MARCHE VS
L’AMÉRIQUE II. Les quarante-huitards
français à New York
Quand la famille Marche arrive à
New York, le 14 juin 1853, seuls une cinquantaine d’autres Français débarquent
avec elle. C’est bien peu pour ne pas se sentir perdu au milieu du demi-million
d’habitants de Manhattan. Les résidents français y sont moins de six mille. Les
quarante-huitards y publient pourtant depuis cinq semaines un quotidien de
langue française, voisin immédiat, au 17 Spruce street, des prestigieux New
York Times et New York Tribune, LeRépublicain, que dirigent
Jean Souvy et Eugène Quesne. Ce dernier, évadé de Cayenne avec deux compagnons,
avait réussi à monter sur un brick américain descendant le Suriname. A
l’embouchure du fleuve, un capitaine de vapeur français, ayant eu vent de la
présence des fugitifs, avait voulu se les faire livrer ; le consul
américain, pour s’y refuser, s’était dit prêt à recourir à la force des armes.
La république américaine est donc
plutôt bienveillante aux républiques déchues de l’Europe, à leurs bannis,
exilés, fugitifs et proscrits. En septembre 1849, New York avait accueilli déjà
avec une impressionnante pompe militaire, entre l’Université et l’Hôtel de
Ville, le général Giuseppe Avezzana, retour d’un an de combats, commandant de
la Garde nationale de Gênes, puis ministre de la Guerre de la République
romaine, l’homme qui avait nommé Garibaldi général.
Garibaldi, justement, Manhattan avait
pu voir souvent, entre le 30 juin 1850 et le 28 avril 1851, la petite
barque à voile de ses loisirs forcés, qu’il avait construite avec son ami
Meucci, peinte en vert, en blanc et en rouge, et baptisée du nom de son
chapelain, Ugo Bassi, fusillé par les Autrichiens.
Le 5 décembre 1851, entre Staten
Island et le port de New York, le steamer amenant Kossuth avait été salué par une
salve de trente-et-un coups de canon partant de Governors Island, à laquelle
répondaient cent-vingt coups tirés de la rive du New-Jersey, avant les hourras
de deux cent mille personnes poussés par des accents hongrois, italiens,
français et, très majoritairement, allemands.
Kossuth avait quitté New York le
14 juillet 1852. Le 6 mars 1853, c’est Alessandro Gavazzi qui y accostait,
prédicateur barnabite, grand ami d’Ugo Bassi, et aumônier du « Bataillon
italien de la mort » dès la création de celui-ci par Garibaldi, le 18
juillet 1848.
Le 14 mars, Marc Caussidière
débarquait de ce même steamer Africa sur lequel était reparti Kossuth,
dix jours après l’investiture du nouveau président américain, Franklin Pierce.
Il était porteur de Bons de souscription d'1 franc émis par la Commune
révolutionnaire, à placer auprès des républicains locaux, et de l’adresse Au
peuple américain qu’il avait signée à Londres avec Pyat et Boichot. Cette
adresse, ils l’avaient rédigée précisément après que l’élection du 2 novembre
1852 eut choisi Pierce « dans les rangs de la pure démocratie ». Or
« Les Whigs disaient : Chacun pour soi ; les Démocrates
disent : Chacun pour tous. C’est la politique d’intervention. »
Caussidière, sous ses habits de marchand de vins et spiritueux, vient donc
demander rien moins qu’une intervention :
« Intervenez donc ! le
Nouveau-Monde doit secourir l'ancien ; la jeune Amérique doit relever la
vieille Europe, sa mère. Le culte des parents a toujours été honorable et utile
aux enfants. Intervenez ! car notre pauvre continent n'est plus qu'un cirque
païen, un cirque sanglant où vos aînés sont livrés aux bêtes pour le plaisir
des Césars. Intervenez, si vous ne voulez nous suivre tôt ou tard dans l'arène.
Le devoir, c'est l'intérêt. Intervenez, car ce n'est pas tout de vaincre la
nature, de dompter la matière, de maîtriser les éléments. Il y a pour votre
courage herculéen d'autres ennemis, d'autres obstacles, d'autres monstres à
vaincre. Les tyrans sont les ennemis du genre humain. Intervenez donc
immédiatement, spontanément. Le temps presse, prenez, prenez vite l'initiative.
Devancez, préparez votre gouvernement, s'il se peut. N'attendez pas l'action
officielle qui n'en sera que plus puissante après vos sympathies. Serrons-nous
la main ! Les monarchies ont des alliances ; pourquoi pas les
démocraties ? Les rois eux-mêmes nous ont appris la sainte-alliance des
peuples. L'alliance de la France et de l'Amérique, mais c'est la liberté du
monde, c'est la liberté invincible faisant le tour des deux hémisphères,
éclairant, échauffant, fécondant et vivifiant, comme le soleil, le globe
entier ; c'est la République démocratique et sociale universelle. »
Bien que Caussidière ne soit pas arrivé
dans un but politique, croit savoir le New YorkHerald, ses amis
lui avaient préparé un grand banquet pour le samedi suivant, mais les
inscriptions ont été si nombreuses qu’il a dû être reporté à une date
ultérieure. Du coup, le premier acte public de l’ex-préfet de police sera
l’enterrement d’Hercule Raveneau, longtemps président du Comité démocratique
français. La procession est colorée de drapeaux rouges et si, sur le chemin du cimetière
de la Baie, sa fanfare joue des marches funèbres, au retour, après les éloges
funèbres prononcés par Caussidière et Morel, c’est à la Marseillaise
qu’elle se consacre.
