Un parcours sur les pas de
Voltaire et des ambassadeurs extraordinaires.
La
Comédie-Française, invitée à quitter
le Théâtre Guénégaud (voir plus bas), trop proche du collège des Quatre-Nations
qui s’apprête à recevoir ses premiers élèves, acquiert le jeu de paume de l’Étoile, en face de chez Procope, et en fait un théâtre de mille cinq cents places – dont
aucune sur la scène –, qu’elle inaugure en 1689 avec une reprise du Médecin
malgré lui de Molière. Elle y restera jusqu'en 1770 quand, le théâtre
menaçant ruine, elle l'abandonnera pour la salle des Machines des Tuileries.
Sainte-Beuveécrivait à propos de Mlle Champmeslé, qui a 47 ans à l'installation
ici de la Comédie française, « qu’elle avait la voix des plus sonores et,
lorsqu’elle déclamait, si l’on avait ouvert la loge du fond de la salle, sa
voix aurait été entendue dans le café Procope ».
L’hiver terrible de 1709 a tué
vingt mille Parisiens. Les financiers demandent en ces circonstances aux
Comédiens français de ne pas donner le Turcaret de Lesage qui les raille, et ils obtiennent facilement gain de cause.
Jusqu’à ce que le roi, bien aise de détourner le mécontentement général sur
d’autres que lui, impose que la pièce soit jouée. Un Turcaret – le personnage
est vite devenu le nom commun des gens de finance –, c’est quelqu’un qui, dans
la pièce, pour un souper de quatre personnes, commande vingt-quatre bouteilles
de ce champagne qui a, pour la première fois, les honneurs de la scène, et cent
bouteilles de vin de Suresnes pour abreuver ses musiciens !
Symboliquement,
si ce n’est en chair et en os, Voltaire
ne va guère quitter le café de Procope : « Né à Paris [et baptisé à
Saint-André-des-Arts], ses ouvrages semblent tous avoir été faits pour la
capitale », affirmera Mercier
qui, lui, a été l’élève du collège des Quatre-Nations. « Il l’avait
principalement en vue lorsqu’il écrivait ; en composant, il regardait
l’Académie française, où étaient ses prôneurs, le parterre de la Comédie, le
café de Procope, et un cercle de jeunes mousquetaires ; il n’a guère eu
d’autres points de vue. »
En 1726, après
la cuisante bastonnade de l’hôtel de Sully, c’est chez Procope (et la querelle
avait peut-être pris naissance dans la loge d'Adrienne Lecouvreur, en face), que Voltaire rumine sa
vengeance : c’est « par un garçon de Procope qu’il avait accommodé de
façon à s’en servir comme d’un second », qu’il fait porter son cartel au
chevalier de Rohan. Celui-ci accepte le duel pour le lendemain et, dans la
nuit, le fait enfermer à la Bastille.
En 1737, de
Cirey, Voltaire écrit au chanoine de Saint-Merry, son correspondant:
« Procope doit m’envoyer un paquet de friandises, marrons glacés, cachou,
pastilles, à votre adresse. Je vous supplie de le faire payer. »
Nicolas René Berryer, le nouveau
lieutenant général de police qu’a fait nommer en 1747 Madame de Pompadour, a créé pour
l'espionnage de la correspondance des particuliers un « cabinet
noir ». Les « mouches » sont déjà partout mais on a appris à
s’en accommoder. Paul Lacroix raconte qu’un jour, Marmontel, qui n’était encore qu’apprenti philosophe, avait donné
rendez-vous à Boindin au café
Procope « pour y parler ensemble de matières philosophiques. Ils
convinrent entre eux d’une espèce d’argot, destiné à dérouter les soupçons des
gens de police, qu’on était sûr de rencontrer dans ce café : d’après ce
système de langage déguisé, l’âme devait s’appeler Margot ; la religion,
Javotte ; la liberté, Jeannette ; et Dieu, M. de l’Être. Un homme de mauvaise
mine vint s’asseoir à côté d’eux, pour les écouter. « Oserai-je vous demander,
leur dit-il après avoir écouté sans rien comprendre à leur discussion, quel est
ce M. de l’Être, dont vous paraissez si mécontent ? — Monsieur, répondit brusquement
Boindin, c’est un espion de police ; le connaissez-vous ? »
C'est à un
autre type d'espionnage que se livre Voltaire. Vers la fin d’août 1748, si l’on
en croit Longchamp, Voltaire arrive chez Procope déguisé en curé, avec soutane
et bréviaire, le visage caché entre perruque en désordre, lunettes et tricorne,
pour épier ce qui s’y dit de Sémiramis, sa nouvelle pièce. Il
trouve dans ces bavardages matière à quelques corrections, les fait distribuer
aux acteurs, et s’en retourne à Lunéville.
