski.

Bien sûr, on peut penser que par-delà les querelles esthétiques, théoriques, il y a aussi – peut-être surtout – l’affirmation d’une génération face à ses aînés : « un lot d’adolescents qui se serrent en troupeau de lutteurs » comme l’écrivait Vallès dans son Tableau de Paris. Quand Sartre, au Flore, et devant Simone de Beauvoir, cela va sans dire, qui nous le rapporte, demande à Queneau ce qui lui reste du surréalisme, il répond : « L’impression d’avoir eu une jeunesse. » L’école, fût-elle artistique, est par nature le lieu de la jeunesse.


Le groupe existentialiste devant St-Germain-des-Prés, 1944, Georges Patrix (Emile Binet)
Aux côtés de Paul Boubal, patron du Flore, Boris Vian dont la trompette dépasse, et Jacques Prévert devant le clocher, Raymond Duncan en toge, Jean Genet (calotte de bagnard), Juliette Gréco et Sartre en pastiche de Marie Laurencin et Apollinaire sur la toile du douanier Rousseau.

La jeunesse, Queneau savait que ça ne dure pas, et il écrivait alors pour que Juliette Gréco le chante : « Si tu t’imagines fillette, fillette Kça va kça va kça, Kça va kça va kça, va durer toujours, va durer toujours... ».
Et comme on a commencé avec les Goncourt, on finira avec leur Académie, telle qu’elle se présentait en 1956, ce qui est le plus tardif des portraits de groupe s’il n’est pas sûr que ce soit celui d’une avant-garde. 
 Bernard Buffet, Portrait des académiciens Goncourt, 1956.

Mme Merckel allume le feu

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            On ne résiste pas, juste pour le fun :
            D’abord, il faut se rappeler que, dans les années 1830, les allumettes ne sont guère auto-allumeuses : tiges enduites de chlorate de potasse et de souffre, on les trempe dans un flaconnet d’amiante imprégnée d’acide sulfurique et elles s’enflamment aussitôt à l’air. Existent également des allumettes par frottement (dites aussi de cuisine), recouvertes de sulfure d’antimoine et de chlorate de potasse. Les unes comme les autres ne sont pas sans danger. Mme Merckel commercialise des boites simples à 10 c., et des mécanismes, comme le magicien tournant sur lui-même et vous présentant une bougie allumée, qui peuvent aller jusqu’à 60 fr. et au delà.
Mme Merckel, en 1858, est passée 7, rue du Petit-Hurleur. Gallica

            Mme Merckel, 34 rue du Bouloy dans la graphie de l’époque (auj. Bouloi), a d’abord eu l’idée, pour le corps des allumettes, de remplacer le bois par une mèche enrobée de cire « et, hâtons-nous de le dire [‘nous’ c’est le SEIN, acronyme qu’on n’invente pas plus que Mme Merckel, pour ‘Société d’Encouragement de l’Industrie Nationale’], la substitution de ces substances n’entraîne pas une augmentation dans le prix net de revient tant la main d’œuvre a pu être réduite par suite de ce changement. »
            Déjà remarquée par le jury de l’Exposition de 1834, « Mme Merckel a, depuis lors, augmenté beaucoup sa fabrication toute spéciale, et une notable partie de ses produits sont vendus pour l’exportation », note celui de 1839, qui lui confirme sa médaille de bronze. Tandis que le SEIN, qui lui attribue une médaille d’argent, assure, pour donner une idée de l’importance de la maison, qu’elle  « dépense 5 à 6 000 fr. et plus par mois pour des ouvriers qu’elle paye 1,5 à 6 fr. par jour ». Un calcul approximatif donne donc un personnel compris entre 35 et 110 personnes pour cette entreprise, qui passe pour la plus importante du secteur, et qui ajoute des ateliers de ferblanterie, de cartonnage, à la fabrication des allumettes  proprement dite. Par comparaison, la fabrique de Joseph Morillon, boulevard de la Chopinette (auj. de la Villette), « où l’on recouvre simplement de mastic les allumettes à friction, occupe de 150 à 200 ouvriers de tout sexe et de tout âge. »

Trimbaler un chapiteau, quel cirque!

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            Le dimanche 10 mars 1839, à 10 heures du matin, pendant que les cloches de Saint-Philippe appellent à l'office, un attelage de douze chevaux et cent cinquante à deux cents hommes qui poussent et qui tirent, ont pour tâche d'amener un chariot lesté de plus de dix tonnes au milieu de la chaussée du Faubourg du Roule, pratiquement à la hauteur de l’actuel hôtel Salomon de Rothschild. C'est l'achèvement de dix-huit mois de travail à la vénérable fonderie des Bourbons mise par le roi des Français à la disposition de MM Soyer et Ingé. Leur atelier du 28, rue des Trois Bornes n'avait de loin pas l'ampleur suffisante pour couler un objet de plus de six mètres de côté. Le chapiteau de fonte, surchargé de bouquets et de drapeaux, qui s'ajoutent aux guirlandes, aux palmes et aux têtes de lion du bronze, commence à s'ébranler très lentement à la sortie de la grand-messe. Les haleurs, qui passeront pour cela de l'avant à l'arrière du convoi, doivent soulager l'attelage en montée et retenir la charge en descente. Avec la rue du Faubourg Saint-Honoré, on commence par le moins facile ; on aura plus de commodité pour la manœuvre, même si la pente y est aussi plus raide, sur les boulevards dont on déroulera ensuite la succession entière jusqu'à la place de la Bastille.
            Un cortège de blouses et de casquettes, mais tout utilitaire, défile ainsi dans le riche faubourg. A mesure qu'il se rapproche du Louvre, les bourgeois qu'il croise, quand Monsieur est avec Madame, se rendent au Salon du Louvre, inauguré une semaine plus tôt. La presse leur a dûment signalé le portrait de la famille royale au grand complet, y compris le comte de Paris nouveau né dans les bras maternels, par Winterhalter, et les cinq tableaux d'Ary Scheffer, dont quatre sur des sujets empruntés à Goethe, empreints de « la sentimentalité mélancolique qui plaît tant aux femmes et aux poètes. » Entre eux, les hommes parlent de politique. Le cabinet Molé, sans majorité depuis deux mois, a réitéré sa démission la veille, tirant la conclusion de l'échec des ministériels aux législatives. Le roi avait tenu fermement les rênes deux années durant par l'intermédiaire de ce gouvernement « inodore », « de laquais », comme on voudra, qui ne comptait aucune figure du Parlement. Cette période semble bel et bien close, encore faudrait-il que la coalition qui a si bien su renverser le ministère soit capable de s’accorder pour en former un nouveau ?
            A l'extrémité de la rue Delamichodière, un cocher a fait stopper son omnibus pour s'assurer que la voie est libre sur le boulevard de la Chaussée d'Antin. Il sait la lenteur du convoi et il ferait éventuellement un détour plutôt que d'avoir à attendre qu'il soit passé. C'est que, de la place du Carrousel, il conduit jusque dans la gare de la rue de Londres les voyageurs pour Saint-Germain. Avec les beaux jours revenus, le train connaît une grande affluence, la terrasse de son terminus détrônant la Petite-Provence bien abritée du bout du jardin des Tuileries. 
Lecture du journal par les Politiques de la Petite Provence au jardin des Tuileries, au 18e siècle. Gallica

            Dans la montée du boulevard Bonne Nouvelle, il est alors 5 heures du soir, un essieu rompt. Le décor a changé du tout au tout, le large boulevard, avec ses quatre rangées d'arbres, est le seul endroit où l'ouvrier peut trouver un peu d'air. Ici haleurs et badauds se ressemblent. Ici chacun peut apporter son grain de sel, pousser à la roue. Il faut quand même deux heures pour réparer sous cette charge énorme. Quand le charriot repart, prudemment, la foule l'accompagne, prête à toute éventualité. Le collier des réverbères à gaz a été allumé entretemps en avant comme en arrière de la marche. Le plat du Château d'eau enfin atteint, tout le monde tourne la tête vers le tas de gravats noircis, à gauche, au débouché de la rue des Marais. Le Diorama, et l'appartement de Daguerre, son inventeur, entièrement détruits par le feu l'avant-veille, ne sont plus que ces ruines calcinées.
            Sur ses quatre roues, le chapiteau, malgré son incroyable lenteur, avance pourtant plus vite que la colonne de Juillet qu'il doit couronner. Depuis bientôt huit ans, elle traîne, l'hommage du roi à ceux qui l'ont porté au pouvoir n'est guère empressé. L'agiotage va autrement plus vite. Boulevard du Crime, comme on appelle l’alignement des théâtres derrière, ici, un cinquième rang d'arbres, tout le monde a ri aux filoutages de Robert Macaire, la caricature du régime. Sa Société du bitume bitumineux ! Son Assurance contre les punaises ! 
              On a dépassé la maison d'où est partie l'avant-dernière tentative de régicide, celle de Fieschi et des sociétaires des Droits de l'Homme, Pépin et Morey, et l'on arrive aux Filles du Calvaire quand un cheval tombe. L'attelage est épuisé. La foule vient à la rescousse, dételle, d'innombrables mains s'intercalent sur le moindre bout de corde entre celles des haleurs. Elle rythme son effort, qui n'en est presque pas un vu son nombre, par la Marseillaise et le Chant du départ : La République nous appelle, Sachons vaincre ou sachons périr, Un Français doit vi-ivre pour el-le, Pour elle un Français doit mourir... 
Attentat de Fieschi, le 28 juillet 1835 alors que Louis-Philippe passe en revue la garde nationale sur le boulevard du Temple, par Eugène Lamy. Wikipedia
            A la hauteur de la rue Saint-Sébastien qui, par le pont sur le canal Saint-Martin, mène rue Saint-Ambroise Popincourt, les ouvriers de Saulnier aîné sont là. C’est leur boîte, au 5 de la rue Saint-Ambroise Popincourt, qui ajuste actuellement les tambours du fût de la colonne et a mis au point pour cela une machine à raboter les métaux sur sept mètres de long.
            Le cortège arrive à la Bastille, il est 10 heures du soir. Une masse impressionnante, – 20 000 personnes écrira le National -, attend déjà autour de la colonne sans tête comme d’ailleurs sans beaucoup de fût. Les chants des arrivants y rencontrent un écho démultiplié : Le peuple souverain s’a-a-avance, Tyrans descendez au cercueil… Le moignon de colonne n’a commencé à dépasser son faux-col de marbre que depuis peu et les premiers tambours de s’ajuster autour des spires de l’escalier qui font leur ossature. Le chapiteau qui arrive a été fondu d’un seul jet mais vu l’état de la colonne, il en a pour un bout de temps à rester posé à côté.
            Trois morceaux de drap rouge ont fait leur apparition, de jeunes ouvriers les nouent au bout de perches. Un groupe assez nombreux repart en sens inverse du cortège, ils crient « Vive la liberté ! Vive la République ! A bas les ministres ! »
            Ils sont peut-être trois cents derrière leurs drapeaux, ils remontent le boulevard en courant, la sortie des théâtres ne les grossit pas. Arrivé à la porte Saint-Denis, le groupe descend, à gauche, cette même rue qui sépare Paris en deux moitiés très inégales, sinon en dimensions du moins en importance : les bourgeois des ouvriers, les électeurs (moins de 15 000 pour les douze arrondissements de Paris et les deux supplémentaires de la Seine) des assujettis, les sociétés en commandite des bras de chemise. A la hauteur de Saint-Magloire, s’apprête à leur couper la route celle que le préfet Rambuteau lance, large et rectiligne, de la pointe Saint-Eustache à la rue de Paradis, au Marais. Les rues tortueuses, expliquent les journaux, avaient été utiles au franc bourgeois qui devait se garder des archers du baron féodal, c’est aujourd’hui exactement le contraire qu’il faut pour couper le pied à l’émeute. [Le 27 septembre 1839, la presse commencera de laisser entendre que la rue sera certainement baptisée du nom du préfet ; ce sera chose faite avec l’ordonnance royale du 15 novembre.]
            Comme le cortège arrive au marché des Innocents, les gardes municipaux du poste de la Lingerie (sur le bord ouest de la place) prennent les armes ; le groupe s’égaille rue Saint-Denis et rue des Déchargeurs. Il se reforme plus bas, traverse le pont au Change. Le poste de la ligne fait une sortie devant le Palais de Justice et une brigade de sergents de ville débouche de la rue de Jérusalem, elle se rue sur les drapeaux rouges. Les porteurs les défendent comme ils peuvent mais se font embarquer et quelques autres avec eux. Ceux qui restent, après le pont Saint-Michel, tournent en direction de la rue Hautefeuille. L’école de dessin gratuite est au bout. Les ouvriers du bâtiment en connaissent le chemin, c’est là qu’ils vont prendre un peu de toisé et de géométrie pour avancer dans leur métier. Et c’est comme ça qu’ils ont côtoyé cette « jeunesse des écoles » assez souvent républicaine en droit et en médecine.
            Ils entrent au Café Dupuytren en criant : « Nous sommes tous des frères, Vive la République ! Les écoles avec nous ! »
            Le lendemain, le quartier est encombré d’uniformes. Des escouades de sergents de ville et des pelotons de garde municipale ont passé la nuit sur la place de l'École de Médecine.
Cette arcade qui faisait partie des bâtiments de la Préfecture de Police fut transportée en ... au Musée Carnavalet ou elle figure comme porte d'entrée sur la rue des Francs-Bourgeois. Gallica

            A l’hôtel de la rue de Jérusalem, Gabriel Delessert, le préfet de police s’installe dans son cabinet à 7 heures et demie précises. Sur sa table, les rapports concernant les évènements de la nuit. Il y a là de quoi en faire inculper quelques-uns pour rébellion par discours et cris proférés dans un lieu public… Pour le reste, tout dépendra de ce qu’on trouvera chez eux. Demander perquisitions domiciliaires. Les principales accusations de voies de fait visent un courtier en librairie de 23 ans…

Une émeute de saison

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L’église Saint-Merri est en vue. Ce dimanche 12 mai 1839 au début de l’après-midi, un certain nombre d’ouvriers ont dans leur poche un petit carré de papier, avec trois lignes qu’il savent par cœur : « marchand de vins / 10 rue Saint-Martin / 2 heures ½ ». La monarchie du juste milieu est sans gouvernement depuis plus de deux mois, la formation d'un nouveau ministère ne parvient toujours pas à aboutir. Deux mois que la coalition tourne en rond, que la tête de poire la regarde valser et encourage les danseurs jusqu’à l’épuisement. On n’est quand même pas convoqués de nouveau pour être passés en revue ?
Voilà des sectionnaires qui sortent déjà du café : le chauffeur de la pompe, un débourreur et le contremaître de chez Lafleur, la filature de coton du 19 rue des Amandiers, un tourneur et un menuisier-mécanicien de chez Pihet, la boîte du 3 avenue Parmentier, aux 500 ouvriers, qui fait des machines à filer, des lits en fer, des chaudières à vapeur, des armes de guerre. Seul un mouchard, un roussin, sait leurs noms : aux Saisons, on ne connaît que son dimanche, le chef direct de la semaineà laquelle on appartient. Le sociétaire a vu quelquefois un juillet, quand la lecture d’un ordre du jour réunissait un mois complet chez un marchand de vin, c’est à peu près tout, et on n’utilise dans l’organisation que des noms de guerre.
Les chefs des Saisons n’ont pas choisi ce dimanche au hasard, ils ont étudié l’histoire de 1789 : le jour de la prise de la Bastille, le gouvernement royal, la police, les troupes, tout le monde était à Longchamp pour la revue. Aujourd’hui, les bourgeois et les patrons qui sont aussi les officiers de la Garde Nationale sont au Champs-de-Mars : ce dimanche y clôt les trois jours de courses de l’Ascension. Les princes et les infants d’Espagne y assistent, prix d’Orléans oblige. Sans compter que cette semaine de mai est pour l’armée de ligne celle des changements de garnison : laborieux chassé-croisé des régiments entre les casernes de Paris et de la province. L’ordre et la discipline dans la manœuvre, l’unité de commandement des troupes, tout cela ne sera rétabli que dans quelques jours.

On rattrape les sectionnaires rue Quincampoix, massés devant une porte. Entre les têtes, on voit qu'une lourde malle descend l'escalier raide. On recule un peu. Le chef, en redingote et chapeau au milieu des blouses, et plus grand que tous les autres (il doit faire son mètre 80), en bascule le couvercle : la malle est pleine de cartouches maison, enveloppées de papier couleur dragées. La distribution commence.

Dans le bas de la rue du Bourg l’Abbé (à ne pas confondre avec celle qui nous est restée sous ce nom : elle tire alors sa ligne nord-sud, de la rue Greneta à la rue aux Ours ; elle a été écrasée depuis par le rouleau compresseur du boulevard de Sébastopol) on s’agite devant une autre malle du même genre. L’homme à la jambe de bois, est le seul parmi eux qu’on connaisse par son vrai nom. C’est un héros des Trois Glorieuses, l’intrépide couvreur qui, le 27 juillet 1830, a escaladé les tours de Notre-Dame pour y planter le drapeau tricolore. A l’époque, évidemment, Jean Fournierétait valide, depuis il est tombé d’un toit.

Jean Fournier. Gallica
A la porte de l’armurerie des frères Lepage, au n°22, on distingue les cheveux noirs, frisés comme des copeaux de métal, de Lucien Delahodde, un journaliste du Charivari, la feuille de caricatures qui fait à Louis Philippe sa belle grosse tête de poire. Delahodde est avec des impatients qui pressent un chef de questions :
- Alors, le conseil ? Le conseil ?
On leur a dit à tous qu’il y aurait un conseil suprême pour diriger la révolution ; il se déclarerait au dernier moment. Le chef les coupe :
- Il n’y a pas de conseil ; le conseil, c’est nous !
Des visages se ferment. A certains, il n'en faut pas plus pour tourner les talons. A croire qu'ils n'attendaient que ça ! Ils espéraient trouver qui à leur tête ? Le général La Fayette ? Il est mort ! D’anciens ministres, deux ou trois députés connus ? L’escamotage de la révolution de 1830 ne leur a pas suffi ? La porte résiste toujours. Heureusement, un jeunot, un agile est en train de passer par le dernier carreau de la fenêtre, au-dessus d’un volet qui ne monte pas jusqu’au trumeau « Articles de chasse et tout ce qui concerne l’équipement de la Garde Nationale ».
Le gamin ouvre de l’intérieur, et c’est la ruée pour aller se servir. Sans doute la peur de se retrouver, au bout du compte, avec un petit pistolet de dame. Ca se comprend, remarque : les autres, en face, ils ont des armes de guerre, on veut au moins le fusil de chasse à deux coups. « - Les capsules. Où sont les capsules ? » 
Le plomb, la poudre noire, on peut faire ça dans sa chambre, on en a fabriqué deux pleines malles, mais la petite goutte de fulminate de mercure, ça s’invente pas, c’est comme l’arme, faut la leur prendre.
Un chef se noue une écharpe rouge, on se bouscule derrière lui dans le passage Saucède, alors d’autres descendent vers la rue aux Ours. « Vive la République ! Aux armes ! » Les cris roulent d’une gorge à l’autre.

Place du Châtelet, les municipaux se sont retranchés dans le poste. Ceux-là on tire d’abord, quand ils n’ont pas tiré les premiers. Toutes les Saisons font feu à la fois. Le géant barbu secoue vainement la main pour les faire arrêter. On se rend compte trop tard qu’il a raison : maintenant, on est tous à recharger à la fois. En face, ils ont le temps de viser. Un marmiton en blouse blanche tombe, une tache de sang s’étale sur sa poitrine, quelqu’un soulève la tête du camarade. – Jubelin, murmure le cuistot, je suis du Café de Foy. En 1789, tu sais, c’est là-bas que tout a commencé. Mort au tyran !
On pouvait se croire nombreux, tout à l’heure, devant chez Lepage ; sur la grande place du Châtelet, on est perdu.

D’autres ont suivi Fournier, - Il a beau n'avoir qu'une jambe, il court plus vite que beaucoup ! En fait, il court jusqu'à un autre armurier, quai de la Mégisserie. Ca ne traîne pas, 45 fusils et 27 paires de pistolets changent de camp. Sur le quai d’en face, ça commence à pétarader. Le groupe qui arrive du Châtelet affronte le poste du Palais de Justice.
– On va prendre la Rousse à revers, par la place Dauphine. Au Pont Neuf !

Armand Barbès. Gallica
Le peloton du 21ème de ligne ne s'est pas retranché. « - Vos armes ou la mort ! » crie le barbu en redingote (- C'est Barbès ! son nom s'est répandu parmi les sectionnaires). Le lieutenant n'a pas l'air de vouloir collaborer, les assaillants tirent sans attendre, l'officier tombe devant ses hommes qui n'essayent plus de résister. C'est armé de fusils de guerre, maintenant, que le groupe de Barbès court par la rue de Jérusalem sur la Préfecture de Police.

Avec la Rousse, chacun a un compte à régler, et ça se lit sur les visages. Tous les ouvriers connaissent par force le 4ème Bureau, celui du livret, leur étiquette d'esclaves. Les heures d'attente, et la pose pour le signalement, l'employé qui vous dévisage sans vergogne, les mots qui blessent. L’un n'a pas digéré son « nez en patate », sous prétexte qu'un coup mal porté dans une salle de chausson le lui a aplati. Un autre a les cheveux longs et bouclés mais pourquoi « de femme » ?!
Les mouches, il y en a autant dehors que dans l’essaim. Du lundi au dimanche, elles vous suivent partout, chez le marchand de vin, aux barrières. Elles sont là à écouter, à lorgner par dessus votre épaule, à vous compter puisque dans ce pays on n'a pas le droit d'être plus de 21 citoyens ensemble.

On éprouve la même rage dans le groupe de Barbès et dans celui de Fournier, et pourtant on s'arrête, on comprend plus. Il y a partout des bourgeois le fusil militaire à la main. Des nôtres ? Si peu de blouses au milieu des redingotes, des fracs et des vestes ? D'habitude, on se fait fort de repérer le roussin quel que soit son déguisement mais, aujourd'hui, on a appelé le peuple aux armes ; c'est le peuple ?  I vaudrait mieux pas se tromper. Entre les sergents de ville et la garde municipale derrière les fenêtres et les grilles, et ces drôles de républicains dehors, qui font pas francs du collier...

source: Gallica
Place Royale [des Vosges], la maison Hugo est en émoi : « Ma petite fille vient d’ouvrir ma porte tout effarée et m’a dit : « Papa, sais-tu ce qui se passe ? On se bat au pont Saint-Michel. » Je n’en veux rien croire. Nouveaux détails. Un cuisinier de la maison et le marchand de vin voisin ont vu la chose. Je fais monter le cuisinier. En effet, en passant sur le quai des Orfèvres, il a vu un groupe de jeunes gens tirer des coups de fusil sur la préfecture de police. Une balle a frappé le parapet près de lui. De là, les assaillants ont couru place du Châtelet et à l’Hôtel de Ville, tiraillant toujours. Ils sont partis de la Morgue [depuis 1804, elle est à l’extrémité nord-est du pont Saint-Michel, sur la rive droite du petit bras de la Seine], que le brave homme appelle la Morne. Pauvres jeunes fous ! Avant vingt-quatre heures, bon nombre de ceux qui sont partis de là seront revenus là. On entend la fusillade. La maison est en rumeur. Les portes et les croisées s’ouvrent et se ferment avec bruit. Les servantes causent et rient aux fenêtres. On dit que l’insurrection a gagné la Porte-Saint-Martin. Je sors, je suis les boulevards. Il fait beau. La foule se promène dans ses habits du dimanche. On bat le rappel. (…) A l’entrée de la rue des Filles-du-Calvaire, des groupes regardent dans la même direction. Quelques ouvriers en blouse passent près de moi. J’entends l’un d’eux dire : « Qu’est-ce que cela me fait ? » Je n’ai ni femme, ni enfant, ni maîtresse. », écrira-t-il dans Choses vues.

Barbès a senti la même chose que ses troupes ; brusquement : « - A l’Hôtel de Ville ! » Ca se décante du même coup : les révolutionnaires de la vingt-cinquième heure ne suivent pas.
Au bout du pont Notre-Dame, Fournier décide qu’il faut une arrière-garde. Pour les plus jeunes, c’est rageant : rater l’Hôtel de Ville aujourd’hui, merde. Déjà en 1830. Ils étaient trop petits ! Mais si Fournier croit que c’est ici, rue Planche-Mibray, qu’il faut une barricade. Déjà Fournier dresse les bras, prolongés par ses béquilles, en un V géant devant le cheval d'une citadine, qui se cabre. On aide à dételer, à renverser la voiture, d’autant plus vite qu’on entend des coups de feu.
L'Hôtel de Ville en 1840. Gallica

A la vue de l'Hôtel de Ville, les cris redoublent, « La République! Nous voulons la République! » et on tire en l'air. Avec les travaux d’agrandissement de l’Hôtel de Ville, il y aurait le nécessaire pour des barricades : une terrasse en hémicycle est en train de chausser le pied de l’aile neuve, côté Seine. Mais ici, c'est la Garde Nationale qui est de faction, pas la troupe. Le poste se laisse désarmer sans faire d'histoires. Delahodde ôte sa pipe de sa bouche pour faire taire : - Barbès va parler !
Il n'y a que deux marches devant la porte centrale de l’Hôtel de Ville, mais Barbès fait 5 pieds 5 pouces. On le voit bien mais on le comprend mal parce qu'il garde la tête penchée sur sa feuille :
- « Aux armes, citoyens ! L’heure fatale a sonné pour les oppresseurs. Le lâche tyran des Tuileries se rit de la faim qui déchire les entrailles du peuple ; mais la mesure de ses crimes est comble. Ils vont enfin recevoir leur châtiment. La France trahie, le sang de nos frères égorgés, crie vers vous et demande vengeance ; qu’elle soit terrible, car elle a trop tardé. Périsse enfin l’exploitation et que l’égalité s’asseye triomphante sur les débris confondus de la royauté et de l’aristocratie. Le gouvernement provisoire a choisi des chefs militaires pour diriger le combat ; ces chefs sortent de vos rangs, suivez-les ! Ils vous mènent à la victoire. Sont nommés : Auguste Blanqui, commandant en chef. Barbès, Martin-Bernard, Louis Quignot, Georges Meillard, Jean Netré, commandants des divisions de l’armée républicaine… »
Auguste Blanqui. Gallica

Si la place était pleine, des répétiteurs reprendraient ses phrases au fur et à mesure, on n'est pas assez nombreux pour ça mais trop nombreux pour bien piger.
- Peuple, lève-toi ! et tes ennemis disparaîtront comme la poussière devant l’ouragan. Frappe, extermine sans pitié les vils satellites, complices volontaires de la tyrannie ; mais tends la main à ces soldats sortis de ton sein, et qui ne tourneront point contre toi des armes parricides. En avant ! Vive la République ! Les membres du gouvernement provisoire : Barbès, Voyer d’Argenson, Blanqui, Lamennais, Martin-Bernard, Prosper-Richard Dubosc, Albert Laponneraye. »

- L’abbé de Lamennais est avec nous ? demande quelqu’un au frisé à la pipe qui tout à l’heure a réclamé le silence. Sur mon chantier de la rue de Seine, chaque fois qu’il grimpe à l’échelle, le maître maçon, Martin Nadaud, nous récite les Paroles d’un croyant. A force, je les connais par cœur : « Fils de l’homme, monte sur les hauteurs, et annonce ce que tu vois. (Il imite l’emphase du maçon :) – Les rois hurleront sur leurs trônes : ils chercheront à retenir avec leurs deux mains leurs couronnes emportées par les vents, et ils seront balayés avec elles. » Il va venir ? On va le voir ?
– Pas maintenant, pas ici, répond Delahodde, Barbès s’en va déjà.

La cavalcade est repartie sans souffler. A l’arrière de l’hôtel de Ville, un bâtiment en construction reliera les deux ailes neuves bâties au nord et au sud de l’ancienne mairie. On vient de débaptiser les rues : celle de Long Pont est devenue Jacques de Brosse ; celle de l’Orme Saint-Gervais a pris le nom de François Miron. C’est pour dérouter l’émeute ?  Passée l’église Saint-Gervais, on est déjà en vue du marché Saint-Jean, au bas de la rue du Bourg Tibourg. Au bruit, le sergent qui commande le peloton du 28ème de ligne a fait croiser la baïonnette à ses hommes, devant le poste.
– Rendez-vous, citoyens, ou la mort !
Le sergent s’est avancé pour répondre crânement: - Jamais ! D'un mouvement rapide, un insurgé lui arrache son arme, d'autres, avant que les baïonnettes n'arrivent à la rescousse, ont tiré. Sept soldats tombent, on prend leurs armes, les quatre survivants sont terrorisés. Un imprimeur se penche sur un blessé : - J'te d'mande pardon... Mais pourquoi t'es de leur côté ?
Delahodde, la pipe entre les dents, pousse les rescapés vers la première porte venue :
- Rentrez là-dedans, personne ne vous y poursuivra.
Un sectionnaire part chercher un docteur aux soldats blessés. Le groupe s'éloigne par la rue des Singes. C’est le sobriquet dont les gars des presses accablent les typos, et c’est à l’estaminet, là, au coin du passage, qu’une réunion secrète vient de jeter les bases de leur société de résistance.

Qui est le chef qui marche devant ? C'est toujours Barbès ? Ou un autre qu'on a vu devant l’Hôtel de ville, qui lui ressemble beaucoup, taille, barbe et redingote mais qui a un accent italien ? Une journée pareille, on voudrait bien pouvoir la raconter un jour à ses enfants sans se tromper!
Rue des Franc-Bourgeois, à la mairie du 7ème, on fait face à la Garde Nationale, sans armes. Le chef de poste prétend qu'ils n'en ont pas ; on les déniche dans les toilettes ! C'est déjà bien qu'ils soient pas plus hostiles que ça, mais on aimerait mieux qu'ils viennent avec nous !

Les gamins du quartier, eux, veulent en découdre. Tout en marchant, on leur montre comment charger le fusil. Y en a un qui tire sans le vouloir et qui en tombe sur le derrière. Les rires s'arrêtent au passage de deux tambours, morts, qu'on emporte avec leurs instruments sous le porche de l'Imprimerie royale.

Quand on a entendu donner comme l’objectif suivant la mairie du 6ème, certains se sont étonnés. On revient au point de départ ? Depuis la mise à sac de Lepage, la troupe a eu le temps de se déployer : il n’y a pas 300 mètres entre l'armurier et la mairie du 6ème, sise dans l’ancien prieuré de Saint-Martin-des-champs. Il n'y en a pas plus de 500 entre la mairie et la caserne Saint-Martin de la garde municipale. On se jette dans la gueule du loup ! 
Une grêle de plomb les accueille rue Royale, entre les églises Saint-Martin et Saint-Nicolas, qui donne accès à l’entrée latérale, et c'est pas mieux à la porte principale de la Mairie, rue Saint-Martin. On a tout juste le temps de se mettre à l’abri derrière l'angle de la rue Greneta.
Le marchand de vins se dépêche de fermer boutique mais sa porte cochère cède sous les coups de crosse, on vide la cour de tout ce qui s'y trouve, tables, planches, barriques. - Voilà une barricade étymologique, s’amuse quelqu’un.

Delahodde réalise que ça fait un moment qu'il n'a pas aperçu Blanqui. Aurait-il été blessé ? Delahodde questionne : - le commandant en chef ? Personne ne sait rien. Delahodde va jusqu’à la barricade qui se construit un peu en arrière, à l’endroit où la rue du Bourg l’Abbé rejoint la rue Greneta ; on n’en sait pas plus. Il y a encore un autre empilement de bric-à-brac à l’autre bout, sur la rue aux Ours, et encore un entre les deux, à l’angle de la rue du Grand-Hurleur. La course folle commencée au début de l'après-midi s'est arrêtée, on se retranche. Pour fixer les soldats ? Pendant ce temps Blanqui donne l'assaut décisif au repaire du tyran ?
Quand Delahodde débouche à nouveau sur la rue Saint-Martin, au terme d’un grand E dont tous les nœuds sont barricadés, quelqu’un lui a dit avoir entendu une discussion très vive entre Barbès et Blanqui : - Ils ne semblaient pas du tout d’accord ; ce n'est pas sûr que l'occupation du quartier obéisse au plan prévu...

Le feu, ça se mange autant que ça se crache, pour charger, on déchire la cartouche avec les dents, on a la bouche noire de poudre ; la détonation vous asperge la joue. On a le nez, les yeux pleins de fumée, le bruit vous remplit les oreilles. La barricade de la rue Greneta vient d'essuyer trente-cinq minutes d’un tir nourri. Le barbu en redingote qu’on prend si facilement pour Barbès est blessé. Deux camarades le portent jusqu’à un troisième étage de la rue de la Chanvrerie [auj. Rambuteau entre Saint-Denis et Mondétour]. Le docteur François Robertet demande des ciseaux pour couper le vêtement, dégager la plaie, le blessé proteste de son accent chantant. Le sectionnaire qui l’a monté le rassure : - T’inquiète pas, je suis tailleur, je te le recoudrai. Le blessé voulait juste dire que ce n’est pas la peine... il sait qu’il n’en a plus pour longtemps... mais il est heureux de mourir pour la cause. Il leur révèle son nom : Benoît Ferrari, chapelier...
Le camarade dévale les marches, retourner au feu, tout de suite, sinon qui sait. Rue Aubry-le-Boucher, la barricade c'est juste les éventaires du marché d'en face qu'ont traversé la rue : les charrettes à bras, les plateaux avec la bouffe encore étalée. Il éclate de rire : une pyramide d’œufs frais, ça c’est un rempart !
Et deux pas plus loin, à la hauteur de la rue Saint-Magloire, des planches de chêne, ferrées comme les portes d’une forteresse : le dessous du camion d'un sieur « Solin », ou « Rolin », - un bras sous le canon d'un fusil masque la première lettre -, « aubergiste ». Peint sur le flanc d’un deuxième camion : « Bourget commissionnaire en roulage ». Quel contraste avec les œufs !