Comme il le faisait déjà à Londres
et à Jersey, Caussidière mêle harmonieusement commerce et politique, et ses
tournées serviront l’un et à l’autre. Il s’est domicilié commercialement chez
A.C. Rossire & Co, grosse maison de commerce du sud de Manhattan,
12 Beaver street, à deux pas du Bowling Green et du commencement de
Broadway. Représentant exclusif des champagnes Delbeck & Lelegard, c’est
sans doute avec un ravissement ironique qu’il souligne dans ses publicités du New
York Herald que cette maison a été « fournisseur de l’ex-roi Louis
Philippe et de la cour de France ».
Débarquant trois mois après son
« ami intime », on peut supposer que Marche a trouvé pour lui et sa
famille le terrain préparé.
Caussidière agrège rapidement la communauté
des proscrits, dont il prend la tête. L’écho en arrive à Paris par le Journal
des Débats du 4 Mai 1853, reprenant le New York Herald :
« Les démocrates français de New-York se sont réunis en grand nombre
samedi dernier 30 avril pour procéder à l'élection d'un comité permanent. MM.
Caussidière, Morel, Quesne, Martinache et Campdoras ont été élus au premier
tour de scrutin à une grande majorité. »
Caussidière mis à part, ils n’ont
pas participé, à Paris, à la Révolution de février 48 ; ce sont des
résistants au coup d’État de décembre 1851, des quatre coins de la province. Campdoras,
chirurgien de 3e classe de la marine, a quitté son bâtiment mouillé dans le
port de Saint-Tropez pour se mettre à la tête de l’insurrection, piller les
armes de la mairie de Gassin, village voisin du golfe, et marcher sur
Draguignan. Le Dr Martinache avait accepté, en espérant ainsi la garantir, de
présider la plus grosse coopérative lilloise (1 200 sociétaires en 1850),
que le préfet souhaitait dissoudre. Au coup d’État, il avait dû fuir par la
Belgique. C’est à Nancy qu’Eugène Quesne, ancien rédacteur du Travailleur
et du Républicain de la Moselle, avait été condamné à la déportation,
transporté à Lambessa, Algérie, puis à Cayenne, d’où il s’était évadé.
L’adresse « Au Peuple
américain » se diffuse par voie de presse : le 7 mai 1853, c’est le Courrier
des Opelousas, journal français de la petite ville de Louisiane, qui la publie.
En exil depuis déjà cinq ans,
c’est à New York que Caussidière apprend, ce 22 juillet 1853, que dans
l’affaire de la Commune révolutionnaire, pendante depuis ces arrestations
d’avril, qui peut-être ont précipité le départ de Marche, il est condamné, et
avec lui Félix Piat, Jean-Baptiste Boichot, Louis Avril et Jean-Baptiste
Rougée, à 10 ans de prison et 6 000 francs d’amende.
L’actualité newyorkaise reste arrimée
à celle de l’Europe : on s’y passionne maintenant pour l’affaire Koszta.
Ce républicain hongrois, partisan de Kossuth, réfugié aux États-Unis et en voie
de naturalisation, s’est trouvé pour affaires à Smyrne. Il y a été arrêté par
les Grecs et livré aux Autrichiens qui l’ont mis aux fers sur l’un de leurs
navires. Les protestations du consul américain sont restées vaines. Sur ces
entrefaites, une corvette de la navy, l’USSSaint Louis,
vient à mouiller à Smyrne. Son capitaine, Duncan Ingraham, se fait conduire
auprès du prisonnier. La question qu’il pose à Martin Koszta tient en peu de
mots :
— Avez-vous demandé la protection
des États-Unis ?
— Certainement.
— Eh bien vous allez en mesurer
l’effet !
Là-dessus, il se tourne vers les
Autrichiens pour leur dire que si d’ici quatre heures leur prisonnier
n’est pas à son bord, il ouvrira le feu.
Le 20 août, c’est à l’appel de
Campdoras, Caussidière, Martinache et Morel, que des délégués allemands, polonais,
italien se réunissent au Shakespeare Hotel, sur William Street pour préparer un
hommage solennel au nouveau héros de tous les républicains de New York :
Ingraham. Campdoras est élu à la tête du comité de préparation chargé de lui
obtenir aussi une médaille d’or du Congrès.
Le 22 septembre, jour
anniversaire de la proclamation de la Première République française, cinq mille
personnes se pressent au Metropolitan Hall, la salle du 624 Broadway, « sans
rivale dans le monde pour le nombre des sièges et le luxe de la décoration », à
en croire le Putnam's Monthly.
A droite de la tribune, la
bannière de la République romaine, où s’inscrit la devise mazzinienne Dio e
Popolo (Dieu et le Peuple) ; à gauche, celle de la Hongrie proclame,
en magyar : Justice, Liberté, Égalité ; entre les deux, les étendards
de Cuba, de la Pologne, des États-Unis. Sur une large banderole, l’assurance
que donna le capitaine Ingraham à Martin Koszta : “Do you claim the
Protection of the United-States ? Then you shall have it !“ Un autre
calicot affiche : “Liberté civile et indépendance religieuse partout dans
le monde.“ Quand le porteur français d’un drapeau rouge, frappé du triangle
noir égalitaire et de la devise républicaine “Liberté, Égalité, Fraternité“,
soulignée par “Union socialiste“, « entra dans la salle, écrit le New York
Daily Times du lendemain, le public fut en proie à une frénésie insensée.
