En cette annĂ©e du centenaire de la RĂ©volution dâOctobre
(1917), certains ont pensé à remonter encore un siÚcle plus tÎt (1818 :
naissance de Karl Marx), à la source dont les soviets auraient été la
résurgence : au communisme du premier dix-neuviÚme siÚcle réélaboré par le
Marx du Manifeste en 1848.
Câest le
cas du film de Raoul Peck, le jeune Karl Marx ; câest
celui dâEmmanuel Laurentin et de sa Fabrique de lâhistoire (France
Culture, Ă 9h), Ă qui et Ă laquelle jâai rĂ©pondu concernant Marx Ă Paris. Voici
réuni à cette occasion, développé et précisé, ce qui est distribué à diverses
adresses de mon Paris Ouvrier.Quand,
aprÚs la censure de la Gazette rhénane,
Arnold Ruge et Karl Marx cherchent un endroit dâoĂč lancer une nouvelle
publication, le premier écrit au second, en substance : concernant les conditions
de liberté de la presse, Bruxelles serait un meilleur choix, mais à Paris il y
a 85 000 Allemands ! Câest pour cette bonne raison que Paris sera
choisi par lâaĂźnĂ© (il a seize ans de plus que Marx), parce que, Ă part ça, les
progressistes français pressentis lui ont tous refusé leur participation aux
futures Annales.
Idéologiquement,
Ă Paris, ce qui compte chez les ouvriers, câest, pour les Français le
communisme enseigné par Cabet ou Dézamy et, pour les tailleurs, cordonniers,
menuisiers du bĂątiment ou Ă©bĂ©nistes allemands, celui quâincarne Weitling. Le
Marx qui arrive Ă Paris en octobre 1843, - on lâindique ici dâemblĂ©e, il nâest
pas quâidĂ©es, il a 25 ans, il est mariĂ© du 19 juin, sa femme est enceinte de
trois mois -, nâa dâaffinitĂ©s avec aucun de ces communismes-lĂ . Comme il lâa Ă©crit
à Ruge en avril, en évoquant leur projet commun : « Chacun de nous
devra bientĂŽt sâavouer Ă lui-mĂȘme quâil nâa aucune idĂ©e exacte de ce que demain
devra ĂȘtre. Au demeurant câest lĂ prĂ©cisĂ©ment le mĂ©rite de la nouvelle
orientation : Ă savoir que nous nâanticipons pas sur le monde de demain par la
pensĂ©e dogmatique, mais quâau contraire nous ne voulons trouver le monde
nouveau quâau terme de la critique de lâancien. (âŠ) Câest pourquoi je ne suis
pas dâavis que nous arborions un emblĂšme dogmatique. Au contraire, nous devons
nous efforcer dâaider les dogmatiques Ă voir clair dans leurs propres thĂšses.
Câest ainsi en particulier que le communisme est une abstraction dogmatique. Et
je nâentends pas par lĂ je ne sais quel communisme imaginaire ou simplement
possible, mais le communisme réellement existant tel que Cabet, Dézamy,
Weitling, etc., lâenseignent. »
Les
Allemands de Paris se sont organisĂ©s en une Ligue des Bannis dĂšs 1834, Ă
laquelle a succédé en 1836 la Ligue des Justes. « Le garçon tailleur Weitling », fils naturel
dâune cuisiniĂšre de Magdebourg et dâun officier français, a travaillĂ© Ă Paris en
1835 et en 1837 et sây est familiarisĂ© en autodidacte avec les idĂ©es de
Saint-Simon et de Fourrier. Il a adhĂ©rĂ© Ă la Ligue des Justes, sâest retrouvĂ©
assez vite Ă son comitĂ© central et sâest vu demander en 1839 la rĂ©daction de
son manifeste : « LâhumanitĂ© telle
quâelle est et telle quâelle devrait ĂȘtre».
AprĂšs lâĂ©chec de lâinsurrection, en mai
1839, de la Société des Saisons (BarbÚs, Blanqui, Martin Bernard), avec
laquelle la Ligue des Justes Ă©tait en contact, Weitling sâest rĂ©fugiĂ© en Suisse
romande ; la direction de la Ligue a Ă©tĂ© transfĂ©rĂ©e Ă Londres ; Ă
Paris, ce qui reste dâadhĂ©rents de la sociĂ©tĂ© secrĂšte sâest regroupĂ© autour dâun
mĂ©decin, de deux ans plus jeune que Marx, Hermann Ewerbeck, et dâun professeur
et écrivain de sept ans plus ùgé, German MÀurer.
Octobre
1843 : arrivée de Marx à Paris
Les
Marx, jeunes mariés donc (il a 25 ans, Jenny 29), arrivent 38 rue Vaneau en
octobre 1843, dans une maison oĂč habite dĂ©jĂ German MĂ€urer, et sây installent
avec le couple Ruge et le couple que forment le poĂšte Herwegh et sa femme.
![]() |
Jenny von Westphalen, Ă©pouse Marx, vers 1835 |
Le
bureau des âAnnales franco-allemandesâ,
la revue que les directeurs-éditeurs Arnold Ruge et Karl Marx sont venus créer
Ă Paris, sera Ă quelques numĂ©ros de lĂ , au 22 de cette mĂȘme rue Vaneau. Les
Annales nâauront finalement quâun unique numĂ©ro double, qui paraĂźtra fin
fĂ©vrier 1844, auquel auront collaborĂ© Henri Heine et le poĂšte Herwegh, et oĂč
Marx a publié son Introduction à la
critique de la philosophie du droit de Hegel, et sa Question juive. En vente au bureau de la revue.
Le 23 mars 1844, se
tient un banquet démocratique international auquel participent Marx avec Ruge
et Bernays ; Louis Blanc, Félix Pyat, Victor Schölcher, Pierre Leroux ;
et encore Bakounine, de passage à Paris et qui, séduit par la capitale, viendra
sây fixer en juillet.
On date dâavril 44
les premiers contacts de Marx avec la Ligue des Justes.
La société secrÚte a pour lieux de rencontres le Café Scherger, 20 rue des
Bons-Enfants ; le cafĂ© Gaissier, 46 rue de lâArbre-Sec, le cafĂ© Schiever,
passage Saint-Pierre-Amelot. Là , des journaux démocratiques sont lus à haute
voix, pour tout le monde, par ceux qui savent lire.
Jenny, comme sa mĂšre, mais quâils appelleront plutĂŽt par le
diminutif de âJennychenâ, la premiĂšre fille des Marx, naĂźt au 38 rue Vaneau, le
1er mai 1844.
Un théùtre est le fleuron
du passage Choiseul, construit autour de 1825 entre Palais-Royal et Grands
Boulevards, lâancien et le nouveau centre de la vie parisienne. « Quand la
pluie, en hiver, sâĂ©panche en cataracte, / Le passage Choiseul sert dâabri,
dans lâentracte : / Câest notre vestibule, ou notre corridor, / Ouvert
toute la nuit, brillant de gaz et dâor, / TiĂšde et vitré », Ă©crira, trente
ans plus tard, le poĂšte et librettiste dâOffenbach, Joseph MĂ©ry.