Quand Fournier est tombé rue Planche-Mibray, quelques-uns, voyant la cavalerie de la Garde Municipale arriver de l’Hôtel-de-Ville qu’on croyait défendre, ont remonté la rue Saint-Martin puis, celle-ci sous le feu, tourné dans la rue de Venise. On s’est retrouvé sous les arcades de la Cour Batave. Le Mercure, là-haut, sur le campanile, a sans doute une bonne vision du champ de bataille mais au ras du pavé, c'est moins facile. On choisit au hasard la sortie côté Saint-Denis. On est bien tombé ! Rue Saint Magloire, c’est plus une barricade, c'est un vrai camp retranché. Il y a une banderole sur la devanture d’une pharmacie : AMBULANCE. On entend des chevaux piaffer à l’écurie, l’air a des odeurs de barrique et des fusils dépassent du moindre trou.

Une balle siffle, ce n’était que la première goutte, la grêle de plomb est tout de suite très drue. Ensuite, on ne comprend pas comment elle réussit à redoubler encore ; c’est pourtant le cas. A 7 heures et demie, alors que la nuit tombe, on attend toujours une accalmie.
- On dirait qu'on a toute la garnison de Paris sur le dos. S’il y avait des barricades ailleurs, les troupiers seraient pas tous là ; on est les derniers ?
On lève la tête vers le ciel : - Avec la nouvelle lune, on a des chances par les toits…

            Dans la nuit, Delahodde croise Victor Hugo, qu’il reconnaît, bien qu’il fasse noir comme un four dans la Vieille rue du Temple dont toutes les lanternes sont brisées. Les bivouacs des régiments de ligne ponctuent les boulevards jusqu’à la Madeleine. Place Royale, quatre grands feux encadrent la mairie d'où sort au galop un escadron de hussards. Les pelisses et les dolmans rougeoient devant les flammes.
            « 2 h du matin. Je rentre chez moi, écrit Hugo. Je remarque de loin que le grand feu de bivouac allumé ce soir au coin de la rue Saint-Louis et de la rue de l'Écharpe a disparu. En approchant, je vois un homme accroupi devant la fontaine qui fait tomber l'eau du robinet sur quelque chose. Je regarde. L'homme paraît inquiet. Je reconnais qu'il éteint à la fontaine des bûches à demi consumées puis il les charge sur ses épaules et s'en va. Ce sont les derniers tisons que les troupes ont laissé sur le pavé en quittant leurs bivouacs. En effet il n'y a plus maintenant que quelques tas de cendre rouge. Les soldats sont rentrés dans leurs casernes. L'émeute est finie. Elle aura du moins servi à chauffer un pauvre diable en hiver. »

            Le mardi matin, Delessert fait le point avec Malleval : une trentaine de tués dans la ligne et le double de blessés. Les insurgés comptent 70 morts, une cinquantaine de blessés, dont Barbès (à la tête et à la main). On en a arrêté 700 mais Blanqui comme Martin-Bernard ont échappé au filet.

La boulangerie de Briol est à gauche de la fontaine. Atget. Gallica
            Le premier jour de l’été, rue du Petit-Pont, un fort détachement de cavalerie déboule à grand train : la garde municipale, précédée d’un trompette, entoure un panier à salade : Martin-Bernard a été arrêté au lever du soleil. « Il se cachait depuis six semaine, écrit la presse, chez le boulanger Briol, rue Mouffetard, 26. On savait qu’il était gardé par une compagnie de la Société des Saisons, dont les membres occupaient les alentours de sa maison, prêts à lui donner l’alarme en cas de danger, et à protéger sa fuite, la maison ayant, dit-on, neuf issues différentes… »
            « Martin-Bernard est un homme de haute taille, mince et nerveux ; il a l’air très ferme et très résolu. Il a adressé, dit-on, une lettre à Me Emmanuel Arago, déjà chargé, comme on sait, de la défense de Barbès devant la Cour des pairs. Un supplément d’instruction étant désormais nécessaire, l’ouverture du procès est reportée au 27 juin. » Une cinquantaine de personnes viennent encore d’être arrêtées. Le seul nom que citent les journaux est celui du marchand de vins Jean Charles, à l’angle des rues du Pélican et de Grenelle Saint-Honoré.

  A 12h15, le samedi 29 juin, dans la salle des séances du Luxembourg datant du Directoire [la nouvelle, en construction depuis 1’automne 1836 n’est pas terminée], débute l'interrogatoire de Barbès. Il est le premier, assis à gauche et au premier rang, de la trentaine d'accusés : taille imposante, belle et grave figure, extrême pâleur due sans doute à ses blessures récentes, à la barbe châtain foncé et aux habits noirs. Un mélange d'assurance et de mélancolie...
Aperçu depuis le côté gauche de la tribune du public, il semble encadré par les drapeaux d'Ulm et d'Austerlitz, coiffé par le marbre de la lettre impériale : Sénateurs, Je vous envoie quarante drapeaux conquis par mon armée, etc.
Le président l'interpelle, Barbès se déplie, croise les bras sur sa poitrine :
- « Je ne me lève pas pour répondre à votre interrogatoire ; je ne suis disposé à répondre à aucune de vos questions. Si d'autres que moi n'étaient pas intéressés dans l'affaire ; je ne prendrais pas la parole...  »
La salle des séances, ici en 1820, mais elle était la même en 1839. Gallica

Mais concernant les nombreux prisonniers du 12 mai, explique l'accusé, les citoyens qui avaient été convoqués ce dimanche-là à 3 heures ignoraient tout et croyaient venir assister à une revue. Au lieu de quoi ils se sont vu donner des armes et des ordres; ils ont été entraînés, forcés par une violence morale, à les exécuter.
Sans doute faudrait-il expliquer au président pour le convaincre, ce qu'est une revue des Saisons, il ne doit pas s'en faire une idée bien nette. Le sectionnaire doit toujours être prêt à répondre à l'appel. Pour s'en assurer, les chefs lancent irrégulièrement, à échéance très brève, une convocation générale : au jour dit, dans chaque rue latérale d'une voie longue comme la rue Saint-Honoré, ou le boulevard depuis la Chaussée d'Antin jusqu'à la Bastille, le Dimanche attend à la tête de sa Semaine. Son Juillet vient relever auprès de lui l'état des troupes, et le Printemps auprès des Juillets. L'agent révolutionnaire, enfin, remonte la rue ; à chaque croisement, on lui rend compte. Il peut ainsi se faire une idée de l'effectif réellement et rapidement mobilisable.

            - « Selon moi, continue Barbès, ils sont innocents. Je pense que cette déclaration doit avoir quelque valeur auprès de vous ; car pour mon compte, je ne prétends pas en bénéficier. Je déclare que j'étais l'un des chefs de l'association, je déclare que c'est moi qui ai préparé le combat, qui ai préparé tous les moyens d'exécution ; je déclare que j’y ai pris part, que je me suis battu contre vos troupes... »
Barbès, qui a tout pris sur lui, tient néanmoins à se défendre de l'assassinat du lieutenant Drouineau que l'accusation lui impute comme « commis avec préméditation et guet-apens » :
- « Je le dis pour que mon pays, pour que la France l'entende. C'est là un acte dont je ne suis ni coupable ni capable. Si j'avais tué ce militaire, je l'aurais fait dans un combat à armes égales, avec les chances égales autant que cela se peut dans le combat de la rue, avec un partage égal de champ et de soleil. Je n'ai point assassiné, c'est une calomnie dont on veut flétrir un soldat de la cause du peuple. »

Sur la banquette de serge verte, le compositeur d'imprimerie Martin Bernard, à la gauche de Barbès, presque aussi grand mais blond autant que l’autre est foncé, est maintenant désigné par le président comme un autre chef des Saisons. L'accusé, lui, ne revendique aucun titre, il se borne à dire qu'il ne répondra à aucune question, et il s’y tient effectivement.
Un greffier donne alors lecture de pièces saisies sur lui quand on l'a arrêté, huit jours plus tôt, dans une boulangerie de la rue Mouffetard, en face de la caserne des gardes municipaux, où il avait réussi à se cacher pendant près de six semaines. Martin Bernard y a beaucoup écrit, de nouvelles moutures, semble-t-il, du questionnaire d'adhésion aux Saisons, qui tiennent compte de l'insurrection ratée :
- « Peut-être sommes-nous destinés à succomber encore une fois, et à rejoindre dans la tombe ou dans les cachots de Philippe les martyrs du 12 mai. La mort et la prison ne t'effraient-elles point ? Consulte tes forces. Tu n'hésites pas ? »

Mais surtout, il a introduit dans le cérémonial un véritable manifeste de la société.
« - Question. Dans quel but viens-tu près de nous ? - Réponse. Pour me faire recevoir dans une association dont le but est de renverser par les armes la royauté, et d'y substituer la république.
Question. Dis-nous ce que tu penses de la royauté, et ce que tu entends par la république ? - Réponse. (Comme le récipiendaire ne fait pas toujours une réponse complète à ces deux questions, le citoyen chargé de le recevoir ajoute :) Nous allons en peu de mots, sur ces deux questions, compléter ta pensée et te développer la nôtre :
Le but de l'association est de renverser par les armes la royauté, et d'y substituer la république. C'est le riche qui est tout dans cette société : c'est lui qui fait les lois, qui règle, sans contrôle et sans discussion, les conditions du travail, qui fixe le salaire de l'ouvrier. Et si ce dernier, de guerre lasse, sort parfois de son apathie pour réclamer son droit, pour faire entendre la voix de la justice, on l'emprisonne comme un vil scélérat, on l'appelle populace, canaille, séditieux.
Sur les débris fumants de la royauté et de l'aristocratie, nous voulons établir la république et le règne de l'égalité. Nous voulons renverser tous les privilèges attachés au hasard de la naissance. Nous voulons que tous les hommes aient le droit de manger, c'est-à-dire le droit de travailler, que leur existence, enfin, ne soit pas livrée aux caprices et aux agiotages de quelques monopoleurs industriels qui font à leur gré la hausse et la baisse. Nous voulons substituer l'esprit d'association à l'esprit d'individualisme et d'isolement que les oppresseurs du peuple ont organisé dans la société pour l'exploiter en toute sécurité. L'état devra assurer à tous, sans exception, une éducation commune et gratuite ; car l'instruction est à l'âme ce que le pain est au corps. Sous le gouvernement républicain, tout homme âgé de 21 ans, et qui n'a pas forfait à l'honneur, devra être électeur. Enfin, nous voulons une refonte de fond en comble de l'ordre social. »

Le président est revenu à Barbès qui, devant son insistance, lâche ces mots :
            - « Quant à me défendre devant vous, je vous ai déjà dit que cela ne me convenait pas... Quand l’Indien est vaincu, quand le sort de la guerre l’a fait tomber au pouvoir de son ennemi, il ne songe point à se défendre, il n’a pas recours à de vaines et inutiles paroles : il se résigne et donne sa tête à scalper. Je fais comme l'Indien, moi... je vous livre ma tête. »

            Le 12 juillet, Barbès est condamné à mort. Le lendemain, une marche de plus de 1000 étudiants et ouvriers, en direction du Luxembourg, doit être dispersée par la police. Le même jour, Me Dupont est allé avertir le garde des sceaux qu’un jeune homme ressemblant à Barbès lui a avoué être responsable du meurtre de Drouineau. Mme Augusta Carle, la sœur de Barbès, s’est jetée aux pieds du Roi. Victor Hugo a fait parvenir au souverain cette supplique :
« Par votre ange envolée ainsi qu'une colombe ! 
Par ce royal enfant, doux et frêle roseau ! 
Grâce encore une fois ! grâce au nom de la tombe ! 
Grâce au nom du berceau ! »
source: Gallica
[Il y est fait allusion au décès de Marie d'Orléans, seconde fille de Louis Philippe, sculptrice, élève d'Ary Scheffer, le 6 juin 1839, et à la naissance du fils du dauphin, le 24 août de l'année précédente.] Le roi décide, contre l’avis du conseil des ministres, de commuer la peine en travaux forcés à perpétuité. Le dimanche 14 juillet à 16 heures, Barbès, dans une camisole de force depuis deux jours, comme c’est la règle pour les condamnés à mort, apprend par sa famille la commutation. A 3 heures du matin son fourgon cellulaire part pour le Mont Saint-Michel.

            Le 14 octobre, Blanqui est arrêté à 6 heures et demie du matin alors qu’à l’hôtel Daumont, rue de l’Hôtel de Ville,  il vient de monter sur l’impériale de la voiture publique de la Bourgogne, le dernier, en retard, l’appel étant déjà fait. Quatre agents en civil, assis dans la voiture comme de simples voyageurs, font stopper le postillon et se saisissent de lui. Blanqui tente d’avaler quelque chose mais en est empêché. Cinq membres des Saisons, qui l’avaient accompagné jusque dans la cour des diligences, sont arrêtés : Honoré Breton, imprimeur ; Théodore Winturon, lithographe ; Aristide Bouvet, médecin ; Alexis Dubois, rentier ; Auguste Costis, graveur. Le plan de Blanqui était de gagner Châlons-sur-Saône et d’y prendre le bateau pour Lyon afin de rejoindre la Suisse. La police savait que telle était la destination finale et tous les moyens de transport étaient couverts, aussi bien les bateaux à vapeur vers la Haute Seine que les relais hors des barrières des voitures nombreuses partant vers la Bourgogne.

            A la révolution de février 1848, Lucien Delahodde était démasqué comme un indicateur de police, immatriculé rue de Jérusalem, sous le pseudonyme de ‘Pierre’, depuis 1838.

1er Mai: pour une vraie réduction du temps de travail

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En 1848, une association de mécaniciens de la Seine demande à travailler 9 heures :

« Non, ce n’est pas la paresse qui nous a porté à demander une diminution des heures de travail, c’est le désir tout fraternel d’étendre à un plus grand nombre de nos camarades le moyen de vivre. Le seul moyen pour cela, puisque nous n’avions pas de travaux, [on est alors dans une situation de chômage massif] c’était de diminuer le nombre d’heures, car, pour que les travaux fussent livrés en temps utile, il fallait de toute nécessité, la durée du travail diminuant, augmenter le nombre des bras produisant.

Il y a plus : sur les barricades nous avons conquis un droit, celui de citoyen. De là, pour nous, la nécessité d’avoir du temps à consacrer à la culture de notre esprit.
Tout citoyen se doit à la patrie ; il faut donc que nous sachions quels sont nos devoirs envers elle, et ce n’est pas en restant toujours renfermés dans nos ateliers que nous l’apprendrons : l’esclave ne travaille que de corps, le citoyen doit travailler de cœur et d’intelligence.

Nous dira-t-on qu’en travaillant dix heures, nous aurons encore assez de temps pour nous instruire ? Il ne faut pas oublier que les grands ateliers de la mécanique sont pour la plupart situés aux extrémités de Paris, quand ils ne le sont pas au-dehors [l’extrémité, c’est alors le mur des fermiers généraux, sur le tracé des actuelles lignes 2 et 6 du métro ; de l’autre côté sont les faubourgs, qui ne seront annexés qu’en 1860] ; de sorte que, bien souvent, il nous faut faire une heure de marche avant de rentrer dans nos ateliers, et une heure le soir pour nous en retourner, ce qui fait deux heures à ajouter au travail de l’atelier, plus une heure pour chaque repas, voilà donc déjà 14 heures de la journée ; pour peu que l’on prenne (et ce n’est pas être trop exigeant) une heure pour faire son repas du soir en famille, cela fait 15 heures ; croyez-vous qu’il nous reste beaucoup de temps à donner à notre instruction ?

Nous demandera-t-on pourquoi nous ne demeurons pas dans le voisinage de nos ateliers ? [Les ouvriers habitent encore le cœur de Paris, comme Drevet, 5, rue Godot de Mauroy, qui travaille chez Cavé, 216, rue du fbg Saint-Denis]. Nous le pourrions, sans doute, si dans ces ateliers nous étions certains d’avoir continuellement de l’ouvrage. Mais nous nous mettons à notre tâche le matin, et souvent, le soir, nous ne savons pas où nous travaillerons le lendemain. Avec un pareil système, il faudrait avoir des maisons roulantes ; et lorsqu’on a une femme ou des enfants qui travaillent dans un atelier ou qui ont un petit commerce, le moyen de les quitter pour se rapprocher du lieu où l’on travaille ! »


Le manifeste est signé par Derosne et Cail, constructeurs mécaniciens, et par des délégués des ouvriers dont Drevet.

- Jean-François Cail est entré, en 1824, comme ouvrier chez Derosne, 7 rue des Batailles (auj. av. d’Iéna), qui avait le quasi monopole du matériel de raffinerie ; il y est passé contremaître, a été intéressé à l’affaire, puis en est devenu l’associé en 1836, sous la raison sociale : Ch. Derosne et Cail, quai de Billy (auj. av. de New-York). De 45 à 50 ouvriers alors, l’entreprise passait à 6 ou 700 dix ans plus tard, quand, en 1848, un fort conflit éclata entre ses patrons et ses ouvriers, qu’arbitrèrent Louis Blanc et la Commission du Luxembourg ; l’entreprise fut alors transformée en association ouvrière.
C’est en 1850 qu’elle sera constituée en J.F. Cail et Cie. Elle compte alors 1 200 ou 1 500 ouvriers avec la succursale de Grenelle. L’atelier de montage de Chaillot est équipé pour monter 25 locomotives à la fois : en 1862, l’usine produit chaque année 100 locomotives et tenders (si l’on y ajoute Gouin, c’est près du quart de la production française de locomotives qui se faisait à Paris), et 500 appareils de force ; elle sera la proie d’un incendie en 1864 et abandonnera définitivement cette rive-là de la Seine.
- J.-F. Cail et Cie, 15 quai de Grenelle et rue de Chabrol (auj. du Dr Finlay). L’atelier du quai abrite les chaudronneries de cuivre et de fer, les forges, les fonderies de cuivre et de fer, le magasin général. L’atelier de la rue de Chabrol, dit « des ponts en fer », séparé du précédent par la rue, a pour spécialité les ponts et viaducs et réalisera ceux des chemins de fer russes, mais aussi, à Paris, celui du Cours de Vincennes, à hauteur du n°101, pour la petite ceinture, en 1888. L’entreprise a fourni la machine à vapeur de la rue des Immeubles Industriels. Elle quittera Paris pour la province, et s’établira à Douai, avant la fin du siècle.
Dès novembre 1861, la future société anonyme « Compagnie de Fives-Lille pour constructions mécaniques et entreprises » avait formé avec la maison Cail une « participation », qui avait donné lieu à la construction de nombreux ouvrages en collaboration : locomotives, ponts, viaducs, charpentes métalliques, hors la construction de matériel de sucrerie, secteur qui avait été réservé à Cail. En 1958, elle fusionnera avec la société Cail pour donner naissance à la « Société Fives-Lille-Cail ». La nouvelle entité absorbera Applevage en 1963, Bréguet et Bréguet-Sauter-Harlé en 1966. Elle fusionnera enfin avec la société Babcock-Atlantique en 1973, d'où sortira la société Fives-Cail-Babcock.
En 1870, les ouvriers de Cail constituaient le 82e bataillon qui, avec le 105e, formé par le quartier du Gros-Caillou (7e arr.), feraient preuve de la plus grande bravoure à Buzenval, la dernière tentative des assiégés pour désenclaver la capitale de l’étau prussien, le 19 janvier 1871. Cavalier, dit pipe-en-bois, nommé directeur des promenades et plantations, ou des voies publiques, par la Commune était ingénieur à l’usine Cail.

- Les ateliers de François Cavé, 216, rue du fbg Saint-Denis. Depuis 1840, 600 ouvriers et 100 chevaux de force motrice y fabriquent des machines à vapeur, et des coques de bateaux en fer (dont le bateau avec lequel Philippe Suchard, des chocolateries éponymes, sillonne le lac de Neufchâtel).
En juin 1848, c’est dans ces ateliers qu’est prise une pompe à incendie dont, parait-il, les insurgés voulaient se servir, en la remplissant d’essence ou d’acide sulfurique, contre les maisons d’où tirait la troupe. Après 1860, Cavé s’installera à Clichy.

Le Congrès de Genève de la 1ère Internationale, en 1866, a déjà demandé les8 heures comme limite légale de la journée de travail.

La salle de la Redoute, 35 rue JJ Rousseau. Atget
Cette année 1886, au 1er mai, de puissantes manifestations s’étaient déroulées dans tous les Etats-Unis pour imposer le principe des huit heures. Le 20 août, 8 syndicalistes de Chicago avaient été condamnés à mort. La conférence corporative internationale de Paris, le 23 août 1886 (salle de la Redoute, 35 rue Jean-Jacques Rousseau), avait discuté essentiellement de la lutte pour la journée de huit heures dans le monde. En octobre s’était créée la Fédération des syndicats et groupes corporatifs de France. Bureaux, salles de réunions et centres de documentation, les Bourses du travail étaient mises par les municipalités à la disposition des chambres syndicales à partir de 1887.

Après sa journée inaugurale, 24 rue Pétrelle, le congrès socialiste international de Paris se prolongea au théâtre des Folies-Rochechouart, 42 rue Rochechouart, du 15 au 20 juillet 1889. Il devait consacrer la fondation de la 2e Internationale. Une résolution adoptée à l’unanimité par les délégués de 21 pays, parmi lesquels Wilhelm Liebknecht et August Bebel pour le Parti ouvrier social-démocrate allemand, Victor Adler pour le Parti social-démocrate autrichien, le roumain Many, le russe G.V. Plékhanov, recommandait « une grande manifestation internationale à date fixe », « dans tous les centres ouvriers d’Europe et d’Amérique en faveur de la fixation de la journée à huit heures de travail », et adoptait la date du 1er mai de l’année suivante : 1890.
Le14 juillet 1889, s’était tenu salle Lancry, 10 rue de Lancry, en même temps que l’autre congrès des salles Pétrelle et des Folies-Rochechouart, celui de la Fédération des Travailleurs socialistes de France (FTSF), les « possibilistes » de Paul Brousse. Le président de l’A.F.L. américaine, Samuel Gompers, a envoyé un message et, en retour, le congrès lui présente ses vœux de réussite pour sa campagne en faveur des huit heures. La résolution adoptée se borne à souhaiter la «journée maximale de huit heures de travail fixée par une loi internationale» sans se fixer aucun moyen d’y parvenir : la FTSF ne participera pas à l’organisation en France de la grève du 1er mai 1890.
Paul et Laura Lafargue, née Marx, traductrice quatre ans plus tôt, dans le Socialiste, du Manifeste communiste, qui n’aura ainsi atteint la France qu’au second semestre de 1885, y décèlent la perspective avantageuse, si ce 1er mai est un succès à Paris - et c’en sera un -, d’un affaiblissement des possibilistes.

Place de la Concorde, 1er mai 1890 : onze régiments d’infanterie, un régiment de cuirassiers, et trois régiments de dragons ont été mobilisés, et le préfet Poubelle a fait répandre du sable sur la place pour que les chevaux de la cavalerie ne risquent pas de glisser durant les charges. On a perquisitionné préventivement aux locaux du Révolté, et la presse d’imprimerie y a été saisie. «Il sera organisé une grande manifestation internationale à date fixe, avait décidé le congrès ouvrier de Paris en 1889, de manière que, dans tous les pays et dans toutes les villes à la fois, le même jour convenu, les travailleurs mettent les pouvoirs publics en demeure de réduire légalement à huit heures la journée de travail, et d'appliquer les autres résolutions du Congrès de Paris.» Le jour convenu, c’est aujourd’hui 1er mai 1890, et le lieu convenu pour Paris, cette place de la Concorde. « Que Marx n’est-il à côté de moi, pour voir cela de ses propres yeux » écrit Engels, qui rappelle que cette revendication de la journée légale de travail à 8 heures avait été « proclamée dès 1866 par le congrès de l’Internationale à Genève ». Elisée, Paul et Elie Reclus sont là également.
1er mai 1907, arrestation d'un tout jeune ouvrier. Rol Gallica

Comme les Lafargue l’avaient espéré, l’organisation parisienne de la FTSF, influencée par Jean Allemane et Jean-Baptiste Clément, se détachera de Brousse et, au congrès de Châtellerault des 9-15 octobre 1890, jettera les bases du Parti Ouvrier Socialiste Révolutionnaire, qui tiendra son premier congrès national, à Paris, les 21-29 juin 1891.
1er mai 1907, arrestation d'une ouvrière. Rol Gallica
A peine Président du Conseil et ministre de l’Intérieur, Charles Dupuy fait fermer la Bourse du Travail (livrée un an plus tôt), le 1er mai 1893, afin qu’elle ne serve pas de point d’appui à la journée de grève internationale. Le 7 juillet, il la fera occuper.

Le congrès de la CGT, à l’automne 1904, décide d’une vaste campagne pour les 8 heures, qui débuterait à la grève du 1er mai 1906. Un amendement, que fait adopter Pouget, transforme cette perspective simplement propagandiste en un engagement « qu’au 1er mai 1906, aucun ouvrier ne consente à travailler plus de huit heures par jour ». La CGT groupe alors 53 fédérations ou syndicats nationaux et 110 Bourses du Travail, le tout rassemblant près de 200 000 adhérents dans 1 800 syndicats. Une commission spéciale, dirigée par Paul Delesalle, est mise sur pied ; le 1er Mai 1905 est vécu comme un entraînement à celui de l’année suivante. On attend ce 1er mai 1906 avec une ferveur quasi religieuse, écrit Michèle Perrot : « certains ont cru à une possible révolution ».
Salle Jules, 6 bd Gambetta, s’écrit une Chanson des 8 heures, dans la perspective du 1er mai 1906 : « Nos Huit Heures.../ Le Premier Mai 1906, / Il faudra qu’on nous les accorde ! »
Coll. Cedias Musée social

Quand la banderole est tendue sur toute la façade de la Bourse du Travail :« A partir du 1er mai 1906 nous ne travaillerons que 8 heures par jour », les leaders du mouvement sont en prison ; place de la République, un cordon d’infanterie, épaule contre épaule, cerne entièrement les terre-pleins, tandis que des rangs de cavaliers, échelonnés de dix mètres en dix mètres, tournent tout autour de la place comme les ailes d’un moulin.
La grève du 1er mai, bien qu’étendue, n’est pas un succès : seuls 10 177 ouvriers sur 202 507 grévistes obtiennent une réduction de leur temps de travail. Le gouvernement, lui, n’accorde, à compter du 13 juillet, qu’un jour de repos hebdomadaire.
1er mai 1911, arrestation d'un ouvrier à la Concorde. Rol Gallica

Pendant la guerre, le bureau d’AlphonseMerrheim, à la Grange-aux-Belles est le lieu de rassemblement de tous les minoritaires qui passent ; Merrheim fait reparaîtrel’Union des métauxpour le 1er mai 1915 : un numéro anti-guerre, dont il écrit les articles avec AlfredRosmer. Ensemble, ils s’occupent de son impression et organisent la distribution de 15 000 exemplaires. Merrheim est exclu en janvier 1917 du Comité pour la reprise des relations internationales, qu’il a contribué à fonder, pour avoir approuvé Wilson. Il refusera d’accéder à la demande de RaymondPéricat, du bâtiment, d’organiser un arrêt de travail le 1er mai 1917

1er mai 1919, grande journée de revendication marquée par un arrêt presque complet du travail, - le jeune Charles Lorne, 18 ans, mécanicien dans un garage, y est tué près de la place de l’Opéra ; Alexandre Auger, 48 ans, employé de banque, mourra le lendemain de la suite des blessures reçues près de la gare de l’Est. Marcel Cachin a été blessé dans les mêmes parages. 100 000 personnes suivront les obsèques de Charles Lorne, auquel Marcel Martinet, en 1938, dédiera ce poème :
« O petit compagnon, un peuple, un peuple entier,
Et des hommes et des femmes qui, par les rues qui montent,
Sombres et sombres flots de la journée de mai,
Montent dans le sillage des drapeaux rouges en fleurs,
Ton peuple te salue, ô petit mort du peuple,
Ton peuple réveillé, ton peuple qui va vivre
Et sent en lui battre ton sang, premier des morts ! »

« devant la mairie du 10e, Faubourg Saint-Martin, une bagarre éclate entre la police et trois douzaines de chômeurs. En face, au 59, une fenêtre s'ouvre. Un homme maigre vocifère. L'homme s'appelle Montéhus. Avant d'ouvrir sa fenêtre il a vérifié dans une glace piquée de points noirs le mouvement de sa cravate et de sa chevelure. La voix de Libertad s'est tue à jamais, mais le chansonnier Montéhus crie "Assassins" aux agents. » Jules Romains, Les hommes de bonne volonté, t. 5.
La presse bourgeoise commence à promouvoir le muguet.

C’est à Japy, du 22 au 24 avril 1920, que se tient le 3ème congrès de la Fédération nationale des travailleurs des chemins de fer, où la majorité va basculer au sein des 374 000 syndiqués, rendant possible l’appel à la grève générale illimitée au soir du 1er mai 1920 pour imposer la nationalisation des chemins de fer.
1er mai 1929, métro Richelieu-Drouot. Meurisse Gallica
1er mai 1929, départ de la place du Combat (auj. du Col. Fabien). Meurisse Gallica


Le 1er mai 1929, alors que plus de 500 arrestations préventives ont été opérées par la police, que les dépôts de tramway sont gardés par la police comme les bureaux de poste, et que seuls le bâtiment et les taxis chômeront à peu près totalement, les deux meetings principaux qui se tiennent à Paris, à 10h30 du matin, sont ceux du cinéma des Bosquets, 60 rue de Domrémy, dans le 13e, et de la Bellevilloise. Ce jour-là, on ne vend pas l’Huma mais Premier Mai, les « gardes rouges » ont des églantines au revers de leur veston.
N° spécial de la VO, les journaux, sauf celui-ci, ne paraissant pas le 1er Mai. Gallica

Les églantines, on les achète au Cotillon du Prolétariat, d’Henri Audouin, 81 rue Beaubourg. La boutique, fait ainsi sa publicité dans L'Humanité, en 1910 : « Spécialité de drapeaux rouges, bannières, brassards, cordons, draps mortuaires, insignes pour sociétés. Grand choix d'épingles de cravate artistiques représentant les Grands Hommes de la Révolution, Jean Jaurès, la Confédération Générale du Travail, Prolétaires de tous les Pays, unissez-vous... » Dans les années 1930, l’Humanité vend « la pochette ouvrière » : sur un carré de soie rouge, faucille et marteau aux quatre angles et, au centre, portrait de Lénine, en noir.
Ou à la librairie populaire du Parti socialiste, 6 rue Victor Massé. Grand choix de bustes de plâtre (patine bronze) de Jaurès, Guesde, Marx ; insignes, églantines (le cent : 13 francs), coquelicots (le cent : 9 francs), drapeaux rouges, oriflammes pour vélos, bonnets phrygiens, brassards rouges ; en plus des tracts, affiches, brochures... et livres.
1er mai 1931, devant le Brébant et des affiches pour l'Expo coloniale. Meurisse Gallica

Le 1er mai 1931 est interdit comme ses prédécesseurs ; le PC et la CGT ont appelé les grévistes à se rassembler au Cirque d’Hiver. Un millier d’interpellations, à ses abords, empêcheront la réunion.
Le 1er mai 1931, les « charges de flics à la cité Jeanne d’Arc » (13e arr., construite en 1908 par la ville de Paris) ont déjà été suffisamment spectaculaires pour figurer en bonne place dans le film consacré aux manifestations du 1er Mai qui sera projeté en ouverture du 6e Congrès de la CGTU, le 8 novembre.
1er mai 1934. Bois de Vincennes. Gallica

Mais le 1er mai 1934, après la dispersion du rassemblement central organisé par la Confédération unitaire dans la clairière de Reuilly, des interpellations ont lieu, qui vont faire se dresser des barricades dans les HBM d’Alfortville, et cité Jeanne d’Arc. Lucien Monjauvis, le député de la circonscription figure parmi les arrêtés. Quand le cortège revient de Vincennes, la cité s’énerve ; aux interventions de la police, répondent, jetés du haut des bâtiments, des débris des étages supérieurs insalubres, alors en démolition, et du mobilier abandonné par les expulsés et les évacués. La police fait le siège de la cité toute la nuit, tirant « en l’air » à l’en croire, « dans les fenêtres » selon le PC, et quelques coups de feu de riposte ont lieu...

Le 1er mai 1935, le Parti communiste, rallié à la défense nationale, y manifeste pour la première fois de son histoire de la Bastille à la Nation en mêlant drapeaux tricolores et Marseillaise aux drapeaux rouges et à l’Internationale.

Le 1er mai 1936 sera le dernier premier mai de grève, le dernier chômé illégalement par les ouvriers. Il était de tradition, ce jour-là, d’aller faire pointer sa carte syndicale dans une quarantaine de permanences à Paris et une cinquantaine en banlieue, pour revendiquer son geste, et d’aller en délégation déposer des cahiers de revendications dans les mairies des communes de banlieue ou à la préfecture de la Seine. C’était l’époque où l’on arborait encore l’églantine, pas le muguet. Le 1er mai 1936 tombant en plein milieu d’élections législatives, allait rester prudemment cantonné, pour Paris, au vélodrome Buffalo de Montrouge : « aucun appel n’a été fait pour un mouvement généralisé d’abandon du travail et encore moins pour une manifestation sur la voie publique », notait la police.

Le 1er mai 1942, l’Humanitéclandestineécrivait : « Ne laissez pas vos enfants mourir de faim, allez toutes ensemble prendre de quoi leur donner à manger là où il y en a ». Le 31 mai, on y alla, saisir chez Félix Potin et ECO, au magasin du 77 rue de Seine, « actifs dans le commerce avec l’occupant », des marchandises...