Jamais homme n’a connu accueil plus chaleureux. »
On écoute le sénateur John P.
Hale, candidat malheureux du parti abolitionniste à l’élection présidentielle
de novembre précédent ; le patriote cubain Porfirio Valiente, membre de la
Junte révolutionnaire repliée à New York ; Conrad Schramm, de la Ligue des
Communistes de Marx et Engels et leur proche ami. Une lettre de Garibaldi est
lue ; Padre Gavazzi est là.
Pour les quarante-huitards
français, l’orateur n’est pas Caussidière, dont les Montagnards, ceinture rouge
à la taille et bonnet orné du triangle égalitaire, avaient été à l’époque comme
enroulés dans ce drapeau même qui vient de susciter le délire de la salle ;
ce n’est pas non plus Marche, l’ouvrier qui a dicté « ce décret où le
Gouvernement provisoire, à peine formé, s'engageait à assurer l'existence des
travailleurs par le travail, à fournir du travail à tous les citoyens,
etc. » La parole est donnée au vétérinaire et poète Félix Vogeli, de
Chartres, condamné à l’expulsion de France pour avoir « tenu, dans la soirée du
3 décembre [1851], des discours en public dont l'effet immédiat a été de porter
les populations à insulter grossièrement les autorités. » Il s’est établi
à New York depuis déjà un an.
La réunion se termine par l’hymne
national polonais, puis par la Marseillaise. La salle entière se lève à
ses échos, mains et mouchoirs s’agitent au-dessus des têtes, vivats ; on
escalade la tribune pour déployer dans l’air tous les drapeaux qui la décorent.
Le Yankee doodle clôt définitivement la soirée.
L’entrée politique de Caussidière
dans la société newyorkaise a eu lieu le 6 septembre lors de la
célébration par les « Gardes Lafayette » de l’anniversaire de
naissance du Héros des deux mondes, sous le patronage duquel cette milice
urbaine est placée depuis 1820. Le banquet se tient à Elm Park House, dans ce
qui est alors le village de Bloomingdale et aujourd’hui à peu près l’angle de
Columbus avenue et de la 91ème rue. Quelqu’un porte un toast « Au citoyen Caussidière »,
relate le New York Times ; la salle applaudit chaudement. Il se
lève, remercie pour l’accueil qui lui est fait. Il dit qu’à l’avenir, comme par
le passé, il sera guidé par les impératifs du devoir. « Mais la France,
ajoute-t-il, n’est plus la république. Nous avons suivi l’exemple des
États-Unis, nous avons confié au président quatre années de pouvoir ; il détient
entre ses mains l’entièreté de la puissance publique ; il l’a utilisée
pour détruire la liberté. La France est aujourd’hui piétinée ; mais elle
se relèvera ; elle lavera la tache du 2 Décembre. Ces évènements ne
sont encore ni connus dans tous leurs détails ni complètement compris. La
France a été conquise par surprise, de nuit, pendant son sommeil. Elle n’a pas
prêté la main à sa propre ruine. Elle a été trahie par des hommes
corrompus ; les hommes au pouvoir se sont parjurés pour la détruire. Pour
ce qui est de nous, nous ne pouvons faire mieux qu’une guerre de propagande,
jusqu’à ce que nous soyons en état de recourir à des moyens plus décisifs.
L’Angleterre est en danger. Les
despotismes cherchent à s’unir pour mettre à bas sa constitution ;
ensuite, si ce pays reste sans réaction, nous serons attaqués à notre tour et
traînés dans la poussière. Dans l’intérêt de leur propre sécurité, l’Angleterre
et l’Amérique doivent soutenir leur unique ami : la démocratie de l’Europe
continentale. C’est par cette démocratie, et par cette démocratie seulement,
que l’Europe et l’Amérique seront sauvées. »
Le Républicain diffuse
alors les mêmes analyses : le tsar Nicolas de Russie et Louis Napoléon
Bonaparte seraient secrètement alliés ; toutes les chancelleries d’Europe
auraient pour principe directeur la haine de l’Angleterre et des États-Unis.
De même qu’à Londres la Commune
révolutionnaire entretenait des liens étroits avec l’association
d’éducation ouvrière des exilés allemands, l’Arbeiterbildungsverein,
avec les socialistes polonais ou les chartistes d’Ernest Jones, quand
l’association des proscrits français se formalise, c’est dans la perspective
d’une union des démocrates de toutes les nations, que résume son titre :
Société de la république universelle. A sa fondation, le 8 octobre 1853, aux
noms déjà cités lors de la préfiguration du 30 avril, s’ajoutent Bacarisse,
ancien avoué ayant « pris part aux troubles qui ont eu lieu dans
l'intérieur de Marmande » et condamné à l’expulsion par la commission
mixte du Lot-et-Garonne, et des membres d’une émigration pré-républicaine,
datant des dernières années 1830 : Pierre Gerdy, cordonnier, déjà naturalisé
américain depuis janvier, ou Bernard St-Gaudens, un autre cordonnier, parti
après son tour de France de compagnon, ayant passé dix ans à Londres puis à
Dublin pour débarquer finalement à Boston à l’automne 1848. Il est nommé
trésorier de cette SRU qui va s’étendre sans trop de difficultés aux villes de
la Louisiane historique, celles qui ont gardé le français dans leur nom :
La Nouvelle Orléans et Saint-Louis.