Câest donc assez
naturellement que les frÚres Börnstein et le compositeur Meyerbeer ont installé
Ă lâangle des 32 (aujourdâhui 14), rue des Moulins et 49, rue Neuve-des-Petits-Champs
(aujourdâhui des Petits-Champs), au dĂ©but de 1844, leur VorwĂ€rts, bi-hebdomadaire, câest son long sous-titre, de
« nouvelles de Paris concernant les arts, les sciences, le théùtre, la
musique et la vie sociale ». A compter du numéro du 3 juillet 1844, son
nouveau directeur, Karl Ludwig Bernays, abrÚge tout ça en « revue allemande de Paris ». Bernays
(qui habitait 20, rue Saint-Claude) Ă©tait un joyeux drille qui, sur un papier
ornĂ© dâune fausse couronne vaguement grand-ducale, inondait les journalistes
prussiens dâactualitĂ©s fantaisistes concernant la prospĂ©ritĂ© nouvelle de la
pĂȘche hauturiĂšre quâencourageait son Altesse, dans un prĂ©tendu port de mer qui
était en réalité un village de haute montagne, ou encore sur la remise, toujours
par son Altesse elle-mĂȘme, de la plus importante des dĂ©corations Ă tel gĂ©nĂ©ral
mort en rĂ©alitĂ© depuis deux bons siĂšcles. Le filigrane pseudo-noble suffisait Ă
ce que la presse répercutùt ces informations rocambolesques sans prendre la
peine dâune vĂ©rification.
Câest Bernays qui va, dans le VorwĂ€rts,
faire une large place Ă lâopposition radicale des Annales franco-allemandes de Marx et
Ruge. Plusieurs fois par
semaine, dans un appartement du premier étage saturé de fumée, les réunions de
rédaction regroupent, une douzaine de personnes dans des discussions
passionnĂ©es qui sâĂ©loignent de plus en plus des questions artistiques.
Bakounine loge sur place, dans une chambre meublĂ©e dâun lit de camp, dâune
malle et dâun gobelet en Ă©tain, oĂč les dĂ©bats se prolongent.
« Outre Bernays et moi-mĂȘme, qui
étions les rédacteurs, raconte Heinrich Börnstein dans ses mémoires, écrivaient
pour le journal Arnold Ruge, Karl Marx, Heinrich Heine, Georg Herwegh,
Bakounine, Georg Weerth, G. Weber, Fr. Engels, le Dr Hermann Ewerbeck, et
Heinrich BĂŒrgers ». Et il en oublie quelques-uns, dont German MĂ€urer, soit
une douzaine de personnes, pour ne rien dire des discussions qui sont menées
par ailleurs avec Proudhon, Louis Blanc, le typographe Pierre Leroux (avec
lequel George Sand avait créé la Revue indépendante trois ans plus tÎt),
ou Victor Considérant, le disciple de Fourier.
![]() |
Marx étudiant, vers 1840, déjà surnommé Le Maure |
Lâambassade
de Prusse allume aussitĂŽt un contrefeu avec la parution du âPilote germaniqueâ,
Der deutsche Steuermann, au 87 puis
51 rue Saint-Antoine.
Câest dans ce nouveau VorwĂ€rts,
le 10 aoĂ»t 1844, que Marx vante les Garanties de lâharmonie et de la
liberté, publié par « le garçon tailleur Weitling » en 1842 :
« Pour ce qui est de la culture des ouvriers allemands ou généralement de
leur capacitĂ© Ă se cultiver, je rappellerai lâĆuvre gĂ©niale de Weitling, qui
dĂ©passe souvent Proudhon lui-mĂȘme au point de vue thĂ©orique ». « OĂč
trouve-t-on dans la bourgeoisie, y compris chez ses théoriciens et ses scribes,
un ouvrage comparable Ă celui de Weitling ? Si lâon compare la pĂąle mĂ©diocritĂ©
de la littĂ©rature politique allemande avec cette Ćuvre immense et brillante qui
marque les dĂ©buts littĂ©raires de lâouvrier allemand, si lâon compare ces bottes
de gĂ©ant dâun prolĂ©tariat encore dans lâenfance avec les minuscules souliers
Ă©culĂ©s de la bourgeoisie, on peut lĂ©gitimement prĂ©dire Ă ce fils oubliĂ© de lâAllemagne
une stature dâathlĂšte. » « Il faut reconnaĂźtre que le prolĂ©tariat allemand
est le thĂ©oricien du prolĂ©tariat europĂ©en, Ă©crira-t-il ailleurs, de mĂȘme
que le prolĂ©tariat anglais en est lâĂ©conomiste et le prolĂ©tariat
français le politique. »
Câest
rue Vaneau que Marx a entrepris ses âmanuscrits de 1844â. De lĂ quâil Ă©crit Ă
Feuerbach, le 11 août 1844, lui joint deux articles du VorwÀrts, lui indique que son Essence
du christianisme est en traduction à Paris, se réjouit de ce que
âlâirrĂ©ligiositĂ© a pĂ©nĂ©trĂ© dans le prolĂ©tariat françaisâ. âIl aurait fallu,
ajoute-t-il, que vous ayez pu assister à une des réunions des ouvriers français
pour pouvoir croire Ă la fraĂźcheur primesautiĂšre, Ă la noblesse qui Ă©mane de
ces hommes harassés de travail. Le prolétariat anglais fait également des
progrĂšs Ă©normes mais il lui manque toujours le caractĂšre cultivĂ© des Français.â
Août
1844 : arrivĂ©e dâEngels Ă Paris
![]() |
Ce portrait d'Engels est parfois daté des années 1840, parfois de 20 ans plus tard |
En
ce mĂȘme mois dâaoĂ»t 1844, Engels passe par Paris sur son trajet retour de
Manchester Ă Barmen (aujourdâhui Wuppertal), câest-Ă -dire de la manufacture
cotonniĂšre anglaise dont son pĂšre est actionnaire Ă celle de la Ruhr dont il
est propriétaire. Marx a déjà croisé le lascar sur son trajet aller, en novembre
1842, à la Gazette rhénane de Cologne,
sans conserver de lui un souvenir inoubliable. Il le retrouve en cette fin
dâaoĂ»t, dans un cafĂ© de la rue St-HonorĂ©, peut-ĂȘtre le cafĂ© de la RĂ©gence,
situé alors au débouché de la rue Saint-Thomas-du-Louvre sur la rue St-Honoré,
lestĂ© dâune connaissance aussi prĂ©cise que concrĂšte de la situation de la classe
laborieuse anglaise. Durant prĂšs de deux ans, Engels lâa connue dâen
haut â il Ă©tait le fondĂ© de pouvoir de son pĂšre Ă la filature Ermen &
Engels -, et dâen bas : il a rencontrĂ© et aimĂ©, dĂšs 1843, Mary Burns, une
fille dâimmigrĂ©s irlandais venus de Tipperary, un pĂšre teinturier, une mĂšre
morte à ses 12 ans, qui a été ouvriÚre, domestique ou prostituée, on ne sait, et
qui lui a fait connaßtre « la Petite Irlande » de Manchester, ce
quartier de taudis dont, seul, il avait peu de chances de sortir vivant ou, en
tout cas, autrement quâĂ poil, et qui l'a introduit par ailleurs dans le
mouvement chartiste. Jenny est alors chez sa mĂšre, Ă TrĂšves, avec Jennychen, qui
nâa pas 4 mois ; Marx est donc « cĂ©libataire ». Les deux jeunes
gens â Engels a environ 2 ans et demi de moins que Marx -, vont passer
pratiquement dix jours à débattre dans une atmosphÚre de joyeuse exaltation. « Je
nâai jamais Ă©tĂ© dâaussi bonne humeur ni avec des sentiments aussi humains que
pendant les dix jours passĂ©s prĂšs de toi », Ă©crira ensuite Friedrich Ă
Karl. Ils tombent dâaccord sur ce que « ce nâest gĂ©nĂ©ralement pas lâĂtat
qui conditionne et rÚgle la société civile, mais la société civile qui conditionne
et rĂšgle l'Ătat, qu'il faut donc expliquer la politique et l'histoire par les
conditions économiques et leur évolution, et non inversement. » Ils
dressent le canevas de ce qui deviendra la
Sainte Famille.