Le 2 mai 1760,
c’est la première des Philosophes, de Charles Palissot, à la Comédie-Française, devant une salle comble
comme n’en ont jamais connue ni Racine, ni Molière, ni Voltaire. Le personnage
de Crispin, à quatre pattes sur scène pour brouter une laitue, moque Rousseau
et son retour à l’état de nature. On y reconnaît aussi Diderot,
Helvétius ; sous le rôle de Cidalise, Mme Geoffrin, et dans « la mère
fouettard », Mme d’Épinay.
Deux ans plus
tard, pour le deuxième essai de Palissot, la cinquantaine de siffleurs de la
claque du chevalier de la Morlière, qui traîne au Procope, traverse la rue et
descend la pièce à bout portant.
« Tout ce
que je vois jette les semences d’une révolution qui arrivera immanquablement,
et dont je n’aurai pas le plaisir d’être témoin, écrira Voltaire. La lumière
s’est tellement répandue de proche en proche qu’on éclatera à la première
occasion ; et alors, ce sera un beau tapage. Les jeunes gens sont bien
heureux : ils verront de belles choses. » Et Michelet de renchérir :
« Les prophètes assemblés dans l’antre du Procope virent le futur rayon de 89
».
Le
27 avril 1784, Beaumarchais attend
anxieusement chez Procope l’accueil réservé à son Mariage de Figaro, qui se
donne à l’Odéon : la Comédie-Française a cessé d’être en vis-à-vis du
café.
On remonte jusqu'à la rue de Buci
que l'on prend à gauche :
Un cabaret à
l’ancienne coexiste encore ici avec le café moderne type Procope : au 4,
rue de Buci, chez le traiteur Landelle, qui prêtait sa salle trois ans plus tôt
à la première loge maçonnique de Paris, celle de
Saint-Thomas-au-Louis-d’Argent, se donnent, le 1er et le 16 de chaque mois, à
partir de 1733, les dîners du Caveau.
Cette société bachique autant que chantante regroupe, autour de Piron, le jeune Crébillon fils, le peintre Boucher,
qui n’est pas beaucoup plus âgé, et Jean-Philippe
Rameau, déjà quinquagénaire, mais encore débutant pour ce qui est de
l’opéra. Helvétius se joindra
parfois à eux. Chacun y doit, à son tour, fournir une chanson ou une épigramme,
et si l’on reste « sec », ou si elle est jugée faible, on est
condamné au verre d’eau.
En 1855, Poulet-Malassis, le futur éditeur des Fleurs
du mal, va ouvrir sa boutique, là où s’était maintenu le Caveau jusqu’à
la Révolution.
A l'automne de
1871, Théodore de Banville proposera
à Rimbaud une chambre de bonne
au-dessus de chez lui, 10, rue de Buci ; Arthur s'y déshabille devant la
fenêtre ouverte, jette dehors ses vêtements en loques et s’épouille, nu comme
un ver, dans la croisée. On ne le supportera pas plus de huit jours.
Du
Caveau, Piron fournissait en voisin l’Opéra-Comique
qui, délogé du préau de la foire Saint-Germain pour cause de construction du
Nouveau Marché, avait fait bâtir un théâtre dans l’ancien jeu de paume de la
Diligence, au n° 12 de la rue de Buci. À ses Crédit est mort et L’Enrôlement
d’Arlequin succèdera, rue de Buci, la première pièce de Favart, le 22 mars 1734.
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Au carrefour Buci/Seine, le Bar du Marché |
Carrefour rue de Buci / rue de
Seine :
En août 1749,
le journal de Barbier
indiquait : « Le roi a déterminé la place où il permet à la ville de
Paris de lui faire ériger une statue », savoir le quadrilatère compris
entre la rue de Seine et la rue des Grands-Augustins, à l'Est ; les quais au
Nord et les rues de Buci et Saint-André-des-Arts au Sud. « Ce n’est pas à
dire, cependant, qu’on prendra absolument tout ce terrain (…) mais c’est-à-dire
que la place est désignée dans cet espace de terrain, pour lequel il sera
dressé différents plans, dont l’on choisira celui qui paraîtra le plus
beau. »
Le
prince de Conti, reçu Grand Prieur de France et ayant de ce fait pris
possession de l'hôtel du prieuré du Temple, le roi lui a fait vendre son hôtel de
la rive gauche à la Ville – pour une somme comprise entre 1,6 et 1,8 million de
livres, assure Barbier, moitié pour lui, moitié pour sa sœur –, afin qu’on y
pût « bâtir un hôtel de ville magnifique ». « Il faut donc
d’abord faire le plan d’un hôtel de ville, et ensuite le plan de la place
derrière ou à côté, sur la même ligne. » On semblait répondre ainsi au vœu
de Voltaire qui, dix ans plus tôt, se plaignait à Caylus : « Il n’y a
pas une seule place publique dans le vaste faubourg Saint Germain : cela
fait saigner le cœur ».