« Un Socialiste Américain »,
Albert Brisbane, « dont les parents possèdent des terres dans la proximité
de Nauvoo et qui a des renseignements très exacts sur ce pays », donnait
ainsi son avis au Populaire du 15 avril 1849 : « Je crois
devoir répéter, en terminant, que je considère la ville de Nauvoo comme un
point très favorable, le climat en est sain, et le pays défriché. Il est arrosé
par un fleuve magnifique qui vous met en relation directe avec l’Océan, et par
conséquent avec la France. On peut y acquérir à bon marché des fermes en pleine
culture, et on a l’agrément d’habiter le voisinage de Saint-Louis, ville
importante, d'origine française, et qui possède encore beaucoup de Français. »
Cette verticale du Mississippi,
qui est alors la frontière ouest d’une Union à trente-et-un États, après
laquelle il n’y a plus que des « territoires » jusqu’à la lointaine
Californie, là-bas, sur le Pacifique, quarante-cinq Icariens, partis du Havre
le 8 septembre 1853 sur le Sea Queen avec cent-vingt autres Français et,
majoritairement, des Badois, Bavarois, Hessois, Wurtembergeois, Suisses sans
compter quelques Savoyards, sont en train de la remonter.
Jean Veniger, 61 ans, est mort
durant la traversée ; les six Yunger font défection à l’arrivée à
Saint-Louis, le 19 novembre. Les rescapés atteignent trois jours plus tard Keokuck,
terme du service fluvial remontant, où ils attendent les charriots et le bateau
à fond plat de la colonie, et ce n’est que le 23 novembre que Cabet peut présider
à leur admission dans la communauté de Nauvoo.
Tandis qu’à New York, le Républicain
ouvre ses colonnes à deux transfuges qui arrivent de la colonie icarienne.
Si à Saint Louis le tiers de la
population parle le français selon Louis Cortambert, installé là depuis 1840 et
qui s’apprête à y lancer un hebdomadaire de langue française, la Revue de
l’Ouest, les Allemands, vingt fois plus nombreux que les Français ici comme
à New York, ont l'Anzeiger des Westens (l’Indicateur de l’Ouest), qui
est non seulement quotidien mais aussi le plus fort tirage de la presse locale
toutes langues confondues !
Pour l’anecdote, l’Anzeiger
est dirigé par deux hommes qui ont été, en 1844, les deux premiers
propagandistes « marxistes » de Paris : Heinrich Börnstein, et Karl
Ludwig Bernays. Le second, collaborateur de ces Annales franco-allemandes
de Karl Marx et Arnold Ruge, qui n’auront eu qu’un numéro, rue Vaneau, avait
pris début juillet la direction du Vorwärts, écho des « nouvelles
de Paris concernant les arts, les sciences, le théâtre, la musique et la vie
sociale », publié par Börnstein et le compositeur Meyerbeer à l’angle de
la rue des Moulins et de celle des Petits-Champs, dans le quartier des
théâtres, et en avait fait un organe politique radical où se côtoyaient Marx,
Engels, Heine, Bakounine et on en passe…
Ce sont les puissants journaux des
Acht-und-vierzigers, des quarante-huitards allemands, qui dès que le
nonce du pape a posé le pied sur le sol américain ont posé la question : “Wo
ist Monsignor Bedini ?“, Qui est Mgr Bedini ?, pour répondre :
« le Boucher de Bologne », celui qui, gouverneur de la ville, a livré
aux Autrichiens — ou, à tout le moins, les a laissé fusiller sans intercéder en
sa faveur, le patriote garibaldien Ugo Bassi.
Outre l’Anzeiger, Börnstein
est également président de la Société allemande des hommes libres, trois cents
membres à Saint Louis, deux centres sociaux et scolaires, deux cent
quarante-sept élèves, enseignement gratuit pour les plus pauvres, pas plus de
50 cents par mois pour les autres.
C’est du Freeman’s Hall, siège de
la société homologue de Cincinnatti, sur Vine Street au-dessus de la 12ème
rue, que le 24 décembre 1853, part le cortège en direction de
l’archevêché dont Bedini est l’hôte. « Une police hors-la-loi, — ce sont
les mots du correspondant local du New York Tribune, — charge violemment
le défilé pacifique et le moindre Allemand stationnant sur les
trottoirs. » Elle fait un mort, le jeune Eggerling, quinze blessés, dont
un ancien membre du conseil municipal, M. Stolz, et fourre en prison
soixante-trois personnes. « La vraie émeute, c’était celle des
policiers », conclut l’article.
1854 s’annonce comme une année archétypique
de la vie républicaine française à New York, qui va de la célébration de
l’anniversaire de 1848 à celui de 1792. Entre les deux, la Revue de l’Ouest
de Saint Louis aura écrit, dans son numéro du 3 juin, « Si nous
demandons le mot qui résume le mieux l’histoire et le génie de la France, tout
le monde répondra : Révolution. »
Le 24 février, donc, pour
l’anniversaire de l’avènement de la Deuxième République, un défilé de quelques
centaines de Français, Italiens, Cubains, Espagnol, Allemands, Hongrois, Slaves
et Polonais part avec drapeaux, insignes et fanfare du tout nouveau siège de la
SRU, 80 Leonard Street (entre Church et Broadway). La salle de réunion s’en
orne, en très gros caractères, d’un vers des Châtiments que Hugo écrivit
à Jersey en octobre 1852, de cette absolution qu’y donne au tyrannicide
Harmodius la Conscience :
“TU PEUX TUER CET HOMME AVEC
TRANQUILLITÉ“.