Sous Pétain, il n’est plus question d’églantines ; place au muguet. Je ne reviens pas sur le vrai travail…

Le Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD), parti nationaliste algérien, a tenu son 1er congrès, en 1947. On le voit dans la rue pour la première fois le 1er mai 1950 : avec 7 à 8 000 personnes dans le défilé syndical parisien, il forme le quart du cortège, ce MTLD, « qui pour une première sortie nous a fâcheusement révélé sa puissance », écrit le préfet de police qui, trois jours plus tard, saisira le ministre de l’Intérieur du péril.
Le 1er mai 1951, pour le traditionnel défilé syndical, la police dénombre 25 000 manifestants, dont 4 500Algériens, malgré les 1 600 arrestations préventives qu’elle a opéré aux portes de Paris. Deux drapeaux du MTLD se déploient, sur lesquels les groupes d’intervention de la préfecture de police se précipitent immédiatement pour les détruire, subissant une centaine de blessés dans leurs rangs, dont un commissaire divisionnaire et le commissaire d’arrondissement.

Croisez vos chemins

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1. L’axe Est-Ouest

Le faubourg Saint-Antoine est la porte d’entrée de toutes les nations du monde : le protocole y fait faire aux ambassadeurs étrangers antichambre. Au 17ème siècle, ceux des puissances catholiques attendent, dans une salle du couvent de Picpus dite, pour cela, « des Ambassadeurs », d’avoir reçu les compliments des princes et princesses du sang pour pénétrer en ville ; les ambassadeurs des nations pas catholiques séjournent à l'hôtel des Quatre-Pavillons, chez les Rambouillet protestants, où, au jour de leur présentation, viennent les prendre les carrosses de la cour.
Au 18ème, l’hôtel des Rambouillet (rue de Charenton, la ‘rue de Rambouillet’ le rappelle encore) a été morcelé, il est devenu la « maison du diable », du nom d’un fermier général, Raymond, surnommé le diableà cause de son avarice. C’est donc dans la maison du diable, rue de Charenton, que descend Mehmed efendi le 8 mars 1721. Il avait traversé la Marne au pont de Charenton. Le 16 mars, Mehmed efendi fait son entrée solennelle à Paris. Le carrosse du roi (vide de son propriétaire), en argent doré, le carrosse du régent (tout aussi vide), en argent, le précèdent. Le cortège franchit la Porte Saint-Antoine, emprunte la rue Royale (auj. de Birague) ; le roi Louis XV (onze ans) est incognito à un balcon chez le marquis de Boufflers, le Régentà un autre, chez la grande duchesse de Toscane. Le cortège quitte la place Royale (auj. des Vosges) par la rue de l’Echarpe (des Franc-Bourgeois), passe par la place Baudoyer et le cimetière Saint-Jean, la rue de la Monnaie, le pont Neuf, la rue Dauphine, la rue de Condé, la rue de Vaugirard de sorte de passer devant le palais du Luxembourg, avant de redescendre la rue de Tournon pour rejoindre l’hôtel des Ambassadeurs extraordinaires, ancien hôtel de Concini, maréchal d’Ancre et favori de Marie de Médicis, que Louis XIII avait offert ensuite au duc de Luynes pour l’avoir aidé à se débarrasser dudit Concini (auj. caserne de la Garde Républicaine).
Saïd Mehmet Pacha à Paris. C-A Coypel

Le 21 mars 1721, Mehmed efendi est reçu aux Tuileries, où, arrivé par la porte Saint-Honoré, il entre dans les jardins par la place du pont Tournant (auj. de la Concorde), « par le derrière de la maison, parce que la véritable entrée n’était pas assez belle pour un Louvre. » Il s’en retourne « par le quai des Tuileries [puis le pont Royal] et par celui des Théatins, qui sont les endroits où Paris paraît le mieux » selon Saint-Simon, qui ajoute : « Que serait-ce si on dépouillait le Pont-Neuf de ses misérables échoppes, et tous les autres ponts de maisons, et les quais de celles qui sont du côté de la rivière ? » En effet, à Paris, on ne voit pas l’eau. Il n’est que de lire Hugo, sa Notre-Dame de Paris : « Le bord de la Seine [rive gauche] était tantôt une grève nue, comme au-delà des Bernardins, tantôt un entassement de maisons qui avaient le pied dans l’eau, comme entre les deux ponts ». Et les ponts resteront bordés de maisons, sauf éventuel incendie comme celui du Petit Pont de 1718, jusqu’en 1786.
Enfin on a du mal à deviner le Louvre, engoncé dans des constructions de toute sorte, hormis la grande galerie.
De Paris, comme ‘touriste’, Mehmed efendi verra le jardin du roi, les Gobelins, la manufacture de glaces de Reuilly, l’Observatoire, la bibliothèque du roi, les Invalides, l’Opéra, la salle des machines des Tuileries. Il sera allé à Saint-Cloud (où est la mère du Régent), à Versailles par Meudon, à Marly. Quand il prendra congé, il entrera cette fois au palais des Tuileries par la cour.

20 ans plus tard, installé d’abord dans la maison de M. Titon avec son fils de 12-13 ans et les 180 personnes de sa suite, Saïd Mehmet Pacha fera son entrée solennelle à Paris le 7 janvier 1742, en parcourant, entre 11 heures et 15 heures, le parcours protocolaire menant du faubourg Saint-Antoine à l’hôtel des Ambassadeurs extraordinaires de la rue de Tournon, par un froid qui a étréci le cortège sur la seule partie de la chaussée où fumier et sable ont été répandus pour recouvrir la neige gelée. Installé rue de Tournon, ses parades et ses défilés se déploieront presque quotidiennement au jardin du Luxembourg.

La route d’entrée de la porte Saint-Antoine, route de l’Est, est de ce fait la route de Genève, la ville et le symbole : celle, austère et souvent douloureuse, des réformés vers le temple de Charenton. L’édit de Nantes de 1598 a repoussé l’exercice de leur culte à cinq lieues, Henri IV leur accorde néanmoins Charenton, qui n’est qu’à deux lieues. Dès 1607, un temple y est construit par Jacques II Androuet du Cerceau, l’architecte, avec Louis Métezeau, du nouveau Louvre du roi. Il est flanqué d’un cimetière, et passent aussi sur cette route les morts que l’on porte en terre comme y oblige ce même édit : de nuit, sans cortège et sous la surveillance d’un archer du guet.
Il suffit pourtant que le duc de Mayenne, qui a succédé à son frère le duc de Guiseà la tête de la Ligue, ait été tué au siège de Montauban, pour que des huguenots revenant de Charenton soient attaqués au faubourg, le 26 septembre 1621. Le lendemain, leurs agresseurs, pour faire bon poids, partent en nombre vers leur temple et y mettent le feu. Il sera reconstruit, agrandi, par Salomon de Brosse. Les voyageurs hollandais De Villers qui, le 28 janvier 1657, vont y entendre prêcher Jean d’Aillé, y trouvent « autant de monde qu’à notre Cloosterkerck à La Haye. La plupart des gens de condition de notre religion, venant à Paris ou pour affaires ou pour faire leur Cour, en augmente le nombre ». Ce flot ne tarira pas jusqu’à ce qu’en 1685 l’édit de Nantes soit révoqué, et le temple aussitôt détruit pierre à pierre.
En attendant, Carnaval ramène nos voyageurs hollandais au même faubourg quelques jours plus tard, car c’est entre l’arcade Saint-Jean-de-Grève et la barrière de Picpus que la mascarade bat son plein. « Nous fûmes avec l’abbé de Sautereau au cours de la Porte Saint-Antoine, où nous vîmes quantité de masques tant à pied qu’à cheval et plus de trois mille carrosses. En cette grande foule d’hommes et de chevaux il ne se peut qu’il ne se forme un grand embarras, et la pluie qui survint le rendit extrême parce que tout le monde voulait rentrer à la fois dans la ville, et cette confusion fit qu’à neuf heures du soir, il y en avait encore hors de la porte. » Carnaval ne bougera pas de là avant 1812.

Atget, 1899. Gallica
La route des protestants bifurque vers le sud à la Croix-du-Trahoir, carrefour en T de la rue de l’Arbre-Sec et de la rue Saint-Honoré, l’épicentre de Paris depuis le 17e siècle. On y est à l’intersection des routes des « entrées solennelles » arrivant de l’est – de Vincennes et de la Reims des sacres – par les rues Saint-Antoine et Saint-Honoré, et arrivant du nord – de Saint-Denis – par la rue éponyme, celles de la Ferronnerie et Saint-Honoré. La Croix-du-Trahoir est entre la Ville (les Halles) et le Roi (le Louvre). Elle est enfin, pendant quatre-vingts ans, sur la route dominicale des protestants, entre leur temple de Charenton, bientôt capable d’accueillir cinq mille fidèles, et « la Petite Genève » de la rive gauche, la rue de l’Arbre-Sec étant la voie d’accès au Pont-Neuf. Les frères de Villers et leurs compagnons de voyage, qui ont touché Paris à la fin de décembre 1656, se sont installés tout naturellement l’un rue de Seine, A la Ville-de-Brissac, les autres Au Prince-d’Orange, rue des Boucheries (auj. boulevard Saint-Germain entre Odéon et Mabillon). Ils n’y étaient pas plutôt descendus qu’y entrait leur cousin, revenant du temple de Charenton.
Ici, hors les murs, les règlements des corporations n’imposant pas que l’on soit catholique pour accéder à la maîtrise, les artisans réformés s’étaient installés nombreux, ainsi que des officiers royaux de la finance – la banque était presque entièrement protestante – et y vivaient aussi les pasteurs du temple de Charenton.
Dans la Petite Genève, chez Mme Bertrand, officie le pasteur La Cerisaie. Au n° 4 de la rue des Marais-Saint-Germain (auj. Visconti), le premier baptême réformé a été célébré à l’Auberge du Vicomte en 1555. Le synode national constitutif des Églises réformées en France s’y est assemblé du 25 au 29 mai 1559. Un an plus tôt, le 13 mai 1558, de trois à sept mille protestants ont rempli le Grand-Pré-aux-Clercs et chanté les psaumes de Marot face au Louvre. Ils ont renouvelé leur démonstration les jours suivants ; le 19, on a noté, dans l’assemblée, la présence du roi de Navarre.
À la Saint-Barthélemy, le 24 août 1572, la porte de Buci et ses voisines, dûment cadenassées, retinrent dans la nasse, sous le poignard et sous le mousquet, les huguenots qui espéraient trouver refuge dans « la petite Genève », de l’autre côté du mur. Les vestiges du rempart qui les a livrés à la mort sont encore nombreux rue Mazarine, rue Guénégaud et cour de Rouen (Rohan).
À quelques pas du nouveau palais abbatial des abbés de Saint-Germain, flambant neuf, Bernard Palissy, dont le cours d’histoire naturelle et de physique avait Ambroise Paré et de nombreux chirurgiens comme auditeurs, a été arrêté par la Ligue, en 1589, et enfermé à la Bastille, où il mourra sans avoir abjuré. Le siège mis autour de Paris par Henri IV, les protestants se sont emparés de l’abbaye. Du haut d’un clocher de Saint-Germain-des-Prés – l’église en compte trois, dont deux flanquent le nouveau chœur –, le roi fixe le Louvre, son but, et englobe du regard la capitale qu’il veut reconquérir.
Mais le jeudi 18 octobre 1685 au soir, les vingt à trente mille protestants qui habitent la Petite Genève, autour de l’église luthérienne de l’ambassade de Suède de la rue Jacob et de leur cimetière de la rue des Saints-Pères, apprennent que le roi a signé la révocation de l’édit de Nantes, à Fontainebleau, dans le salon de Mme de Maintenon.
 Il faudra dorénavant se réunir clandestinement à l’ambassade de Hollande, à l’angle de la rue des Saints-Pères et de la rue Saint-Dominique (auj. boulevard Saint-Germain), ou à l’ambassade du Brandebourg de la rue de Grenelle ; puis viendront les abjurations, les mariages mixtes et les exils.
Dessin de Hubert Clerget, 1848. Gallica

Diderot avait quitté la rue Mouffetard pour échapper à la surveillance du curé de Saint-Médard, il était allé habiter chez un tapissier de la rue de l’Estrapade. Le 24 juillet 1749, son domicile est perquisitionné : sa Promenade du sceptique, un manuscrit inédit, y est saisie, une lettre de cachet l’envoie à Vincennes. « On a arrêté aussi M. Diderot, homme d’esprit et de belles-lettres » : c’est la première fois qu’il est question de lui dans la Chronique de la Régence et du règne de Louis XV (1718-1763)de Barbier ; il a changé de statut.
Vincennes est la prison idéale pour un encyclopédiste, pourrait-on dire : dix ans plus tôt, une manufacture de porcelaine, bientôt royale, s’est installée dans la tour du Diable du château ; François Boucher vient donner à cette porcelaine ses motifs d’enfants potelés quand Diderot arrive au donjon. Mais l’Encyclopédie réclame sa présence à Paris, et les libraires s’entremettent ; le 21 août, il est élargi, reste seulement prisonnier sur parole « dans un parc qui n'est pas même fermé de murs ». Barbier poursuit, dans son Journal : « Pour le sieur Diderot, il est à Vincennes et a même à présent la liberté du parc de Vincennes pour se promener avec qui il veut. Il restera peut-être encore quelques temps. Les libraires pour qui il travaille pour le Dictionnaire de l’Encyclopédie, ont beaucoup parlé pour lui à M. le chancelier et aux ministres. »
Rousseau est alors à Fontenay-sous-Bois, à l’invitation du baron de Thun, gouverneur du jeune prince héréditaire de Saxe-Gotha, qu’il a rencontrés l’un et l’autre chez Mme Dupin ; il fait en cette compagnie la connaissance de Grimm avec qui il se liera d’amitié. Retour à Paris, à l’hôtel du Saint-Esprit, rue Plâtrière (auj. JJ Rousseau), il apprend l’amélioration des conditions de détention de Diderot. « Tous les deux jours au plus tard, malgré des occupations très exigeantes, j'allais, soit seul, soit avec sa femme, passer avec lui les après-midi, racontent les Confessions. » Diderot avait confié à Rousseau près de quatre cents articles musicaux, à rendre dans un délai record, et alors que Jean-Jacques devait réunir aussi du matériau pour les Dupin, lancés dans une réfutation de l’Esprit des lois. Les Confessions ne font pas état pour autant de séances de travail à Vincennes.
« Les Libraires intéressés à l'édition de l'Encyclopédie », écrivent bientôt ces derniers au comte d’Argenson, « pénétrés des bontés de Votre Grandeur, la remercient très humblement de l'adoucissement qu'elle a bien voulu apporter à leurs peines en rendant au Sr. Diderot, leur éditeur, une partie de sa liberté. Ils sentent le prix de cette grâce, mais si, comme ils croient pouvoir s'en flatter, l'intention de Votre Grandeur, touchée de leur situation, a été de mettre le Sr. Diderot en état de travailler à l'Encyclopédie, ils prennent la liberté de lui représenter très respectueusement que c'est une chose absolument impraticable ».
A part Rousseau, en effet, et d’Alembert que Jean-Jacques trouve à Vincennes en arrivant, aucun des collaborateurs de l’Encyclopédie n’a fait le voyage : « Quand le Sr. Diderot a été arrêté, poursuivent les libraires, il avait laissé de l'ouvrage entre les mains de plusieurs ouvriers sur les verreries, les glaces, les brasseries ; il les a mandés depuis peu de jours qu'il jouit de quelque liberté, mais il n'y en a eu qu'un qui se soit rendu à Vincennes, encore a-ce été pour être payé du travail qu'il avait fait sur l'art et les figures du chiner des étoffes. Les autres ont répondu qu'ils n'avaient pas le temps d'aller si loin et que cela les dérangeait. »
« Cette année 1749, l’été fut d’une chaleur excessive, raconte Jean-Jacques. On compte deux lieues de Paris à Vincennes. Peu en état de payer des fiacres, à deux heures après-midi j’allais à pied quand j’étais seul, et j’allais vite pour arriver plus tôt. Les arbres de la route toujours élagués à la mode du pays, ne donnaient presque aucune ombre, et souvent, rendu de chaleur et de fatigue, je m’étendais par terre n’en pouvant plus. Je m'avisai, pour modérer mon pas, de prendre quelque livre. Je pris un jour le Mercure de France ; et tout en marchant et le parcourant, je tombai sur cette question proposée par l'Académie de Dijon pour le prix de l'année suivante, Si le progrès des sciences et des arts a contribué à corrompre ou à épurer les mœurs. À l’instant de cette lecture je vis un autre univers et je devins un autre homme. (…) En arrivant à Vincennes j’étais dans une agitation qui tenait du délire. Diderot l’aperçut : je lui en dis la cause, et je lui lus la prosopopée de Fabricius, écrite en crayon sous un chêne. Il m’exhorta de donner l’essor à mes idées, et de concourir au prix. Je le fis, et dès cet instant je fus perdu. Tout le reste de ma vie et de mes malheurs fut l’effet inévitable de cet instant d’égarement. »

2. L’axe Nord-Sud

La Chapelle était un village-rue, ou plutôt rues ; celle, utilitaire, des poissonniers, et celle des processions royales entre Paris et Saint-Denis. Autour de ces deux voies, une colonie de laboureurs et de vignerons établie par les moines de Saint-Denis, qui connut son heure de gloire au XVe siècle : dans la petite chapelle où, déjà, sainte Geneviève faisait halte, Jeanne d’Arc et ses compagnons d’armes, Alençon, Dunois, La Hire, Xaintrailles vinrent prier, dans la nuit du 7 au 8 septembre 1429, avant de lever finalement le siège de Paris. Gilles de Rais, le fidèle, et futur « ogre », était-il avec eux agenouillé devant l’autel ?
Surtout, au rond-point de la Chapelle, se tint jusqu’en 1444 la foire du Landit, l’une des plus fameuses du Moyen Âge. Elle durait quinze jours, de la Saint-Barnabé à la Saint-Jean, attirait des marchands de Lombardie, d’Espagne, de Provence, et même des Arméniens qui, en 1400, y avaient apporté ces animaux inconnus : des chats angoras d’Asie. L’Université, avec bannières et flonflons, y arrivait en cortège, les écoliers s’égaillant autour des bonimenteurs, jongleurs et ménétriers, et des tables à boire, tandis que le recteur, dont c’était la prérogative, percevait des droits sur tout le parchemin mis en vente, avant de réserver les quantités nécessaires aux différents collèges. Au milieu du champ de foire, l’abbé de Saint-Denis arbitrait les litiges entre marchands.
le 6 mars 1571. Gallica
Le 16 mars 1562, rouge encore du sang des protestants qu’il a massacrés à Vassy, le duc de Guise entre à Paris, « triomphalement, comme un roi. Le prévôt et les échevins viennent au devant du duc, en corps, jusqu’à la porte Saint-Denis. Paris l’étourdit et le berce de ses acclamations enthousiastes ».
Entre Chapelle et porte Saint-Denis, l’enclos Saint-Lazare, le plus vaste de Paris, sur lequel seront construits et la gare du Nord et l’hôpital Lariboisière, sans compter la gare de l’Est sur le clos Saint-Laurent, qui n’est qu’une dépendance de Saint Lazare, et aura aussi sa foire Saint-Laurent.
Quand on est reçu comme un roi, c’est à la porte Saint-Denis. Quand on est le roi, le protocole commence plus tôt, dès l’enclos Saint-Lazare. La paix momentanément signée avec les protestants, à Saint-Germain, Charles IX fait son entrée à Paris, le 6 mars 1571. Dès 10 heures du matin, le roi arrive « au prieuré Saint-Ladre [Lazare], assis aux faubourgs Saint-Denis ». On lui a dressé une estrade « couverte de riches tapisseries ; et, au milieu, un haut dais de trois marches, couvert de tapisserie de Turquie, et dessus un dais tendu de riche valeur, sous lequel était posée la chaise pour recevoir Sa Majesté, couverte d’un riche tapis de velours pers, tout semé de fleurs de lis tissées d’or ».
Défilent devant le roi les quatre ordres mendiants, l’Université, puis le Corps de Ville, précédé de mille huit cents représentants des métiers, les menus officiers de la Ville « au nombre de 150, portant robes mi-parties de rouge et bleu, les chausses de même, chacun tenant un bâton blanc en sa main », les cent arquebusiers de la Ville, les cent archers, les cent arbalétriers, la cavalcade des enfants des plus riches bourgeois de la Ville, qui sont cent à cent vingt, accompagnés de leurs pages, enfin le prévôt, précédé des maîtres des œuvres, du capitaine de l’artillerie et des huit sergents de la Ville, le navire d’argent sur l’épaule, vêtu magnifiquement et montant une mule harnachée de même.
À côté du prévôt marchent plusieurs valets, « dont l’un portait les clefs de la Ville attachées à un gros cordon d’argent et de soie des couleurs du Roi, pendant à un bâton couvert de velours cramoisi, canetillé d’argent », et les quatre échevins. Le prévôt fait sa harangue un genou en terre, baise les clefs, les présente à Sa Majesté, qui les prend et demande au duc d’Anjou, son frère, le futur Henri III, de les confier à une garde écossaise, « qui les rapportera plus tard au Bureau en déclarant que le Roi les renvoie à la Ville, se confiant à eux comme en très bons, très loyaux et fidèles sujets ».
Un dais a été tendu entre les maisons du pont Notre-Dame. Gallica
Puis la maison du roi se met en cortège, enfin le roi lui-même monte à cheval et se dirige vers la porte Saint-Denis. Là, les échevins présentent à Sa Majesté le ciel de velours, semé de fleurs de lis d’or, et le tiennent au-dessus d’elle jusqu’à l’église de la Trinité. À cet endroit, les gardes des marchandises les remplacent pour porter le dais, en continuant vers Notre-Dame. Un conflit de préséance avait éclaté préalablement pour savoir qui, des marchands grossiers, épiciers et apothicaires ou des grossiers en draps de soie, joaillerie et mercerie, prenait le premier relais.

Le 29 mai 1934, tard dans la nuit, André Breton sort d’un café de Montmartre avec une inconnue : « Qui m’accompagne à cette heure dans Paris sans me conduire et que, d’ailleurs, moi non plus, je ne conduis pas ? ». Ils marchent au hasard, elle lui donne son bras, le lui retire aux Halles où la circulation est trop dense. « J’étais de nouveau près de vous, ma belle vagabonde, et vous me montriez en passant la Tour Saint-Jacques sous son voile pâle d’échafaudages »…
L’alchimiste Nicolas Flamel– « surréaliste dans la nuit de l’or », comme le dit la recension des précurseurs du Second Manifeste–, aurait fait couvrir de figures emblématiques et hiéroglyphiques le petit portail de la tour en 1389.
« À Paris la Tour Saint-Jacques chancelante / Pareille à un tournesol », avait écrit Breton assez obscurément pour lui-même, et voilà qu’il réalise la double analogie avec la fleur unique au bout de sa longue tige, et avec le papier réactif qui change de couleur au contact de l’acide, comme on rêve de changer le plomb en or dans l’alchimie qu’évoque une tour liée à Nicolas Flamel. Le papier de tournesol passe de surcroît du bleu au rouge, « les couleurs distinctives de Paris, dont, au reste, ce quartier de la Cité est le berceau, de Paris qu’exprime ici d’une façon tout particulièrement organique, essentielle, son Hôtel de Ville que nous laissons sur notre gauche en nous dirigeant vers le Quartier Latin ».
19e siècle. Gallica
L’inconnue, c’est Jacqueline Lamba. Breton l’épouse le 14 août, il a pour témoins Éluard et Giacometti.

Au nœud des deux axes perpendiculaires, une fontaine, au beau milieu d’un carrefour qui n’est pas plus vaste alors qu’il ne l’est aujourd’hui, offerte par François Ierà la ville qui manque cruellement, et manquera si longtemps, d’eau. La fontaine est, comme le carrefour, à un confluent, celui de deux adductions : les eaux de source du Pré-Saint-Gervais qui, avec celles de Belleville, alimentent la rive droite, et les eaux que Marie de Médicis fait venir par l’aqueduc d’Arcueil en son Luxembourg, qui poursuivront jusqu’à la Croix-du-Trahoir en passant dans le tablier du Pont-Neuf. Pour le reste, voir, sur ce site : Découvrons le nombril de Paris.

La Tour Eiffel et ses effets

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La tour Eiffel, monument emblématique de Paris est un gros totem de ferraille (ceci dit sans aucune nuance péjorative), portant le nom de son constructeur. On n’en est pas plus intrigué que ça, ce n’est pourtant pas banal ! On trouve plutôt, ailleurs, dans ce rôle, la pierre et le marbre, dédiés à quelque souverain des cieux ou de la terre. Notre pylône métallique célébrait, bien involontairement comme on verra plus bas, un siècle après la Révolution, la primauté industrielle de la capitale. C’est Paris, marquée de ses croisillons de fer, qui méritait de s’appeler Stalingrad (la « ville de l’acier » :-).
Les fondations de la tour Eiffel. Gallica

L’Exposition du centenaire de la prise de la Bastille s’est ouverte le 6 mai 1889. La société de Gustave Eiffel (installée alors à Levallois, 42 rue Fouquet, rue devenue depuis Gustave Eiffel, et qui se prolongeait jusqu’à l’actuel périphérique), y était responsable d’une tour qui gardera son nom, dans la mesure où elle était, non pas un monument commémoratif de commande, mais une attraction construite « à ses risques et périls », financiers s’entend : un manège forain, l’équivalent d’une grande roue ou de montagnes russes.

Concernant l’obélisque, monument tout ce qu’il y a de plus classique et officiel, lui, qu’on dit donc « de Louxor » ou « de la place de la Concorde » et non pas « de Lebas », son piédestal nous fait pourtant connaître le nom de l’ingénieur qui en dirigea l’érection, (comme celui du capitaine qui en avait assuré le transport : Verninac). Les noms des ouvriers, vous n’y pensez pas ! Le 28 octobre 1836, on a bien vu, accrochés à son sommet, les drapeaux des charpentiers et des maçons, mais l’hommage qu’ils se rendaient ainsi à eux-mêmes resta tout éphémère et non patronymique.

Des noms, Gustave Eiffel en a fait graver une ribambelle sur sa tour, il y avait la place : soixante-douze patronymes, tous des Français à l’exception du Suisse Breguet. Côté Grenelle, Gouin, Cail, Giffard, l’homme des injecteurs de machines à vapeur ; côté Trocadéro, Flachat, l’ingénieur du pont d’Asnières et de la plupart des réalisations de Gouin, et aussi ingénieur-conseil des frères Pereire ; face à Paris, enfin, le Polonceau du pont du Carrousel, à moins qu’il ne s’agisse de son fils, inventeur des fermes métalliques éponymes. En bref, une vingtaine d’industriels, ses pairs ; les autres sont des savants. Les noms des deux cents à deux-cent-cinquante ouvriers présents en permanence sur le chantier durant vingt-six mois ne figurent nulle part. Un tiers des 15 000 éléments de structure a été riveté sur place, une équipe de quatre membres étant nécessaire pour chauffer le rivet grâce à un four portatif qu’on hissait avec soi, mettre et maintenir le rivet en place, enfin en marteler la tête. Une équipe de riveteurs répétait l’opération 250 à 300 fois par jour. Par bonheur, il n’y eut aucun accident mortel. Gageons que le contraire n’aurait même pas suffi à en immortaliser les victimes. 

On n'a de photos que des peintres, pas des rivetteurs. 1924. Gallica
Les ouvriers y sont payés à l’heure, c’est à dire moins l’hiver, où les journées ne font « que » 9 heures, que l’été où elles en font 12. La grève de septembre 1888 demandait, pour compenser un peu, une augmentation horaire à la mesure de la diminution du jour. Le 20 septembre, pour mettre un terme au conflit, Eiffel accordait par écrit une augmentation de 15 cts de l’heure à l’entrée de l’hiver, assortie d’autres promesses orales. Le 19 décembre, il fait très froid depuis quelques jours, plusieurs ouvriers sont tombés malades, les autres, réunis au café du 135 rue d’Orsay (auj. quai Branly pour cette partie), leur local habituel, considèrent que la journée d’hiver de 9 heures payées 10 est une des promesses verbales non tenues de septembre. Le 20 décembre, à 7h45, ils sont 140 à monter au sommet, alors à 210 mètres, dans le froid qu’on imagine à cette date, cette heure et cette hauteur, pour y tenir meeting. Au bout d’une heure, la grève est décidée, les monteurs éteignent les forges, 5 délégués partent pour Levallois rencontrer Eiffel, qui n’accordera rien.
 
Lors d’une exposition suivante, pas universelle celle-là mais des Arts décoratifs, la tour Eiffel s’appellera Citroën. A compter du 4 juillet 1925, et dix ans durant, jusqu’à la faillite d’André Citroën, de quarante kilomètres à la ronde vous éblouissait le nom de la marque automobile, en lettres de vingt mètres de hauteur, composées de deux cent cinquante mille ampoules de six couleurs. Une appropriation de l’espace et des monuments publics qui se réinstalle aujourd’hui par le biais de toiles peintes couvrant les échafaudages lors de travaux de rénovation.

C’est chez Pauwel, à la Chapelle, successeur de Charles Nepveu  à la Compagnie générale de matériel de chemin de fer, qu’Eiffel avait débuté. L’entreprise employait d’autres célébrités : Denis Poulot se souvient avoir assisté, barrière des Vertus (au débouché de la rue du Château-Landon sur le boulevard de la Chapelle), chez le traiteur Boulanger, à l’enseigne du « Là, s’il vous plaît », au sacre d’un « empereur des pochards et roi des cochons » qui travaillait chez Pauwel. « Là, s’il vous plaît », c’est l’appel lancé par le forgeron à ses collègues pour leur indiquer que c’est le bon moment de frapper sur la pièce chaude. Boulanger était donc lui-même, sans doute, un ancien forgeron mais, devenu gargotier, son nom nous est resté. On ne sait pas en revanche le nom de « l’empereur », Hercule doté de doigts de fée au bout de biscottos de fer, capable nous dit Poulot de dessiner le portrait d’Henri IV, à l’aide d’une pointe à tracer, dans un carré d’un millimètre de côté !

Eiffel créerait ensuite son entreprise en 1867, à 36 ans. On lui doit, à Paris, la passerelle des Buttes-Chaumont, et la coupole de la synagogue de la rue des Tournelles, et aussi l’ossature du Bon Marché. Aristide Boucicaut, vendeur puis chef de rayon pour les châles au Petit-Saint-Thomas de la rue du Bac, avait pressenti le grand boom économique du Second Empire. Le 9 septembre 1869 était posée la première pierre du premier grand magasin parisien, le sien. L’architecte Louis Charles Boileau et l’ingénieur Gustave Eiffel allaient, de fer (qui permet les larges baies) et de verre (pour laisser passer la lumière naturelle), le construire. Le baron Haussmann lui fournirait sa clientèle en enrichissant la bourgeoisie.
De chez Eiffel encore la structure métallique du « pavillon de l’Alimentation et des Vins de la Ville de Bordeaux », à l’Exposition universelle de 1900, qui deviendra la cité d’ateliers d’artistes dite La Ruche, au 2 passage de Dantzig dans le 15ème.

On doit enfin à Eiffel l’ossature de la statue de la Liberté, tâche dans laquelle il succédait à Viollet-le-Duc. Cette ossature était habillée par Monduit et Béchet ; Gaget, Gauthier et Cie successeurs, 25 rue de Chazelles, maison fondée en 1825. « Un de nos grands établissements parisiens, écrit Turgan, le plus important peut-être de ceux où l’on travaille les métaux. On leur doit la tête gigantesque de la statue de l’indépendance américaine, en cuivre repoussé, qui à l’exposition universelle de 1878, préfigurait pour ses souscripteurs le futur monument new-yorkais » que l’on n’appela jamais ni statue Gaget, Gauthier et Cie successeurs ni statue Eiffel ni statue Bartholdi, son sculpteur, mais uniquement « statue de la Liberté ». Enfin la statue toute entière, qui sera posée, donc, sur une armature de l’entreprise Eiffel, à l’entrée du port de New York. 
L'habillage de la Liberté. Gallica

Les dessous Eiffel de la Liberté Gaget. Gallica

La même entreprise redressera la colonne Vendôme, aura la charge des flèches de Notre-Dame et de la Sainte-Chapelle, de la couverture de l’Opéra Garnier et, plus terre à terre, des canalisations conduisant les eaux de la Vanne et de la Dhuys à Paris, la société étant l’entrepreneur de la Compagnie générale des eaux. Outre ces infrastructures, elle fait aussi dans la robinetterie.

Mais le plus notoire des travaux d’Eiffel est bien sûr sa tour, construite de 1887 à 1889. Attraction touristique, il lui fallait hisser les visiteurs qui payaient le point de vue imprenable ce qui poserait un problème d’ascenseur. Lors de son inauguration, elle en était encore dépourvue : le président du Conseil s’était arrêté au premier étage ; Locroy, ministre du Commerce était monté à pied jusqu’au sommet !

Léon Edoux avait présenté le premier ascenseur, - il est l’inventeur du mot -, à l’Exposition de 1867. C’est lui qui va réaliser l’ascenseur double de la tour Eiffel, à deux cabines s’équilibrant, qui reliera le 2e étage au sommet. Les ascenseurs Roux-Combaluzier et Otis, qui démarraient au rez-de-chaussée, ont été remplacés pour l’Expo de 1900 ; ceux d’Edoux existaient toujours en 1980, c’était alors les doyens des ascenseurs.
Léon Edoux était passé de la fabrication d’usines à gaz aux ascenseurs en s’associant avec Samain. L’entreprise Edoux et Samain, (12 rue Saint-Amand et 72 à 78 rue Lecourbe), fabriquera des ascenseurs électriques dès 1900. Elle aura les honneurs de la Java des Chaussettes à clous, de Boris Vian, où tous les gendarmes ont des noms d’ascenseurs :         « - Gendarme Edoux-Samain / Combien de contredanses avez-vous exécutées ce matin ?
/ - Cent treize, brigadier / - Gendarme, ce n'est guère! / Attention, on vous surveille ». Ses collègues sont le gendarme Combaluzier et le gendarme Otis Pifre (161-63 et 174-76 rue de Courcelles, 17e).