Par la rue de Seine, on arrive à
la rue Jacques Callot, percée en enlevant l'ancien jeu de paume de la Bouteille, lieu de naissance de l'Opéra et de la
Comédie française :
Comme
sur la rive droite, les fossés ajoutés par Charles V au rempart de
Philippe Auguste (l'actuelle rue Mazarine est l'ancienne rue des Fossés de
Nesle) sont le règne de la paume. L’abbé
Pierre Perrin ayant obtenu de la reine un « Privilège pour
l’établissement des Académies d’opéra pour y représenter et chanter en public
des opéras et représentations en musique et vers français, pareilles et
semblables à celles d’Italie », il fait doter la « ruelle allongée »
du jeu de paume de la Bouteille d’un parterre et de trois étages de loges
verticales. La première salle d’opéra est ainsi inaugurée le 3 mars
1671 par la création de Pomone, pastorale dont l’abbé a
écrit le livret et Robert Cambert la
musique. La faillite est pourtant au bout de cent quarante-six représentations
triomphales, et le privilège tombe dans l’escarcelle de Lully.
Quand
Lully l’aura évincée du Palais-Royal, la troupe orpheline de
Molière s’installera dans l’ancien jeu de paume devenu Théâtre Guénégaud.
Elle y sera rejointe par celle du Marais, après quoi le roi ordonnera la fusion
des deux avec celle de l’Hôtel de Bourgogne et donnera ainsi, et ici, naissance
à la Comédie-Française en 1680.
En face, la rue Guénégaud
rappelle l'hôtel éponyme. On remonte la rue Mazarine, traverse le palais de
l'Institut et, par le quai, revient à l'autre bout de la rue Guénégaud.
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Celle de Dumas, à la Gaité, en 1882. Gallica |
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Celle d'Abel Gance au cinéma |
Au
départ de l’enceinte, au bord de la Seine, s’élevait la fameuse tour de Nesle que ressuscitera le 19ème
siècle, Dumas puis Zévaco, en attendant que le cinéma
prenne la relève dans les années 1950. En 1832, Bocageétait Buridan pour cinq cents représentations
successives ; en 1955, c’est Pierre
Brasseur qu’Abel Gance choisira pour
interprète. « Où est » – et, surtout, qui est ? – « la
reine qui ordonna que Buridan fût jeté en un sac en Seine ? » Le
mystère que nous a légué Villon
reste entier.
Henri de Guénégaud avait racheté
l’hôtel de Nesle attenant, devenu de Nevers. Le secrétaire d’État, puis garde
des Sceaux, Henri de Guénégaud alias Anaxandre
ou Alcandre, et sa femme Élisabeth, Amalthée en préciosité, recevaient
en leur hôtel Mme de Sévigné, Mme de La Fayette, et Arnaud d’Andilly. C’est dans leur salon
que Boileau lu ses premières satires
et corrigea, peut-être, la première tragédie de Racine, qui ne sera pas mieux reçue pour autant : cette Thébaïde,
d’une épouvantable noirceur. Racine en tira vite la leçon, et son Alexandre,
qu’entendirent ensuite ici les hôtes, exact contre-pied de la précédente,
optera pour le genre optimiste et galant. Le succès sera d’autant plus au
rendez-vous que l’auteur avait donné deux fois l’exclusivité de sa pièce : et à
Molière et, clandestinement, à l’Hôtel de Bourgogne !
L’année d’Alexandre
vit tomber la tour de Nesle, qui fit place au collège des Quatre-Nations que Mazarin destinait à soixante jeunes
gens d’Alsace, de la Flandre, de l’Artois et du Hainaut. C’est ici, à
Sainte-Beuve, devenu bibliothécaire à la Mazarine et logeant dans les
dépendances de cet Institut que
Napoléon avait installé dans le collège des Quatre-Nations, que Baudelaire fera porter, en 1843, ses
premiers vers.