On va de là, par l’Hôtel de Ville,
le City Hall, au siège du Républicain qui, au 17 Spruce Street, est
dans le quartier des journaux, à l’égal du New York Times et du New York
Tribune. Puis l’on gagne le Shakespeare Hotel, sur William street, pour une
réunion et un banquet de deux à trois cents personnes. Avezzana, Caussidière,
Rodriguez, de Cuba, Maggi, de Rome et le Polonais Spartzec y discourent chacun
dans sa langue, à l’exception notable de M. Rose qui parle quatre langues à la
fois ! On porte des toasts « A l’abolition de la royauté en Europe et
de l’esclavage aux États-Unis ! », « A Barbès, le Bayard de la
démocratie ! », « Aux patriotes de Cuba ! » etc.
De tous les présents, seuls
Caussidière et Marche ont été sur les barricades de Février.
En septembre, peut-on lire dans la
presse, « l’anniversaire de la proclamation de la République française de 1792
a été célébré par quelques-uns des résidents français de notre ville, parmi
lesquels Marc Caussidière, le Préfet de Police de Paris en 1848. Les
participants sont partis ensuite en excursion vers Staten Island. »
Joseph Déjacque ne figurait sans
doute pas dans les participants. La petite colonie newyorkaise ne l’avait probablement
pas vu arriver au printemps sans quelque malaise, spécialement Caussidière, qui
le connaissait de Londres et de Jersey. Deux ans plus tôt, le 24 juin 1852,
au quatrième anniversaire donc des massacres de juin, les exilés londoniens
enterraient au cimetière d’Hampstead le cordonnier François Goujon, victime de
ses conditions misérables d’existence. Ledru-Rollin, Louis Blanc, Caussidière,
Félix Pyat, Nadaud, les deux Leroux, Greppo, Martin Bernard, tous
ex-représentants du Peuple, qui ont conduit le cortège s’apprêtent à se séparer
quand — on laisse Gustave Lefrançais, dans ses Souvenirs d’un
révolutionnaire, raconter la suite — « Tout à coup émerge
un homme, jeune encore et pourtant déjà presque chauve, la figure hâve et
blafarde, au regard à la fois triste et narquois, véritable type enfin de
prolétaire parisien. Le colleur de papier, Déjacque, le poète des misérables,
relie cette scène à l’anniversaire de Juin 1848 et lance, aux mitrailleurs des
prolétaires, cette vigoureuse apostrophe : “Alors, comme aujourd’hui, / En Juin
quarante-huit, / C’était jour d’hécatombe ; (…) Aujourd’hui, comme alors,
assassins et victimes / Se trouvent en présence ! / Ceux qui nous
proscrivaient, à leur tour sont proscrits. (…) Le coup d’État de Juin, ce
vampire anonyme, / En vous, tribuns, en vous, bourgeois, s’est incarné, / Et
Décembre n’en est que l’enfant légitime.“ »
Déjacque avait réitéré à Jersey, le
26 juillet 1853 — Caussidière n’y était plus mais les nouvelles circulent entre
les deux rives de l’Atlantique — lors des obsèques de la proscrite Louise
Julien, morte à 38 ans. Prenant la parole après Victor Hugo, qui a clos
son éloge funèbre d’un « Vive la République universelle », (soit le
nom exact de cette SRU newyorkaise que l’ex-préfet de police a contribué à créer),
le colleur de papiers peints explique que poursuivre la réalisation du rêve de
Louise Julien « c’est d’employer au service de la révolution sociale, au
triomphe de l’idée égalitaire, la pensée et la parole, le bras et l’action,
l’encre et le salpêtre. », ce qu’il résume d’un « Vive la république
démocratique et sociale ! »
Hugo en avait pris quelque
ombrage : « Ici, nonobstant une décision prise à la presque
unanimité, le Déjacque que vous connaissez a cru devoir parler après
moi », écrit-il à Victor Schoelcher le 2 août. « J’ai déclaré à
la proscription que, puisqu’elle ne savait pas faire respecter ses décisions,
je ne consentirai plus à me faire le porte-voix de tous. »
La Société de la République
universelle accepte cependant de prêter la salle de ses séances au trublion pour
une lecture publique de sa Question révolutionnaire, un texte rédigé à
Jersey les années précédentes. Mais la lecture n’en est pas plutôt faite que la
SRU s’en désolidarise par un communiqué envoyé au Républicain :
« La Société de la République
universelle la Montagne désirant faciliter autant qu’il est en son
pouvoir la propagande républicaine, a décidé qu’elle prêterait la salle de ses
séances, chaque fois que la demande lui en serait adressée par une société
démocratique n’ayant pas de lieu fixe de réunion, ou lorsqu’un citoyen
désirerait faire une lecture ayant pour but le développement des principes
républicains.
Conformément à cette résolution,
le citoyen Joseph Déjacque a été admis à lire, devant un nombreux auditoire, un
travail sur la question révolutionnaire.