Le scandale de Panama datait de 1892 ; panama, devenu nom commun, est passé dans l’argot dès 1903 pour y nommer une « chose, affaire embrouillée » (Nouv. Lar. ill.). Paname pour désigner Paris est attesté la même année. Paris était-il alors « la grosse combine » comme New York « la grosse pomme » ? Toujours est-il qu’Eiffel se trouva attaqué au moment du scandale parce qu’il construisait les écluses du canal. Il en prendra sa retraite, laissant la place à la tête de son entreprise à Maurice Koechlin.

L’atelier d’horlogerie Breguet avait été fondé quai de l’Horloge, - il ne pouvait en être autrement ! - à la fin du 18e siècle. Il s’était installé 19 rue Didot cent ans plus tard, après avoir été à l’origine des premières horloges électriques, des premières bobines, du télégraphe à lettres, du premier téléphone national. L’entreprise comptait 130 à 190 ouvriers en 1896, 480 en 1900. En 1903, le transfert d’une partie de la production à Douai faisait tomber ce chiffre à 150 mais il serait déjà remonté à 270 en 1907. Les premiers hélicoptères y seront encore mis au point. En 1918, à 86 ans, Gustave Eiffel collaborait, rue Didot, à la première mise au point d’un prototype en soufflerie.
Henri Tanguy, futur colonel Rol-Tanguy, en sortant du service militaire, en 1930, entre chez Breguet, rue Didot. Il y devient tôlier-formeur, chaudronnier en cuivre, tuyauteur, soudeur. Quatre ans plus tard, à la suite de la  tentative de coup d'État de février 34, il y monte un syndicat, y crée une cellule communiste. Il est licencié l’année suivante. 

La société Eiffel est demeurée à Levallois jusqu’en 1957, date à laquelle elle passait au Blanc-Mesnil avec un siège à Paris 23, rue Dumont d’Urville.

Armorial de patrons que tout cela ! Pourquoi le film seul, à ses génériques, rend-il hommage à tous ses ouvriers ? Personnellement, je ne vais au cinéma que pour ça. Paris ouvrier, avec ses quelque 1 000 noms propres, essaye à sa petite échelle (ce n’est pas le Maitron, bien sûr), d’être le mémorial des ouvriers parisiens.

De la belle Gabrielle à Bouvard et Pécuchet

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Balade (largement) autour de la librairie la Terrasse de Gutenberg, 9 rue Emilio Castelar, Paris 12e, le dimanche 24 juin.

- A la pointe des 2, rue Emilio Castelar / 85, rue de Charenton : Boulangerie aménagée en rez-de-chaussée d'un immeuble d'angle construit en 1906. La devanture comporte des panneaux peints fixés sous verre, signés de T. Luc et représentant des scènes de moisson. A l'intérieur, les murs sont recouverts de carreaux de céramique, agrémentés d'une frise de fleurs stylisées. Inscrite MH

- 38, rue Traversière : École de trait puis librairie ouvrière créées par Agricol Perdiguier en1856. Aujourd’hui, belle enseigne de l’ébéniste restaurateur Didier Maulet.

- Au 57, arrière et entrée de la crypte de Saint-Antoine des 15-20. C’était ici un petit coin d’Auvergne : des parents aveyronnais, chaque samedi, de 14 à 15h, y conduisaient leurs enfants, à partir de trois ans, aux leçons de bourrée longtemps données par Raymonde Raynaldy. Cette personnalité du folklore rouergat en a dirigé pendant près de quinze ans les cours hebdomadaires dans les locaux de la paroisse. Les positions et les voltes sont enseignées depuis par Régine Raynaldy, fille de Raymonde, qui a elle-même fondé son propre orchestre, partie intégrante de La Bourrée Montagnarde fondée en 1927.

- Église Saint-Antoine-des-Quinze-Vingtsélevée pour le compte de la Ville de Paris par l'architecte Lucien-Robert Roy sur les plans d'Émile Vaudremer et Paul Bichoff entre 1902 et 1904. La conception de cette église emprunte beaucoup aux œuvres majeures de Vaudremer : Saint-Pierre de Montrouge, Notre-Dame d'Auteuil et surtout l'église grecque de la rue Bizet. Elle offre un bel exemple de juxtaposition du style néo-roman et de techniques nouvelles. Le clocher aligné sur l'église est désaxé par rapport à la rue. Cette tour de style roman, flanquée d'un escalier en échauguette, domine le mur en brique animé par une horloge en fer de grande taille. A l'intérieur, les structures reproduisent fidèlement les arcades en plein cintre, les chapiteaux et les lourds piliers des églises romanes. Mais une large verrière au-dessus du transept, la forme incurvée des tribunes, l'usage systématique du fer forgé, le décor en grès de Bigot des autels sont autant de signes de modernité. Œuvre posthume, réalisée assez fidèlement par un disciple, Saint-Antoine-des-Quinze-Vingt révèle l'attirance de Vaudremer, dans les dernières années de sa vie, pour le pittoresque et l'asymétrie.
L’orgue en fut construit par le fameux facteur d’orgues, Aristide Cavaillé-Coll, en 1894, pour le Baron de l’Épée, riche amateur de musique qui désirait jouer chez lui du Wagner, dans le vaste auditorium qu’il s’était fait aménager 55, avenue des Champs-Élysées. Avec ses 2 800 tuyaux, dont le plus grave mesure plus de 5 m. de haut, l’instrument possède la puissance des cuivres wagnériens jointe à la subtilité des cordes et des bois.
Lorsque Cavaillé-Coll disparaît en 1899, l’église Saint-Antoine est déjà en projet. En 1907, le Comte Christian de Bertier de Sauvigny rachète au Baron de l’Épée le grand orgue de son salon de musique et décide de le faire installer dans l’église Saint Antoine.

- Au n°64 Ledru-Rollin, PLU : Ensemble construit vers 1880-1890 autour d'une cour rectangulaire, sur une parcelle traversante. Il s'ouvre avenue Ledru Rollin par un immeuble de rapport en pierre de taille et brique adroitement composé et signé “P. Flanet, architecte 1891”. A l'arrière, sur cour, se développent symétriquement des ateliers en pierre, brique et métal élevés de trois étages sur rez-de-chaussée. Une verrière à structure métal en tiers-point abrite une partie de la cour. Celle-ci se clôt, côté rue Traversière, par un immeuble présentant une façade composée symétriquement de sept travées autour d'un porche monumental en plein cintre (n°55 : passage de la Trôle) et élevée de quatre étages carrés sur rez-de-chaussée. Les modénatures sont très sobres (chaînes de refends, bandeaux et moulurations autour des baies). L'une des parcelles polyvalentes habitat-industrie-commerce les plus caractéristiques du faubourg pour la régularité de l'espace et de l'esthétique (verrière) de la cour.

- Écoutons Vielé-Griffin, poète symboliste de 20 ans le cadet de Verlaine, qui vient visiter son aîné : « Dépassant donc la Bastille, lieu encore lointain à cette époque pré-métropolitaine, nous suivîmes le viaduc du chemin de fer de Vincennes, sous les arcades duquel se blottissent encore des boutiques et des habitations cintrées d’entresol. Mais voici qu’une voûte s’ouvre, donnant accès à une rue ; nos indications s’en confirment ; hardiment nous franchissons l’humble arc de triomphe et, curieux bien que peu rassurés, nous tournons sans hésiter à gauche pour nous trouver dans une grande cour aux larges pavés gras de lessive et de déchets alimentaires… un lavoir laissait échapper la vapeur de son essoreuse et des gaillardes aux manches retroussées vidaient à même le ruisseau leurs baquets d’eau bleue… bientôt nous voici reçus par le poète. Une chambre de rez-de-chaussée, triste et nue : deux chaises ; une table devant la fenêtre sans rideaux portait des livres, parmi lesquels nous reconnûmes, non sans émotion, nos premières plaquettes ; un lit, à rideaux de lustrine verte, faisait face à la fenêtre et, l’œil fixe vers la cheminée sans glace où s’accumulaient brochures et journaux, un mauvais portrait de Verlaine, toile nue et sans cadre, pendait à un clou. C’était sinistre. » Ça s’appelle l’hôtel du Midi, maison plus ou moins de passes, au n°6 de la cour Saint-François qui ouvre au n°5 de la rue Moreau ; et la chambre est une espèce d’arrière salle de la buvette du marchand de vins qu’il faut traverser pour y accéder. Verlaine est venu y habiter le 15 mai 1885, 2 ans après son départ du 17 rue de la Roquette.
En octobre, il reçoit ici de Mallarmé, une enveloppe dont l’adresse est celle-ci :
Tapi sous ton chaud macfarlane
Ce billet, quand tu le reçois
Lis-le haut ; 6 cour Saint-François
Rue, est-ce Moreau ? cher Verlaine.
Et la lettre arrivée à bon port, Mallarmé suit.
A l’hiver, Verlaine a la jambe dans une gouttière, plâtrée, et sa mère qui le veille jour et nuit en attrape une pneumonie. Le 21 janvier 1886, elle meurt dans une chambre du 1er étage. L’escalier est trop étroit pour qu’on puisse monter Verlaine sur une civière afin qu’il lui donne un dernier baiser. De la même façon, le cercueil sera descendu par la fenêtre, Verlaine ne l’a pas revue et ne sera pas à la messe d’enterrement qui est dite dans la chapelle des Quinze-Vingts. Il va rester là encore un an ou un an et demi après quoi il sera plus souvent à l’hôpital que n’importe ou ailleurs : 20 séjours en 10 ans.

- rue Jules César. Elle doit son nom d’avoir été ouverte, au moment où paraissait l’Histoire de Jules César de sa majesté impériale Napoléon III, (en 1865), sur l’emplacement des Arènes nationales, construction légère de bois et de toile mais du plus pur style gothique ; cirque à l’antique, sportif et gymnique, et non tauromachique, comme le regrette Théophile Gautier dans son feuilleton de La Presse qui en relate l’inauguration :
« La place de la Bastille et la rue de Lyon avaient, lundi dernier [7 juillet 1851], l'apparence de la calle d'Alcala à Madrid un jour de course. – Dia de toros. Les voitures se hâtaient de toutes parts et de longues files de piétons dont aucun ne retournait, se dirigeaient vers le même but; on ouvrait les Arènes nationales, espèce de succursale de l'Hippodrome, trop éloigné des faubourgs populeux de Paris et plus exclusivement destine à la fashion qui le trouve sur le chemin du bois de Boulogne. (…)
Les Arènes, bâties au point de vue populaire, ne donnent que deux représentations par  semaine, le dimanche et le lundi, pour ne point distraire les ouvriers de leurs travaux. On sait que, depuis un temps immémorial, le lundi est célébré beaucoup trop religieusement par la classe qui travaille, dans les cabarets et les guinguettes de la banlieue. Le prix des places des Arènes nationales lui donne les moyens de se divertir plus honorablement et à moins de frais, variant de dix sols à vingt sols. C'est donc un service que rend M. Arnaut à l'édilité de Paris en occupant un certain nombre d'heures une population un peu turbulente dans les plaisirs, où la pousse le besoin de réagir contre ses rudes labeurs. Le prix d'un litre de bleu empoisonné de litharge et de bois de campêche solde un billet des Arènes et empêche de boire ce même litre. Double avantage : l'on s'amuse et l'on ne s'intoxique pas. »

- Passerelle de Mornay, 1825.

- Bd Bourdon (1806) C'était jadis une allée qui longeait le fossé de l'Arsenal, depuis la Seine jusqu'à la Bastille. Depuis 1822, le canal St-Martin a remplacé, entre la Bastille et la Seine, l'ancien fossé de l'Arsenal. Le mur d'escarpe de ce fossé avait remplacé au 16ème siècle le mur d'enceinte de Charles V. Il fut surélevé et couronné d'un parapet pour devenir le mur du quai actuel du boulevard Bourdon.

- Station de métro Arsenal : fermée depuis le 2 septembre 1939. La station Arsenal jouait un grand rôle dans La Grosse Caisse, film dont Bourvilétait le héros en 1965, une histoire de holdup sur le train spécial collectant les recettes des stations du métro jusqu’en 1967, dont la station Quai de la Rapée, toute proche, était l’une des étapes. Un poinçonneur (Bourvil), auteur amateur de polars, en avait échafaudé le plan et, s’étant vu refuser son manuscrit, l’avait par dépit refilé à un caïd de la pègre (Paul Meurisse). La station Arsenal (voir sur le lienà 1'01") y est, dans le film, quai d’exposition pour des voitures Simca (ce qu’elle était souvent dans la réalité), outre qu’elle sert de base aux voleurs.

- Lisons maintenant le début de ce roman de Flaubert dont vous devinerez sans doute le titre, au moins à l’apparition des personnages. L’action se déroule en 1839 :
« Comme il faisait une chaleur de 33 degrés, le boulevard Bourdon se trouvait absolument désert.
Plus bas le canal Saint-Martin, fermé par les deux écluses étalait en ligne droite son eau couleur d'encre. Il y avait au milieu, un bateau plein de bois, et sur la berge deux rangs de barriques.
Au delà du canal, entre les maisons que séparent des chantiers le grand ciel pur se découpait en plaques d'outremer, et sous la réverbération du soleil, les façades blanches, les toits d'ardoises, les quais de granit éblouissaient. Une rumeur confuse montait du loin dans l'atmosphère tiède ; et tout semblait engourdi par le désœuvrement du dimanche et la tristesse des jours d'été.
Deux hommes parurent.
L'un venait de la Bastille, l'autre du Jardin des Plantes. Le plus grand, vêtu de toile, marchait le chapeau en arrière, le gilet déboutonné et sa cravate à la main. Le plus petit, dont le corps disparaissait dans une redingote marron, baissait la tête sous une casquette à visière pointue.
Quand ils furent arrivés au milieu du boulevard, ils s'assirent à la même minute, sur le même banc.
Pour s'essuyer le front, ils retirèrent leurs coiffures, que chacun posa près de soi ; et le petit homme aperçut écrit dans le chapeau de son voisin : Bouvard ; pendant que celui-ci distinguait aisément dans la casquette du particulier en redingote le mot : Pécuchet.
-- "Tiens !" dit-il "nous avons eu la même idée, celle d'inscrire notre nom dans nos couvre-chefs."
-- "Mon Dieu, oui ! on pourrait prendre le mien à mon bureau !"
-- "C'est comme moi, je suis employé."
Alors ils se considérèrent.
L'aspect aimable de Bouvard charma de suite Pécuchet. (…)
Et leurs yeux erraient sur des tas de pierres à bâtir, sur l'eau hideuse où une botte de paille flottait, sur la cheminée d'une usine se dressant à l'horizon ; des miasmes d'égout s'exhalaient. Ils se tournèrent de l'autre côté. Alors, ils eurent devant eux les murs du Grenier d'abondance. » Qui, depuis 1807, s’étendait du bd Morland à la rue Bassompierre. Détruit par la Commune.

A l’époque de Bouvard et Pécuchet va s’y installer la foire à la ferraille et aux jambons qui s’y tiendra jusqu’en 1869.

- Ensuite tout le quadrilatère compris entre les rues Mornay et Bassompierre va être occupé par le dépôt et les ateliers de la Compagnie générale des Omnibus, construits entre 1877 et 1912.
Le Petit Arsenal, qui datait de François Ier, avait occupé l'emplacement qui va du 21 bd Bourdon à la place de la Bastille.

- Magasin de gros des coopératives de France, et Banque des coopératives de France, 29 boulevard Bourdon. La centrale d’achat et la banque, toutes deux socialistes SFIO, ont eu leur siège ici, après le 208 rue Saint-Maur. La banque a fait faillite en 1934.

- n°31 :sous-station électrique Bastille, de Paul Friesé, 1911. Probablement la plus remarquable des sous-stations réalisées par l’architecte, qui s’inspire ici du néo-roman allemand et de l’architecture islamique d’Asie centrale.

- Avant de tourner dans la rue de la Cerisaie, on évoquera le Bal Bourdon, 41 boulevard Bourdon (pointe avec le bd Henri IV). Un bal populaire, le long du port de l’Arsenal, que fréquentent les “fils de Dieu”, l’une des catégories d’ouvriers de la nomenclature de Denis Poulot comme ils le font de ceux de la Bastille. Hillairet lui attribue “une clientèle d’ouvriers et d’ouvrières juifs”.
Cette extrémité de la rue de la Cerisaie, du côté du boulevard Bourdon, a été percée après le premier Empire, sur l'emplacement du Petit Arsenal.

Gabrielle (à dr.) et l'une de ses soeurs. (C) RMN (Musée du Louvre) / René-Gabriel Ojéda
- N° 10. Emplacement de l'hôtel de SebastianoZamet, ami d'Henri IV, cordonnier attiré à Paris dans le mouvement qui se fait durant des années après le mariage de Catherine de Médicis avec Henri II (devenue belle-mère d’Henri IV), qui a quitté l’alène au profit de la banque où il a fait fortune. C'est ici que la belle Gabrielle d’Estrées, en soupant, fut prise d'un mal subit et mortel, en 1599, à 26 ans. Le roi s’apprêtait à l’épouser. Puis l’hôtel devint celui du connétable de Lesdiguières (1614). Le maréchal de Villeroi en hérita après la mort de la duchesse de Lesdiguières et y reçut Pierre le Grand en 1717. (Inscription.) En 1776 la maison fut occupée par le conseiller d'État Drouin de Vandeuil. En 1826 c'était une pension où Ledru-Rollin et Sainte-Beuve firent leurs études. L'hôtel de Lesdiguières possédait de très grands jardins.
- en face, N° 11. Maison du 18ème siècle avec médaillon sur la façade et dans la cour.

- La rue est tracée sur l'ancienne impasse Lesdiguières démolie en 1792, par laquelle le peuple s'introduisit dans les jardins particuliers de Launay lors de la prise de la Bastille.

- Rue de l'Arsenal (1829). Tracée sur l’ancienne avenue de l’Arsenal qui allait du Grand Arsenal au Petit Arsenal, puis elle fit partie de la rue de l’Orme (la partie supérieure de la rue de l’Orme est devenue rue Jacques-Coeur). A l’endroit où la rue de l'Arsenal rencontre la rue de la Cerisaie se trouvait la cour sud du Petit Arsenal, qui était devenue un passage. Sous le second Empire l'administration des Poudresétait située du côté impair, au coin de la rue de la Cerisaie.

On longe l’arrière de La caserne des Célestins qui occupe l’emplacement d'une partie de l'ancien couvent des Célestins fondé en 1365 sous Charles V. L'ordre fut supprimé en 1778. L'ancien couvent fut occupé, en 1784, par un hospice médico-électrique, puis en 1785 par l'institution de l'abbé de l'Épée pour les sourds-muets. La Révolution en transforma une partie en magasin de bois de charronnage, et les restes se convertirent ultérieurement en un quartier de cavalerie. L'emplacement du célèbre cloître des Célestins est traversé par le bd Henri IV. La caserne a été construite en 1892 par l'architecte Jacques Hermant, la cour des manœuvres, d’1ha est sur les anciens jardins du couvent.

- rue de Sully créée en 1807 sur l'emplacement des cours du Grand Arsenal. L'ancien Arsenal, construit sous Henri II, sur l'ancien Champ-au-Plâtre, où François Ier avait déjà fait fondre des canons, occupait un vaste emplacement qui s'étendait entre la Seine et la Bastille, à laquelle l'Arsenal communiquait. Cet Arsenal consistait en constructions diverses, et plusieurs moulins à poudre. Après l'explosion de 1572, Henri IV y réédifia un nouvel arsenal, sous le nom de Granges d'Artillerie. Louis XIII et Louis XIV contribuèrent à l'embellir. Sous Louis XIV la fonte des canons fut remplacée par la fonte des statues destinées au parc de Versailles et autres résidences royales. Le Régent reconstruisit une partie des bâtiments sur les dessins de Boffrand, et en 1788 Louis XVI supprima l'Arsenal et on ouvrit sur son emplacement plusieurs rues. Un bâtiment a survécu, c'est celui qui sert de Bibliothèque dite de l'Arsenal qui s’ouvrait en 1910, moment où Rochegude nous livre ses promenades, au 3, de la rue de Sully. Le bâtiment primitif, achevé sous Henri IV, fut remanié par Boffrand en 1718, et sous le second Empire la façade a été complètement refaite. Les appartements en bordure du boulevard Morland ont été construits pour le duc et la duchesse du Maine après la cassation du testament de Louis XIV. Sully logeait à l'Arsenal. La Chambre ardente s'y réunit pour juger Fouquet et Mme de Brinvilliers.
Vus depuis l'ouest, de dr. à g.: l'île Louviers, l'Arsenal, l'église du couvent des Célestins, l'hôtel de Fieubet. P-A Demachy. Gallica

En face, rue du Petit Musc (chemin de la Bastille à l’Arsenal : le bd Henri IV n’existe pas encore) ce qui est en 1664 (époque du procès de Fouquet), et depuis le début du siècle, l’hôtel d’Herbault.
Après 3 ans d’instruction, le procès de Fouquet s’est ouvert à l’Arsenal le 14 novembre 1664 ; il durera jusqu’au 20 décembre. Fouquet est détenu à la Bastille où d’Artagnan est son geôlier. A son arrestation, effectuée par le même d’Artagnan, on a retrouvé dans ses cassettes des lettres de Mme de Sévigné, en mauvaise place, mêlées à celles de maîtresses et d’espionnes. En fait, elle aima Fouquet mais sut l’obliger à n’être qu’un ami. Elle n’en suit pas moins son procès avec beaucoup d’anxiété.
Lettre de Mme de Sévigné à M. de Pomponne du jeudi 27 novembre 1664 :
« Imaginez-vous que des dames m’ont proposé d’aller dans une maison qui regarde droit dans l’Arsenal, pour voir revenir notre pauvre ami. J’étais masquée, je l’ai vu venir d’assez loin. M. d’Artagnan était auprès de lui ; cinquante mousquetaires, à trente ou quarante pas derrière. Il paraissait assez rêveur. Pour moi, quand je l’ai aperçu, les jambes m’ont tremblé, et le cœur m’a battu si fort que je n’en pouvais plus. En s’approchant de nous pour entrer dans son trou, M. d’Artagnan l’a poussé, et lui a fait remarquer que nous étions là. Il nous a donc saluées, et a pris cette mine riante que vous lui connaissez. Je ne crois pas qu’il m’ait reconnue ; mais je vous avoue que j’ai été étrangement saisie quand je l’ai vu entrer dans cette petite porte. Si vous saviez combien on est malheureux quand on a le cœur fait comme je l’ai, je suis assurée que vous auriez pitié de moi… » Bouleversée, elle s’en retourne rue Sainte-Avoye (auj. du Temple), où elle est venue loger, veuve à 25 ans, à la fin de sa période de deuil.

- L’hôtel d’Herbault est acquis en 1676 par Gaspard de Fieubet, chambellan de la reine Marie-Thérèse depuis 1671. A sa demande, Jules-Hardouin Mansart refit peut-être complètement la demeure, à l’exception de l’angle quai des Célestins rue du Petit Musc, ou la remania seulement, mais tout de même durant cinq ans. Une petite chapelle existait à l’angle de la rue du Petit Musc et du Quai. L’échauguette actuelle, sur la rue du Petit Musc fût l’oratoire de Madame de Fieubet. Après bien des vicissitudes, l’hôtel est acheté en 1857 par M. de La Valette, publiciste, qui le fait restaurer, épargnant les façades sur la cour arrière et les modifiant sur la cour avant (cour d’honneur) et dans la rue du Petit Musc pour obtenir l’ornementation actuelle. Par un canal souterrain, l'hôtel aurait même été mis en communication directe avec la Seine que les convives empruntaient en gondoles pour rejoindre directement la salle à manger. Un petit dôme fut ajouté au centre et le fameux clochetonédifié à droite. En 1877 les Oratoriens y établirent l'école Massillon, et déshonorèrent les ailes de ce vieux logis pour l'agrandissement de leur école.

- Le Pavillon de l’Arsenal a été construit d'après les plans de l'architecte Clément en 1878-1879 à la demande d'un particulier. Laurent-Louis Borniche (1801-1883), ancien marchand de bois installé sur l'île Louviers, grand amateur de peinture, fit construire ce qu'il voulait être un «musée populaire», pour présenter sa collection, de près de 2 000 toiles. À sa mort, en 1883, sa fille vendit les tableaux et loua le bâtiment à la société de pâtes alimentaires Rivoire et Carret. Il devint par la suite comptoir de vente d'alcool, restaurant… Devenue propriétaire du lieu en 1922, la Samaritaine y installa en 1931 ses ateliers de confection, puis la Ville s'en porta acquéreur en 1954 et y conserva des archives.
L’exposition de 1961 « Demain… Paris », qui s’était tenue au Grand-Palais, avait fait de l’horizon 2 000 un leitmotiv : la grande maquette de la capitale réalisée pour l’occasion se trouve à l’heure actuelle au Pavillon de l’Arsenal.

- bd Morland. Il occupe l'emplacement de l'ancien Mail, établi du temps d'Henri IV, qui longeait le Grand Arsenal. En 1770 le Mail devint quai du Mail, et, rappelons-le, longeait le petit bras de la Seine qui séparait la terre ferme de l'île Louviers. En 1806 le quai du Mail devint quai du Colonel-Morland, en l'honneur du colonel (gal à titre posthume) tué à Austerlitz en 1805. Lorsque l'île Louviers fut réunie à la rive droite en 1843, l'ancien quai devint boulevard Morland (1844).

- caserne Schomberg de 1861, abrite alors 450 hommes de la Garde Républicaine ; école de gendarmerie en 1901. Le samedi 26 août 1944, elle est frappée par le dernier bombardement de la Luftwaffe, qui y fait 15 morts et détruit une partie des bâtiments. Ce qu’il en reste sera converti en résidentiel par Yves Lion en 1996-99.

- 5 bd Morland, 1880, bel immeuble d’Auguste Léon Gennerat, où il a son domicile et son cabinet d’architecte (monogramme LG au-dessus de la fenêtre).

- Coin du 1 boulevard Bourdon, et bd Morland : immeuble en rotonde des années 1870.

- Le bureau d'octroi qui se trouve près du pont Morland occupe l'emplacement du jardin de la curieuse maison éclusière du bassin de l'Arsenal que les travaux du Métropolitain ont fait disparaître en 1906.

- quai de la Rapée : Louis XV y eut une maison de plaisance ; l’un des hauts lieux galants de la Régence.

- Rue Crémieux. Ouverte en 1865 par la compagnie générale immobilière de MoïsePolydore Millaud, patron du Petit Journal, lancé le 1er février 1863, du Soleil plus tard et de quelques publications dérivées, après qu’il a possédé une banque et un bazar. La rue a gardé son nom jusqu'à la fin du siècle, avant de prendre celui du membre du gouvernement provisoire de 1848. 35 pavillons de 3 niveaux comportant chacun 2 pièces à feu, avec cuisine en sous-sol sur le mode anglais.
Le Théâtre des Folies de Lyon (enseigne Concert), et les niches encore garnies de statues du n°12 (hôtel de France). Gallica

En face de la rue Crémieux, le 12, rue de Lyon (UGC) était encore, dans les niches aujourd’hui vides, orné de statues quand le marquis de Rochegude publia ses Promenades en 1910. A la gauche du bâtiment, (auj. Roche et Bobois), s’élevait le Grand Théâtre Parisien que Polydore Millaud y avait ouvert le 1er avril 1865, avec la Duchesse de Valbreuse, pour le public populaire du faubourg. Dans le décor, le cachot s’ouvrait malencontreusement de l’intérieur, ce qui allait susciter un abondant courrier au journal ! Aux parquet, stalles, 1er et 2e amphithéâtre, avant-scènes et tribunes s’ajoutaient des places dites confortables, et d’autres dites grands confortables. On y jouait le drame, la comédie, le vaudeville et même l’opéra (Jeanne d’arc). Les représentations étaient sans cesse troublées par le bruit des trains du chemin de fer de Vincennes, la scène étant toute proche du viaduc, ce qui était assez gênant pour les acteurs. Mais le public était généralement enthousiaste et on l’a vu faisant bisser le monologue de Hamlet. La salle devint ensuite un caf'conc’ dit Théâtre des Folies de Lyon, encore visible sur des photos de l’inondation de 1910.

Les palais du social

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Paris apparaît le plus souvent comme « la ville des révolutions », cité politique vouée à l’effervescence plus qu’à la sagesse gestionnaire dont les mouvements ouvriers d’Allemagne ou d’Angleterre ont donné l’exemple. Paris fut pourtant aussi, durant un bon demi-siècle, le siège de très puissantes coopératives de consommation, associées à des coopératives de production fabricant les produits que celles-ci répartissaient.

Le Parlement du Travail, mis en place le 10 mars 1848 au Luxembourg, prévoyait la construction dans chaque quartier « d’un familistère assez considérable pour loger environ quatre cents familles d’ouvriers », associés en coopératives pour la nourriture, le chauffage et l’éclairage.
Audiganne, dans ses Mémoires d’un ouvrier de Paris, 1871-1872, croyait pouvoir identifier « les trois aspirations dominantes dans la classe ouvrière » : « la première consiste à combattre l’ignorance, la seconde à combattre la misère, la troisième à s’aider les uns les autres ». A la première, avaient répondu les Universités populaires, à la deuxième les syndicats et les coopératives, à la troisième les coopératives et les mutuelles.

Les militants français de la Première Internationale sont proudhoniens, mais on y distingue les « étroits » comme Tolain, des « larges » comme Varlin qui, s’il ne rejette pas l’idée des coopératives de consommation (elles ne sont que 7 en 1866, la première n’étant apparue que deux ans plus tôt) et de production (elles sont déjà 51 à la même date), consacre l’essentiel de son activité à l’organisation des chambres syndicales. Néanmoins, avec Nathalie Lemel, il va fonder la fameuse Marmite, d’abord cuisine coopérative de la corporation des relieurs en 1868, qui comptera bientôt8 000 adhérents dans ses quatre établissements.

Charles Robert (directeur de l’Union incendie), Émile Cheysson, Étienne-Octave Lami et Jules Siegfried, proposèrent en janvier 1887, pour l’Expo Universelle de 1889, - l’Expo du centenaire de la Révolution, et de la Tour Eiffel -, de créer une classe supplémentaire intitulée "économie sociale et industrielle, mutualité, coopération, associations ouvrières et institutions de prévoyance". Le ministère, qui était déjà en pourparlers avec le député de la Seine Camélinat, et Benoît Malon pour former une "commission socialiste" et organiser une "section d'économie sociale" à l'Exposition, hésite longuement. Qu'entendent par "économie sociale" les uns et les autres?
Pour les socialistes, le communard Benoît Malon, auteur en 1883 d’un Manuel d'économie sociale et fondateur en 1885 d’une Société républicaine d'économie sociale, "économie sociale", "économie politique" et "socialisme scientifique" sont interchangeables.
Pour le père Antoine, qui sera l’auteur (dans les années 1890) d’un Cours d'économie sociale que lisent tous les catholiques sociaux, c’est une 3ème voie : "entre le socialisme et l'école libérale, il y a place pour un chemin [...] très sûr, celui d'où la Révolution française nous a fait dévier".

Finalement, en se proposant de "célébrer" "toutes les institutions bienfaisantes et de progrès, qui, grâce à la pratique judicieuse des lois de l'économie sociale et industrielle, ont procuré au peuple des éléments nouveaux de bien-être", L'Exposition de 1889 donne à l'"économie sociale" une nouvelle définition qui réunit deux éléments jusque-là séparés.
D'un côté, le terme désigne un ensemble d'institutions qui n'avaient auparavant rien en commun : participation aux bénéfices, syndicats professionnels, prévoyance, coopératives, habitations ouvrières, hygiène sociale, institutions patronales et, finalement, législation et organismes publics visant à l'amélioration du sort des travailleurs.
D'autre part, l'"économie sociale" est définie comme une science à part entière : ce n'est plus un autre nom de l'économie politique, ni une doctrine opposée à celle de l'école libérale, mais une discipline qui a pour objet les institutions du progrès et en étudie les lois. Il devient donc possible qu'elle entre, avec les autres "sciences sociales", à l'université.

Qu’allait-on montrer à l’Expo ? « Comment matérialiser des choses immatérielles ? » demandait Cheysson. Le discours scientifique devra aussi être sensible, il faudra "parler aux yeux en même temps qu'à l'esprit". En 1889, on construira une "rue des maisons ouvrières", on exposera des dessins, des "tableaux graphiques", des bustes. C'est à la disposition de ces objets dans l'espace que reviendra de faire voir une classification qui constitue, comme le souligne Léon Say, « un véritable monument scientifique, comme un discours de la méthode de la Science Sociale ».
L’expo reproduisait "les coquettes maisons ouvrières" de Port Sunlight (1887, en G.-B.) mais dans son rapport de 1900 Charles Gide souligne les limites du patronage en matière d’habitation ouvrière et décrivait comme la "solution de l'avenir" des associations coopératives "spécialement créées par les ouvriers eux-mêmes".