Le
salon d’Amalthée avait été entraîné
dans la chute de Fouquet : les Guénégaud avaient eu à peine le temps de
demander à Jules Hardouin-Mansart une extension de l’hôtel construit par ce François
Mansart dont leur nouvel architecte s’inspire au point d’avoir accolé son nom
au sien qu’il ne leur restait déjà plus qu’à se retirer sur leurs terres de
Fresnes.
Leur
hôtel, passé aux Conti, devait dans le projet de 1749, on l'a vu, être remplacé
par le nouvel Hôtel de Ville de Paris et une grande place dotée d'une statue
équestre du roi Louis XV. Il ne sera finalement démoli qu’en 1768, pour
être remplacé par l’hôtel de la Monnaie
et loger ainsi le ministre François de L’Averdy.
C'est
que la place aujourd'hui Vendôme, conçue à l’instigation de Louvois comme celle
des Conquêtes, qui devait être reliée à la place des Victoires et loger
Académies, Bibliothèque, Hôtel des Ambassadeurs extraordinaires et Monnaie, avait
été refilée en catastrophe à la Ville sous forme de plans d’un côté et de piles
de matériaux de l’autre. Paris mettra vingt ans à en revendre les lots et n’y
parviendra qu’à l’aide des spéculations de Law. Exit donc la Monnaie de la
place des Conquêtes, exeunt d'ici l'hôtel de ville, la place et la statue.
Le
chimiste Sage (1740-1824) occupa en
1778 la chaire de minéralogie docimastique (examen et analyse des minerais) de
l'Ecole publique installée à la Monnaie de Paris, qui avait pour but la
formation d'ingénieurs propres à diriger les travaux des mines. Il sera à
l'origine, en 1783, de la création de l'Ecole des Mines. Il avait en outre
rassemblé depuis 1760 d'importantes collections qu'il céda alors au roi,
moyennant une rente viagère de 5000 livres; ces collections demeurèrent à l'Hôtel
des Monnaies jusqu'en 1824.
C'est
M. de Puymorin, directeur de la Monnaie, son frère et quelques autres
royalistes et chrétiens qui avaient, en mai 1814, exhumé nuitamment les restes
de Voltaire et de Rousseau de sorte que l'église Sainte-Geneviève (le Panthéon)
ne fût point souillée par ces restes impies. Ils étaient allés les dissoudre
dans la chaux vive à la barrière de la Gare, vis-à-vis Bercy, au milieu des
cabarets et des guinguettes, sur un terrain appartenant à la gare d’eau
désaffectée.
Sur le quai Conti, on est sur le
trajet des ambassadeurs.
Voltaire
a été de 1733 à 1749, l’ami-amant d'Émilie,
marquise du Châtelet, fille de ce baron de Breteuil qui avait été pendant
plus de quinze ans, jusqu’à la mort de Louis XIV, l’introducteur des ambassadeurs
à la cour.
Le
protocole faisait faire aux ambassadeurs étrangers antichambre dans le faubourg
Saint-Antoine. Ceux des puissances catholiques attendaient, dans une salle du
couvent de Picpus dite, pour cela, « des Ambassadeurs », de recevoir
les compliments des princes et princesses du sang pour pénétrer en ville ;
ceux des autres nations séjournaient à hôtel des Quatre-Pavillons des
Rambouillet, protestants, rue de Charenton, où, au jour de leur présentation, venaient
les prendre les carrosses de la cour.
Le
parcours officiel des ambassadeurs, après avoir franchi la porte Saint-Antoine
et traversé la place Royale, gagnait la Seine par la rue de la Monnaie puis faisait
le tour du bassin du Louvre, longeant le fleuve vers l’aval jusqu’au pont Royal,
et remontant les quais de l’autre rive jusqu’à la hauteur du Pont-Neuf.
La
folie Rambouillet était surnommée la Maison du Diable, du nom de Rémond le
Diable, fermier général dont le fils était l’introducteur, quand l’ambassadeur
turc y arriva avec sa suite de 80 personnes le 8 mars 1721. Le vendredi 21
mars, il était reçu par le petit roi de 11 ans aux Tuileries. « On
approuva fort, écrit Saint-Simon, le chemin qu’on fit prendre à cet
ambassadeur, (…) et de l’avoir fait retourner par le quai des Tuileries et par
celui des Théatins [aujourd'hui Voltaire], qui sont les endroits ou Paris
paraît le mieux. Que serait-ce si on dépouillait le Pont-Neuf de ces misérables
échoppes, et tous les autres ponts de maisons, et les quais de celles qui sont
du côté de la rivière ? »
Saïd Méhémet Pacha, son successeur,
fera son entrée solennelle à Paris, le 7 janvier 1742, empruntant le parcours
protocolaire menant du faubourg Saint-Antoine à l’hôtel des Ambassadeurs
extraordinaires de la rue de Tournon, par un froid qui a étréci le cortège sur
la seule partie de la chaussée où fumier et sable ont été répandus sur la neige
gelée. Ensuite ses cavalcades et ses défilés se déploieront au jardin du
Luxembourg.