Dans ce travail se trouvent émises
des pensées anti-sociales contre lesquelles les membres de la Montagne,
à l’unanimité, ont résolu de protester énergiquement. Loin de faire la
guerre à la civilisation par des moyens criminels, ils veulent préparer la
réforme des abus et activer la marche bienfaisante de la civilisation, en
prenant toujours pour point de départ et pour but l’équité et la fraternité. »
Quand, quelques semaines plus
tard, Déjacque publie son texte dans une brochure vendue 25 cents, il le
fait précéder du communiqué de la SRU et de la réponse qu’il lui a donnée :
« Sans doute la religion, la famille, la propriété, le gouvernement sont
votre arche sainte, et cela ne me surprend pas. Sans gouvernement, vous ne
pourriez espérer de places de préfets ou de commissaires de police » — on
voit que Caussidière est visé ici individuellement mais, finalement, les
dirigeants de la Montagne le seront tous — « sans la religion, enfin,
vous n’auriez pas un tas de gens crétinisés pour vous regarder sans rire quand
vous passez en procession par les rues de New York ou que vous posez
superbement dans votre salle des séances déguisés en représentants de l’autre Montagne,
celle à 25 F par tête. »
[Une indemnité de 25 francs par
jour pour la durée de la session parlementaire avait été décidée le 5 mars 1848
pour que chacun, et plus seulement les possédants, puisse être député. Un
ouvrier gagnait alors 1,50 à 2 francs par jour. Déjà le 13 mai, lors d’une
première manifestation de soutien à la Pologne sur les boulevards, on avait
lancé aux députés : « A bas les 25 francs ! » Victor Schoelcher, faisant
l’Histoire des crimes du 2 décembre, écrira en 1852 :
« Les gagistes du suffrage universel, les vingt-cinq francs ! ainsi
nous appelaient follement quelques-uns même de nos propres amis. »]
Sur le fond, Joseph Déjacque
tranche ainsi la Question révolutionnaire : « Le droit au
travail, voilà ce qui, dans les formules de 48, a le plus vivement impressionné
les prolétaires. Voilà le coin qui, à défaut de la sape, pénétrera dans les
entrailles de la propriété et finira par en avoir raison. Mais il ne s’agit
pas, comme en Février, de le proclamer en principe, il faut le décréter
matériellement, le solidifier, lui donner un corps (…) Déclarer crime et délit
l’exploitation de l’homme par l’homme. (…) Que celui qui aura un atelier, des
outils, s’il ne l’occupe, s’il ne les fait fonctionner seul, soit tenu de
s’associer ceux qui travailleront avec lui. (…) Capital ! monstre aux
nerveuses rapines, ton heure a sonné aussi au cadran de la réprobation
publique, et tu n’échapperas point au harpon du droit au travail ! Puisse
la propriété personnelle qui t’a vomi ne pas échapper quelque jour au même
destin, et l’humanité se baigner bientôt librement dans les ondes bleues de la
communauté ! »
N'est-ce pas là ce que Lamartine
appelait « le programme de l’impossible » en le prêtant à Marche :
« l’extermination de la propriété, des capitalistes, la spoliation,
l’installation immédiate du prolétaire dans la communauté des biens, la
proscription des banquiers, des riches, des fabricants » ?
Entre Caussidière et Déjacque, de
quel côté penche Marche ? Quelle part prend-il à ces débats si l’entretien
d’une famille de quatre enfants lui en laisse la possibilité ?
L’annuaire newyorkais pour 1854-55
a dans ses colonnes Déjacque, Joseph, “poseur de papier peint“, au bout de la
rue Laurens (devenue ensuite West Broadway), donnant sur le canal (auj. Canal
street), ce bout que l’on appelle la rotten row, la rangée pourrie,
antre de voyous notoires, entre taudis et bordels. Caussidière, Marc, “imprimeur“ — (il est membre
en effet du comité directeur de l’Imprimerie démocratique française, nouvel
éditeur du Républicain) — est au 15 Pine Street (l’emplacement actuel du Trump
building !). Du mécanicien Marche, nulle trace.
Depuis le printemps, New York
discute de l’ouverture à la colonisation des territoires à l’ouest du fleuve
Missouri. Le gouvernement fédéral avait déplacé là les Indiens des plaines
vivant à l’Est du Mississippi, qu’il va maintenant pousser plus loin, vers
l’Oklahoma, pour ouvrir la voie au chemin de fer transcontinental. Deux
nouveaux États doivent naître à terme de la colonisation, le Kansas et le
Nebraska. La loi prévoit que le choix de l’esclavage ou de la liberté y sera réservé
à la « souveraineté populaire ». Les abolitionnistes de Nouvelle
Angleterre y voient l’opportunité d’empêcher le futur Kansas d’adopter
l’esclavage où le voisinage du Missouri le pousserait : il suffit d’y
envoyer un grand nombre d’émigrants adeptes de la liberté. Un homme politique
du Massachussetts, Eli Thayer, lance dans ce but sa « croisade du
Kansas » dès la mi-mai.