Charles Gide, alors professeur d'économie politique à Montpellier et chargé du cours d'économie sociale comparée à la faculté de droit de Paris, a été rapporteur général du groupe de l'économie sociale de l'Exposition universelle de 1900. C'est le chef de file des nouveaux économistes des facultés de droit qui, autour de la Revue d'économie politique qu'il a créée en 1887, mènent le combat contre les économistes orthodoxes.
De l'avis de Gide, ni le pavillon de 1889, ni celui de 1900 ne sont parvenus à satisfaire pleinement l’exigence didactique évoquée par Cheysson et Say. Réfléchissant après coup sur ces expériences, il conclut: « Il serait à désirer aussi que l'architecture des palais destinés à l'Économie sociale fût elle-même un enseignement. » C'est ainsi qu'il en vient à proposer, pour définir l'économie sociale, sa métaphore de la cathédrale : dans la nef, « toutes les formes de libre association qui tendent à l'émancipation de la classe ouvrière par ses propres moyens » ; dans les deux collatéraux « tous les modes d'intervention de l'État » et « toutes les formes d'institutions patronales ».
Tandis que les "sources" de l'économie sociale seraient ainsi réparties longitudinalement, transversalement chacune des travées serait consacrée à l'un des "buts communs" de ces institutions. L'exposition deviendrait ainsi le déploiement dans l'espace d'un tableau classificatoire à deux dimensions.

En 1906, 51 coopératives de production parisiennes sont adhérentes de à la Chambre consultative du 98, bd Sébastopol.

En 1925, a lieu le grand schisme en matière de coop de conso :La Fédération Nationale des Cercles de Coopératives Révolutionnaires, qui s’est constituée en avril 1925 pour « le redressement et l’assainissement de la Coopération française au moyen de la Coopération révolutionnaire, lutte de classes, par opposition avec le Coopératisme dit de neutralité politique, imposé aux Coopératives de consommation », comme l’écrit Georges Marrane dans une brochure, fait triompher la ligne du parti communiste.

Il faut imaginer, jusqu’aux années 1930, un Paris où, dans les quartiers ouvriers, on achetait son pain, sa viande, son épicerie, son charbon, ses chaussures et ses vêtements, sa pharmacie dans des coopératives, où l’on mangeait au restaurant associatif, où l’on se faisait soigner au dispensaire mutualiste, où au fronton des « boutiques » se lisait La Revendication, l’Egalitaire, les Equitables, l’Evolution sociale, la Prolétarienne.

La Moissonneuse, comptait 19 succursales dans le faubourg Saint-Antoine et 17 000 membres, la Bellevilloise, 40 répartitions et 14 000 adhérents, l’Egalitaire, aux rives du canal Saint-Martin, 7 magasins et 6 000 sociétaires, l’Avenir de Plaisance en comptait presque autant.

Le héros collectif du Crime de M. Lange, de JeanRenoir, - tourné en 1935, l’un des quelques films emblématiques du Front populaire, qui se passe tout entier dans « la cour d’un immeuble populaire parisien » -, est une « imprimerie communiste» : les ouvriers y ont repris en coopérative l’imprimerie abandonnée par leur patron escroc et, sous cette forme, l’entreprise prospère en éditant des romans populaires, dont Lange est l’auteur.

S’il reste à Paris une Bourse du Travail et un Palais de la Mutualité, le Palais de la Coopération n’aura vécu que de 1900 à 1905 mais des emblèmes maçonniques au fronton de l’ex Egalitaire, faucille et marteau au-dessus d’une porte de l’ex Bellevilloise rappellent ce « militantisme des courses », on ne disait pas encore du shopping, cette économie sociale et solidaire du quotidien.

QUELQUES LIEUX DE MEMOIRE :

- Palais de la Mutualité, 24 rue Saint-Victor. Construit en 1931, il comptait quatorze espaces modulables de 20 à 2 000 places, et un restaurant, le Saint-Victor. Désormais confié à bail de 35 ans à GL events, il est censé devenir « un petit palais des congrès de la Rive Gauche ». Le centre médical et dentaire, réduit à la portion congrue par sa relégation hors du palais proprement dit, devrait être repris par la Matmut et rouvrir début 2013.

- Bourse nationale des Sociétés coopératives socialistes de France (Palais du Travail), place Dupleix, Paris. « Il y a quelques dix ans, les pouvoirs publics voulurent créer à paris un « Palais du peuple », ouvert à l’élite ouvrière ; et ils consacrèrent à cette entreprise une somme de cinq cent mille francs. L’armature de l’édifice fut dressée, place Dupleix, d’une somptueuse ampleur… hélas, elle ne fut jamais terminée ! Les fonds furent dilapidés ; les bons vouloirs se découragèrent ; le squelettique monument resta de longues années à l’état de ruine neuve. Certain jour, l’autorité, honteuse, décida de faire disparaître ce paradoxal, ce scandaleux « palais du travail » ; peut-être la démolition n’en est-elle pas même achevée… » Extrait d’un article de Jacques Lux, Revue Bleue, 1er août, 1908. Construite dans l’enceinte et à l’occasion de l’Exposition universelle de 1900, cette maison des coopératives devait être le pendant de la Bourse du Travail. Elle fut l’objet de litiges entre coopératives de productions et coopératives de consommation ; la Ville de Paris, l’ayant repris en 1905, la fit démolir avant qu’elle n’eût jamais été achevée. Avant cette triste issue, le 9 juillet 1904, Jean Jaurès y parlait la Coopération ; Sébastien Faure, sous les auspices du Parti Socialiste Français, y avait donné une conférence publique et contradictoire sur le Sentiment religieux le 11 juin.
Un autre bâtiment, situé entre la Seine et le cours La Reine, exista durant l’expo de 1900, que Millerand (député du 12e pendant 30 ans) évoque ainsi lors de la cérémonie de remise des prix, « il est [...] un palais d'allure simple, de lignes sobres. L'intérieur n'est pas moins austère que la façade. Pour tout ornement, des cartes et des graphiques. Le public y accourt cependant et aucune attraction n'aura eu plus de succès que le palais des Congrès et de l'Économie sociale », dû à Charles Mewès, l’architecte des Ritz et Carlton, sans parler des paquebots.

- Banque Ouvrière et Paysanne, 106 rue Lafayette. L’Association Régionale des Coopératives Ouvrières (A.R.C.O.), qui ravitaillait et gérait une douzaine de coopératives communistes de banlieue, a été liquidée en avril 1930. S’y est substituée une Banque ouvrière et paysanne, pour leur gestion financière, tandis que la Bellevilloise s’occupait de leur gestion commerciale. Georges Marrane, chargé de la commission des coopératives au Comité central, est administrateur de la banque comme il l’était de l’A.R.C.O.

Le commissaire divisionnaire Pachot quitte le siège de la BOP le 16 août 1929 ? Rol Gallica

- au Musée social, 5 rue Las Cases, les archives de la section française de l’Alliance coopérative internationale qui siégeait là, avec Charles Robert, Jules Siegfried, etc. Le Comité central de l’Union coopérative de France (section française de l’Alliance coopérative internationale ; congrès constitutif : 1895, à Londres), dirigé par Charles Gide, l’oncle d’André Gide, regroupait plus de 20% des coopératives, publiait un bulletin, un almanach et avait une centrale d’achat, 1 rue Christine.

- La Coopération des idéesétait un hebdomadaire : un « journal populaire d’éducation et d’action sociales, au service des Universités populaires, des syndicats, coopératives, sociétés de secours mutuel, etc. », dirigé par le typo Georges Deherme, fondateur de la première Université populaire, rue Paul Bert, dans le 11e arrondissement. Charles Gide y écrivait régulièrement. La revue donna son nom à l’Université populaire quand celle-ci fut transférée 157, rue du faubourg Saint-Antoine, (avec un Théâtre du Peuple et de la coopération des Idées dès 1899), où Deherme installa aussi une coopérative de consommation. Bergson, Péguy et Alain soutenaient l’aventure de ce vaste réseau de bientôt une centaine d’universités populaires, dont l’un des fleurons était La Fraternelle. L’église y est devenue prépondérante quand le réseau s’étiole à la guerre de 1914.
Le Club du Faubourg se réunira ensuite à cette adresse, où Dada organisera deux de ses manifestations, les 7 et 19 février 1920.

- Union des coopératives, immeuble situé 29-31, bd du Temple et 85, rue Charlot (auj. annexe de la Bourse du Travail).Acquise au début de 1919, grâce au concours financier du Magasin de Gros, de la Verrerie ouvrière d’Albi et de la Bellevilloise, cette Maison de la Coopération remplace le siège installé auparavant au 13, rue de l’Entrepôt, dans le 10e. Suivant les résolutions du congrès coopératif de 1912, qui préconisaient la fusion, l’opération s’est faite avec La Prolétarienne du 5e, l’Avenir social du 2e, et la Bercy-Picpus, tandis qu’est en cours un rapprochement avec l’Economie parisienne du 3e, La Lutèce sociale, et l’Union des coopérateurs parisiens. L’Union des Coopératives compte maintenant 39 168 sociétaires, emploie 1 398 personnes et possède 230 établissements à Paris, en banlieue et dans l’Oise, y compris trois colonies de vacances et trois entrepôts. Rien qu’au cours de l’année écoulée, ont été ouverts à Paris, quatre restaurants, sept épiceries et trois boucheries. Une blanchisserie est désormais commune à l’Union des coopératives, à la Bellevilloise, à l’Union des coopérateurs parisiens et aux restaurants ouvriers de Puteaux.Le bulletin de l’Union des coopératives, tiré à 28 000 exemplaires.

- la Moissonneuse, 32 rue des Boulets. La plus importante coopérative de consommation parisienne est née en 1874 dans un sous-sol de moins de 7 m2, 47 rue Basfroi, de l’effort d’une cinquantaine d’ouvriers, ébénistes pour la plupart. Moins de vingt ans plus tard, elle comptait 19 succursales dans le faubourg : 8 épiceries, 2 boulangeries à quatre fours, 4 boucheries, 1 magasin de vêtements et de chaussures, 1 chantier de bois et charbons, 1 entrepôt de vins et alcools à Bercy, 15 chevaux dans ses écuries, 150 employés et 13 574 membres ; elle réalisait 2,5 millions de francs de chiffre d’affaires et possédait pour 252 000 francs de matériel. Elle avait atteint 16 à 17 000 membres autour de 1896.
Les 5 grandes coopératives parisiennes qui, avec et derrière elle étaient, dans l’ordre, la Bellevilloise, l’Egalitaire, la Revendication de Puteaux, fondée par le Communard et Internationaliste, Benoît Malon, et l’Avenir de Plaisance, ignoreront superbement, pendant de longues années, les efforts d’organisation du mouvement coopératif national. Peut-être simplement par fierté, sûreté de soi : elles comptaient près de 40 000 adhérents en 1896 – puis parce qu’elles étaient les plus « politiques », d’autres étant au mieux « possibilistes » comme l’on disait dans le mouvement de Paul Brousse. Il y eut pourtant des déchirements en leur sein entre guesdistes et allemanistes, des grèves de leurs personnels – ce fut le cas pour la Moissonneuse en 1892 – des gérants indélicats ou piètres gestionnaires. Au bout du compte, la Moissonneuse se trouvera mise en liquidation au début de 1904.

- devant l’ex Gaumont-Palace, bd de Clichy, une statue à Charles Fourier, « érigée en 1899 par l’école phalanstérienne avec le concours des associations coopératives de production et de consommation ». Fondue pour les Allemands, remplacée par une pomme qui fut l'Eureka de Fourier : "Je fus si frappé de cette différence de prix entre pays de même température [Paris et Rouen], que je commence à soupçonner un désordre fondamental dans le mécanisme industriel ." voir ce site

- Aux ex abattoirs de la Villette, 26 av. Corentin-Cariou, le 12 octobre 1948, les bouchers de la Villette faisaient irruption dans les locaux de la COFEI, coopérative d’obédience SFIO, au prétexte que les achats prioritaires opérés par le Ravitaillement ne profitent qu’aux coopératives dépendantes des partis politiques. La police n’intervenait qu’avec retard. Le lendemain nouvelle manifestation des bouchers contre la COFEI et nouvelle intervention tardive, ce qui faisait dire à Jules Moch, ministre de l’Intérieur, que la police parisienne était toujours complaisante pour les manifestations de droite. Quand on vous assure qu’il était de gauche, Jules Moch !

- Une Société pour l’étude pratique de la participation du personnel dans les bénéfices avait été fondée en 1879, par Charles Robert, directeur de l’Union (incendie), Alban Chaix, de l’imprimerie qui porte son nom, Alfred de Courcy, administrateur de la Compagnie d’Assurances Générales, et Edouard Goffinon, chef d’une entreprise d’hydraulique et d’électricité. Le groupe d'économie sociale de l'Exposition universelle internationale de 1889, avait une section consacrée à ce sujet. La Société a organisé 2 congrès internationaux en 1889 et en 1900, publie un bulletin. La participation a commencé chez Jean Leclaire (né en 1801), peinture en bâtiment, 11 rue Saint-Georges, en 1842. Jules Dalou, celui du triomphe de la République, a élevé une statue à Jean Leclaire et à ses ouvriers, square des épinettes, dans le 17e : on y voit Leclaire « élever » un ouvrier (ce qui se traduit par l’aider à monter une marche), qui tient – ou plutôt tenait – un seau dans lequel trempait deux pinceaux mais qui a disparu à la refonte d’après la 2ème guerre mondiale ; il a toujours balai-brosse et éponge à ses pieds.
Une centaine de maisons connues pratiquaient la participation autour de 1900. Dans le 11e, par exemple :
- Piat et ses fils, 85 et 87 rue Saint-Maur (au 38 ter vers 1830), métallurgie (également usines à Soissons et Roubaix). Depuis 1881, 10% des bénefs sont attribués à la participation, réservée aux employés depuis plus de 5 ans ; la répartition est proportionnelle aux salaires, versée pour moitié en espèces et pour moitié à la Caisse nationale des retraites, au nom du titulaire, à capital réservé.
Une société de secours mutuels, fondée en 1850, donne droit, outre les soins médicaux et pharmaceutiques, à une retraite annuelle de 200 Frs, complétée à 360 Frs par la maison. Une caisse de prévoyance vient en aide aux sociétaires qui ont épuisé leurs 9 mois de secours accordés par la société de secours mutuels. L’atelier parisien a une harmonie et une bibliothèque.
- Baille – Lemaire, fabrique de jumelles, 26 rue Oberkampf. Baille qui s’est installé en 1847, s’est associé à son gendre, Lemaire, en 1871. A compter de 1869, système de primes pour chaque ouvrier présent dans l’entreprise depuis plus de 6 mois, et n’ayant pas perdu plus de 3 heures dans la semaine. La prime est égale à 5% du gain de la semaine + 5% versés à la caisse de retraite. A partir de 1885, participation aux bénéfices qui, après 1892, se fait selon cette répartition : 1/3 pour le capital, 1/3 à l’amortissement, 1/3 aux employés et ouvriers ayant plus de 5 ans d’ancienneté ; au prorata des salaires et versés pour 2/3 en espèces, pour 1/3 à la caisse de retraites. L’entreprise compte un pensionnat des apprentis, une caisse de secours, une harmonie des ateliers, une union d’épargne.

Les vingt ans du romantisme 1819-1839.

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I. La bataille d'Hernani


 « Savez-vous que, non seulement les sentiments et les passions étaient dénaturés, mais que les mots n’avaient plus leur sens véritable ? rappelle Alexandre Dumas fils, cinquante-cinq ans plus tard, aux auditeurs de son discours de réception à l’Académie française, le 11 février 1875. La France avait eu beau subir les réalités les plus poignantes, depuis l’échafaud de 93, jusqu’aux désastres de 1815 ; elle avait eu beau assister à des drames terribles, bien autrement sauvages, bien autrement réels que ceux de Shakespeare, elle continuait de refuser à l’art le droit de lui dire la vérité et d’appeler les choses par leur nom. Un cheval s’appelait un coursier, un mouchoir s’appelait un tissu. Oui, Messieurs, à cette époque, le style noble ne permettait pas autre chose, et ce tissu, on ne le brodait pas, on l’embellissait. Cela ne signifiait rien du tout, mais c’était ainsi qu’il fallait s’exprimer ; et M. Lebrun ayant eu l’irrévérence de faire dire par Marie Stuart, au moment de sa mort, à sa suivante :
- Prends ce don, ce mouchoir, ce gage de tendresse,
Que pour toi, de ses mains, a brodé ta maîtresse ;
il y eut de tels murmures dans la salle, qu’il dut modifier ces deux vers et les remplacer par ceux-ci :
- Prends ce don, ce tissu, ce gage de tendresse,
Qu’a pour toi, de ses mains, embelli ta maîtresse.
Cette concession faite, on consentit à s’émouvoir, et toutes les femmes, pour essuyer les larmes que Marie Stuart leur faisait répandre, tirèrent leurs tissus de leurs poches. Voilà où on en était. »

La Marie Stuart qu’évoque Dumas, Lebrun l’avait campée à l’imitation de Schiller, cet auteur que Madame de Staël avait rencontré, tout comme elle avait connu Goethe, à Weimar. Elle avait popularisée cette littérature dans son De l’Allemagne. Ils étaient quelques jeunes gens, en France, à choisir après Mme de Staël, le romantisme, « nom nouvellement introduit en Allemagne », sous lequel il fallait entendre le Nord, c’est-à-dire les troubadours, la chevalerie et le christianisme, contre le Midi, représentant des institutions grecques et romaines, du paganisme antique, de la perfection classique des règles, des trois unités paralysantes, du style noble. Dans son ermitage de la Vallée-aux-Loups, à Aulnay, Chateaubriand, encore indécis, avait fait décorer l’une des façades de créneaux en trompe l’œil et d’un portail ogival, et l’autre d’un portique classique soutenu par deux cariatides. Ceux qu’on appellera les Jeune-France, les bousingos ou, plus simplement, les romantiques, leur maison littéraire, leur cénacle n’aura qu’une seule façade : moyenâgeuse, gothique !

Chateaubriand ou Shakespeare ?

Elle a pour toit, d’abord, le salon de Sophie Gay qui, au retour de douze ans d’émigration à Aix-la-Chapelle, s’est logée 12 rue Neuve-Saint-Augustin (aujourd’hui Saint-Augustin). La fille de l’hôtesse a pour prénom Delphine, comme l’héroïne du roman éponyme de Madame de Staël, et Sophie Gay accueille ici son auteur, celle qui a trouvé « le génie dans l’âme au lieu de le chercher dans l’artifice », qui juge les œuvres « à la flamme de l’enthousiasme », qui préfère « s’extasier » qu’ « étudier froidement ».
Fréquentent aussi la rue Neuve-Saint-Augustin, Chateaubriand puis Lamartine qui, dans les 24 poèmes de ses Méditations, vient enfin de donner à sa Muse, « au lieu d’une lyre à sept cordes de convention, les fibres même du cœur de l’homme », - et c’est un énorme succès de librairie, il va s’en vendre 20 000 exemplaires en trois ans -, enfin Vigny, un jeune officier dont le temps de garnison se passe à lire, en anglais, Walter Scott et plus encore Byron.
On est ici à deux pas de l’hôtel Richelieu, celui qui fut au duc, devenu hôtel meublé avec restaurant, où descendent, 34 rue Saint-Augustin, Lamartine quand il quitte Milly, et Guiraud quand il arrive de Toulouse, où la célèbre Académie des Jeux Floraux a mis, en 1819, la question suivante au concours : « Quels sont les caractères distinctifs de la littérature à laquelle on a donné le nom de Romantique ...? » A ces Jeux Floraux, le jeune Victor Hugo, dix-sept ans, a été récompensé d’un lys d’or.
< Gallica
Dès l’âge de quatorze, il voulait déjà « être Chateaubriand ou rien », alors à la fin de l’année, avec Abel, son frère aîné, il se fabrique sa revue, le Conservateur littéraire, (34, rue des Bons-Enfants) comme en écho du Conservateur politique de Chateaubriand. Alfred de Vigny, cinq ans de plus que le précoce poète, leur donne ses premiers vers.
A proximité toujours du boulevard des Italiens, 17, rue Neuve-Saint-Augustin, une centaine de personnalités ultras ont fondé une Société royale des Bonnes-Lettres qui est heureuse d’encourager ces amoureux de la féodalité et de l’Eglise. Chateaubriand, pair de France, y accueille le jeune Victor par cette exclamation : « Voilà l’enfant sublime ! » Le 28 février 1821, Abel Hugo y donne des cours sur la littérature de l’Espagne, ses romances, le théâtre de son âge d’or ; son jeune frère, Victor, y lira dorénavant ses odes à mesure qu’il les écrit.
A l’autre extrémité du Boulevard, comme on dit alors, au singulier, Merle, le directeur de la Porte Saint-Martin, ouvre son théâtre à une troupe anglaise qui joue Shakespeare dans sa langue maternelle. Les romantiques y courent, comme les jeunes peintres, qui résistent vaillamment à ceux qui crient : « Parlez français ! » ou plus bêtement encore : « A bas Shakespeare ! C’est un aide de camp du duc de Wellington ! » Stendhal s’en indigne, qui est là parmi d’autres romantiques, des libéraux qui font les mercredis et les dimanches du salon de Jean-Etienne Delécluze, peintre et critique d’art aux Débats. Et quand ce n’est pas chez Delécluze, c’est chez son beau-frère, Emmanuel Viollet-le-Duc, (1, rue Chabanais) érudit à la bibliothèque célèbre, où fréquente déjà Sainte-Beuve, que se réunit cette aile-là du romantisme, ou dans le salon d’Albert Stapfer, ancien ministre plénipotentiaire de Suisse (4, rue des Jeûneurs), qui va traduire les œuvres dramatiques de Goethe dès 1825, et le Faust deux ans plus tard.

L’argent du bonheur.

Les trois quarts des jeunes peintres vivent de la lithographie, depuis que la technique a été introduite en France ; s’ils ont applaudi Shakespeare, c’est qu’ils lui empruntent leurs sujets, comme à Walter Scott, dont la notoriété est incroyable : ses œuvres complètes sont, à Paris, tirées d’emblée à dix mille exemplaires, et connaîtront plusieurs éditions dans l’année, quand le tirage moyen d’un ouvrage français est de mille deux cents. Son premier roman, Waverley, le jeune Berlioz est déjà en train d’en faire une grande ouverture pour orchestre, et Ivanhoé, le plus récent, connaît une diffusion fantastique.
Mme Victor Hugo en 1838 par Louis Boulanger
Au 10 de la rue de Mézières, non loin de Saint-Sulpice, où Abel Hugo a loué pour sa mère et ses frères un rez-de-chaussée devant un jardinet, Victor désespère de trouver « l’argent qui le rapprocherait du bonheur », c’est à dire de sa fiancée Adèle Foucher, amie d’enfance et voisine puisqu’elle habite, au 37 rue du Cherche-Midi, l’hôtel des conseils de guerre, dont son père est le greffier en chef, en même temps qu’il est l’ami du général Hugo. Mme Hugo s’éteint à la fin de juin 1821 ; Victor quitte l’appartement funèbre pour une mansarde, 30 rue du Dragon. Il a 19 ans, le général Hugo, son père est à Blois, ses embarras plus grands que jamais. Soumet, le poète de l’Académie toulousaine, a une solution : qu’ils tirent à eux deux une pièce du Château de Kenilworth, un roman de Walter Scott, cela va de soi. L’aîné fera le plan, Victor écrira les trois premiers actes et Soumet les deux derniers. C’est presque aussitôt fait que dit mais quand Hugo lui lit ses vers, Soumet y goûte peu le mélange des genres. Victor appelle Shakespeare à la rescousse. Justement ! Bons à lire, Hamlet et Othello ! Ils ne supportent pas la représentation, ce sont « plutôt des essais sublimes et de belles monstruosités que des chefs-d'œuvre »...
Soumet a beau avoir l’autorité de ses 35 ans, Victor persiste et complète même ses trois actes initiaux de deux autres tout aussi mêlés de comique et de tragique, si bien qu’il ne reste plus à Soumet qu’à faire de même, en sens inverse. Hugo se préoccupe de faire représenter son  Amy Robsart quand une pension de 2 000 francs du roi Louis XVIIIpour sonOde sur la Mort du Duc de Berryvient remédier à ses soucis d’argent. Il oublie sa pièce, épouse Adèle Foucher, le 12 octobre 1822, à Saint-Sulpice, et le repas de noces a lieu dans la salle des délibérations des Conseils de guerre ; il s’installe avec elle chez ses beaux-parents.
Lamartine aussi vient de se marier mais il a douze ans de plus que Victor, et Vigny va le faire bientôt mais il est son aîné de cinq ans ; de surcroît, Hugo est le seul à avoir voulu se garder vierge jusqu’au mariage. Si la littérature est à renouveler, pour le reste, on est catholique et royaliste. La muse du Cénacle est française, comme l’indique le titre de la revue qu’ils vont lancer à sept : les frères Deschamps, Guiraud, Hugo, Soumet, Vigny, et leur aîné de vingt ans et précurseur en vampirisme à la Byron, Charles Nodier. La Muse française paraît le 28 juillet 1823 chez Ambroise Tardieu, libraire rue du Battoir-Saint-André (aujourd’hui rue Serpente) au n°12. Delphine Gay qui, à seize ans, y donne des vers que l’Académie française va bientôt distinguer, y est vite appelée « la muse de la patrie ».

La boutique romantique de l’Arsenal.

Le jeune couple Hugo s’est installé au 90 rue de Vaugirard, au 2eétage, au-dessus d’un atelier de menuiserie, dans l’immeuble voisin de celui qu’orne la fontaine du Regard, aujourd’hui colée au revers de celle de Médicis, dans le jardin du Luxembourg. C’est à l’Odéon, pendant les représentations du Freischütz de Carl Maria von Weber, - Robin des bois dans sa version française -, qu’Hugo se lie avec Achille Devéria, qui n’est encore que vignettiste. Il va bientôt le retrouver chez Nodier.
Soirée d'artistes chez Charles Nodier, 1831, Tony Johannot
Nommé bibliothécaire de l’Arsenal, Nodier, qui habitait jusque là 63 boulevard Beaumarchais, prend le 14 avril 1824 possession de son appartement de fonction situé entre la rue de Sully et le quai et, au-delà, l’île Louviers, aujourd’hui disparue, plantée de hauts peupliers. Naturellement, il est logé sur un tout autre pied que ses camarades de revue : un large escalier ancien mène à un salon tout blanc aux moulures datant de Louis XV, d’où le couloir qui conduit à la chambre de Madame est assez vaste pour qu’un renfoncement y contienne le piano de Marie, leur fille.
L’Arsenal va désormais être la "boutique romantique", le repaire ou plutôt le moulin du Cénacle, puisqu’on y entre sans se faire annoncer jusqu’à la chambre de sa femme, où Nodier accueille le plus généralement ses amis. A six heures, la table est mise et des couverts rajoutés à mesure qu’un nouveau venu se présente, jusqu’à douze inclusivement. Le treizième sera servi à l’écart mais l’arrivée d’un quatorzième permettra aux deux derniers de rejoindre la table commune.
Le 12 janvier 1824, Delacroix commence un tableau dans l’atelier qu’il a loué spécialement pour l’occasion au 118, rue de Grenelle. Cela fait bientôt deux ans qu’à Scio, vingt mille Grecs paisibles ont été égorgés par les Turcs, et le reste des habitants emmené en esclavage ; cela fait bientôt un an qu’il a décidé de donner des scènes du massacre au Salon de 1824. La composition est à peu près définitive et, depuis huit mois, il a multiplié les études préparatoire avec des modèles professionnels, les croquis pris sur le vif d’après ses intimes, au 20 rue Jacob, où il est installé avec son ami anglais Thales Fielding. Le voilà au pied de la toile.
A l’Arsenal, les réceptions plénières n’ont lieu, au salon, que le dimanche. A 8 heures, Charles Nodier va s’adosser à la cheminée. Les mains dans les poches, il raconte des histoires de lutins, des contes de fées, des souvenirs de jeunesse ou les mœurs des insectes. Il invite Hugo à dire son texte quand il vient d’en terminer un, ou il laisse la place à Lamartine qui arrive de son château de Saint-Point. Naturellement on commente les attaques, qui s’entendent parfois comme des victoires, ainsi de la déclaration d’Auger à l’Académie, ce 24 avril 1824 : « Un nouveau schisme littéraire se manifeste aujourd’hui (...) La secte est nouvelle, et compte encore peu d’adeptes déclarés ; mais ils sont jeunes et ardents. »

Faire circuler le sang.

A 10h précises, place à la danse, on pousse chaises et fauteuils, Marie se met au piano.
Nodier gagne sa table d’écarté où se succèdent face à lui le baron Taylor et puis Soulié, sans que cet ordre soit immuable. Nodier est un joueur enragé qui, en voyage, privé de table, joue sur son chapeau ; malgré quoi il perd tout ce qu’il veut, Lamartine en sait quelque chose, qui est régulièrement « tapé ». Ceux qui avec Hugo préfèrent causer se resserrent dans l’alcôve, à côté du piano.
Le baron Taylor amène avec lui à l’Arsenal la plupart des peintres qui illustrent depuis déjà six ans les Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France qu’il publie avec Nodier et Alphonse de Cailleux : Bonington, Devéria, Isabey, les Vernet. Les relations déjà ébauchées aux parterres des théâtres se renforcent ici : désormais les poètes romantiques ne publieront plus la moindre plaquette sans au moins un frontispice gravé.
Delacroix, Scène des massacres de Scio, 1824.
A l’été, Delacroix fait transporter au Louvre, pour le Salon, ses massacres de Scio, accompagnés de deux études, dont la Jeune Fille dans un cimetière. A quelques jours de l’ouverture, il y voit les tableaux que Constable a envoyés, en particulier la Charrette de foin, et le sien s’affadit aussitôt à ses yeux. Il demande, il lui faut absolument, retoucher son œuvre et, miracle, on le lui accorde : la toile est descendue dans une salle des Antiques et durant quatre jour, comme un fou, il juxtapose des taches minuscules de tons différents, des gouttes de couleur pure pour « faire circuler le sang et palpiter la chair » dans les corps brisés. Le Salon ouvre le 26 août sur une toile encore fraîche, " hymne terrible composé en l'honneur de la fatalité et de l'irrémédiable douleur", comme l’écrira Baudelaire. Le tableau est reçu unanimement comme un manifeste de l’art romantique.
Le deuil national qui suit la mort de Louis XVIII laisse le Salon suspendu jusqu’au 14 janvier 1825. Charles X préside alors seulement la distribution des récompenses, que le tableau de Heim a enregistrée : on y découvre Gros, le baron Bosio, Mme Vigée-Lebrun, Horace Vernet « alors un type accompli de fashionable », Gérard en habit noir boutonné sur la poitrine, le baron Lemot, Ingres, Cortot. Au fond, dans la foule plus compacte, Paul Delaroche, Pradier, Isabey, Charles Nodier, le baron Taylor, Daguerre, Cherubini, Rossini. Mais pas Delacroix.
Le 9 juillet, Delacroix parti en Angleterre, le baron Taylor devient, par l’entremise de Nodier, commissaire-royal près le Théâtre français. La première pièce qu’il y fait donner est le Léonidas de Pichat, resté en souffrance depuis trois ans que le comité de lecture l’a accepté. Son succès est dû peut-être à l’actualité de l’insurrection des Grecs, dont l’écho ne cesse de retentir à Paris.

Les voisins de la rue de Vaugirard.

Un ans plus tard encore, « un jeune homme rouge, à bec d’aigle, aux favoris naissants, aux yeux enfoncés, à la chevelure en bataille », comme Raymond Escholier décrit Hector Berlioz, qui vient d’abandonner ses études de médecine pour entrer au Conservatoire à 23 ans, fait jouer, à l’une de ses premières auditions publiques, la Révolution grecque.
Léonidas a ramené en tous cas du public au Français, ce qui est pour Stendhal la définition du romantisme : donner du plaisir aux contemporains tandis que le classicisme « leur présente la littérature qui donnait le plus grand plaisir à leurs arrière-grands-pères ». Pichat, phtisique, meurt au printemps de 1827 ; les romantiques ont un martyr, et « la secte » toute entière suit ses funérailles.
Taylor au Théâtre français, c’était évidemment un allié précieux dont il fallait profiter sans attendre : dès le 12 février 1827, Hugo lisait son Cromwell chez ses beaux-parents, à l’hôtel des Conseils de guerre. Puis il allait remercier, en voisin, Sainte-Beuve qui, dans le Globe libéral, avait donné un article sur ses Odes et Ballades, assez élogieux pour justifier cette démarche au 94 rue de Vaugirard où le jeune critique de 23 ans habitait avec sa mère, et pour qu’une amitié naquît.
« Sans le savoir, nous demeurions l'un près de l'autre rue de Vaugirard, lui au n° 90, et moi au 94, racontera Sainte-Beuve. Il vint pour me remercier des articles, sans me trouver. Le lendemain ou le surlendemain, j'allai chez lui et le trouvai déjeunant. Cette petite scène et mon entrée a été peinte assez au vif dans Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie », c’est à dire par l’épouse du poète, Adèle Hugo.
En avril, le couple Hugo quitte ce 90 rue de Vaugirard devenu trop exigu, Léopoldine et Charles y étant nés à deux ans d’intervalle, et s’installe rue Notre-Dame-des-Champs. Au n° 11, au-delà d’une porte cochère, s’élève une maison de trois niveaux, (emportée plus tard par le prolongement du boulevard Raspail), derrière laquelle un jardin, avec sa pièce d’eau et son pont rustique, s’étend jusqu’à la rue Duguay-Trouin, et par la porte du jardin, Victor pourra rejoindre pour y rêver la pépinière du Luxembourg, avec sa collection de vignes de toutes espèces qui s’étend autour du puits des Chartreux, petit pavillon qui rappelle l’ancien monastère. (Elle occupait tout le triangle sur lequel allaient s’élever le lycée Montaigne et la fac de pharmacie.)
Sainte-Beuve a entamé des recherches sur la littérature du XVIe siècle, et Hugo l’adresse à Nodier, grand bibliophile qui malheureusement doit souvent utiliser ses découvertes de livres rares à éponger ses dettes de jeu. A l’Arsenal, Sainte-Beuve « petit, légèrement voûté, mal habillé, à en croire Léon Séché, les cheveux roux, la figure rougeaude, l’air empêtré d’un jeune scholar frais émoulu du séminaire » s’éprend de Pauline Magnin, épouse Gaume, à laquelle il dédiera plus tard, sous trois anonymes étoiles, la Causerie au bal des Poésies de Joseph Delorme.