On est arrivé devant le Pont-Neuf :
Les
principaux cafés de Paris sont au 18ème siècle, en haut du
Pont-Neuf, vers l’aval, sur le quai de l’École, celui de Gradot où se réunissent les esprits
forts, les savants et les bons joueurs d’échecs, et à l’autre extrémité du
Pont-Neuf, côté amont, c’est-à-dire au bout du quai des Augustins, celui de Duverger, où se rassemblent les
nouvellistes et les gazetiers politiques.
La Motte demeurait « rue
Guénégaud, près du quai Conti, très froid, comme on sait, et exposé au
nord », écrit Sainte-Beuve, qui poursuit en citant Duclos : « devenu
aveugle et perclus des jambes, il était réduit à se faire porter en chaise– (il
avait à lui sa chaise, c’était alors le luxe des demi-fortunes, explique
Sainte-Beuve) -, au café de Gradot, pour se distraire de ses maux dans la
conversation de plusieurs savants ou gens de lettres qui s’y rendaient à
certaines heures : Maupertuis,
Saurin, Nicole, tous trois de l’Académie des sciences, Melon, auteur du premier
Traité sur le Commerce, et beaucoup d’autres qui cultivaient ou aimaient les
Lettres ».
Émilie
du Châtelet n’y venait que pour Maupertuis. « J’ai été hier et aujourd’hui
vous chercher chez Gradot, lui écrit-elle un samedi du début de 1734, et je
n’ai pas entendu parler de vous. » C’est, dans ces mois-là, un
leitmotiv : « Je vous ai promis de vous avertir de mon retour, ce ne
serait point être revenue que de ne vous point voir. Venez souper avec moi
demain ; je vous irai prendre au sortir de l’opéra, chez Gradot, si vous voulez
m’y attendre ».
Voltaire
est en mission diplomatique pour Berlin et pour Bayreuth. L’armée de
l’Angleterre, du Hanovre et de l’Autriche, commandée par Georges II, a défait
le 23 juin 1743 celle du maréchal de Noailles à Dettingen, sur le Main. La
route du royaume de France s’est ouverte par l’Alsace devant les coalisés. Les
rapports de police pistent le philosophe : « On dit que Voltaire déclame
hautement contre les Français, les ministres, l’Académie, et surtout contre
l’évêque de Mirepoix et l’on blâme le gouvernement de ne l’avoir pas mis à la
Bastille pour les derniers discours qu’il tint publiquement chez Gradot avant
son départ ».
On descend, par les rues de
Nevers et de Nesle qui nous rappellent la tour de Buridan, jusqu'à la rue
Dauphine. On est à nouveau dans les pas des ambassadeurs qui, par cette rue
Dauphine et celle de la Comédie, entre Procope et Théâtre-Français, descendaient
ensuite la rue de Condé, de sorte de passer devant le palais du Luxembourg,
avant de prendre la rue de Tournon.
Au
33, rue Dauphine, coin de la rue Christine, Juliette Gréco a déniché, dans une imprimerie, un bar ouvert à peu
près toute la nuit. Devenus des familiers du lieu, Roger Vadim, Roger Pierre,
Jean-Marc Thibault en ont débarrassé
la cave et c’est devenu un club, le Tabou.
Les chemises à carreaux, les jeans, les baskets arrivés dans les bagages des
Américains sont désormais la tenue de be-bop des « rats de cave ». Albert Camus, qui adore danser, est au
Tabou tous les soirs, avec Jean Genet,
les trois frères Vian, Raymond Queneau.
« Imberbe
alors, sur les vieux bancs de chêne, où l’enfant boit, dix ans, l’âpre lait des
études », Baudelaire lit avec passion ce Volupté que Sainte-Beuve
a écrit à l’Hôtel meublé de Rouen, au n° 4 de l’actuel passage du
Commerce, dans les deux chambres du quatrième étage où il recevait Adèle, Mme
Victor Hugo.