Le Kansas-Nebraska Act est
promulgué fin mai ; à mi-juillet, la New England Emigrant Aid Company,
société d’aide à l’émigration, voit le jour sous le slogan :
« Scieries à vapeur et Liberté ». La société, outre un accompagnement
des volontaires dans toutes leurs démarches puis à toutes les étapes du
parcours, construira pour leur arrivée dans ces terres vierges trois scieries
et un moulin à farine. Des réunions publiques se tiennent à New York et dans toutes
les villes de Nouvelle Angleterre ; le New York Tribune d’Horace
Greeley — l’un des fondateurs du nouveau parti républicain —, et le New York
Evening Post de William Cullen Bryant sont mis à contribution. Le 20
juillet, quatre cents émigrants du Massachussets arrivent à Saint Louis,
Missouri ; le 1er août, l’établissement de Wah-ka-ru-sa est
fondé à une quarantaine de kilomètres en amont de Kansas City. (L’Emigrant
Aid Company le baptisera bientôt Lawrence, du nom de son principal bailleur
de fonds.)
Deux proscrits français au moins,
newyorkais de fraîche date, partent pour le Kansas dans cette atmosphère-là. Le
premier, Gilbert Billard, 38 ans, est un agriculteur de l’Allier, arrivé
après son évasion de Cayenne et rejoint à New York par son épouse, Antoinette,
et leurs deux fils Charles et Julius. Le second, Charles Sardou, ouvrier
bouchonnier de 30 ans, ayant échappé à la répression de la journée
insurrectionnelle hyéroise du 5 décembre 1851 par sa fuite à Nice (alors partie
du royaume Sarde), a débarqué à New York à la fin de janvier 1854, avec
Joséphine, son épouse et leur fils, né pendant la traversée et qu’ils ont
baptisé Freeman. Si l’on en croit une encyclopédie du Kansas passablement
farfelue, ils seraient les premiers blancs à avoir posé le pied, dès le
28 août, sur des terres situées elles aussi sur la rive du Kansas mais quarante
kilomètres plus en amont de Wah-ka-ru-sa, que neuf agents prospecteurs de l’Emigrant
Aid Company ne découvriront qu’au mois de novembre. Ce sont ces derniers
qui lui donneront son nom : Topeka.
La colonisation se passe
ainsi : on repère un endroit favorable, on le délimite, sachant qu’on a
droit à 160 acres au plus, on s’y installe de façon évidemment sommaire parce
qu’on est au milieu de nulle part, et on file en revendiquer la possession
auprès du bureau foncier quand il s’en sera établi un. Ensuite, on attend,
souvent plusieurs années, que le cadastre soit légalement établi et que le
gouvernement vous vende à 1,25 $ l’acre, assortie d’un titre de propriété,
la terre que vous squattiez jusque-là. Entretemps, il aura fallu évidemment
s’en éloigner le moins possible, éventuellement la défendre par les armes.
Le 9 octobre 1854, le New
York Daily Times, concurrent du Tribune, publie un reportage :
son correspondant vient d’effectuer le trajet Saint Louis - Kansas City en
compagnie d’Andrew Reeder, nommé gouverneur du territoire pour y mettre en
œuvre la loi Kansas-Nebraska. Il faut alors trois jours de navigation sur le Polar
Star, le plus rapide des vapeurs, pour atteindre la ville de
600 habitants, tête de pont de l’Emigrant Aid Company. Là comme à
Wah-ka-ru-sa, le journaliste se voit au regret de l’écrire, la situation n’a
rien à voir avec la couleur du rose (en français dans le texte), sous lequel
la compagnie la dépeignait. Les promesses faites à ses protégés (idem)
n’ont pas été tenues. Le groupe qu’il voit débarquer du Banner State lui
rappelle malheureusement les Irlandais tout aussi désemparés sur un quai de New
York, abandonnés aux aigrefins qui les plument. Après dix jours de voyage, des
dépenses de route plus élevées qu’annoncées, des proches ou des bagages restés
en arrière, on ne leur propose qu’un hôtel malpropre à 1 dollar et 25 cents
par jour quand ils étaient censés trouver un hébergement à 1 dollar et demi la
semaine ! A Wah-ka-ru-sa, ce n’est pas beaucoup mieux, la compagnie s’y est
réservée les meilleurs terrains tandis qu’à côté éclatent d’aigres conflits.
Alors le journaliste y va de ses
conseils : si la compagnie vous propose des billets à prix réduits,
prenez-les mais voyagez individuellement ; munissez-vous de toutes les
provisions nécessaires au voyage et, à l’arrivée, soyez prêt à leur filer entre
les doigts. Suivent des conseils pratiques : le train New York – Saint
Louis, par Buffalo et Chicago (ligne de la rive du lac), coûte 27 $ pour un
trajet d’environ deux jours ; on y trouve des repas à 50 cents, mais les
correspondances ne sont pas toujours respectées, ce qui peut entraîner des
frais d’hôtel. De Saint louis à Kansas City, c’est 10 à 12 $ selon la rapidité
du bateau, repas compris ; certains vapeurs ne partent que lorsqu’ils sont
complets. Le meilleur hôtel de Saint Louis est à 2 $ par nuit. Pour finir,
sachez que les gens du coin sont plutôt hostiles aux abolitionnistes, qu’ils traitent
de « voleurs de nègres ».