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La rencontre dans le film de Raoul Peck |
11
janvier 1845Â : expulsion de Marx vers la Belgique
En
janvier 1845, un arrĂȘtĂ© dâexpulsion, demandĂ© par le comte Von ArnimĂ Guizot,
vise au premier chef Börnstein, Bernays, Marx et MÀurer, plus cinq autres
personnes dont, pour le couvrir, von Bornstedt, le premier rédac-chef du VorwÀrts avant Bernays, qui est un agent
du gouvernement prussien. Seuls Marx et von Bornstedt seront finalement expulsés,
Ruge déniant toute relation avec les gens du VorwÀrts, Börstein, quant à lui,
semblant avoir promis sa collaboration Ă la police. Marx quitte Paris pour
Bruxelles le 2 février ; Jenny et Jennychen quelques jours plus tard. A
Bruxelles, Jenny verra arriver une servante de sa mĂšre, que celle-ci lui
envoie, la jeune HélÚne Demuth (Lenchen), 25 ans, qui restera toute sa vie
auprĂšs du couple Marx.
Engels
écrit à Marx, en ce mois de janvier qui voit son expulsion : « Ce qui
est particuliĂšrement affreux, câest dâĂȘtre non seulement un bourgeois, mais un
fabricant : un bourgeois qui intervient activement contre le prolétariat. Quelques
jours passés à la fabrique de mon paternel ont suffi pour me remettre devant
les yeux cette horreur (...) faire de la propagande communiste en grand et en
mĂȘme temps du commerce et de lâindustrie, ça ne va pas. Jâen ai assez ; Ă
PĂąques, je mâen vais. A cela sâajoute cette existence dĂ©bilitante au sein dâune
famille strictement prusso-chrétienne. »
Dans
une autre lettre, du 17 mars 1845, il commente sa vie quotidienne en famille Ă
Barmen oĂč son pĂšre lui fait « une figure de carĂȘme Ă vous rendre fou ». « Si ce
nâĂ©tait pas Ă cause de ma mĂšre qui a un beau fond humain (...) et que jâaime
vraiment, il ne me viendrait pas un seul instant Ă lâidĂ©e de faire la plus
minime concession Ă ce despote fanatique quâest mon vieux. »
Effectivement,
en avril, Engels rejoint Marx à Bruxelles. En juillet-août,les deux compÚres partent pour
lâAngleterre (Manchester et Londres), oĂč ils rencontrent les reprĂ©sentants de
la « Ligue des Justes » (en pleine crise) et la gauche du mouvement
chartiste. Marx y découvre aussi cette Mary Burns, - il la dira « agréable
et pleine dâesprit » -, avec laquelle Engels a vĂ©cu sa double vie anglaise,
tenant son rang dans le milieu de lâassociĂ© de son pĂšre dâun cĂŽtĂ© et, de
lâautre, louant sous de faux noms et de fausses professions, tantĂŽt comptable,
tantĂŽt voyageur de commerce, des appartements oĂč passer du temps avec elle. Câest au retour de ce voyage que Marx et Engels dĂ©cident de
rĂ©diger LâIdĂ©ologie allemande. Engels
revient Ă Bruxelles avec Mary qui y restera, sans doute pas de façon continue, jusquâen
1848. Mais alors que les deux couples sâaperçoivent Ă un meeting ouvrier, Marx
fait signe Ă Engels, dâun geste sans Ă©quivoque et dâun sourire dĂ©solĂ©, quâil
nâest pas question quâil leur prĂ©sente sa compagne ; pour sa Jenny, le concubinage
est rédhibitoire.
Au
début de 1846, Marx et Engels fondent à Bruxelles un Comité de correspondance
communiste, embryon de coordination des personnes sinon des groupes. Les
Anglais acceptent, comme les Allemands de la diaspora en France, mais ni Cabet
ni Proudhon ni aucun autre Français nây participeront.