Place Henri Mondor (de l'Odéon) :
Marat et les quelques personnes
attachées à la confection et au pliage du journal s’activent autour de l’Ami
du Peuple, au premier étage de l’ex-30, rue des Cordeliers, qui
correspond au pan coupé du bâtiment de l’École de médecine donnant sur
l’actuelle place Henri-Mondor. Danton
habite à deux pas, près de l’endroit où, sur la place, est érigée sa statue. Billaud-Varenne, son secrétaire, loge
45, rue Saint-André-des-Arts, à l’angle de la rue Gît-le-Cœur. Hébert est au 5, rue de Tournon.
Le
13 juillet 1793, Marat est assassiné, dans l’appartement à la fenêtre duquel,
ouvertes les deux croisées en verre de Bohème, il se penchait quand Danton, au
passage, le hélait. « S’il faut un successeur à Marat, s’il faut une
seconde victime à l’aristocratie, elle est toute prête, c’est moi »,
assure le Hébert du Père Duchesne, un temps président du Club des cordeliers. Moins de neuf mois plus tard, Danton est
arrêté ; son ancien secrétaire, « le tigre à perruque jaune »,
requiert contre lui. Au questionnaire d’identité, Danton répond :
« Ma demeure ?, bientôt dans le néant, ensuite dans le Panthéon de
l’Histoire ! M’importe peu ! Ancien domicile : rue et section
Marat ».
Le
dimanche 10 mars 1839, le chapiteau de la future colonne de Juillet sort de la
fonderie du Roule tiré par 12 chevaux aidés de 100 à 200 hommes pour gagner la
place de la Bastille par les grands boulevards. A la hauteur de la rue de
Ménilmontant [aujourd'hui Oberkampf], un cheval s'abat, l'attelage est épuisé,
la foule prend les choses en mains, le cortège arrive à destination sur les 10
heures du soir. De la Bastille, une partie de cette foule, environ 300
personnes, essentiellement des ouvriers, brandissant 3 drapeaux rouges, remonte
en sens inverse jusqu'à la Porte St-Denis, descend la rue du même nom puis la
rue Mauconseil jusqu'au marché des innocents, criant « Vive la
liberté ! Vive la République ! A bas les
ministres ! ». On chante la Marseillaise et le
Chant du Départ. Les gardes municipaux du poste de la Lingerie ont pris
les armes et les dispersent. Le cortège se reforme et par le pont au Change
arrive place du Palais de Justice. Le poste de la ligne prend les armes, une
brigade de sergents de ville s'attaque aux drapeaux, en arrête les porteurs et
tous ceux qui les défendent. Ceux qui en ont échappé vont vers l'École de
Médecine, entrent au Café Dupuytren,
juste en face, appellent les étudiants à la rescousse : "Nous sommes tous
des frères, Vive la République ! Les écoles avec nous!"
Dans
les années 1780, au 12 de l’actuelle rue de l’École-de-Médecine, se sont
achevés les magnifiques bâtiments de l’Académie de chirurgie, voulus par
Louis XV, continués par Louis XVI, qui, après le Roi-Soleil, ont
favorisé les efficaces barbiers-chirurgiens dont l'amphithéâtre était d'abord
installé plus bas, au n°5.
Par
la rue Dupuytren et la rue Monsieur le Prince on arrive à l'arrière du couvent
des Cordeliers où le bataillon des
Marseillais, qui fit connaître La Marseillaise aux Parisiens, avait
cantonné.
En
face, dans le triangle de la rue Monsieur le Prince, la rue de Vaugirard et la
rue de Condé, s'élevait l'hôtel d'Henri de Bourbon, prince de Condé. Celui-ci ayant
choisi de résider désormais au Palais-Bourbon, la parcelle fait partie d’un
plan d’urbanisme que Charles de Wailly
complètera, en 1789, par un projet d’embellissement de la Ville de Paris.
On prend la rue Casimir
Delavigne, qui s'appela Voltaire :
Les
nouvelles rues consécutives au lotissement de l’hôtel de Condé s’appellent, à
l’exception de la rue centrale, Molière (auj. Rotrou), Regnard, Crébillon,
Voltaire (auj. Casimir Delavigne), Racine et Corneille. Pour la première fois,
leurs noms sont des dédicaces et non plus l’indication des hôtels
aristocratiques, congrégations ou enseignes desservis ; et les rues pas
seulement des moyens de viabiliser la propriété foncière, mais un espace public
dont jouir. Ces premières rues à flâner de Paris sont placées, de surcroît,
sous le patronage des lettres et de la philosophie, Voltaire, à peine mort, se
retrouvant en puissance tutélaire bien avant que la Révolution n’en fasse son
héros.