« Je veux de la poudre et des balles. »

Il n’est pas seul, ici, en amoureux transi et Félix d'Arvers y soupire en silence pour Marie, la fille de Charles Nodier, « Notre-Dame de l’Arsenal » comme dit Hugo, si bien que ce poète ne nous reste connu que pour ce qu’il n’a pas écrit :
"Mon âme a son secret; ma vie a son mystère;
Un éternel amour en un instant conçu!
Le mal est sans espoir, aussi j'ai dû le taire,
Et celle qui l'a fait n'en a jamais rien su!"

La Maison de Victor Hugo rue ND-des-Champs, Paul Madeline, 1904
Rue Notre-Dame-des-Champs, sous le tableau du Mont-Blanc que lui a donné Taylor, souvenir du voyage qu’y firent Hugo et Nodier, leurs femmes et leurs filles, Victor termine son Cromwell, en écrit la préface-manifeste, et ajoute à ses Odes ses dernières Ballades moyenâgeuses tandis que les faux ébéniers du jardin balancent leurs grappes jaunes à ses fenêtres.
A l’automne, Merle, le directeur de la Porte Saint-Martin, fait revenir sa shakespearienne troupe anglaise, à l’Odéon cette fois. Les romantiques sont là à chaque représentation : pour Hamlet, pour Macbeth, pour Roméo et Juliette ; Hugo, et Vigny, et Dumas, qui n’a encore aucune relation avec le Cénacle. Le rôle d'Ophélie est tenu par une jeune actrice irlandaise, Harriet Smithson. Tout au long de la tragédie d’Hamlet, en anglais, dont il ne comprend pas un mot, Berlioz n’a d’yeux que pour elle ; le rideau qui tombe emprisonne son cœur ; cette nuit du 11 septembre 1827, il la passe à errer, en proie à l’exaltation la plus vive.
Delacroix s’est contenté d’applaudir et, plus que ses interprètes, Shakespeare dont il a eu la révélation à Londres, comme de Goethe d’ailleurs. Il a vu là-bas une adaptation de Faust au comique et à la noirceur intimement mêlés ; Richard III,Hamlet, Othello, joués par Kean, restent pour lui inoubliables et en ont fait un shakespearien fanatique qui, ce soir-là, dans l’admiration, communie avec Hugo.
Cela crée assez de liens pour que, quand Victor donne sa vieille Amy Robsartà Paul Foucher, le plus jeune de ses deux beaux-frères, qui désire percer au théâtre, Delacroix pose le crayon gras avec lequel il déforme fantastiquement, sur la pierre à lithographie, hommes et démons des scènes de Faust, pour dessiner les costumes de la pièce. Delacroix habille les personnages de Hugo qui, lui, écrit une sorte de pendant aux Massacres de Scio, l’Enfant, que l’on retrouvera dans ses Orientales :
« Les Turcs ont passé là : tout est ruine et deuil.
Chio, l’île des vins, n’est plus qu’un sombre écueil, (...)
- Ah ! pauvre enfant, pieds nus sur les rochers anguleux ! (...)
Que veux-tu ? bel enfant, que te faut-il donner (...) ?
- Ami, dit l’enfant grec, dit l’enfant aux yeux bleus,
Je veux de la poudre et des balles. »

Deux bonnes recrues.

 Amy Robsart est bientôt retirée de l’affiche de l’Odéon, et l’amitié entre le peintre et le poète ne s’épanouit guère davantage, Delacroix retourne à la réserve qui lui est coutumière. Il préfère, à ces hauteurs de pensée,  retrouver Barye au Jardin des Plantes, devant les fauves, puis raccompagner le sculpteur animalier à son atelier des basses écuries de l’ancien relais de la poste à la barrière d’enfer, (auj. 77, av. Denfert-Rochereau).
Le 11 février 1829, au soir, c’est la première d’Henri III et sa cour, d’Alexandre Dumas, un nouveau venu qui ne s’embarrasse ni de théories ni d’idéal artistique et n’avait donné jusque-là que des vaudevilles ; Hugo et Vigny sont dans la salle. Un « mouchoir » est passé dans la prose du drame sans susciter de réprobations, et les partisans du romantisme saluent l’exploit d’un fandango échevelé dans le foyer du Théâtre français ; les « perruques » discutent d’une pétition pour demander au roi le remplacement du baron Taylor.
Théophile Gautier, « le nez droit, le front bombé, les yeux dorés, le teint brun, mais pâli par le ciel parisien, les cheveux longs et sombres, comme le décrit Raymond Escholier ; costumé plus qu’habillé, tant sa mise est bizarre, ogive et cathédrale », ce qui est l’accoutrement des jeunes gens de 18 ans après le succès d’Henri III, habite avec ses parents 4, rue du Parc-Royal (auj. de Béarn) dans un hôtel du 17e siècle. Il se destine à la peinture et fréquente l’atelier de Rioult, près du temple protestant de la rue Saint-Antoine, et tout aussi proche du collège Charlemagne, ce qui simplifie le passage des cours du collège aux leçons de l’atelier ; c’est un volume des Orientales, trouvé parmi les chevalets, qui lui fera choisir les lettres. Le 27 juin 1829, il accompagne donc Gérard de Nerval, son condisciple de Charlemagne, de trois ans son aîné qui, encore élève avait déjà publié ses Elégies nationales, et que sa rencontre avec Faust a fait romantique, qui va demander à Hugo l’autorisation de tirer un mélodrame de Han d’Islande.
« J’ai fait chez Victor Hugo, la connaissance du jeune traducteur de Faust. C’est un esprit charmant, avec des yeux naïfs, et qui a des idées à lui sur Goethe et sur l’Allemagne » note Ulric Guttinguer, cité par Séché. Gautier, « l’air d’un étudiant et qui porte sur le dos des cheveux aussi longs que ceux d’une jeune fille, m’a dit qu’il se destinait d’abord à la peinture, mais qu’à présent il voulait faire de la littérature comme Gérard. Voilà encore deux bonnes recrues pour les batailles de l’avenir. »

Lues dans la chambre au lys d’or.

La rue de la Gaîté est auj. Vercingétorix; Perceval et Lebouis sont toujours là. < paris.fr
Entre deux lectures données dans la chambre « au lys d’or », la récompense obtenue aux Jeux Floraux dix ans plus tôt, qui en orne le mur ; pour se distraire d’un travail intense, les frères Hugo, Boulanger, les Devéria, laissent la maison de la rue Notre-Dame-des-Champs pour aller manger des galettes au Moulin de beurre (entre les rues de Vanves et Vercingétorix, à l’emplacement de l’actuelle chapelle Notre-Dame de Plaisance). Un dimanche, Abel Hugo, entend de la musique qu’il remonte jusqu’à sa source, rue du Texel : c’étaient « les vagues violons de la mère Saguet » qui, dans sa guinguette, cuisinait pour 20 sous deux œufs frais, du poulet sauté à la sauce piquante, avec du fromage et du vin blanc à volonté. Abel amène bien vite son frère Victor et leurs amis communs, à l’heure du dîner, sous sa tonnelle, et la patronne peut mettre fièrement sur son enseigne : « Au Rendez-Vous des Romantiques, Saguet, Marchand de Vins, Traiteur, Bon Vin à 15 sous ». Quand on est en nombre, on y chante à gorge déployée : Il était un raboureur, ou bien : C’était un calonnier qui revenait de Flandre.
Le 10 juillet, Victor Hugo lit sa Marion Delorme rue Notre-Dame-des-Champs. La dernière réplique achevée, à deux heures du matin, Dumas, le géant, l’attrape à bras-le-corps et le soulève au-dessus des vivats de Balzac, de Delacroix, de Vigny, de Musset que Paul Foucher, son camarade de lycée, a introduit dans le cénacle, de Sainte-Beuve, de Mérimée, de Boulanger, des Devéria, qui lui font un triomphe. Une semaine plus tard, le vendredi 17 à 8 h 30 précises du soir, comme l’indique l’invitation, c’est Vigny, qui procède à la lecture de son adaptation d’Othello. Nodier, souffrant, s’est fait excuser ; Musset y est très remarqué dans sa redingote bordée d’un col de velours qui descend jusqu’à la ceinture, sur un pantalon collant bleu ciel. C’est à son tour, ensuite, de lire chez lui, au  59, rue de Grenelle, dans une maison au fond de la cour, derrière la fontaine des Quatre-Saisons, ses Contes d’Espagne et d’Italie.

La censure a interdit Marion Delorme ; en deux mois, Hugo écrit une nouvelle pièce et, le 30 septembre, il donne lecture de son Hernani : près de soixante personnes se pressent dans la chambre au « lys d’or » pour l’entendre. Il réitère cinq jours plus tard devant les Comédiens français qui reçoivent sa pièce par acclamations. A la fin du mois, la première de l’Othello de Vigny connaît un grand succès mais un « mouchoir », cette fois, y suscite quelques murmures qui mettent en garde, à travers lui, la secte romantique. D’autres signes, plus graves, montrent qu’une cabale s’organise : les répétitions d’Hernani, qui ont commencé, frisent le sabotage : les acteurs y ridiculisent chaque tirade à plaisir. Avec ça, l’hiver s’annonce vif et bientôt la Seine est gelée. Elle le reste du 20 décembre à la fin de février ; Hugo va au Français en chaussons pour ne pas glisser. Par un froid pareil, le public ne sort pas et l’on retarde de jour en jour la première.

Sous les perruques, les genoux.

Paul-Albert Besnard, la Première d'Hernani, 1830. Le gilet "cerise" de Gautier
Elle arrive pourtant. Hugo refuse la claque payée, et le baron Taylor lui abandonne le parterre moins 50 places. Boulanger, Gautier, Nerval, étudiant en médecine, les Devéria, Pétrus Borel et ses deux frères vont dans les écoles, les studios, les ateliers et y distribuent de petits papiers rouges marqués du cri de ralliement : hierro. Nodo hierro, à peu près « nœud de fer » en espagnol, était la fausse étymologie phonétique que Charles Nodier s’amusait à donner de son nom ; « hierro » serait le mot de passe d’Hernani. Ici l’on a fourni douze papiers rouges à l’atelier de l’architecte Felix Duban, ailleurs Gautier en a placé cinq... On a enrôlé Balzac aussi bien que Berlioz, qui trouve dans l’action un utile dérivatif à l’image obsédante d’Harriet Smithson, d’autant plus que l’actrice reste depuis bientôt deux ans et demi désespérément sourde à ses lettres. Plus de quatre-vingts jeunes gens passent finalement rue Notre-Dame-des-Champs, auxquels Mme Hugo distribue des billets.
Le 25 février 1830, au parterre, Gautier porte un gilet cerise ou vermillon de Chine, accompagné d’un pantalon vert très pâle, bordé sur la couture d’une bande de velours noir, et un ample par-dessus gris doublé de satin vert, à revers largement renversés. Un ruban de moire, servant de cravate et de col de chemise, entoure le cou.
« Au balcon et à la galerie, si elle raillait l'école moderne sur ses cheveux, l'école classique, en revanche, étalait une collection de têtes chauves pareille au chapelet de crânes de la comtesse Dourga. Cela sautait si fort aux yeux, qu'à l'aspect de ces moignons glabres sortant de leurs cols triangulaires avec des tons couleur de chair et de beurre rance, malveillants malgré leur apparence paterne, un jeune sculpteur de beaucoup d'esprit et de talent, célèbre depuis, dont les mots valent les statues, s'écria au milieu d'un tumulte : "À la guillotine, les genoux !" [...].
Cependant, le lustre descendait lentement du plafond avec sa triple couronne de gaz et son scintillement prismatique; la rampe montait, traçant entre le monde idéal et le monde réel sa démarcation lumineuse. Les candélabres s'allumaient aux avant-scènes, et la salle s'emplissait peu à peu. Les portes des loges s'ouvraient et se fermaient avec fracas. Sur le rebord de velours, posant leurs bouquets et leurs lorgnettes, les femmes s'installaient comme pour une longue séance, donnant du jeu aux épaulettes de leur corsage décolleté, s'asseyant bien au milieu de leurs jupes. Quoiqu'on ait reproché à notre école l'amour du laid, nous devons avouer que les belles, jeunes et jolies femmes furent chaudement applaudies de cette jeunesse ardente, ce qui fut trouvé de la dernière inconvenance et du dernier mauvais goût par les vieilles et les laides. Les applaudies se cachèrent derrière leurs bouquets avec un sourire qui pardonnait. »

Les 20 ans II: Hernani n'excite plus le plus léger murmure

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Une pichenette au nez du classicisme.

Parmi les belles dont Théophile Gautier se souviendrait ainsi, il voyait pour la première fois Delphine Gay, « vêtue de bleu, les cheveux roulés en longue spirale d’or ».
« L'orchestre et le balcon étaient pavés de crânes académiques et classiques. Une rumeur d'orage grondait sourdement dans la salle; il était temps que la toile se levât ; on en serait peut-être venu aux mains avant la pièce, tant l'animosité était grande de part et d'autre. Enfin les trois coups retentirent. Le rideau se replia lentement sur lui-même, et l'on vit, dans une chambre à coucher du seizième siècle, éclairée par une petite lampe, dona Josepha Duarte, vieille en noir, avec le corps de sa jupe cousu de jais, à la mode d'Isabelle la Catholique, écoutant les coups que doit frapper à la porte secrète un galant attendu par sa maîtresse :
       
         Serait-ce déjà lui ? C'est bien à l'escalier
         Dérobé...
       
La querelle était déjà engagée. Ce mot rejeté sans façon à l'autre vers, cet enjambement audacieux, impertinent même, semblait un spadassin de profession, allant donner une pichenette sur le nez du classicisme pour le provoquer en duel. »

Le duel des protestations et des applaudissements va durer jusqu’au dernier vers mais que la représentation ait pu atteindre son terme et demeurer vaguement audible était déjà un succès. Au sortir du théâtre, les jeunes romantiques, malgré le froid et leurs doigts gourds, couvrent les mur de Paris de « Vive Victor Hugo ! »
Delphine Gay devenue Mme de Girardin reçoit de bas en ht et de g à d: Balzac, Gautier, Dumas, Alphonse Karr, Liszt au piano et Paganini, Jules Janin, Victor Hugo. Granville. Gallica

Si Harriet Smithson ne répondait pas à ses lettres, peut-être serait-elle sensible à sa musique ? Berlioz allait écrire une grande symphonie qui serait "le développement de [sa] passion infernale et où elle serait dépeinte." Musique à programme, autobiographique, sa Symphonie fantastique mettra en notes l’idée fixe d’un jeune musicien d'une "sensibilité morbide et d'une imagination ardente", sa tentative de suicide à l’opium et les hallucinations qui s’ensuivent : la première rencontre, une scène de bal, un court apaisement aux champs, le meurtre de l’indifférente, l’assassin conduit à la guillotine, un sabbat de sorcières dont la bien aimée est devenue l’une.
Au milieu d’avril, il l’a finie, et il enchaîne avec le concours de l’Institut.
Sainte-Beuve est venu habiter avec sa mère au 19, rue Notre-Dame-des-Champs. « Hugo demeurait alors rue Notre-Dame des Champs, n° 11, et moi, j'étais son proche voisin encore : je demeurais même rue, au n° 19. On se voyait deux fois le jour », écrira-t-il dans son autobiographie. Mais davantage encore, il voyait Adèle Hugo, l’épouse de son ami :
« Et là, vous trouvant seule, ô mère et chaste épouse,
Et vos enfants au loin épars sur la pelouse,
Et votre époux absent et sorti pour rêver... »

La grande populace et la sainte canaille.

Un second fils, François-Victor, est né à Hugo rue Notre-Dame-des-Champs mais ce ne sont pas ses trois enfants s’égaillant à grands cris sur la pelouse, qui font que son propriétaire lui donne congé mais Hernani, qui lui vaut plus de visites encore après qu’avant : « Le romantisme, dit la préface de l’édition qui a suivi les premières représentations, n’est, à tout prendre, que le libéralisme en littérature. » Politiquement, le romantisme a viré à bâbord.
La famille Hugo déménage donc au 9, rue Jean-Goujon, au 2e étage d’une maison qui est encore la seule de cette rue ouverte depuis seulement sept ans. Le 27 juillet 1830, Victor, que Nodier n’appelle plus que « le démon Ogive » parce que son vocabulaire est devenu sempiternellement gothique maintenant qu’il veut écrire un roman sur Notre-Dame de Paris, se lance effectivement à l’assaut de la cathédrale. Les Poésies de Théophile Gautier, ses premiers vers à compte d’auteur, sont placés par le libraire-éditeur Marie dans sa vitrine du passage des Panoramas le 28 juillet. Berlioz, lui, termine son concours pour le prix de Rome et couche des notes sur du papier tandis que le son d’authentiques canonnades arrive jusqu’à lui en ces Journées de Juillet : « le bruit du canon et de la fusillade a été très favorable à mon dernier morceau ».
A l’Arsenal, c’est un ciseleur en métaux saint-simonien, - certains des hôtes d’ici sont en relation avec le groupe du 6 rue Monsigny -, un nommé Feugère dit Jambe de bois, qui sauve la bibliothèque de Nodier de la mitraille et de l’incendie. A 19 ans, Franz Liszt, dont l’amoureuse, son élève, a dû épouser un noble comme elle, s’enflamme pour la révolution. Alexandre Dumas est dans la rue : bibliothécaire du duc d’Orléans, il s’imagine déjà ministre ; il échappe aux balles de l’armée, si l’on en croit ses souvenirs, en s’abritant derrière un lion de l’une des deux fontaines disposées alors aux angles du parvis de l’Institut.
Le peintre hollandais Ary Scheffer, professeur des enfants de Louis Philippe, duc d’Orléans, républicain de cœur, attend lui aussi beaucoup du changement de régime. Il l’obtiendra. En fait, plus en commandes qu’en avancées démocratiques. Dans ses tableaux d’histoire médiévale, on retrouvait « les plus chers souvenirs des grands poètes », écrira Baudelaire, sa vogue était « un hommage à la mémoire de Goethe. » Dorénavant, il se ferait construire, 16 rue Chaptal, deux ateliers dans la cour, il serait peintre officiel.

Le 19 septembre 1830, Sainte-Beuve est le parrain de la dernière née des Hugo, Adèle. Le même jour, la Revue de Paris publie La Curée, d’Auguste Barbier, interpellant les « Héros du boulevard de Gand », qui se sont tenus cois alors - « Que faisaient-ils, tandis qu'à travers la mitraille, / Et sous le sabre détesté, / La grande populace et la sainte canaille / Se ruaient à l'immortalité ? » Les gandins ont su dès le lendemain s’approprier les fruits des Trois Glorieuses. En un jour, Barbier, poète de vingt-cinq ans devient célèbre. Un mois et demi plus tard, Sainte-Beuve avoue à Victor Hugo son amour pour Adèle, sa femme.

Le petit cénacle crâne.

Dans une boutique de fruitière qui sert d’atelier à Jehan Duseigneur, en face du 88 rue de Vaugirard et de la fontaine du Regard, des médaillons de plâtre culottés à l’huile grasse représentent Nerval, Gautier, Auguste Maquet, leur condisciple de Charlemagne, qui se fait appeler Mac Keat, Pétrus Borel, un architecte qui aime trop le Moyen-Age pour trouver à bâtir des maisons et qui préfère étudier le dessin dans l’atelier d’Eugène Devéria, Jules Vabre, architecte comme lui et logé avec lui « sous la voûte d’une cave à demi effondrée dans une maison de la rue Fontaine au Roi », et quelques autres. Ils font cercle autour d’un buste de Victor Hugo, qui est l’œuvre du maître des lieux. Les modèles ont des gilets de couleurs et les cheveux longs, ils se disent membres d’un « Petit Cénacle », nom qui à lui seul est un hommage à Hugo comme le buste est l’autel de son culte, malgré quoi il reste place dans leurs admirations pour Byron et pour le roman noir anglais d’Ann Radcliffe et de Lewis.
Comme leurs aînés ont le cabaret de la mère Saguet, ils ont eux aussi une guinguette, avenue de la Grande Armée, un peu avant l’Etoile, sur la gauche, une petite maison basse, en rez-de-chaussée, à l’enseigne du " Petit moulin rouge ", avec sa salle commune, une autre réservée aux repas de corps, et un cabinet de société qui ouvre sur un jardinet d’une pente assez forte, distribué en berceaux et en tonnelles. Là Graziano, un Napolitain, fait à de pauvres ouvriers italiens, stufeto, tagliarini et gnocchi. La bande du Petit Cénacle s’y régale bien sûr mais ce qui est plus original, y boit dans le crâne d’un tambour-major tué à la Moskowa, pris à la collection anatomique du père de Nerval, ancien chirurgien d’armée, crâne sur lequel Gautier a fixé une poignée de commode en cuivre : « on remplit la coupe de vin, on la fit passer à la ronde, et chacun en approcha ses lèvres avec une répugnance plus ou moins bien dissimulée. »

Au 13, quai Voltaire, au 5eétage, dans l’atelier où il a succédé à Horace Vernet, parti pour Rome, Delacroix, pour qui la vie de bohème partagée avec Bonington ou les frères Fielding est déjà passée, peint seul la Liberté guidant le peuple, en hommage aux victimes de Juillet. La seule autre œuvre inspirée par la récente révolution est le recueil de Barbier, les Ïambes, dont la préface oppose la poésie qui « juge » à celle qui « amuse ».
George Sand est arrivée à Paris, en compagnie de Jules Sandeau, et ils se sont posés d’abord au 21, quai des Grands-Augustins, qu’ils ont quitté pour une mansarde du 25 quai Saint-Michel, jusqu’à laquelle Balzac hissera souvent son gros ventre. Sur l’autre rive, Chopin est au 4eétage du 27, boulevard Poissonnière, d’où l’on a une vue qui s’étend de Montmartre jusqu’au Panthéon : « Bien des gens m’envient cette vue mais personne mon escalier ».

L’épanchement romantique.

On descend de toutes ces hauteurs pour le premier concert que donne Paganinià Paris, le 9 mars, ou pour applaudir Marie Dorval, aux côtés de Bocage, à la première d’Antony, de Dumas, au théâtre de la Porte Saint-Martin, le 3 mai. C’est l’un de ces moments de l’épanchement romantique, qui déborde alors bien au delà de la salle, le perron, les trottoirs, la chaussée même du boulevard, et jusqu’au domicile de l’actrice qu’on raccompagne chez elle, 15 rue Meslay. « Ce que fut la soirée, se souviendra Gautier, aucune exagération ne saurait le rendre. La salle était vraiment en délire ; on applaudissait, on sanglotait, on pleurait, on criait. La passion brûlante de cette pièce avait incendié tous les cœurs. » Ce fut « le plus grand événement littéraire de son temps », selon Maxime du Camp.
Antony, acte V. Litho d'Alfred Johannot. Gallica
Le 5ème acte se termine sur ses mots : - Elle me résistait, je l’ai assassinée. Un soir, sous le coup de l’émotion, Bocage ne trouve plus ses mots. Alors Marie Dorval, blessée à mort, dans la position que l’on voit ci-contre, se soulève et dit tranquillement au public : - Je lui résistais, il m’a assassinée. 
Sainte-Beuve reçoit maintenant Adèle Hugo à l’Hôtel meublé de Rouen, où il occupe deux chambres du 4e étage, au 2 cour du Commerce-Saint-André (auj. 4 passage du Commerce) ; c’est là que s’écrit Volupté. En juin, Delphine Gay, que courtisait Vigny, épouse Emile de Girardin, et Hugo, Balzac, Musset, Lamartine, Sainte-Beuve, prennent le chemin de leur salon du 11 rue Saint-Georges. Puis, au prétexte que la fille des Bertin, Louise, conseillée par Berlioz, veut mettre en musique son Notre-Dame de Paris, Hugo et sa famille iront passer l’été chez eux, dans leur propriété des Roches, près de Bièvre. Il serait décent que Sainte-Beuve, de son côté, acceptât un poste à l’Université de Liège. Mais finalement, il ne peut s’y résoudre. Le 6 juillet 1831, Hugo met fin par lettre à leur amitié : « Cessons donc de nous voir... » Le 18 juillet, il termine l’Hymne aux morts de juillet, commandé par le gouvernement, que Hérold met en musique, et qui est exécuté au Panthéon le 27 pour l’anniversaire des Trois Glorieuses.

La nouvelle censure a autorisé Marion Delorme, que Marie Dorval joue en août sans susciter ni enthousiasme ni colère. Le premier concert public de Chopin a lieu salle Pleyel, le 26 février 1832 ; Franz Liszt est dans la salle, et c’est pour lui la révélation de ce que peut offrir le piano à l’expression de son moi. Il est à nouveau dans celle de l’Opéra, (alors 12 rue Lepeletier), en avril, pour le concert de Paganini en faveur des victimes du choléra, auxquelles l’étudiant médecin Nerval a tenté d’apporter quelque secours, et c’est une autre révélation : celle d’une perfection technique à laquelle il s’efforcera désormais d’atteindre.
Retour à Paris, Berlioz redonne sa Symphonie fantastique, déjà exécutée une première fois à la fin de 1830, et qui avait été l’occasion d’une rencontre avec Franz Liszt, désireux d’exprimer son enthousiasme. L’œuvre a maintenant une suite écrite en Italie, Lélio, et surtout, cette fois, par le plus grand des hasards, Harriet Smithson, de passage dans la capitale, vient l’entendre. Un autre voyageur, Heinrich Heine, s’en souviendra : « Berlioz, à la chevelure ébouriffée, jouait les timbales tout en regardant l'actrice d'un visage obsédé et chaque fois que leurs yeux se rencontraient, il frappait encore d'une plus grande vigueur. » Elle n’y résista pas : leur mariage sera célébré le 3 octobre 1833 à l’ambassade britannique, 39 rue du faubourg Saint-Honoré.

Un bal square d’Orléans.

La liberté guidant le peuple, après avoir été quelque temps au Luxembourg, est rendue à l’artiste et regagne son atelier du quai Voltaire. Victor Hugo a renoncé, après dix ans, à sa pension royale, et sa famille est venue s’installer place des Vosges, au 2eétage du n°6. Ses fenêtres jouxtent celles des Gautier, au n°8 (auj. 6 bis), qui ne s’ouvriront plus quand le père de Théophile enfermera son fils dans sa chambre pour le forcer à écrire son Mademoiselle de Maupin. Finies alors les promenades avec Eugénie Fort, rencontrée sur la place, qui les menaient jusqu’à Notre-Dame où ils voyaient devenir vivantes les scènes dramatiques qu’ils avaient lues dans le roman de Hugo. Le dieu du Cénacle, lui, met à profit la sortie discrète qui donne sur l’impasse Guéménée pour gagner l’hôtel meublé de la Herse d’Or, rue du Petit-Musc, où il rencontre une commerçante du quartier. Il utilisera bientôt la même issue pour rejoindre Juliette Drouet, qui joue dans sa Lucrèce Borgia, au Théâtre de la Porte-Saint-Martin, et habite la proche rue Sainte-Anastase.

Alexandre Dumas s’est installé au 2 square d’Orléans avec l’actrice Belle Krelsamer (nom de scène : Mélanie Serres), leur fille, et le fils, Alexandre, qu’il avait eu six ans plus tôt de la couturière Catherine Labay, sa voisine de palier quand il était arrivé à Paris, en 1823, dans une chambre du 1 place des Italiens (auj. Boieldieu). Paganini est l’hôte des Movedey, au 10 de ce même square d’Orléans, tellement anglais, avec ses colonnes ioniques comme on en trouve à Regent’s Park, sur des cuisines en sous-sol éclairées grâce au fossé qui les borde. Chopin est devenu le voisin de Heine cité Bergère, ce passage en L avec une placette au creux du coude, bordé d’hôtels pour les étrangers qui viennent visiter les boulevards. George Sand, au 3eétage de l’immeuble du fond, côté jardin, du 19 quai Malaquais, écrit Lélia ; elle a remplacé Jules Sandeau par les vingt-trois ans d’Alfred de Musset.
Le 23 février 1833, le baron Taylor aborde au pont de la Concorde avec l’obélisque de Louxor qu’il a négocié auprès du pacha d’Egypte. Le 30 mars, Dumas donne un grand bal costumé pour le Tout-Paris romantique, dans un appartement du square d’Orléans qu’on lui a prêté pour l’occasion et que vont décorer tous les artistes amis : « Trois jours avant le bal, tout le monde était à son poste : Alfred Johannot esquissait sa scène de Cinq-Mars ; Tony Johannot, son sire de Giac ; Clément Boulanger sa Tour de Nesle ; Louis Boulanger, sa Lucrèce Borgia ; Jardin et Descamp travaillaient en collaboration à leur Debureau, Granvilleà son orchestre, Baryeà ses tigres, Nanteuilà ses panneaux de portes, qui étaient deux médaillons représentant, l’un Hugo, l’autre Alfred de Vigny. »
 Bientôt on fait cercle autour de Delacroix, qui dresse un cavalier ensanglanté au milieu d’une masse de blessés et d’amoncellements de cadavres, sur fond de soleil couchant ; en deux ou trois heures il a brossé son champ couvert de morts et le groupe est resté médusé devant la performance.
Quelques décors du bal: Vigny au dessus de Cinq Mars, Hugo surmontant Quasimodo. Célestin Nanteuil. Gallica

Impasse du Doyenné.

Le soir du bal, Dumas porte un costume de 1525, Belle a une robe de velours noir à la Hélène Fourment ; la troupe qui joua Henri III, Melle Mars en tête, est venue avec ses costumes de scène ; Rossini est en Figaro, Musset en Paillasse, Eugène Sue en domino pistache, Delacroix en Dante, Barye en tigre du Bengale. Marie Dorval est arrivée du 44 rue Saint-Lazare, où elle habite désormais, avec Vigny, sa nouvelle liaison. Naturellement, en toute occasion, on fait flamber le punch. On a si souvent cela devant les yeux que, voulant décrire, en voyage, la fontaine du casino de Wiesbaden illuminée de feux de Bengale, Gautier la comparera à « un gigantesque bol de punch remué ».

En 1910. Rol, Gallica
Le 15 avril 1834, Berlioz et sa femme s’installent de l’autre côté de la butte Montmartre, passé les moulins, passé le télégraphe de Chappe accroché au clocher de l’église Saint-Pierre, à l’angle de la rue Saint-Denis (auj. du Mont-Cenis) et de la rue Saint-Vincent, sur la droite quand on a devant soi l’immense panorama de la plaine qui s’étend jusqu’à la basilique de Saint-Denis. Une petite maison de quatre pièces sur deux niveaux, aux fenêtres encadrées de vigne qui jouissent de cette vue merveilleuse, dont viendront profiter Dumas, Musset, Eugène Sue, Jules Janin, Auguste Barbier, Vigny, Liszt et Chopin.
A la fin de la même année, le peintre Camille Rogier, chez lequel Nerval passe le plus clair de ses journées, quitte le 5 rue des Beaux Arts pour s’installer au 3 de l’impasse du Doyenné, dans ce quartier, disparu sous Haussmann, de la place du Carrousel, où les fenêtres donnent sur la galerie du musée du Louvre, les arbres qui ombragent un manège, et le dôme écroulé depuis le dix-huitième siècle de l’église Saint-Thomas, sous lequel s’est abrité un cabaret. Ou bien donnent « sur des terrains pleins de pierres taillées, d'orties et de vieux arbres », se souviendra Gautier, dont le père vient d’être nommé receveur à l’octroi de Passy, et qui en profite pour prendre son indépendance en louant deux petites pièces à côté de ses amis.
« Le bon Rogier souriait dans sa barbe, du haut d’une échelle, où il peignait sur un des trois dessus de glace un Neptune, - qui lui ressemblait ! raconte Nerval. Puis les deux battants d’une porte s’ouvraient avec fracas : c’était Théophile. On s’empressait de lui offrir un fauteuil Louis XIII, et il lisait, à son tour, ses premiers vers, - pendant que Cydalise 1ère, ou Lorry, ou Victorine, se balançaient nonchalamment dans le hamac de Sarah la blonde, tendu à travers l’immense salon. »

Les embrassements des cydalises.