30
mars 1846Â : rupture avec
Weitling au cours dâune sĂ©ance du ComitĂ© de correspondance communiste Ă
Bruxelles. Récit de Pavel Annenkov : Le tailleur et agitateur Weitling
Ă©tait un beau jeune homme blond [Il a 10 ans de plus que Marx]. Avec sa
redingote de coupe élégante, sa barbiche coquette, il ressemblait plutÎt à un
commis-voyageur qu'Ă l'ouvrier bourru et aigri que je m'attendais Ă voir. AprĂšs
nous ĂȘtre prĂ©sentĂ©s l'un Ă l'autre, avec une nuance de politesse raffinĂ©e chez
Weitling, nous prĂźmes place Ă une petite table verte au bout de laquelle vint
s'asseoir Marx, un crayon Ă la main, sa tĂȘte lĂ©onine penchĂ©e sur une feuille de
papier, tandis qu'Engels, son inséparable compagnon et associé à la propagande,
grand, droit, d'une gravité et d'un flegme tout britanniques, ouvrait la séance
en prononçant une allocution. (âŠ) Engels avait Ă peine terminĂ© que Marx,
relevant la tĂȘte, demanda Ă brĂ»le-pourpoint: « Dites-nous, Weitling, vous dont
la propagande a fait tant de bruit en Allemagne, quels sont les principes par
lesquels vous justifiez votre activité et les bases que vous envisagez de lui
donner à l'avenir ? » Je me rappelle trÚs bien la forme brutale de la
question (âŠ) Weitling aurait sans doute parlĂ© longtemps encore si Marx, les
sourcils froncés ne l'avait interrompu et n'avait commencé à élever des
objections. Son discours sarcastique se ramenait Ă ceci, qu'exciter la
population sans donner pour base Ă son action des principes solides et
réfléchis, c'est tout simplement la tromper. Faire naßtre les espoirs
fantaisistes dont il venait d'ĂȘtre question, poursuivit Marx, conduisait Ă la
perte et non au salut de ceux qui souffrent. En Allemagne surtout, s'adresser Ă
l'ouvrier sans idées rigoureusement scientifiques et sans doctrine positive,
c'est jouer Ă la propagande, jeu aussi futile que malhonnĂȘte, qui suppose,
d'une part, un prophÚte inspiré, et de l'autre, des ùnes l'écoutant bouche bée. »
Le
05 mai 1846, Marx Ă©crit Ă Proudhon pour dĂ©noncer Karl GrĂŒn (saint-simonien puis
fouriĂ©riste, devenu le porte-parole de lâhumanisme feuerbachien auprĂšs de
Proudhon dont il sâest proposĂ© de traduire lâĆuvre en allemand) comme un
personnage « dangereux », en mĂȘme temps quâil lui demande de participer aux
Ă©changes du ComitĂ© de correspondance. Proudhon se dĂ©clare revenu de lâidĂ©e de
rĂ©volution : « nous nâavons pas besoin de cela pour rĂ©ussir. » Il se propose de
« faire entrer dans la société, par une combinaison économique, les richesses
qui sont sorties par une autre combinaison économique » Au passage, Proudhon
prend la dĂ©fense de Karl GrĂŒn.
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Engels, AndreĂŻ Mironov, en 1966 |
Engels
est venu habiter au 11 de la rue de lâArbre-Sec ; il sâest rapprochĂ© des
âours du faubourgâ, âdes chefs des ouvriers menuisiersâ.
Un
mois plus tard, le 16 septembre 1846, premier compte-rendu Ă Marx : « Jâai
Ă©tĂ© plusieurs fois en contact avec les ouvriers dâici, câest-Ă -dire avec les
dirigeants des menuisiers du Faubourg Saint-Antoine. Ces gens-lĂ ont une
organisation particuliĂšre. A part leur histoire dâassociation - devenue trĂšs
confuse Ă cause dâune importante dissension avec les tailleurs adeptes de
Weitling â ces gars, câest-Ă -dire environ 12 Ă 20 dâentre eux â se rĂ©unissent
chaque semaine pour â jusquâĂ prĂ©sent â discuter. (...) Ewerbeck a Ă©tĂ© obligĂ©
de leur faire des confĂ©rences sur lâhistoire allemande depuis les origines et
sur une Ă©conomie politique des plus confuse â en somme des Annales franco-allemandesĂ la sauce humanitaire. (âŠ) Ce quâils
opposent au communisme des tailleurs, nâest rien dâautre que des phrases
creuses et humanitaires Ă la GrĂŒn et du Proudhon arrangĂ© par GrĂŒn, qui leur ont
Ă©tĂ© inculquĂ©es Ă grand-peine par Monsieur GrĂŒn soi-mĂȘme, en partie par un vieux
maĂźtre menuisier trĂšs suffisant et valet de GrĂŒn, le pĂšre Eisermann et aussi
par lâami Ewerbeck. (...) Mais il faut avoir de la patience avec ces types - :
dâabord il faut se dĂ©barrasser de GrĂŒn qui a vraiment exercĂ© directement et
indirectement une influence Ă©pouvantablement amollissante et ensuite, quand on
leur aura sorti ces grandes phrases de la tĂȘte, jâespĂšre arriver Ă quelque
chose avec eux, car ils ont une grande soif de savoir en matiĂšre dâĂ©conomie.
Comme jâai dans la poche Ewerbeck qui, en dĂ©pit dâune confusion bien connue
-qui en ce moment atteint son paroxysme â possĂšde la meilleure volontĂ© du monde
et que (lâĂ©bĂ©niste Adolph) Junge est Ă©galement tout Ă fait de mon cĂŽtĂ©, nous
arriverons bientĂŽt Ă quelque chose. (...) Mais tant quâon nâaura pas insufflĂ© Ă
nouveau de lâĂ©nergie Ă ces gens en anĂ©antissant lâinfluence personnelle de GrĂŒn
en extirpant ses phrases creuses il nây aura rien Ă faire, compte tenu de
grands obstacles matériels (en particulier ils sont pris chaque soir ou
presque). »
Lettre
du 23 octobre : mission accomplie, aprÚs cinq jours, ou soirs, de
discussion ! « Les diffĂ©rents points litigieux que jâavais Ă rĂ©gler
avec les camarades sont désormais résolus : le principal partisan et disciple
de GrĂŒn, le pĂšre Eisermann, a Ă©tĂ© flanquĂ© Ă la porte, les autres ont perdu
toute influence sur la masse et jâai fait passer Ă lâunanimitĂ© une rĂ©solution
qui les condamne. (...) On a discuté pendant trois jours le projet
dâassociation de Proudhon. Au dĂ©but, jâavais contre moi presque toute la bande,
et Ă la fin il ne restait plus quâEisermann et les trois autres partisans de
GrĂŒn. Il sâagissait avant tout de dĂ©montrer la nĂ©cessitĂ© de la rĂ©volution
violente et de rĂ©futer le socialisme de GrĂŒn, qui a retrouvĂ© une nouvelle
vitalitĂ© dans la panacĂ©e proudhonienne, en montrant quâil est anti-prolĂ©tarien,
petit-bourgeois et quâil sâinspire des utopies des Straubinger [les compagnons
du tour dâAllemagne]. A la fin, Ă force dâentendre Ă©ternellement rĂ©pĂ©ter par
mes adversaires les mĂȘmes arguments, je devins furieux et jâattaquai de front
les Straubinger, ce qui provoqua lâindignation des partisans de GrĂŒn, mais me
permit dâarracher au noble Eisermann une attaque directe contre le communisme.
Et lĂ -dessus, je lui rivai son clou de si belle maniĂšre quâil nây revint plus.
(...) Je dĂ©clarai alors quâavant dâaccepter de poursuivre la discussion, on devait
voter pour savoir si nous nous réunissions, oui ou non, en tant que
communistes. Dans le premier cas, il faudrait veiller Ă ce que des attaques
contre le communisme (comme celle dâEisermann) ne se reproduisent pas. Dans le
second cas, sâils nâĂ©taient que des individus quelconques discutant de sujets
quelconques, je ne voulais plus en entendre parler et je ne reviendrais plus.