On arrive place de l’Odéon :
Le séjour de
Condé, très étendu, offrait de multiples possibilités, Louis XVI décide,
en 1779, d'y faire construire un théâtre pour ses Comédiens français qui
n’occupent la salle des Machines des Tuileries qu’à titre provisoire. Charles
de Wailly, pressenti avec Marie-Joseph
Peyre, s’en ouvre à Voltaire ; le philosophe a aménagé un théâtre à
peu près partout où il s’est trouvé : à Cirey, chez la marquise du
Châtelet, dès 1735, comme dans sa maison de la rue Traversière, pour Le Kain, quinze ans plus tard.
Le roi a
décidé également que le théâtre serait placé au plus près possible du palais du
Luxembourg, qu’il a donné à Monsieur, son frère, le comte de Provence, et à
Madame, l’épouse de celui-ci, afin qu’il « soit un nouvel agrément pour
leur habitation, en même temps que pour nos sujets qui, avant d’entrer, ou en
sortant du spectacle de la Comédie-Française, auront à proximité une promenade
dans les jardins du Luxembourg ».
La
salle de deux mille places, la plus grande de Paris, financée par le
lotissement de l’hôtel de Condé (et celui de la pointe occidentale des jardins
du Luxembourg, dans laquelle est ouverte la croisée des rues Madame et de
Fleurus), est inaugurée le 9 avril 1782. La Reine, Monsieur, Madame, y
assistent à un divertissement qui moque les modes du jour, dont le goût pour
une presse incarnée alors dans le Journal
de Paris.
Le
27 avril 1784, c’est un succès fou, au sens propre, pour Le
Mariage de Figaro ou La Folle journée.
La Comédie-Française, seul théâtre de Paris dégagé comme un monument, est
littéralement cernée. « Dès dix heures du matin, soit huit heures avant la
représentation, quatre ou cinq mille personnes se pressaient aux abords du
théâtre et tentaient déjà d’en forcer les grilles, écrit Frédéric Grendel.
Jusqu’à la Seine des files ininterrompues de carrosses stationnent et créent
dans les rues avoisinantes un encombrement et une paralysie dont les
conducteurs d’aujourd’hui ne peuvent avoir idée. À midi, les grilles cédèrent
enfin sous la pression de la foule et la garde imposante dut reculer. Trois
candidats au parterre moururent étouffés, impossible de les dégager. Debout,
perdus dans l’indescriptible cohue, les trois morts semblaient attendre comme
les autres le début du spectacle. (...) La salle fit un sort à la plupart des
répliques, applaudissant sans cesse, au point que le spectacle dura plus de
cinq heures. » Et cette première représentation fut suivie de
soixante-sept autres d’affilée, ce qui ne s’était jamais vu.
![]() |
Le 1er projet de Charles de Wailly, 1786. Gallica |
Les files
ininterrompues de carrosses stationnaient rue du Théâtre-Français (auj. de
l’Odéon), le long de trottoirs, cette trouvaille anglaise qui faisait ici son
apparition à Paris, et devant les maisons à plusieurs locataires jalonnant la
patte d’oie conçue par Charles de Wailly. Une place en demi-cercle redouble le
théâtre d’un second, symbolique, d’autant mieux que la façade du monument,
reliée par des arcades à deux annexes latérales, semble la fermer d’un mur de
scène à l’antique.
Camille Desmoulins habitait place de
l’Odéon, à l’angle de l’actuelle rue Crébillon. Le couvent des cordeliers fermé
par la Révolution, il y loge son Club des cordeliers, populaire, composé d’habitants
et non d’élus, qui acquittent un droit d’entrée minime. Marat, retour d’un exil
londonien dû à ses attaques contre Necker et La Fayette, s’y est inscrit.
C'est en grande partie sous son influence qu’est portée au Champ-de-Mars, le 17
juillet 1791, la pétition exigeant qu’on destitue le roi.
Par la rue Regnard, on rejoint la
rue de Condé :
Beaumarchais,
associé avec le financier Pâris-Duverney dans une série d’affaires dont
l’exploitation de la forêt de Chinon, s’était installé avec sa famille au
n° 26. Le 3 janvier 1773, son Barbier de Séville avait été reçu à
la Comédie-Française ; le 11 février, Beaumarchais avait une altercation
avec le duc de Chaulnes, qui l’accusait de lui ravir sa maîtresse, l’actrice
Mlle Ménard, et il devait quitter son domicile pour la prison de Fort-l’Évêque.