Nanteuil, Corot, Auguste de Châtillon avec un « Moine rouge, lisant la Bible sur la hanche cambrée d’une femme nue, qui dort », Chassériau avec des Bacchantes, « qui tiennent des tigres en laisse comme des chiens », et Gautier lui-même qui, se souvenant de ses débuts, peint « dans un dessus de glace un déjeuner sur l’herbe, imitation d’un Watteau ou d’un Lancret quelconque », allaient ajouter au décor des fêtes, des bals, des pantomimes, des comédies – « Et que notre pauvre Edouard [Ourliac] était comique dans les rôles d’Arlequin ! » -, et des soupers, auxquels on convie tous les locataires distingués de l’impasse, qui n’étaient « reçus qu’à condition d’amener des femmes du monde, protégées si elles y tenaient, par des dominos et des loups. ».
« C'est rue du Doyenné, dans ce salon où les rafraîchissements étaient remplacés par des fresques, se souviendra Gautier, que fut donné ce bal costumé qui resta célèbre, et où je vis pour la première fois ce pauvre Roger de Beauvoir, qui vient de mourir après de si longues souffrances, dans tout l'éclat de son succès, de sa jeunesse et de sa beauté. Il portait un magnifique costume vénitien, à la Paul Véronèse : grande robe de damas vert-pomme, ramagé d'argent, toquet de velours nacarat et maillot rouge en soie, chaîne d'or au col; il était superbe, éblouissant de verve et d'entrain, et ce n'était pas le vin de Champagne qu'il avait bu chez nous qui lui donnait ce pétillement de bons mots. Dans cette soirée Édouard Ourliac, qui plus tard est mort dans des sentiments de profonde dévotion, improvisait, avec une âpreté terrible et un comique sinistre, ces charges amères où perçait déjà le dégoût du monde et des ridicules humains. »
Ici, la Cydalise passe des bras de Rogier à ceux de Théo, pour céder la place à la Victorine, et ici Eugénie Fort se donne cinq ans après leur première rencontre, pour ne parler que de quelques-unes qui comptèrent. Ici Nerval invite Jenny Colon, qu’il a vue chanter aux Variétés, et il va fonder pour la servir, une revue, le Monde dramatique, qui ruinera l’héritage qui l’avait fait presque riche.
« Nous entendions le matin le chant du coq, parce que la portière avait une basse-cour : chèvre, poules, pigeons, tout cela vivait dans l’herbe du Louvre », écrit Arsène Houssaye qui partage leur logis, comme Eugène Piot, tandis qu’y passent Gavarni et Alphonse Karr, qui viennent l’un et l’autre de Montmartre, le premier vivant avec ses parents à côté de l’église Saint-Pierre, le second rue de Ravignan (auj. place Emile Goudeau), au milieu des feuillage, à travers lesquels il peut presque apercevoir le Doyenné.
Gautier par C. Nanteuil en 1838. Gallica
Les « bonds éperdus d’un galop monstre » ne se dansent pas que sur les têtes des propriétaires et des concierges de l’impasse du Doyenné ; ils ont lieu parfois en un endroit plus approprié, le bal-jardin de la Chaumière des 112-136 boulevard du Montparnasse. Là, à en croire Houssaye, Gautier « prenait violemment la première fille venue, même au bras d’un étudiant. On disait, en voyant ses longs cheveux soulevés par le vent : c’est celui-là qui devrait représenter le saule de Sainte-Hélène ».

La presse du pain quotidien.

En 1835, Marie de Flavigny, comtesse d’Agoult, abandonne son mari et leur fille pour s’enfuir avec Frantz Liszt à Genève. En octobre, Marie Dorval, la Kitty Bell de Chatterton, le drame en prose que Vigny a écrit pour elle,  emménage au premier étage du 40 rue Blanche, parce qu’il y là pavillon d’écurie et remise où la voiture et les chevaux qu’elle possède désormais pourront trouver place.
Chopin est passé d’une chambre au 5 à un appartement de deux pièces au 38 de la rue de la Chaussée-d’Antin, quand Liszt et Marie d’Agoult sont de retour avec une fille nouvelle-née. Liszt, le virtuose absolu, doit absolument réaffirmer à Paris sa primauté sur un rival naissant, Thalberg, s’il veut conserver sa suprématie européenne. Ils sont arrivés avec George Sand, rencontrée par Musset et retrouvée à Chamonix, et ils s’installent tous trois à l’hôtel de France, des 21-23 rue Laffitte où ils tiennent salon commun. C’est ici que Liszt présentera Chopin à George Sand.
Gautier, Nerval, Houssaye ont dit adieu à la bohème galante du Doyenné. Gautier, intronisé par Hugo, commence à travailler pour la Presseque lance Emile de Girardin ; il ne sait pas qu’il y est pour vingt ans. Au quotidien, l’épouse du patron, Delphine, née Gay, invente la rubrique des potins avec ses Lettres parisiennes ; Gautier et Nerval s’y partageront un moment la critique dramatique.
Gautier s’est mis en ménage avec Victorine au « palais Bothorel », ancien siège démesuré de la société faillie des Omnibus-restaurants, créée par le vicomte pour livrer des plats à domicile. Nerval et quantité de gens de lettres logent eux aussi autour du jardin des 18-20 rue Navarin. Jenny Colon se marie ; ce n’est pas avec Nerval.
Après trois années passées à Montmartre, Berlioz et Harriet Smithson ont quitté la butte pour un appartement meublé du 34 rue de Londres ; la rue est bruyante et l’harmonie du couple un souvenir, Berlioz doit chercher la paix propice à sa musique dans une mansarde. Les amours de Chopin et de George Sand naissent à la fin de juin 1838 ; celles de Marie Dorval et de Vigny finissent en septembre. Musset loue un pied-à-terre au 9 rue Tronchet pour y recevoir Aimée d’Alton, sa maîtresse de vingt ans, la "belle maîtresse" de la Nuit d'octobre, la Béatrice du Fils du Titien.

Le Grrrand opéra Malvenuto Cellini. Gallica
Berlioz a reçu commande officielle pour un hommage aux victimes des Journées de Juillet 1830, qui sera la Grande symphonie funèbre et triomphale (opus 15). Barye se voit tout aussi officiellement commander le lion en marche de la face ouest de la Colonne de Juillet et les quatre coqs qui ornent les angles de son socle. Gautier, légère moustache naissante, chevelure soyeuse longue comme celle d’une femme, redingote à brandebourgs, assiste à la reprise d’Hernani, à la Comédie française, avec Marie Dorval dans le rôle de Doña Sol, le 20 janvier 1838 : « Hernani n’a pas excité le plus léger murmure ; il a été écouté avec la plus religieuse attention et applaudi avec un discernement admirable ». Berlioz a remué ciel et terre pour que l’œuvre qu’il a écrite sur un livret d’Auguste Barbier, Benvenuto Cellini, soit donnée à l’opéra de Paris, et elle l’est le 10 septembre. En décembre, Nerval a présenté son vieil ami Mac Keat, redevenu Auguste Maquet, et professeur d’histoire, à Dumas. De leur collaboration, naîtront les romans d’Alexandre Dumas dont, six ans plus tard, les Trois Mousquetaires.

Réalistes, de toutes façons.

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I. Le Salut Public au Pays Latin

« O terre aventureuse / Où vit la fête heureuse / Du beau rire argentin, / Pays Latin! (...) Ris dans la triste ville, / Cher et suprême asile / Des fécondes leçons, / Nid de chansons! / Toi seul, avril en fête, / Héraut, lutteur, poète, / En ce temps envieux / Tu n'es pas vieux! » Théodore de Banville vécut ainsi Au Pays Latin, l’une de ses Odes funambulesques.
Ils n’étaient pas vieux, ils avaient 20 ans et ils arrivaient de leur province, à l’orée des années 1840, au Quartier latin. Courbet atterrit d’abord au 4, rue Saint Germain des Prés (auj. Bonaparte, un peu au sud du carrefour qu’elle forme avec la rue Jacob), puis il prend un atelier au 89, rue de la Harpe, (à l’endroit où celle-ci rejoignait la rue Monsieur-le-Prince, tronçon emporté par le percement du boulevard Saint-Michel), que vont fréquenter ses compatriotes francs-comtois, Max Buchon, poète, romancier, traducteur, Armand Barthet, Charles Toubin, Francis Wey, le sculpteur Clésinger, le musicien Promayet, le peintre Jean Gigoux, et surtout le philosophe Proudhon.
Champfleury, venu de Laon, trouve à se loger au fond d’une impasse récemment ouverte, au 23, cité Neuve-Pigalle (auj. Germain Pilon), et il se lie très vite avec le fils d’un tailleur allemand, concierge du 5, rue des Trois-Frères, Henri Murger, qui a pris son indépendance de l’autre côté de la place Pigalle, 1, rue de la Tour d’Auvergne et qui, se destinant à la peinture, fréquente les artistes des deux rives quand le purpura ne le retient pas sur le lit n°10 de la salle Henri IV de l’hôpital Saint-Louis.Pierre Dupont, arrivé de Lyon, réussit assez vite à placer quelques poèmes dans la Gazette de France et dans la Quotidienne.
Charles Baudelaire est venu au monde, lui, au Quartier latin, dans une maison de la rue Hautefeuille (détruite plus tard par le percement du boulevard Saint-Germain), et son beau-père l’a mis en pension, après son bac, dans un établissement dit des Hautes-Études, chez Lévêque et Bailly, 11, place de l’Estrapade, où logent aussi les poètes normands Gustave le Vavasseur et Philippe de Chennevières, qui deviendront ses amis, comme aussi Ernest Prarond.
Louis Ménard, condisciple du collège Louis-le-Grand, dont Baudelaire a été renvoyé précédemment, loge dans deux petites chambres au 5e étage, 3, place de la Sorbonne, sur laquelle donne le balcon de l’une, et qui seront durant un lustre le rendez-vous du premier groupe amical.
Par Edouard Ourliac, de huit ans plus âgé, ex Arlequin des comédies du Doyenné, Baudelaire fait ses premières rencontres littéraires, qui ne vont guère au-delà de la présentation : Nerval, retour de Vienne, Balzac, dont Ourliac a préfacé le César Birotteau en 1838, et même Victor Hugo.

Buveurs d’eau et corsaires.

Théodore de Banville, né à Moulins, a grandi à Paris ; à 19 ans, il est déjà l’auteur des cinq mille vers des Cariatides, qu’il a pu écrire à loisir dans une vaste pièce que ses parents lui avaient réservée à cet usage. Les Banville, aristocrates mais républicains, recevront bientôt sans manières Murger, qui a pour toute éducation celle de l’école mutuelle, Pierre Dupont ou Privat d’Anglemont, « le plus grand des bohèmes de Paris ».
Tous prennent en exemple le jeune prodige : Buchon versifie en même temps qu’il recueille des chansons populaires ; Courbet exécute quatre lithographies pour le volume d'Essais poétiques que son ami fait paraître ; Baudelaire et le Vavasseur donnent anonymement au Corsaire une chanson qu’ils ont écrite ensemble ; Pierre Dupont publie bientôt son premier volume Les Deux Anges. Mais il sont tous assez bohèmes pour que le général Aupick, son beau-père, envoie Baudelaire se calmer sur la mer et la route des Indes, à l’été de 1841. Le jeune fashionable rentre dix-huit mois plus tard... pour s’éprendre d’une mulâtresse, Jeanne Duval, qu’il aperçoit, alors qu’il est avec Nadar, figurante sur la scène du tout récent théâtre de la porte Saint-Antoine, 25, boulevard Beaumarchais.
Pierre Dupont est primé par l’Académie française, ce qui lui vaut de pouvoir travailler au dictionnaire que publie la vénérable maison. Le voilà pour quelque temps pourvu de revenus stables, ce qui n’est pas le cas du « cénacle des buveurs d’eau » qu’il côtoie à  l’Hôtel Merciol, 5, rue des Canettes. Là, treize - en référence à l'Histoire des Treize que Balzac avait écrite en 1831 -, peintres, musiciens, sculpteurs, romanciers, poètes n’ont guère de quoi se payer à boire, et certains sont de vrais miséreux comme ce Karol qui loge « avenue de Saint-Cloud, dans le troisième arbre à gauche en sortant du Bois de Boulogne, sur la cinquième branche ». Parmi eux Murger, passé de la peinture à la poésie, et Alexandre Schanne qui met en musique – à défaut de les mettre à sa bouche – les oignons et le beurre de la Soupe au fromage, dont Max Buchon a écrit les paroles, et qui deviendra l’hymne, mieux la Marseillaise de l’école réaliste.
Richard Wagner n’est guère plus riche, que Murger, Champfleury et Courbet rencontrent dans un bouge de la rue Jacob, alors qu’avec sa femme ils vivent au 14, au fond d’une cour, qu’il a terminé Rienzi, et commencé le Vaisseau fantôme, toutes choses qui ne l’empêchent pas d’être au bord de la prison pour dettes.
Champfleury, le roux Nadar – « Personne n'a eu les cheveux plus rouges que Nadar », dira Banville -, fréquentent aussi l’hôtel Merciol comme, tout à côté, le cabaret-restaurant de Perrin, place Saint-Sulpice. Mais le territoire du groupe a pour phare Le Corsaire et ses bureaux de la rue Montmartre, auquel Nadar donne des contes, et dont l’humoriste Victor Mabille, est un des rédacteurs de la première heure.

De Mabille et Bullier à l’île Saint-Louis.

Chez Mabille, le coup de pied qui décoiffe. Gallica
Le territoire a pour balises le bal que Mabille vient de rénover, 49 à 53 avenue Montaigne, et le bal de La Grande-Chartreuse, « premier nom que porta le bal public fondé par M. Bullier, près de la sortie du jardin du Luxembourg qui regarde l'Observatoire. » A Mabille régnent la « reine Pomaré », - « très grande et svelte sans maigreur, avec la poitrine plate comme celle d'un homme, elle était exactement, selon la curieuse expression de Baudelaire, un ami avec des hanches » -, Céleste Mogador, Rigolboche, Chicard puis Brididi, qui lui succède « comme roi de la Danse excessive et vertigineuse », sans parler de « Désirée Rondeau, l’une des marquises de Mabille » à laquelle Privat d’Anglemont dédiera un... « Rondeau » dans le Corsaire fusionné avec le Satan.
Momus par Henri Lévis, 1849. Gallica
Tout aussi brillants dans la topographie réaliste, l'Estaminet de l'Europe, situé au coin du carrefour de l'Odéon et de la rue de l'École-de-Médecine -  « Le propriétaire y faisait, écrit Banville, crédit aux fils de famille jusqu'à leur mariage, de sorte que lorsqu'ils étaient mariés, ils avaient à payer beaucoup de chopes » -, le marchand de vin Duval, au coin de la rue Voltaire (auj. Casimir-Delavigne) et de la place de l’Odéon, où Baudelaire dînait déjà avec Prarond à son retour des mers du sud,  le café Momus, au pied du Journal des Débats, 17, rue des Prêtres-Saint-Germain-l'Auxerrois, où l’on pouvait croiser autour de ses quatre billards les gloires de la génération précédente, comme au Divan Le Peletier, en face de l’Opéra, où Banville se souviendra avoir vu Musset pour la première fois : « Le divan Le Peletier ne ressemblait à rien autre chose au monde; on y causait quelquefois très bien, mais il n'y a pas d'endroit où l'on ait causé plus et bu moins de breuvages. »

Murger et Champfleury partagent maintenant un logement rue de Vaugirard. Le fantasque Baudelaire s’est logé 10 (auj. 22), quai de Béthune, dans l’île Saint-Louis, au rez-de-chaussée d’un hôtel du XVIIe siècle, dans une pièce unique, très haute ; il a installé Jeanne Duval, la « Vénus noire », et sa blonde soubrette à deux pas, rue de la Femme-sans-Tête (auj. rue Le Regratier), puis il a disparu. Émile Deroy, qui faisait son portrait, n’arrive plus à le retrouver ni chez Banville, dans son petit appartement de la place de l’Odéon, au début de la rue Monsieur-le-Prince, ni rue de Seine chez l’étudiant en droit Louis Ulbach, qui sera dix ans plus tard directeur de la Revue de Paris aux côtés de Maxime Du Camp et si désireux pour l’heure de reconstituer un cénacle en souvenir de celui de 1830, ni chez Le Vavasseur, 31 rue de Beaune.
Chez Ulbach, on gardera le souvenir de la récitation d’une Manon la pierreuse, dont la « chemise fangeuse », dès le premier vers, pour ne rien dire du reste, avait estomaqué cette assemblée séraphique à laquelle Baudelaire avait recommandé, pour finir, d’aller versifier sur le motif, dans les bas fonds ! Banville se souviendra que déjà le poète « souffrait de la quantité de poncifs et de lieux communs que l’école romantique avait, comme l’école classique, accumulés ; il voulait que la douleur, que la beauté, que l’héroïsme modernes, qui ne ressemblent en rien à ceux des âges précédents, trouvassent une représentation qui leur fût propre et fussent exprimés par un art nouveau. »

La reine Pomaré chez Baudelaire.

A l’automne 1843, Baudelaire réapparaît à l’hôtel Pimodan, 17, quai d’Anjou, dans deux pièces et un cabinet, sous les combles, éclairés d’une seule fenêtre, dépolie jusqu’aux pénultièmes carreaux inclusivement, de sorte qu’il ne pût voir que le ciel et rien d’autre ! En dessous habitent, dans le plus bel et plus grand appartement, le peintre Boissard de Boisdenier, auteur d’un Épisode de la campagne de Russie, qui est un chef-d’œuvre de la peinture romantique, et encore le poète Roger de Beauvoir, auquel on doit ce croquis montrant l’actrice Alice Ozy, avec laquelle tous les beaux esprits du temps ont eu une liaison, au premier rang desquels Hugo et Gautier, vêtue en bacchante, tenant dans une main le thyrse et dans l’autre une coupe remplie, et légendé : « Ozy noçant les mains pleines ».
Hélas, trois fois hélas, occupe le rez-de-chaussée, le marchand d’antiquités Arondel, qui vend à Baudelaire de faux Bassan et le laissera ainsi endetté jusqu’à la fin de ses jours malgré la fortune héritée de son père.
L'hôtel Pimodan en 1900. Atget. Gallica

« Pomaré en grande toilette, cherchant des appartements, entre un jour, guidée par la portière, dans le joli logement que le poète occupait à l'hôtel Pimodan, quai d'Anjou, et qu'il devait alors quitter. Charmée par une installation d'artiste qui ne ressemblait à rien de ce qu'elle avait vu, Pomaré admira longuement le papier à grands ramages rouges et noirs, la tête peinte par Delacroix, la grande table de noyer façonnée si artistement avec d'insensibles contours que, lorsqu'on s'asseyait pour lire, le corps trouvait partout à s'y insérer commodément, les livres magnifiquement ornés de reliures pleines, les larges fauteuils de chanoine ou de douairière, et dans l'armoire les flacons de vin du Rhin entourés de verres couleur d'émeraude. » A quoi Banville, qui raconte, aurait pu ajouter le portrait de Baudelaire par Émile Deroy, enfin terminé et, du même, une copie en réduction, faite pour son ami, des Femmes d’Alger de Delacroix.
« Bref, elle ne voulut pas s'en aller, adopta un petit divan turc sur lequel elle dormait la nuit, et le jour lisait les ouvrages classiques; et je crois qu'elle y serait encore, si l'architecte du propriétaire n'était venu un beau matin diriger des réparations devant lesquelles il n'y avait pas de bravoure possible, car elles commencèrent par la démolition d'un gros mur! »

Scènes de la vie de bohème.

Courbet a envoyé son Autoportrait au chien noir au Salon de 1844 ; il y est reçu et placé au Salon carré ; désormais, il s'avouera peintre. A celui de l’année suivante, dans les couloirs du Louvre, Baudelaire rencontre Asselineau : ils préparent chacun un compte-rendu, Émile Deroy les présente l’un à l’autre, ils découvrent qu’ils avaient déjà Nadar comme ami commun. Salon ou pas, Baudelaire est d’ailleurs au Louvre presque chaque jour ; son père qui était si vieux, – il avait 62 ans à sa naissance -, et qu’il a si peu connu, - il est mort comme Charles allait avoir 6 ans -, était un peintre amateur.
Murger, qui jusque-là pouvait répéter chaque année « Le printemps fait pousser les boutons partout, excepté à mon habit », commence grâce à Champfleury, « à goûter du petit nanan de Gutenberg », c’est à dire à se faire rémunérer par le désormais Corsaire-Satan, après quelques poèmes et nouvelles, un feuilleton de Scènes de la vie de Bohème, dont chaque épisode n’est qu’une transposition des évènements survenus la veille au cénacle des Buveurs d’eau :  Alexandre Schanne, le compositeur de la Soupe au fromage, y figure sous le nom de Chaunard, Musette est inspirée en partie par Mme Pierre Dupont, noyée entre Marseille et Alger avec l’argent volé à son mari, et quand Mimi, au bras de Murger (Rodolphe dans la Vie de Bohème), se voit saluée au Luxembourg par Victor Hugo et revient rue des Canettes rose encore de fierté, c’est dans le feuilleton du lendemain.

« Fronts hâlés par l'été vermeil, Salut, bohèmes en délire ! Fils du ciseau, fils de la lyre, Prunelles pleines de soleil ! Avec nous l'on chante et l'on aime, Nous sommes frères des oiseaux. Croissez, grands lys, chantez, ruisseaux, Et vive la sainte Bohème ! » chantera, en vers seulement, bien longtemps encore, Théodore de Banville. Tandis que, sur le conseil de Charles Gounod, qui a vu dans son « J’ai deux grands bœufs dans mon étable » une chanson, Pierre Dupont s’est mis à composer des mélodies pour ses poèmes. Ernest Reyer les lui transcrit, - lui ne sait pas la musique -, et il les chante aussi en personne, par exemple à la salle de la Fraternité du faubourg Saint-Denis.
Le 1er Baudelaire, signé Privat d'Anglemont, dans l'Artiste du 1er déc. 1844. Gallica
Baudelaire donne trois poèmes à l'Artiste, la revue du 122, Champs-Elysées dirigée par Arsène Houssaye, dont il fait signer deux par Privat d’Anglemont, laissant le troisième anonyme. Sa première œuvre de librairie, c’est le Salon de 1845, qui paraît en avril ; il a 24 ans. Le 30 juin 1845, il tente de se suicider en se poignardant ; depuis six mois, on l’a pourvu d’un conseil judiciaire : entre autres raisons, il avait dépensé en moins de deux ans, le tiers des 300 000 francs hérités de son père. Il est recueilli par sa mère, chez laquelle il restera jusqu’à la fin de l’année.

Le club des haschischins.

Daumier est venu loger au dernier étage du 9, quai d’Anjou : d’un côté, l’hôtel Lambert, où l’on entend des valses de Chopin ; de l’autre l’hôtel Pimodan, où entrent celle qu’on appellera la Présidente et beaucoup de dames de petite vertu, au sortir de la Seine et de l’école de natation très à la mode des Bains de l’hôtel Lambert. Daumier aurait pu voir entrer aussi Théophile Gautier en burnous et fez, qu’il porte volontiers après deux mois de séjour en Algérie, mais c’est « singe sur l’épaule, un chien dans les jambes, tête échevelée, désinvolture à la Balzac, accoutrement de tréteaux », qu’un locataire le décrit. Le frêle romantique est devenu une espèce de colosse à force de boxe française, de canne, d’équitation et de canotage : « Je donnai même à l'ouverture du Château-Rouge, sur une tête de Turc toute neuve, le coup de poing de cinq cent trente-deux livres devenu historique; c'est l'acte de ma vie dont je suis le plus fier », pourra-t-il écrire plus tard.
Le 1er signé Baudelaire-Dufays dans l'Artiste du 25 mai 1845. Gallica
Baudelaire l’y rencontre à l’occasion d’une « fiesta », petit nom d’une séance de ce club des haschischins qu’a créé Boissard de Boisdenier, où passent une fois par mois à peu près, sans obligation d’assiduité, Balzac, qui s’est intéressé dès 1830 à l’opium et, dix ans plus tard, à tous les autres « excitants modernes »,Delacroix, passionné de musique, à laquelle on l’avait d’abord destiné - « Boissard jouait, dans l’état d’ivresse du haschich, un morceau de violon, comme cela ne lui était jamais arrivé, du consentement des gens présents », écrira-t-il -, et le Dr Moreau, médecin aliéniste à Bicêtre, collaborateur des Annales médico-psychologiques, venu étudier la production de rêves sans sommeil.
Un peu plus tôt, dans le grand salon où Boissard possède un clavecin peint par Watteau, Baudelaire est arrivé, « avec une petite moustache et admirablement vêtu », se rappelle Gautier. Marix, qui a été modèle pour Paul Delaroche, Ary Scheffer et pour Boissard, dont elle est la maîtresse depuis huit ans, - elle en avait 15 -, est là ; de son corps parfait, le sculpteur Geoffroy-de-Chaume a pris un moulage. Celui d’Apollonie Sabatier se devine sous le peignoir de bain, et ça a été « un tournoi de paroles », on a parlé « art, littérature et amour ».
On est moins chevaleresque dans les deux pièces basses, tristes, carrelées, qu’occupe Asselineau chez son beau-frère, au fond d’une vieille courette de la rue du Four. Là, un matin, Baudelaire demande à la femme de son hôte, le plus simplement du monde, un lavement ! 

L’honneur de rester inédit.

Dans son Salon de 1846, qui paraît en librairie en mai, Baudelaire se livre à une exaltation de Delacroix, et à un éreintement d’Ary Scheffer, qualifié de « singe du sentiment », en expliquant que « chercher la poésie de parti pris dans la conception d'un tableau est le plus sûr moyen de ne pas la trouver. Elle doit venir à l'insu de l'artiste. Elle est le résultat de la peinture elle-même (...) La peinture n'est intéressante que par la couleur et par la forme; elle ne ressemble à la poésie qu'autant que celle-ci éveille dans le lecteur des idées de peinture. » On ne verra plus Ary Scheffer aux Salons.
Affiche pour la réédition des Chats en 1868. Gallica
Le 3 mars, le Corsaire-Satan a publié un Choix deMaximes consolantes sur l’Amour ; le 13 décembre, A une Malabaraise est dans l’Artiste ; c’est tout pour l’année. Baudelaire se montre dans l’un ou l’autre journal essentiellement pour causer : « - Vous savez bien que je n’écris pas, moi », répond-il au directeur du Corsaire-Satan dans une peinture de la salle de rédaction du 36, rue Neuve-Vivienne (auj.Vivienne), perchée au-dessus du Grand Café de l’Europe, que publie un confrère. On y voit Champfleury, costume de rapin : chapeau à bords droits, habit noir boutonné, cravate blanche, que l’on appelle Domine Sompson, nom d’un personnage de Walter Scott, jeune pasteur manqué, grave et ridicule ; Marc Fournier, « esprit sec, amer, froidement railleur, froidement enthousiaste », qui sera cinq ans plus tard directeur du théâtre de la Porte Saint-Martin ; deux « buveurs d’eau » : Murger et Louis-Charles Barbara, etc. Baudelaire n’est pas journaliste, « tient à honneur de rester inédit » comme poète, et quand sesChats seront, l’année suivante, au Corsaire-Satan, c’estinsérés dans un conte de Champfleury : le narrateur de celui-ci, Gérard, y a un ami qui adore les chats d’une façon particulière, se plait à « les caresser avec des grattements singuliers » et tente de les magnétiser en les regardant dans les yeux ; l’ami, un soir, récite à Gérard le sonnet, qui nous est ainsi donné à lire.
On se retrouve aux Funambules du boulevard du Temple, pour la première de Pierrot valet de la mort, une pantomime de Champfleury, et les noms qu’on lit dans le compte rendu de la soirée par Auguste Vitu pour l’Echo du 27 septembre 1846, en y incluant le signataire et l’auteur qu’on venait y applaudir, délimitent un groupe : « Il y avait épars dans les loges, aux galeries, dans l’orchestre, Théophile Gautier, Gérard de Nerval, Théodore de Banville, Henri Murger, Baudelaire-Dufays, Privat d’Anglemont, Pierre Dupont... » Épars ne concerne que les deux premiers, de la génération précédente, modèles que par respect l’on n’agrège pas.

Les chats puissants et doux.

L’adorateur des chats est « un ami qui partage mes idées en peinture, en théâtre et en musique. Il est si rare de rencontrer un esprit d’un tempérament parallèle au sien, qu’il ne faut jamais s’en défaire. » C’est Champfleury qui s’exprime ici mais les échanges entre eux seront nombreux, qui en attestent : l’un dédieà Pierre de Fayis, c’est-à-dire à Baudelaire, l’une des pièces de son Chien-Caillou, fantaisies d'hiver, une peinture de la bohême artistique, et l’autre, à savoir le dédicataire, en rend compte élogieusement dans le Corsaire-Satan du 18 janvier 1848.
Intéressé par cette histoire du pauvre graveur Rodolphe Bresdin, Hugo écrit à Champfleury de passer un soir, place Royale, afin qu’ils causent ensemble de ceux qui souffrent puisqu’ils ont l’un et l’autre la fibre sociale. Champfleury arrive comme les Hugo sont à table, on le fait attendre au salon en compagnie de l’angora du maître de maison, et quand la famille, le dîner fini, l’y rejoint, elle le trouve se roulant sur le tapis indien avec le chat. Si bien qu’on passe la soirée à se raconter des anecdotes sur ces charmants animaux en oubliant totalement les miséreux. Et peut-être Champfleury y a-t-il récité, à cette occasion, les Chats de son ami Baudelaire ?
Entre temps, Baudelaire, à la lecture d’une traduction du Chat Noir dans la Démocratie pacifique, a eu la révélation d’Edgar Poe. Les ouvriers de Paris ont eu faim, et l’audition publique du Pain, de Pierre Dupont, a été interdite. Le 18 août, Baudelaire a été à la première d’une féerie en 4 actes et 18 tableaux, la Belle aux cheveux d’or, à la Porte-Saint-Martin. Sous « son fantastique habit noir, dont la coupe imposée au tailleur contredisait insolemment la mode, long et boutonné, évasé par en haut comme un cornet et terminé par deux pans étroits et pointus, en queue de sifflet, comme eût dit Pétrus Borel », portait-il ce jour-là le pantalon étroit et sanglé par le sous-pied sur la botte irréprochablement vernie, ou au contraire tirebouchonnant ? Au-dessus des yeux brillants comme des gouttes de café, la chevelure très noire était-elle bouclée, raphaélesque, et tombant sur les épaules, ou coupée très ras, faisant des pointes régulières sur le front, le coiffant comme une espèce de casque sarrasin ? Ce jour-là, il était tombé amoureux de Marie Daubrun.

Une épouvantable férocité.

Le 22 février 1848, vers 3h de l’après-midi, Baudelaire, Toubin, Courbet, Alphonse Promayet suivent la foule qui descend les boulevards et la rue Royale. Place de la Concorde, une charge les amène à se réfugier sur le parapet du petit jardin qui borde alors la place. De là-haut, ils voient arriver du fond des Champs-Elysées des municipaux à pied devant lesquels fuient des manifestants ; l’un de ceux-ci, sans arme, comme il contourne un arbre, trébuche et tombe, « et là, sous nos yeux, un des municipaux lui enfonce sa baïonnette en pleine poitrine. Tous, nous poussons un cri d’horreur. Un ouvrier qui s’est réfugié sur la margelle du jardin a une violente attaque de nerfs, et nous sommes obligés, Promayet et moi, raconte Toubin, de le reconduire chez lui, rue Godot-de-Mauroy, pendant que Courbet et Baudelaire vont à la Presse dénoncer à Émile de Girardin cet acte d’épouvantable férocité. »
Le lendemain, le même groupe à peu près mais Champfleury est là et on ne voit pas Courbet, part du café de la Rotonde, au coin des rues de l’École de médecine et Hautefeuille, où la bohème tient souvent ses assises. Ils essayent de gagner les boulevards, sont arrêtés par des barricades et les tirs du 17e léger du duc d’Aumale ; quand ils parviennent enfin boulevard du Temple, la nouvelle de la démission de Guizot se répand déjà dans la foule. Le 24 au soir, Toubin voit Baudelaire, comme le voit Jules Buisson, sur une barricade du carrefour de Buci, en compagnie du comtois Armand Barthet, parmi un groupe qui vient de piller un armurier ; il porte un beau fusil à deux coups, luisant et vierge, et une superbe cartouchière de cuir jaune, tout aussi immaculée ; il gesticule au-dessus des pavés et appelle sans cesse à « aller fusiller le général Aupick ! »
Ce jour-là, Jeanron, ami intime de Daumier, est nommé directeur des Beaux-Arts ; il décide que le prochain Salon ouvrira le 5 mars, et que tous les ouvrages présentés seront reçus. « Refusé invariablement chaque année sinon entièrement, du moins dans ce [qu’il envoyait] d'important pour [sa] réputation, par un jury exclusif absurde et ignorant », (trois tableaux sur vingt-cinq lui ont été acceptés entre 1841 et 1847), Courbet envoie aussitôt « et les tableaux refusés l'année précédente [dont le portrait de Baudelaire, l’Homme à la pipe] et quelques autres que j'avais faits depuis. Les artistes purent alors m'apprécier sous mon vrai jour (...) Mon art était trop sérieux pour s'allier au commerce et ne pouvait être que difficilement accepté sans la sanction du gouvernement. » L’œuvre emblématique de la révolution précédente, La liberté guidant le peuple, de Delacroix, retourne au Louvre, où elle ira grossir les réserves.

Baudelaire et le salut public.

Baudelaire écoute Blanquià la salle du Conservatoire de la rue Bergère et, le 27 février, il va, avec Pierre Dupont, adhérer à La Société républicaine centrale fondée par l’Emmuré, en s’inscrivant au Tivoli d’hiver, 45, rue Grenelle-Saint-Germain (auj. de Grenelle), où ils figurent parmi les 325 premiers affiliés. En moins de deux heures, au café de la Rotonde, c’est-à-dire chez Turlot, Baudelaire, Champfleury et Charles Toubin, décident aussi et, joignant l’acte à la pensée, rédigent aussitôt dans la salle de l’étage un journal, Le Salut public, qui titre fièrement : « Vive la République ! » Des crieurs partent avec 400 exemplaires, on ne les reverra jamais !
Pour le deuxième numéro, un ou deux jours plus tard, Courbet leur dessine une vignette qui montre, juché au sommet d’une barricade, un homme au vêtement composite, haut-de-forme bourgeois et blouse d’ouvrier, portant un fusil et un drapeau sur lequel on lit « voix de Dieu » et « voix du peuple ». C’est le portrait de Baudelaire, à en croire Jules Vallès : « Tantôt, en 48, il sortait en blouse bleue avec un tuyau de poêle tout battant neuf sur la tête et des gants beurre-frais aux mains ; tantôt il se mettait en habit noir et chaussait des sabots crottés de fumier, pour qu’on criât à la chienlit. » Après quoi ils fêtent la naissance et la mort du titre, à cinq, chez Lescophy, 4, rue de Beaune.
Le 1er mars 48, Théophile Gautier assiste à une assemblée d’artistes organisée par la fouriéristeDémocratie pacifique, puis fait partie du bureau qu’elle se donne pour aller proposer une administration spéciale des beaux-arts, mais son nom disparaît des comptes rendus des réunions ultérieures, comme ceux de Baudelaire et Dupont de la société blanquiste. Viennent les réunions électorales d’avril, qu’ils suivent avec assiduité : Champfleury y est parfois assesseur, Baudelaire s’amuse à dérouter les orateurs par des questions incongrues sur le libre-échange, ou sur les traités de 1815... Quand un carbonaro qui se fait surnommer l’Apôtre, Jean Journet, donne une conférence phalanstérienne dans l’atelier du caricaturiste Charles Traviès, rue Monsieur-le-Prince, les deux compères montent l’escalier en catimini, enferment les auditeurs à clé, la jettent, en redescendant, dans les toilettes.