Ce qui provoqua une frayeur intense chez les partisans de GrĂŒn qui se
rĂ©criĂšrent quâils sâĂ©taient rĂ©unis pour « le bien de lâhumanitĂ© », pour
sâinformer, quâils Ă©taient des hommes de progrĂšs et non sectaires, ennemis de
tout systĂšme exclusif, etc. ; il nâĂ©tait vraiment pas possible de traiter dâ
« individus quelconques» des braves gens comme eux. Du reste, il leur
fallait dâabord savoir ce que câest rĂ©ellement que le communisme. (âŠ) Je donnai
donc des intentions des communistes, la définition suivante : 1. Faire
prĂ©valoir les intĂ©rĂȘts des prolĂ©taires contre ceux des bourgeois. 2. Atteindre
ce but en supprimant la propriété privée et en la remplaçant par la communauté
des biens. 3. Pour rĂ©aliser ces objectifs, ne pas admettre dâautres moyens que
la révolution violente et démocratique. Nous avons discuté là -dessus pendant
deux soirĂ©es. Le deuxiĂšme soir, le meilleur des trois partisans de GrĂŒn, se
rendant compte de lâĂ©tat dâesprit de la majoritĂ©, passa complĂštement de mon
cÎté.
Les
deux autres ne cessaient de se contredire entre eux, sans sâen rendre compte.
Plusieurs types qui nâavaient encore jamais pris la parole, lâouvrirent tout
dâun coup et se dĂ©clarĂšrent rĂ©solument pour moi. (...) Bref, lorsquâon passa au
vote, la réunion se déclara communiste au sens de la définition donnée plus
haut, par treize voix contre les deux voix des deux partisans restĂ©s fidĂšles Ă
GrĂŒn â encore lâun dâeux a-t-il dĂ©clarĂ© par la suite quâil avait le plus grand
désir de se convertir. Ainsi avons-nous finalement réussi à faire tabula rasa
une bonne fois et nous pouvons commencer Ă faire, dans la mesure du possible,
quelque chose de ces gars »
En
ce mĂȘme mois dâoctobre 1846, point culminant dâĂ©meutes de subsistance âcomme on
nâen a pas connu depuis 1789â selon la
RĂ©forme, de nombreux ouvriers allemands sont arrĂȘtĂ©s, qui seront finalement
expulsĂ©s. Certains ont dĂ» ĂȘtre trop bavards et Engels, qui a dĂ©mĂ©nagĂ© au 23,
rue de Lille, fait Ă©tat en novembre, dans ses lettres Ă Marx, dâune
surveillance policiĂšre. DĂšs la fin de lâannĂ©e, sans cesse pris en filature, il quitte
cet appartement et adopte comme adresse postale celle dâA. F. Körner,
artiste-peintre, 29 rue Neuve-BrĂ©da (aujourdâhui rue Clauzel, dans le 9e).
Pour
Ă©garer les mouchards, il court les bals, passant
du bal Valentino (251, rue
St-Honoré), à celui du Prado (1,
bd du Palais), sans oublier le Montesquieu (au 6, de la rue du mĂȘme nom), et
les bras des grisettes comme si ce devait ĂȘtre ses derniĂšres nuits Ă
Paris. « Si je
disposais de 5 000 Fr de rentes, Ă©crit-il Ă Marx, je ne ferais que travailler
et mâamuser avec les femmes, jusquâĂ ce que je sois lessivĂ©. Si les Françaises nâexistaient pas, la vie ne
vaudrait mĂȘme pas la peine dâĂȘtre vĂ©cue. Mais tant quâil y a des
grisettes, va ! Cela nâempĂȘche pas (en français dans le texte) que
lâon ait envie de temps Ă autre de parler dâun sujet sĂ©rieux. » Il
rĂ©ussit dâailleurs Ă maintenir des contacts avec Cabet, Louis Blanc, Ferdinand
FloconâŠ
Ailleurs, Ă©voquant Moses Hess,
« passage Vivienne, je lâai plantĂ© lĂ bouche bĂ©e pour embarquer avec le
peintre Körner deux filles que celui-ci avait levées. » Ailleurs
encore : « Ici Ă Paris, jâai adoptĂ© un ton trĂšs cynique, câest le
métier qui veut cette esbroufe et ça réussit souvent auprÚs des dames. »
En
mars 1847, la police intervient Ă lâencontre dâune rĂ©union de 150 Ă 200
personnes, ouvriers allemands avec leurs femmes et leurs enfants, qui se
rassemblent Ă la barriĂšre des Amandiers-Popincourt (auj. place Auguste
MĂ©tivier), le dimanche depuis quatre ans. Il sâagit dâune de ces rĂ©unions
publiques de barriÚres, destinées aux sympathisants de la Ligue des justes, sur
les dangers desquelles, du fait des mouchards et des policiers, Engels a fait
un rapport lâautomne prĂ©cĂ©dent. LâĂ©bĂ©niste Adolph Junge y est arrĂȘtĂ©Â ; il
sera expulsĂ© ensuite vers la Belgique oĂč il arrivera en avril 47.
Le
mois suivant, Engels réussit, non sans mal, à se faire élire délégué de la
section parisienne de la Ligue des Justes pour représenter celle-ci à son
congrÚs de réorganisation, le 1er juin 1847, à Londres. Les dirigeants
londoniens avaient dĂ©pĂȘchĂ© dĂšs janvier lâhorloger Joseph MollĂ Bruxelles puis
Ă Paris pour demander Ă Marx et Engels dâadhĂ©rer formellement Ă la Ligue. Ceux-ci
avaient posĂ© comme condition que la Ligue cesse dâĂȘtre une sociĂ©tĂ©
conspiratrice pour agir ouvertement dans la société, et adopte une ligne de
pensée conforme aux acquis du matérialisme historique. Le congrÚs de
réorganisation devait avoir ce but.
[Dans
son ouvrage de Souvenirs, le typographe Stephan BornĂ©crit : « Je me rendis compte quâil
allait ĂȘtre trĂšs difficile de faire nommer Engels, en dĂ©pit de tous ses
espoirs. Sa candidature rencontrait une forte opposition. Je ne parvins Ă
assurer son Ă©lection quâen demandant - au mĂ©pris des rĂšgles - que lĂšvent la
main ceux qui Ă©taient contre et non pas pour, le candidat. Aujourdâhui jâai
honte quand je repense à cette ruse abjecte. « Bien joué », me dit Engels en
rentrant de la réunion ».]
La
Ligue des Justes se rebaptise Ă ce congrĂšs en Ligue des Communistes. "Le
but de la Ligue, c'est le renversement de la bourgeoisie, le rĂšgne du
prolétariat, la suppression de la vieille société bourgeoise fondée sur les
antagonismes de classes et la fondation d'une nouvelle société sans classes et
sans propriété privée."
De
juillet 1847 à la mi-octobre, Engels réside à Bruxelles. En août 1847, Marx a
créé à Bruxelles une section de la Ligue et en a été désigné président ;
Adolph Junge participe au bureau.