Pendant qu’il s’y morfondait, l’héritier et neveu de Pâris-Duverney faisait
casser les dispositions du testateur : Beaumarchais était ruiné. Il ne
sortira de prison, le 8 mai, que pour se voir chassé aussi de sa maison. Le Barbier de Séville attendra encore deux
ans avant d’accéder à la scène.
Avec le cortège des Ambassadeurs,
on passe devant le Luxembourg pour remonter la rue de Tournon :
La Galigaï, sœur de lait de Marie de Médicis, s’était, avec Concini son mari, installée rue de
Tournon ; c’est peut-être pour ça que la reine avait fait bâtir le
Luxembourg. Le 24 avril 1617, Concini, le favori de la reine mère, devenu
Premier ministre, était attiré dans une souricière sur le pont-levis du Louvre
et abattu à coups de pistolet. Aussitôt fait, Louis XIII avait paru à la fenêtre et avait été salué par ses
gentilshommes du cri de « Vive le Roi ! » ; il envoya dire
à sa mère qu’il prenait la direction du royaume et qu’elle n’avait plus à se
mêler de rien. Le jeune Louis XIII récompensera Luynes, qui l’avait aidé dans l’assassinat de Concini, en lui
donnant l’hôtel de leur victime.
Vers 1630,
quand Rubens, fuyant la peste,
revient d’Anvers installer au Luxembourg les panneaux qu’il y a réalisés, les
ambassadeurs extraordinaires se voient désormais attribuer pour résidence
l’ancien hôtel des Concini, 10 rue de Tournon.
A côté, au
18ème siècle, s'élève l'hôtel du duc Louis
de Brancas, comte de Lauraguais
(1733-1824), un homme qui illustre la curiosité encyclopédique de son époque.
Taquinant les muses, il est de surcroît, outre l’accoucheur et le disséqueur
qu’on découvrira dans la lettre de sa maîtresse, un fanatique
« inoculateur » comme l’on dit dans les débuts de la vaccination. Sophie Arnould, la maîtresse en
question, et « l’esprit de Paris » selon les Goncourt, profite d’une
absence du duc si bien doué pour rompre avec lui : « Monsieur mon
cher ami, Vous avez fait une fort belle tragédie, qui est si belle que je n’y
comprends rien, non plus qu’à votre procédé. Vous êtes parti pour Genève afin
de recevoir une couronne de lauriers du Parnasse de la main de M. de Voltaire,
mais vous m’avez laissée seule et abandonnée à moi-même. J’use de ma liberté,
de cette liberté si précieuse aux philosophes, pour me passer de vous. Ne le trouvez
pas mauvais, je suis lasse de vivre avec un fou qui a disséqué son cocher et
qui a voulu être mon accoucheur, dans l’intention sans doute de me disséquer
aussi moi-même. Permettez donc que je me mette à l’abri de votre bistouri
encyclopédique. J’ai l’honneur d’être votre Sophie Arnould. »
Depuis
longtemps, Lekain et Mlle Clairon défendaient les théories dramatiques de
Voltaire, soutenaient sa réforme du costume vers plus d’exactitude, réclamaient
avec lui la suppression des bancs qui encombraient la scène ; le 23 avril
1759, le jeune comte de Lauraguais la met en actes en déboursant 30 000
livres pour indemniser la Comédie-Française de son manque à gagner.
« Comment apporter le corps de César sanglant sur la scène [à
l’acte III de La Mort de César] ; comment faire descendre une reine
éperdue dans le tombeau de son époux, et l’en faire sortir mourante de la main
de son fils [à l’acte V de Sémiramis] au milieu d’une foule qui
cache, et le tombeau, et le fils, et la mère, et qui énerve la terreur du spectacle
par le contraste du ridicule ? », se plaignait Voltaire. Désormais,
c’est possible et, deux ans plus tard, Lebeau de Schosne, rappelant ce qu’était
la situation passée, peut écrire : « … Les coups de théâtre étaient
toujours manqués. Nos chefs-d’œuvre tombaient ou perdaient une partie de leur
éclat et des éloges mérités aux travaux de leurs auteurs. Sémiramis en a été une preuve bien convaincante. Cette pièce n’eut
qu’un faible succès dans sa naissance, exactement par les raisons que je viens
de dire ; et elle est aujourd’hui une des plus solides colonnes du palais de
Melpomène ».