Les derniers éclats de juin.

Gautier, qui menait grand train depuis que ses ballets l’avaient enrichi, qui roulait phaéton, avait deux poneys et un domestique, s’est vu ruiné par la crise qui suit la révolution, et s’est retiré dans un petit logement de cinquième étage, 14 rue Rougemont, où il fermera désormais « ses vitres » à « l’ouragan » du monde pour ciseler les joyaux d’Émaux et Camées. C’est là que Baudelaire vient lui rendre visite, au prétexte de lui apporter « de la part de deux amis absents », la déjà ancienne plaquette deVers de Le Vavasseur et Prarond, à laquelle il a sans doute collaboré anonymement pour sa seconde partie. C’est une rencontre sans lendemain, comme l’avait été déjà celle de Pimodan.
A compter du 10 avril, Baudelaire est secrétaire de rédaction de la Tribune nationale, titre placé d’abord sous le patronage de Lamennais, puis carrément conservateur. Mais durant la terrible répression de juin, alors que le faubourg Saint-Antoine est déjà tombé, Gustave le Vavasseur aperçoit Baudelaire et Pierre Dupont en allant au café de Foy, sous les arcades du Palais-Royal. Là, « il pérorait, déclamait, se vantait, se démenait pour courir au martyre : « On vient d’arrêter de Flotte disait-il. Est-ce parce que ses mains sentent la poudre ? Sentez les miennes ! » Puis des fusées socialistes, l’apothéose de la banqueroute sociale, etc. Dupont n’y pouvait rien. » Qu’est-ce qui le sauve alors ? Peut-être la cocarde du garde national, un « pays » normand que le Vavasseur et Philippe de Chennevières ont rencontré en chemin et qui les accompagne.

Réalistes, de toutes façons. 2

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II. La bohême a de l’embonpoint

« Ils se sont tous grisés de bière chez Andler, (...) Au lieu d'êtres humains, ils font des animaux / Encore non classés par les naturalistes : / Excusez-les, Seigneur, ce sont des réalistes ! » Théodore de Banville, Réalisme, in Odes funambulesques.

Baudelaire est allé, peu de temps, choquer l’Indre et Châteauroux en s’y affichant avec Marie Daubrun et, à nouveau, au Divan Le Pelletier, « On voit le doux Asselineau / Près du farouche Baudelaire » comme le dit Banville en vers, et « la belle tête grise de Daumier auprès du front crépu de Privat d’Anglemont », comme l’écrit Monselet. Surtout, Courbet a maintenant son atelier 32, rue Hautefeuille,  presque porte à porte avec la brasserie Andler (tout cela a disparu dans l’extension de l’École de Médecine). En compagnie de Champfleury, Descamps, Corot, Daumier, il y joue au billard dans la fumée des pipes, sous l’éclairage au gaz et l’œil sévère de Gustave Planche – « nullité et cruauté de l’impuissance, style d’imbécile et de magistrat », résumera Baudelaire. Il y discute interminablement d’esthétique avec Paul Chenavard, esprit encyclopédique auquel Ledru-Rollin et le gouvernement provisoire ont commandé une décoration du Panthéon. L’homme a des projets grandioses : une histoire de l’humanité et de son évolution morale, depuis le déluge et la destruction des dinosaures qui s’ensuivit, jusqu’aux temps modernes, en passant par la guerre de Troie.
Si près du temple des grands hommes, la brasserie Andler est maintenant sans conteste "le temple du réalisme", avec la Soupe au fromage et tous les autres attributs du culte, dont la bière, qu’elle met à la mode, et donc le bock à quoi l’on reconnaîtra désormais l’artiste. Ici, l’atmosphère a pourtant le pittoresque des universités allemandes, si chères à ces romantiques qu’on pourfend.

O ma jeunesse, c’est vous qu’on enterre !

Asselineau retrouve Baudelaire entiché de Poe, dont il a donné une première traduction à l’été, et doit l’accompagner dans un hôtel du boulevard des Capucines « où on lui avait signalé l’arrivée d’un homme de lettres américain qui devait avoir connu Poe. » Le voilà obligé de boire le whisky et de lire le Punch chez un tavernier anglais de la rue de Rivoli, au comptoir duquel Baudelaire vérifie des anglicismes avec des grooms du faubourg Saint-Honoré, quand il ne cherche pas un marin susceptible de le tuyauter sur son argot de métier.
En 1849, Pierre Dupont salue l’élection du Prince-Président d’un Chant des paysans : « Napoléon est sur son siège, / Non point l’ancien, mais un nouveau / Qui laisse les blés sous la neige / Et les loups manger son troupeau. / Quand l’aigle noir fond sur tes plaines, / Terre d’Arcole et de Lodi / Il se tient coi... dedans ses veines, / Le sang du Corse est refroidi. »
Quand le fauteuil s’est mué en trône, Dupont s’en trouve condamné à sept années d’exil ; il s’abaisse à demander sa grâce et l’obtient. Baudelaire a déjà, à ce moment, écrit sa notice élogieuse, en préface à la vingtième livraison des Chants et Chansons de l’apostat. Mais dix ans plus tard, alors que Dupont s’est retiré de la vie politique et a sombré dans l’alcoolisme, Baudelaire maintiendra intact son jugement sur le poète.
Le 22 novembre 1849, c’est la première de La Vie de Bohème aux Variétés. Toute une génération est là pour se voir refléter par la scène, moins ceux qui sont morts de misère comme Karol, Cabot, Montaudon ou Mimi. Celle-ci est interprétée par une débutante, Melle Thuillier, maigre comme la phtisique grisette, et Théodore de Banville y voit bien autre chose qu’un rôle, une véritable résurrection qui le bouleverse, « une de ces transmigrations d’âmes qu’Edgar Poe raconte avec l’assurance d’une foi profonde. » Le rideau tombé sur la dernière réplique de Rodolphe qui, lâchant la main inanimée de Mimi s’apitoie sur lui-même – « O ma jeunesse ! c’est vous qu’on enterre ! » - Nadar sur précipite sur Murger pour le conjurer de couper cette abominable phrase, mais s’entend répondre : - « Pas du tout, c’est nature. »
Le triomphe de la pièce faisant suite à celui du feuilleton, l’éditeur Michel Lévy prend Murger sous contrat. Le bohème change totalement sa manière, devient mondain, reçoit le vendredi et écrit dans la Revue des deux Mondes. Monselet pourraexpliquer que « bohêmes » est une étiquette choisie par les romantiques pour discréditer « les hommes plus jeunes qu'eux ».

La Laiterie du paradoxe.

Max Buchon a dû s'enfuir après le coup d’état avec ses papiers, au dos de l’un desquels Baudelaire avait écrit son « Je n’ai pas pour maîtresse une lionne illustre », et s’exiler en Suisse. Son ami Courbet se déclare désormais « socialiste mais bien encore démocrate et républicain en un mot partisan de toute la Révolution et par dessus tout réaliste c'est à dire ami sincère de la vraie vérité ». Baudelaire l’a beaucoup vu : « Il resta longtemps chez Courbet, dira Vallès, dormant contre les toiles roulées. Les chefs d’œuvre étaient utiles au moins : ils servaient d’oreillers. » Puis il se loue un pied à terre personnel à Neuilly, 95, avenue de la République, tout en cohabitant le plus clair du temps à une autre adresse, souvent un hôtel, avec Jeanne Duval : rue des Marais, boulevard Bonne-Nouvelle, 46 rue Pigalle...
Le bal de la Grande Chartreuse s'appelle maintenant la Closerie des Lilas, nom trouvé et donné à M. Bullier par Privat d'Anglemont, nous dit Banville, et toutes les grisettes ont chez elles leur Almanach de la Closerie des Lilas agrémenté de vers de Privat, comme ce distique :
« Le boulevard où l’on coudoie
Bullier. Gallica
La jeune fille au long cou d’oie. »

 Quand il a composé une nouvelle pièce de vers, Baudelaire réunit ses auditeurs en petit cénacle dans une crémerie quelconque, raconte Jules Levallois, par exemple à la Laiterie du paradoxe, rue Saint-André-des-Arts, en face du débouché de la rue Pavée (auj. Séguier), gargote tenue par une femme : une salle étroite et un peu sombre, ici le portrait de Raspail, là celui de Washington, plus loin, un épisode de la révolution belge, et quelques autres gravures qui baillent hors de leurs cadres. Au milieu de ces grandes figures, Nadar, l’avale-tout – (« Nadar, c’est la plus étonnante expression de vitalité. Adrien me disait que son frère Félix avait tous les viscères en double », écrira Baudelaire dans Mon cœur mis à nu) -, Asselineau, les trois créoles de la Guadeloupe que sont Privat d’Anglemont, Loÿs L’herminier et Melvil-Bloncourt, fondateur de revues diplomatiques comme le Portefeuille ou la France parlementaire, enfin Poulet-Malassis, un ami de fraîche date qui a subi six mois de détention au fort d’Ivry après juin 48, quand il avait lui-aussi publié un journal, qui avait eu cinq numéros. “L’Aimable Faubourien, journal de la canaille : Vendu par la crapule et acheté par les honnêtes gens”, portait en exergue quelques vers de Barbier : « La grande populace et la sainte canaille / Se ruaient à l’immortalité », et d’Hégesippe Moreau : « Ce peuple qui sur l’or jonché devant ses pas, / Vainqueur, marchait pieds nus et ne se baissait pas ! ».
Avec Champfleury, Baudelaire a un projet de revue, le Hibou philosophe, mais c’est à la Revue de Paris, dont Gautier est l’un des directeurs, qu’il donne une longue étude sur Edgar Allan Poe, sa Vie et ses Ouvrages. Un autre des directeurs, et le principal animateur de la revue, est Maxime Du Camp, chez lequel Baudelaire se livre à quelques provocations, demandant du vin à peine la porte franchie, faisant remporter la carafe d’eau injurieuse qui arrive avec, enfin ingurgitant une bouteille de bordeaux et une autre de bourgogne sans faire davantage la conversation. Une seconde fois, il arrive les cheveux teints en vert et semble vivement dépité de ce que Du Camp feigne de n’en rien voir.

Les dîners de la Présidente.

La Revue de Paris tient ses réunions de rédaction, pourrait-on dire, durant les dîners du dimanche chez Apollonie Sabatier, installée par le banquier Mosselman 4 rue Frochot. Baudelaire est bientôt admis parmi les familiers de la demi-mondaine dont les fenêtres donnent sur l’avenue privée, où l’on entre, du côté de la place Bréda, par une grille en charpente éclairée d’un bec de gaz, un second étant sur la petite place ronde. C’est une « gaie villa d’ateliers riches, de l’art heureux, du succès, dont le trottoir montant n’est guère foulé que par des artistes décorés » écrira Goncourt. Eugène Isabey loge au n°5 et dans son atelier passent Bouguereau et Jongkind. Dumas est son voisin, au n°7, avant qu’un revers de fortune ne le contraigne à vendre ses meubles. Un marché de modèles, qu’on appelle l’Olympe, se tient à l’autre bout, sur la place Pigalle, où existe une ferme qui fournira en lait frais le quartier jusqu’à la guerre de 1914.
Baudelaire fréquente aussi au 21, rue de Sèvres, où Louise Colet reçoit les académiciens le jeudi, et tout le monde le dimanche, selon Champfleury qui le sait pour y avoir été reçu nuitamment. Le salon est un foyer d’opposition libérale à l’Empire, où l’on rencontre Victor Cousin, dont Louise Colet a un enfant, Musset, son amant, Vigny, le prochain, Delacroix, Gautier, et quelques autres

La liberté guidant le peuple est tirée des réserves du Louvre pour figurer avec trente-quatre autres tableaux dans la grande rétrospective Delacroix à l’occasion de l’Exposition universelle de 1855. Le 12 mai, le peintre invite à dîner "Gautier et les aimables hommes qui m’ont été agréables pour mon exposition ", amabilités prodiguées au Moniteur universel de Dalloz et Turgan où Gautier, après vingt ans à laPresse d’Émile de Girardin, vient de passer. Dans son atelier du 16, rue Chaptal, Ary Scheffer, bien retiré de la vie mondaine désormais, a pour élève Frédéric Auguste Bartholdi, le futur auteur de la statue de la liberté.
Expo de 1855, Palais des Beaux-Arts. Gallica
 L’Exposition universelle ouvre le 15 mai au nouveau Palais des Beaux-Arts, de l’avenue Montaigne, qui sera plus connu ensuite comme Palais de l’Industrie. Courbet y a été refusé ; l’empereur, deux ans plus tôt a cravaché ses Baigneuses. Courbet a monté, en face, son pavillon personnel, exclusif, à l’enseigne du réalisme. Si le grand public l'ignore, Delacroix s'y arrête longuement. Y figure en bonne place L'atelier du peintre, le sien,"Allégorie réelle déterminant une phase de sept années de ma vie artistique et morale".

L’atelier de Courbet : une allégorie réelle.

A la gauche de Courbet et de son modèle, des types, des symboles, dont Émile de Girardin, vêtu en croque-mort parce que « fossoyeur de la République » par l’entremise de ses journaux populaires, un ouvrier, etc. ; à sa droite Promayet, son violon sous le bras, Bruyas, mécène de Montpellier, Cuenot, Max Buchon, Proudhon, Champfleury, assis, jambes croisées, le couple Sabatier, collectionneurs montpelliérains et fouriéristes militants, enfin Baudelaire, une jambe pendant de la table où il s’appuie...
Baudelaire ne rend compte, dans le Pays et dans le Portefeuille de Melvil-Bloncourt, que des rétrospectives d’Ingres et de Delacroix. Proudhon est venu visiter le pavillon du réalisme avec son chapeau à larges bords en poils de lapin blanc ; il n’a pas posé pour l’Atelier du peintre, - Courbet avait chargé Champfleury de le lui demander -, et pas davantage Baudelaire qui semble ne pas même avoir vu le tableau ni avant ni après : "Moi-même, on m'a dit qu'on m'avait fait l'honneur..."
Courbet, pendant qu’il y travaillait encore, avait confié à Champfleury qu’il regrettait de ne pas avoir commencé la ronde des amis, sur la partie droite, par Baudelaire, mais qu’il était désormais trop tard pour tout recommencer. Champfleury, présent aussi à l’expo par un portrait individuel, ne s’y trouve guère avantagé : « J’ai été atterré par ma propre image qui m’a fait l’effet du général des Jésuites. Je ne sais où Courbet m’a vu avec cette physionomie, mais j’avoue que mentalement, j’ai pensé que le tableau pouvait être refusé et qu’ainsi je serais sauvé. Il y a, malgré tout, assez de ressemblance pour qu’on me reconnaisse et, sans fatuité, sans amour propre, je ne serais pas content qu’on me vît ainsi. Les caricatures qu’on peut faire sur moi m’amusent infiniment, mais ce diable de portrait est monstrueux... »

Un groupe de dix-huit poèmes de Baudelaire paraît le 1er juin dans la presse, pour la première fois sous le titre, les Fleurs du Mal, dont quelques-uns de ceux qu’il envoie à la Présidente depuis deux ans et demi, et d’autres inspirés par Marie Daubrun comme l’explicite A la Belle aux cheveux d’or. A la mi-août, Baudelaire écrit à George Sand pour lui recommander Marie Daubrun, qu’elle connaît déjà puisque le plus grand succès de l’actrice a été d’interpréter sa Claudie, aux côtés de l’acteur Bocage. Baudelaire est alors au 27, rue de Seine ; il court d’un hôtel à l’autre comme il le faisait déjà dans les années d’avant la Révolution : on l’a vu ces derniers temps au 46, rue Pigalle, à l’hôtel de Normandie du 13, rue Neuve-des-Bons-Enfants (auj. Radziwill), et à l’hôtel du Maroc, 57, rue de Seine. De chambre en chambre, il traîne avec lui un portrait de son père peint par le chevalier Regnault.

Le réalisme des Fleurs du Mal.

Parmi ces Fleurs du Mal, un Voyage à Cythère inspiré par celui de Gérard de Nerval onze ans plus tôt. Le 26 janvier, à l’aube, Gérard de Nerval a été trouvé pendu rue de la Vieille-Lanterne, à l’angle de la rue de la Tuerie (emplacement actuel du milieu du rideau du théâtre de la Ville) ; il faisait moins 18° à Paris. La veille, il était passé au Théâtre français et avait dîné dans le quartier des Halles.

Baudelaire n’a cessé de traduire Poe, les Histoires extraordinaires sont publiées au début de 1856. « Quant à Baudelaire, je n’ai pas encore lu ses traductions ni sa préface, il y avait en effet quelques analogies dans nos natures quant à la manière d’envisager de certaines choses, la métaphysique par exemple. Maintenant je ne sais pas ce qu’il en reste car il y a longtemps que je ne le vois plus », écrit Courbet en avril. Dans son atelier du 58, rue Notre-Dame de Lorette, au 2eétage, dont L’Illustration donne une gravure montrant sa vie de reclus, Delacroix, lui, lit la traduction de Poe, comme en atteste son journal.
A compter de juillet 1856, Baudelaire est dans un hôtel du 19, quai Voltaire, tout à côté du Moniteur universel, qui est au 13, auquel il remet chaque soir une masse énorme de matériel pour sa traduction des Aventures d’Arthur Gordon Pym qui vont y paraître en feuilleton. Ses démarches auprès de George Sand sont restées infructueuses et Marie Daubrun s’en va vivre avec Théodore de Banville. Le 30 décembre, Baudelaire signe un contrat pour les Fleurs du Mal avec l’éditeur Poulet-Malassis dont la boutique parisienne ouvre le 13 janvier suivant 4, rue de Buci.
Le général Aupick, son beau-père, qu’il appelait à tuer à quatre pas d’ici, meurt un mois avant leur mise en vente. Les poursuites judiciaires ne tardent pas. A deux jours de l’audience, Baudelaire écrit à la Présidente pour lui demander d’intervenir. Juste avant l’audience, Champfleury lui dit :
«  - Vous serez certainement accusé de réalisme.
Le poète poussa un cri de colère. Non pas qu’il craignît les horions et les ruades de l’opinion. Il les recherchait, au contraire ; mais il voulait recevoir, seul, les coups de bâton. telle était sa marotte.
A peine levé, le procureur impérial prononçait le mot de réalisme et tenait le poète pour un de ses plus ardents sectaires. Baudelaire grimaçait à son banc, irrité de la réalisation de mon pronostic. »

Une vraie toilette de guillotiné.

Disciple de Champfleury, de douze ans son cadet, Louis-Edmond Duranty a, en novembre de l’année précédente, lancé une revue de combat, le Réalisme, qui est déjà morte au moment où requiert le procureur Pinard. Et le maître a codifié enfin en personne, cette année, sous le même titre, les principes du mouvement : « Il y aura une école nouvelle qui ne sera ni classique ni romantique, et que nous ne verrons peut-être pas, car il faut le temps à tout ; mais, sans aucun doute, cette école nouvelle sortira du romantisme, comme la vérité sort plus immédiatement de l’agitation des vivants que du sommeil des morts. » Le procureur impérial a jugé que cette école, Baudelaire l’inaugurait.
Il vit très mal sa condamnation. Est-ce cela ? Est-ce le fait que, le 30 août, au bout de cinq ans et d’une dizaine de poèmes, la Présidente s’est donnée à lui et que, du coup, il n’a plus su qu’en faire ? Quand les Goncourt le voient en octobre, au café Riche, 16, boulevard des Italiens, à l’angle de la rue Le Peletier, il n’a pas bonne mine : « Baudelaire soupe à côté sans cravate, le col nu, la tête rasée, une vraie toilette de guillotiné. »
C’est l’année où Henri Fantin-Latour, de quinze ans le cadet de Baudelaire, qui étudie tout près de la brasserie Andler, au cours de Lecoq de Boisbaudran, à l’école de dessin du 5 rue de l’Ecole-de-Médecine , se lie avec Edouard Manet. Le 7 Octobre 1858, au Louvre, alors qu’il copie les Noces de Cana de Véronèse, Fantin-Latour fait la connaissance de Whistler, qu’il emmène au café Molière, dans la rue éponyme (auj. Rotrou), où ils retrouvent Alphonse Legros, avec lequel ils formeront la « Société de Trois ».Pendant l’hiver qui suit, chez le commandant Hippolyte Lejosne, parent éloigné du peintre Bazille et ami des créoles que fréquente Baudelaire, ce dernier rencontre Manet. Aussitôt, « une vive sympathie a rapproché le poète et le peintre », ainsi que l'écrira Zola.

La Présidente derrière le masque? Musée Lansyer, Loches
Le Salon de 1859 ouvre le 15 avril au Palais des Champs-Elysées (de l’Industrie) ; Baudelaire écrit le sien de Salon sur la seule base du catalogue, se vante-t-il à Nadar. Mais il a vu à la fin de l’année précédente, dans l’atelier d’Ernest Christophe, - (« Au haut du faubourg Saint-Antoine, passé une cour, jardinet d’une pension de petites-filles ; une porte poussée et un immense atelier, austère et nu par sa grandeur, un atelier de labeur et de sévérité. Murs énormes, vides, peints en rouge, contre lesquels les deux statues des Médicis et la tête du Moïse » comme le décriront les Goncourt) –, Baudelaire a vu là deux esquisses, statuettes dont il regrette l’absence à ce Salon, une Comédie humaine et une Danse macabre, la première devenue le Masque dans le poème qu’il lui a déjà consacré le 15 mars 1859, l’autre gardant son titre pour un second poème qui paraîtra dans la même Revue Contemporaine, le 30 novembre 1859. De sa première esquisse, où la figure démasquée était sans doute inspirée des traits de la Présidente, Christophe fera un grand marbre sous le nom donné par Baudelaire, et ce Masque, acheté par l’État en 1876, après le Jardin des Tuileries est maintenant au musée d’Orsay.

« je vous dois la plus grande jouissance... »

Les rejetés du Salon, Alphonse Legros, Henri Fantin-Latour, James McNeill Whistler, soit la « Société des Trois », et Théodule Ribot exposent leurs travaux dans l’atelier de Bonvin, Les Deux Sœurs pour le second, Au piano pour le troisième, que Courbet vient admirer. Manet s’est fait refuser par le Salon son Buveur d’absinthe. Fantin-Latour travaille bientôt d’après modèle vivant dans l’atelier de Bonvin sous la supervision de Courbet, et Manet également subit son influence. On retrouve naturellement presque tout le monde à la brasserie Andler, à la brasserie suisse de la rue de l’École-de-Médecine comme à l’autre pandémonium du bock-bier, la brasserie des Martyrs (au 9 de la rue éponyme), que son public habituel appelle tout simplement la Brasserie, où les rejoignent Jules Champfleury, Charles Baudelaire, Félix Bracquemond.
En février 1860, aux Italiens de la salle Ventadour, (rue Méhul, à l’emplacement de la Banque de France), est donné un concert d’extraits du Hollandais volant, de Tannhäuser, de Tristan et de Lohengrin ; Baudelaire est dans la salle. On pourrait croire le public préparé par Gautier qui, deux ans et demi plus tôt, dans les colonnes du Moniteur universel a donné un compte-rendu plein de sympathie du Tannhäuser représenté à Wiesbaden, expression musicale d’un romantisme au sens allemand du terme, c’est-à-dire «  impliquant seulement un retour au Moyen-Age » et, selon lui, «  bien plutôt un retour aux formes anciennes qu’une innovation révolutionnaire ». Pourtant le foyer a été au bord de la bataille rangée si l’on en croit Berlioz dans son feuilleton, le lendemain, du Journal des Débats. Baudelaire écrit à Wagner son admiration dès le 17, - « Je veux vous dire que je vous dois la plus grande jouissance musicale que j'aie jamais éprouvée » -, et une visite suit bientôt sa lettre au pavillon avec jardinet du 16, rue Newton, où le musicien et Minna sa femme tiennent salon le mercredi soir.
Face à la presse, Baudelaire poursuit ses enfantines provocations : présenté à Jules Vallès, il a cette curieuse entrée en matière : - Monsieur, quand j’avais la gale...

Après son recueil de Chansons populaires des provinces de France, illustrées par Courbet, dont la préface est dédiée « Au poète Charles Baudelaire », Champfleury publie les Grandes figures d’hier et d’aujourd’hui : Balzac, Nerval, Wagner, Courbet. Grandes figures et humbles chansons : le groupe s’est toujours intéressé à l’expression chantée de l’âme du peuple : Champfleury a fréquenté l’Harmonie universelle, société de fraternité active, fondée le 12 juin 1849 au 47, rue d’Enfer (auj. bd Saint-Michel, entre la place Ed. Rostand et la rue de l’Abbé-de-Épée), dont ont été membres le dessinateur Eugène Pottier, futur chansonnier et auteur de l’Internationale, le musicien saint-simonien Félicien David, la fouriériste Jeanne Deroin.

Le goût des chansons populaires.

Baudelaire publie à l’été 1861 la deuxième étude qu’il consacre à Pierre Dupont, et il s’est même essayé avec le Jet d’eau, à reproduire le mouvement de la chanson qu’il y cite. « Que de bonnes et longues soirées nous avons passées, se souviendra Théodore de Banville, à causer art, femmes, poésie, peinture et à entendre chanter des chansons populaires dont nous aimions les sauvages et caressantes mélodies et les vers pleins de subtiles et délicates assonances ! »
Parmi les « quelques-uns de [ses] contemporains » sur lesquels Baudelaire livre ses « réflexions » à la Revue fantaisiste, il y a encore, outre le poète du Chant des ouvriers, le chantre des insurgés de 1830, Auguste Barbier, et celui qui chanta le soulèvement républicain des 5 et 6 juin 1832 avant de mourir à 28 ans, Hégésippe Moreau.

En 1861, Baudelaire découvre chez un marchand du passage des Panoramas, un tableau de son père qu’il voudrait bien acheter, et il cherche à réunir la somme nécessaire. La ronde des hôtels a continué, entrecoupée de séjours au domicile de Jeanne, 22, rue Beautreillis. Depuis son retour de chez sa mère, à Honfleur, où Courbet lui a fait découvrir les marines de Boudin, Baudelaire est le plus souvent à l’hôtel de Dieppe, 22, rue d’Amsterdam. Il accompagne chaque jour Manet aux Tuileries, lui parlant tandis que celui-ci peint les enfants ou les nourrices qui les surveillent depuis leurs chaises. « Manet n’avait à ce moment, où il était inconnu, que le poète Baudelaire pour le fréquenter dans son atelier, le comprendre et l’approuver », écrira Théodore Duret dans son Histoire du peintre.
Après l’arrivée d’une troupe espagnole à paris, Manet entreprend une série qui s’en inspire, dont un Lola de Valence, età la Taverne flamande Fiscalini Corazzo, 44, rue de Provence, Baudelaire dépose un quatrain aux pieds de la merveilleuse ballerine : "Entre tant de beautés que partout on peut voir, / Je comprends bien, amis, que le désir balance; / Mais on voit scintiller en Lola de Valence / Le charme inattendu d'un bijou rose et noir." Et il les verrait bien, ses vers, écrits « au pinceau, dans la pâte » du portrait.
Les voilà une bonne douzaine dans la Musique aux Tuileries, têtes d'épingles dans une foule, éléments indissociables d'un effet d'ensemble, portraits pas plus gros que des notes sur une partition : Baudelaire y est juste au-dessus de Mme Lejosne, en haut-de-forme, le visage noyé dans l’ombre de l’arbre, dans le groupe de gauche, de profil, avec Gautier.
Wagner est à l’hôtel meublé Voltaire, au 19, quai Voltaire, là où logea Baudelaire cinq ou six ans plus tôt. De sa fenêtre du 3eétage, il voit « le fourmillement humain qui anime les quais et les nombreux ponts », pendant qu’il achève les Maîtres chanteurs.

La réalité moderne en bonne place.

Poulet-Malassis a fait faillite, et c’en est fini de la librairie, arrivée 36 passage Mirès (auj. des Princes), dont les murs étaient ornés de médaillons, par Alexandre Lafond, élève d'Ingres, de Banville, Baudelaire, Champfleury, Gautier, Hugo, et Asselineau. L'éditeur Cadart rassemble rue de Richelieu la génération née autour de 1830, dans une tentative de promouvoir la lithographie de peintres, à l'exemple de la Société des Aquafortistes. Baudelaire écrit de ce groupe-là, dans la Revue anecdotique, dans le Boulevard : « MM. Manet et Legros unissent à un goût décidé pour la réalité moderne, - ce qui est déjà un bon symptôme, - cette imagination vive et ample... », ou bien qu’il a trouvé dans les bords de Tamise de M. Whistler,  la « poésie profonde et compliquée d'une vaste capitale », sans compter qu’il a demandé à Bracquemond d’illustrer l'étude qu’il a consacrée à Théophile Gautier.
En mars 1864, Baudelaire écrit à son ami le marquis de Chennevières, organisateur des Expositions officielles, pour lui demander de « leur trouver de bonnes places » au prochain Salon, qui s’ouvre à la mi-mars. « Leur », c’est Fantin-Latour qui présentera un Hommage à Eugène Delacroix et Tannhäuser au Venusberg, et Manet pour Épisode d’une course de taureaux et Christ ressuscitant, assisté par les anges. Dans l’Hommage à Delacroix, ainsi rendu sept mois après la mort du maître du Romantisme, c’est le groupe réuni par Cadart que l’on retrouve : Whistler, Legros, Champfleury, Baudelaire, Manet, Bracquemond.
Fantin-Latour, Tannhäuser au Venusberg. Los Angeles County Museum of Art

Baudelaire va maintenant chercher sinon fortune au moins un répit à Bruxelles, là où Poulet-Malassis s’est exilé aussi. Il y croise Proudhon qu’on en expulse. Il écrit à Manet, et son travail continue de s’inspirer de leur relation : La Corde, un poème en prose, évoque un suicide survenu dans l'atelier de la rue Lavoisier que le peintre partagea sept ans avec le comte Albert de Balleroy : la pendaison d'Alexandre, 15 ans, chargé du nettoyage des brosses et du raclage des palettes, le jeune modèle de l'Enfant aux cerises. Les deux peintres, à la suite de ce drame, avaient quitté l’atelier que Baudelaire avait fréquenté, comme Fantin-Latour, et Pissarro, Manet s’installant 38, rue de la Victoire tandis que le comte se retirait dans le calvados.
Au Salon, l’Olympia de Manet, qui suscite force mouvement de cannes et d’ombrelles, est replacée très haut, si bien que la foule ne peut plus ni l’outrager ni d’ailleurs la voir.
Champfleury n’est plus l’ami de Courbet :« surtout me choquent la fièvre des admirations banales et l’amour de la canaille qui en fait un frère de Pierre Dupont. Notre brouille, après des paroles au moins légères de sa part, vient de ce que je lui ai écrit un jour, lui faisant voir clairement où, avec de belles qualités, Dupont était tombé. »

Des obsèques un 31 août.

Champfleury reste l’ami de Baudelaire, auquel il demande par lettre un morceau de poésie pour son étude sur Daumier à paraître dans son Histoire de la caricature moderne, ce dont Baudelaire s’exécute par retour. Le livre paraît en novembre : « mon ami, le poète Baudelaire, a bien voulu m’envoyer de l’étranger un morceau de poésie ». Du principe de l’art et de sa destination sociale, deProudhon, qui paraît à la mi-1865, condamne les auteurs romantiques auxquels il reproche de peindre leurs impressions personnelles et non pas celles de la collectivité mais il fait l’éloge de Courbet qui s’est intéressé à ses contemporains et a créé une peinture socialiste avec des toiles comme Les Casseurs de pierre.

Le 30 décembre 1865, la Vie de bohème est reprise à l’Odéon. La soirée commence par la lecture d’un poème de Banville, Jeunesse, en hommage à Murger, disparu, et qui s’était déjà retiré à Marlotte, en bordure de la forêt de Fontainebleau, dix ans plus tôt. Mimi a pris de l’embonpoint, la génération qui avait vingt-cinq ans lors de la première a dépassé les quarante et la magie ne passe plus.
Frappé par deux attaques de paralysie successives, Baudelaire est rapatrié dans la maison de santé du Dr Duval, 1, rue du Dôme, à Passy. Là, aphasique, il ne peut plus dire que « Non, cré non ». Il dit crénom avec rage quand on évoque devant lui le dernier Courbet, la Femme au Perroquet; il dit crénom avec ravissement quand Mme Manet vient, au piano, lui jouer du Wagner. On prétend même qu'il aurait pu avoir pour dernier mot : Manet.
Baudelaire meurt un 31 août, il faut distribuer les faire-part un dimanche, tout se ligue pour des funérailles clairsemées. De ceux qui sont représentés sur l’Hommage à Delacroix, les suivent Champfleury et Fantin-Latour, Bracquemond et Manet ; auxquels se sont joints Asselineau, Banville, Verlaine. Whistler n’est plus à Paris. "On remarqua beaucoup l'absence à ces tristes obsèques, écrira Verlaine, de Théophile Gautier, que le Maître avait tant aimé ».
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