Engels
est de retour Ă Paris Ă la fin du mois dâoctobre 1847. Le 14 novembre se rĂ©unit
le district de Paris de la Ligue. Engels y est élu comme délégué au congrÚs de
Londres qui doit entériner les changements esquissés en juin. Engels à Marx : «
Hier soir on a procĂ©dĂ© Ă lâĂ©lection des dĂ©lĂ©guĂ©s. AprĂšs une rĂ©union
particuliĂšrement confuse, je fus Ă©lu avec les 2/3 des voix. Cette fois je
nâavais pas du tout intriguĂ© nâen ayant dâailleurs guĂšre lâoccasion. »
A
la fin de novembre 1847, Marx et Engels participent au 2e congrĂšs de
la Ligue des Communistes et sont chargĂ©s dâen rĂ©diger le nouveau programme : ce
sera le Manifeste.
AprĂšs
dix jours de CongrĂšs, de retour Ă Paris, Engels sâen voit expulsĂ© le 29 janvier
48. Il nâest mĂȘme pas sĂ»r que cela soit liĂ© Ă son activitĂ© politique. Si lâon
en croit Stephan Born, son ami le peintre Ritter lâayant informĂ© quâun aristocrate
avait congédié sa maßtresse sans assurer à celle-ci les dédommagements
nécessaires, Engels avait menacé de rendre la chose publique et le comte avait
saisi la police.
5
mars 1848, retour de Marx Ă Paris
A
peine le gouvernement provisoire de la révolution de 1848 a-t-il été constitué,
le 24 février, que, le 1er mars, Ferdinand Flocon lÚve la mesure
dâexpulsion prise trois ans plus tĂŽt et invite le âbrave et vaillantâ citoyen Karl
Marx à retrouver Paris. Telle est du moins la présentation avantageuse que
lâhistoriographie marxiste donne de lâĂ©vĂ©nement. En fait,
« lâinvitation » est datĂ©e du 10 mars et Grandjonc montre bien que Marx,
expulsé de Belgique au début du mois et arrivant à Paris le 5 au petit matin avec
pour tout papier son arrĂȘtĂ© dâexpulsion belge ainsi que celui, français, datĂ©
de février 1845, va voir le tout frais membre du nouvel exécutif pour
rĂ©gularisation. Sur papier Ă en-tĂȘte du Gouvernement provisoire, Flocon invite alors
tout agent de la force publique Ă porter aide et assistance au citoyen Marx. La
premiĂšre pensĂ©e de la RĂ©volution nâa donc pas Ă©tĂ© de rappeler Marx Ă Paris,
câest un dĂ©tail.
Marx,
Jenny et leurs maintenant trois enfants : Jennychen, Laura et le petit
EdgarĂągĂ© Ă peine dâun an, sont descendus, le 5 mars, Ă lâhĂŽtel Manchester, rue
Grammont, non loin de la Bastille, avant de sâinstaller au 10 rue
Neuve-de-MĂ©nilmontant (aujourdâhui rue Commines). Ils ont dans leurs bagages un
millier dâexemplaires du Manifeste du
parti communiste, rĂ©digĂ© entre dĂ©cembre et janvier, en allemand, et qui nâa
été imprimé, à Londres, que dans la deuxiÚme quinzaine de février.
DĂšs
le lendemain, Marx participe à une importante assemblée de « démocrates
allemands» dans une salle Valentino (oĂč Engels avait si souvent dansĂ©) comble, sous
la prĂ©sidence du poĂšte Georg Herwegh. On y dĂ©bat dâune Adresse au Gouvernement
provisoire mais on y entend surtout, de la part dâHerwegh et de Heinrich
Börnstein, lâun des fondateurs du dĂ©funt VorwĂ€rts,
on sâen souvient, des discours radicaux appelant Ă une intervention armĂ©e en
Allemagne. Karl Schapper lui-mĂȘme se laisse emporter par lâambiance et apporte
son soutien Ă ceux qui rĂ©clament quâon aille porter la libertĂ© en Allemagne les
armes Ă la main.
Herwegh
et Adalbert von Bornstedt, cet agent prussien, on sâen souvient aussi, que le
gouvernement français avait expulsĂ©, pour le couvrir, en mĂȘme temps que Marx,
mettent sur pied une Deutsche Demokratische Gesellschaft (Société démocratique
allemande) qui placarde dans Paris une affiche appelant Ă soutenir
financiÚrement une « légion allemande » : « DES ARMES ! » « Les
démocrates allemands de Paris se sont formés en légion pour aller proclamer ensemble
la RĂPUBLIQUE ALLEMANDE. Il leur faut des armes, des munitions, de l'argent,
des objets d'habillement. PrĂȘtez-leur votre assistance ; vos dons seront reçus
avec gratitude. Ils serviront Ă dĂ©livrer l'Allemagne et en mĂȘme temps la
Pologne. »
« Importer, écrira Engels, au beau
milieu de l'effervescence allemande du moment une invasion qui devait y
introduire de vive force, et en partant de l'étranger, la révolution, c'était
donner un croc-en-jambe Ă la rĂ©volution en Allemagne mĂȘme, consolider les
gouvernements, et - Lamartine en était le sûr garant - livrer sans défense les
légionnaires aux troupes allemandes. »
Pour combattre ce risque, Marx, dĂšsÂ
la premiÚre réunion, le 8 mars 1848, du comité central de la Ligue des
Communistes, propose de mettre dans les pattes de la Société démocratique allemande un Club des
travailleurs allemands. La RĂ©forme en
annonce la création le 10. Le 11, Marx est élu président du nouveau C.C.
de la Ligue des Communistes, qui compte trois membres de lâancienne Ligue des
Justes (Schapper, J. Moll et H. Bauer) et trois membres de lâancien ComitĂ© de
correspondance bruxellois : Marx, Engels, Wolff ; en présence des
anglais Ernest Charles Jones et
George Julian Harney venus Ă Paris pour lâoccasion.
Le
13 mars, le prince Metternich est renversĂ© et doit sâenfuir de Vienne.
Le
18 mars, alors que les combats commencent à Berlin et que Frédéric Guillaume IV
va devoir accepter un ministÚre libéral et une convocation de la DiÚte pour le
22 mai, 6 000 Allemands se rĂ©unissent sur les Champs-ĂlysĂ©es. Herwegh en retire
2 000 hommes et quatre bataillons pour sa Légion démocratique allemande.
Engels
a rejoint Paris le 21 mars 1848Â ; avec Marx, le projet de lancer un
nouveau journal en Allemagne, de reprendre la Gazette rhénane, est aussitÎt échafaudé.
Vers leÂ
27 mars, MarxÂ
et Engels font adopterÂ
par le ComitĂ© central de la Ligue un texte programmatique de « Revendications du PartiÂ
communiste en Allemagne ».Â
Le texte, sous formeÂ
de tract, enÂ
mĂȘme temps que le Manifeste,
sera emportĂ©Â par ceuxÂ
qui rentrent en Allemagne avec le Club des Travailleurs
allemands. Outre lâexigence dâune Allemagne constituĂ©e en « RĂ©publique une et
indivisible » et celle de « lâarmement
gĂ©nĂ©ral du peuple »,Â
lâessentiel des revendications porte sur le suffrage
universel (masculin), la nationalisation des domaines princiers et féodaux, des
banques privĂ©es, desÂ
moyens de transport, lâinstauration  de  «
forts  impĂŽts  progressifs », la sĂ©paration de lâĂglise et
de lâĂtat et « lâinstructionÂ
gĂ©nĂ©rale et gratuiteÂ
du peuple ».
Les
24 et 30 mars, trois détachements de la Légion démocratique allemande, de 500
hommes chacun, drapeaux rouge, noir et or déployés mais sans armes, partent en
ordre, sous les acclamations de nombreux Polonais, Belges, Italiens, et aussi
Français. Herwegh, Börnstein et Bornstedt doivent suivre le dernier bataillon. Le
gouvernement français, - câest lâallusion Ă Lamartine dans le texte dâEngels
cité plus haut -, a fourni quelque soutien, au moins financier, à leur légion.
Le
30 mars, le prĂ©fet de police CaussidiĂšre dĂ©livre Ă Marx un passeport dâun an,
mais en Allemagne, les choses se précipitent et Marx-Engels quittent Paris le 6
avril 1848, pour, aprÚs un détour par Mayence qui leur est imposé par
lâinterdiction de traverser la Belgique, arriver le 10 Ă Cologne,« la partie la plus avancĂ©e de
lâAllemagne », selon les mots dâEngels.
A Cologne, Marx et Engels vont
retrouver la ligne politique quâils ont combattue en la personne de Weitling
puis de GrĂŒn, incarnĂ©e cette fois par Andreas Gottschalk, le « mĂ©decin des
pauvres », membre de la Ligue des communistes depuis 1847, prĂ©sident de lâUnion
ouvriĂšre de Cologne et naturellement influent dans la presse de celle-ci, le Zeitung des Arbeitervereins. Mais la
rĂ©volution de 1848 en Allemagne nâest pas notre sujet. On trouvera dans les
fascicules 17 et 18,Révolution et contre-révolution en Allemagne (1) et (2), de
Marx, Ă mesure (http://www.acjj.be/publications/marx-a-mesure/),
textes, notes et chronologie.
Aux
heures sombres de juin 1848, Friedrich Engels, reporter de la Neue Rheinische Zeitung, décrit, sur une
barricade de la rue de Cléry, sept ouvriers et deux grisettes rejouant le
tableau célÚbre de Delacroix. « Un des sept monte sur la barricade, le drapeau
Ă la main. Les autres commencent le feu. La garde nationale riposte, le
porte-drapeau tombe. Alors, une des grisettes, une grande et belle jeune fille,
vĂȘtue avec goĂ»t, les bras nus, saisit le drapeau, franchit la barricade et
marche sur la garde nationale. Le feu continue et les bourgeois de la garde
nationale abattent la jeune fille comme elle arrivait prĂšs de leurs
baĂŻonnettes. AussitĂŽt, lâautre grisette bondit en avant, saisit le
drapeauâŠÂ » Finalement, le 16 mai 49, le gouvernement prussien interdit de fait la Nouvelle Gazette RhĂ©nane en donnant Ă Marx lâordre de quitter le territoire dans les 24 heures, et en lançant un mandat dâarrestation contre Engels le lendemain.
![]() |
A la Nouvelle Gazette Rhénane, E. Capiro, 1895 |
3
juin 1849Â : second retour de Marx Ă Paris
«
Peu aprĂšs [le 1er juin 49], explique Engels, nous quittĂąmes Bingen
et Marx se rendit Ă Paris porteur dâun mandat du ComitĂ© central dĂ©mocratique
[du Palatinat] ; un événement décisif était imminent et Marx devait représenter
le parti révolutionnaire allemand auprÚs des social-démocrates français ».
Marx
arrive ainsi Ă Paris le 7 juin, au 45 rue de Lille, sous le nom de Ramboz.
âParis est morne. Ă quoi sâajoute le cholĂ©ra, qui sĂ©vit dans toute sa
virulence. Malgré cela, jamais une éruption colossale du volcan révolutionnaire
ne fut plus proche Ă Paris quâĂ prĂ©sent. Jâai des contacts avec tout le parti
rĂ©volutionnaireâŠâ
Cette
éruption, doit-elle éclater avec la manifestation organisée pour protester
contre lâexpĂ©dition militaire française qui a rĂ©tabli le pouvoir temporel du
Pape contre la République romaine ? Le 13 juin 1849, vers midi, un cortÚge
relativement modeste dâenviron 6Â 000 personnes, dont 600 gardes nationaux
ayant Ă leur tĂȘte Etienne Arago, chef de bataillon de la 3e lĂ©gion,
se forme au ChĂąteau-dâEau, sur le boulevard du Temple, et marche en direction
de lâAssemblĂ©e nationale « afin de lui rappeler le respect dĂ» Ă la
constitution », aux cris de : « Vive la
Constitution ! ».
Une
heure plus tard, le gĂ©nĂ©ral Changarnier, commandant de lâarmĂ©e de Paris et des
gardes nationaux de la Seine, Ă la tĂȘte de dragons, gendarmes mobiles et
chasseurs Ă pied, arrivant par la rue de la Paix, disperse les manifestants qui
se répandent dans les rues voisines.
Ledru-Rollin
et une trentaine de dĂ©putĂ©s, rĂ©unis au 6 rue du Hasard (aujourdâhui rue
ThérÚse, partie comprise entre les rues Sainte-Anne et Richelieu), sous les
fenĂȘtres desquels retentissent les « Aux Armes ! » que crient
les manifestants pourchassĂ©s, dĂ©cident de gagner lâĂ©tat-major de lâartillerie
de la garde nationale, au Palais-Royal, pour sâassurer le concours de Guinard,
colonel de lâartillerie de la garde nationale, et de ses 400 hommes.
Ils
avancent, Ă©crira Marx plus tard, « au cri de âVive la Constitution !â
poussé avec mauvaise conscience, de façon mécanique, glaciale, par les membres
du cortĂšge eux-mĂȘmes, et renvoyĂ© ironiquement par lâĂ©cho du peuple massĂ© sur
les trottoirs, au lieu de sâenfler tel le tonnerre ». Les dĂ©putĂ©s ceints
de leur écharpe vont vers le Conservatoire national des arts et métiers. Vers
14 h 30, Ledru-Rollin parvient Ă se faire ouvrir les portes de lâĂ©tablissement
et une proclamation constituant un gouvernement provisoire y est signée.
On
ressort des Arts-et-MĂ©tiers pour aller âau-devant de lâarmĂ©e pour lâencourager
Ă se joindre Ă nousâ, se souviendra Martin Nadaud. Trois pauvres barricades
sont improvisĂ©es rue Saint-Martin pour gĂȘner la cavalerie, et la troupe arrĂȘte
les députés sans que la foule réagisse plus que ça. Ils sont conduits au poste
de la garde nationale, dont Martin Nadeau sâĂ©chappe, avec deux autres
camarades, en enjambant la fenĂȘtre qui donne sur la rue Saint-Martin. Il va se
rĂ©fugier, Ă la barriĂšre de lâĂtoile, chez madame Cabet. Ledru-Rollin parviendra
Ă gagner Londres pour un exil de plus de vingt ans.
« LâĂ©ruption
colossale » prévue aura été la derniÚre journée révolutionnaire de la
DeuxiĂšme RĂ©publique quand Jenny rejoint Marx Ă Paris avec les trois enfants et
Lenchen, le 7 juillet. Jenny est enceinte pour la quatriĂšme fois et la
grossesse ne se passe pas bien. Marx est arrivĂ© sans le sou, il lâest toujours.
DĂšs le 13Â juillet, il lance des appels au secours, explique que les
derniers bijoux de sa femme sont dĂ©jĂ au mont-de-piĂ©tĂ©, quâil pourrait
peut-ĂȘtre tirer, dans un dĂ©lai raisonnable, 3 000 ou 4 000 francs dâune
deuxiĂšme Ă©dition de sa brochure contre Proudhon, (MisĂšre de la philosophie), qui âcommence Ă prendre iciâ, mais quâil
faudrait pour cela racheter dâabord les exemplaires de la premiĂšre encore disponible
Ă Bruxelles et Ă Paris. Il Ă©crit aussi Ă Ferdinand Lassalle, qui lancera une
collecte publique, sans aucune discrétion, à la grande colÚre de Marx :
« Je prĂ©fĂšre la plus grande gĂȘne Ă la mendicitĂ© publique. » Et rien nâest
rĂ©glĂ© quand, le 19 juillet, Marx reçoit du prĂ©fet de police une assignation Ă
rĂ©sidence dans le Morbihan. Sa rĂ©clamation auprĂšs du ministre de lâIntĂ©rieur
est refusée le 16 août.
Le
13 aoĂ»t, lâarmĂ©e hongroise a capitulĂ©. AprĂšs la reddition de Venise, le 22 aoĂ»t
49, il nâexiste plus dans lâempire dâAutriche un seul gouvernement
insurrectionnel.
Le 23
août 1849, un officier de police se présente rue de Lille pour signifier aux
Marx quâils doivent sâexĂ©cuter dans les vingt-quatre heures. Marx Ă©crit alors Ă
Engels que son exil dans âles marais Pontins de Bretagneâ, quâil considĂšre
comme une tentative de meurtre camouflée, lui fait juger préférable de quitter
la France, et quâil a pour perspective de fonder un journal allemand Ă Londres,
oĂč il lui donne rendez-vous. Marx quitte Paris le 24 aoĂ»t, Jenny et les
enfants ont reçu lâautorisation dây rester jusquâau 15 septembre.![]() |
On a des photos des Marx Ă compter de 1865 |
  Â
Les derniers séjours parisiens
Si la vie des Marx est désormais
anglaise, ses deux filles aßnées ayant convolé avec des Français, on reverra
Marx à Paris, et dans sa banlieue. Laura, née le 26 septembre 1845 à Bruxelles,
Ă©pousera la premiĂšre, Ă lâĂąge de 23 ans et aprĂšs deux annĂ©es de fiançailles, un
Français, Paul Lafargue, le 2 avril 1868. Jenny en épousera un autre, Charles
Longuet, ciseleur sur bronze ; « Le dernier proudhonien et le dernier
bakouniniste, que le diable les emporte ! », comme pestera papa Marx
dans une lettre Ă Engels. Le dernier bakouniniste, câest Ă©videmment Paul
Lafargue, Longuet, lui, ayant eu le bon goĂ»t de voter lâexclusion de Bakounine
de la 1Ăšre Internationale (le 7 septembre 1872) entre ses
fiançailles, en mars, et son mariage, le 2 octobre... ce qui en fait le dernier
proudhonien.
![]() |
Jennychen, future Mme Longuet, et Laura déjà Mme Lafargue en 1869 |
Les Lafargue sont partis en voyage de
noces en France le jour mĂȘme de leur mariage, puis sây sont installĂ©s le 15
octobre, 25 rue des Saints PÚres. Ils ont déménagé au 47 rue du Cherche-Midi
juste avant la naissance de leur premier enfant, Charles-Etienne, le 1er
janvier 1869. Marx vient leur rendre visite du 6 au 12 juillet, en descendant
dans un hÎtel de la rue Saint-Placide sous la fausse identité de M. Williams.
Il est préoccupé par la santé fragile de Laura, tente de persuader son gendre
dâachever ses Ă©tudes de mĂ©decine, et est venu discuter aussi dâune traduction
française du Capital. Pour ce qui est
de celle du Manifeste par Laura,
revue par Paul, elle vient dâĂȘtre ramenĂ©e Ă Londres par Jenny quand celle-ci, Ă
la suite de Jennychen et dâEleanor est venue voir le bĂ©bĂ©, Ă Paris.
Puis vient la Commune, et lâexil qui
ramĂšne les filles Marx auprĂšs de leurs parents. Les Longuet regagnent la France
aprĂšs lâamnistie de 1880. A lâĂ©tĂ© de lâannĂ©e suivante, Marx et Jenny, dĂ©jĂ
malade, accompagnés de Lenchen, visitent les Longuet et découvrent le petit
Marcel, né trois mois plus tÎt au 11 bd Thiers (auj. Karl Marx) à Argenteuil,
alors que ses aßnés avaient déjà 4, 2 et 1 an quand leurs parents ont quitté
lâAngleterre. Mais Marx rentre prĂ©cipitamment Ă Londres Ă lâannonce de la
dĂ©pression nerveuse dâEleanor.
AprÚs la mort de Jenny, au début de
décembre, Marx, qui en est tombé malade, passe à nouveau par Argenteuil, en
fĂ©vrier 1882, sur le chemin de Marseille oĂč il doit embarquer pour lâAlgĂ©rie et
son soleil guérisseur. à son retour, le 7 juin, sans barbe et sans criniÚre de
prophÚte, sacrifiées à la chaleur algéroise,
il se voit conseiller les eaux
dâEnghien oĂč il suivra une cure en juillet. Les Lafargue sâinstallent au 66 bd
de Port Royal au dĂ©but dâaoĂ»t et Marx sĂ©journe Ă leur nouveau domicile avant de
rentrer Ă Londres fin septembre. Câest donc retour de chez ses gendres quâil les
qualifie, dans une lettre Ă Engels du 11 novembre, de dernier des bakouninistes
et de dernier des proudhoniens.
![]() |
DerniÚre photo (1882) avant le rasage pour ses filles qui l'aiment en pÚre Noël |
Le 12 janvier 1883 lui parvient la
nouvelle de la mort de Jennychen et il envoie Eleanor Ă Argenteuil aider Ă garder
les enfants de sa sĆur. "Le Maure", comme on lâappelle depuis sa jeunesse, meurt
le 14 mars.