Billard et Sardou, partis sans
leurs familles, ont certainement écrit ; leurs lettres ne sont pas
connues. On a, en revanche, celles adressées à son épouse, à Meadville,
Pennsylvanie, par Cyrus Kurtz Holliday, l’un des neuf prospecteurs de la Company,
les 10, 24 et 31 décembre 1854. Il en ressort qu’à Topeka, ils sont trente
en tout, des hommes uniquement, dans les cabanes sans fenêtres qu’ils se sont bâties
comme ils ont pu. Il porte la même chemise depuis deux semaines, dort tout
habillé avec bottes et chapeau, enroulé dans deux couvertures et une peau de
bison, sur un peu de paille étalée. Trois fois par jour, la même pitance : bouillie
de gruau, mélasse et bacon, mêlés de beaucoup de poussière. Mais le climat est
très agréable, il n’y a pratiquement pas eu de gel, à peine de neige ; il
vient de passer toute la semaine, la dernière de décembre, en bras de chemise.
Il a déposé une revendication sur une parcelle, il en espère une issue
favorable.
Le gouverneur Reeder est passé par
Topeka le 9 décembre, poursuit Cyrus Kurtz Holliday, et il a eu des mots très
encourageants. Ils espèrent une scierie à vapeur pour bientôt, ce qui leur permettrait
de construire de vraies maisons. Lui a été élu président de leur
association pour le premier semestre de l’année prochaine. Il redoute des
problèmes possibles avec les Missouriens…
Ces problèmes vont en effet se
concrétiser rapidement sous la forme des Border ruffians (les Bandits
frontaliers), qui vont mener des raids d’intimidation pour tenter d’imposer
l’esclavage.
Marche n’a pas participé à ce
grand mouvement pour instaurer la liberté par l’émigration agricole. Mais parce
que le 25 février 1848, lors de son irruption fracassante dans la réunion du
gouvernement provisoire, il était porteur d’une pétition rédigée par un
« rédacteur de la Démocratie pacifique », et qu’on a pu le penser
« fouriériste », peut-être est-il toujours attentif à ce qui touche ce
mouvement ?
Le 6 septembre 1854, le New
York Times publie une lettre de l’associationniste Marx Edgeworth Lazarus.
Le jeune médecin, familier du phalanstère de Brook Farm, près de Boston,
jusqu’à ce qu’un incendie mette fin à son existence, et assidu maintenant du
North American Phalanx du New Jersey, s’indigne de l’arrestation et de
l’incarcération par la police belge de Victor Considérant. Comment est-il
possible que le chef de l’école sociétaire, qui ne se soucie plus de politique
européenne, tout tendu qu’il est vers son départ pour les États-Unis où il doit
établir la colonie dont il vient de tracer les fondements, en avril, dans sa
brochure, Au Texas, ait été ainsi jeté en prison ? Seule hypothèse vraisemblable :
on aura mal interprété l’achat de fusils dont Albert Brisbane lui avait
recommandé de faire provision pour parer à toute attaque éventuelle de bandes
de Comanches.
Considérant était en effet,
l’année précédente, au moment où Marche arrivait à New York, parti explorer, en
compagnie d’Albert Brisbane, l’introducteur du fouriérisme en Amérique, qui, en
1834, prénommait son premier fils Charles Fourier, et du major Merril, de
l’armée américaine, des sites d’établissement possibles. De Cincinnati, en
descendant l’Ohio puis le Mississipi et en remontant la Red River, ils
étaient parvenus au nord-ouest du Texas, qui l’avait enthousiasmé. Il avait
aussi rencontré des anciens de Brook Farm, le pasteur John Allen et sa
jeune épouse Ellen (sœur cadette de Marx Lazarus), qui avaient prénommé leur
fils de son nom : Victor Considérant. C’est dire s’il était attendu.
Retour à son exil belge, la
librairie phalanstérienne avait publié Au Texas, et le 2 rue de Beaune,
à Paris, enregistrait les souscriptions.
Au sortir de ses neufs jours d’encellulement,
Considérant rédigeait, le 30 août 1854, Ma justification, se
terminant par ces mots : « ALLONS-NOUS-EN ! ALLONS-NOUS-EN BIEN
VITE !... », et par ce « P. S. : Voilà quelques vingt ans
que nous nous ruinons à répandre nos idées… Nous allons maintenant nous
enrichir, — et éclairer le monde, — en les semant en bonnes terres. Quand
les Civilisés verront que le Phalanstère est une bonne affaire, soyez
tranquilles, sa fortune dans le monde sera bientôt faite… Mais chut ! ceci
est entre nous… Attention à ne leur en dire pas plus, sur ce point, que de
nos noms et de nos adresses !... »
Sa détention avait retardé le
départ de ses éclaireurs : François Cantagrel, fondateur de la Démocratie
pacifique, député, insurgé du 13 juin 1849, réfugié en Belgique et condamné
par contumace à la déportation, et le jeune étudiant en médecine belge Edmond
Roger, parlant l’allemand et un peu d’anglais.
Le 28 septembre 1854, des
délégués de l’Ouvrier Circle (américains), de l’Arbeiterbund (“Fédération
des travailleurs“, nouvelle organisation socialiste allemande), du Turnerbund
(société gymnique et culturelle), de la Freie Gemeinde (libre-penseurs),
de la Free Democratic League (abolitionnistes), de la Social Reform,
de la Democratic Union (naturalisés), des Démocrates cubains et polonais ;
les sections italienne et française de la République universelle, cette
dernière étant l’hôte, tiennent leur réunion bimensuelle dans la salle au
slogan tyrannicide du 80 Leonard street. Le colonel Forbes y attire l’attention
sur la lettre envoyée par le Comité d’aide aux réfugiés politiques en
Angleterre, signée de Victor Hugo, du docteur Jacques Barbier, de l’ex-député
romain Luigi Pianciani, du polonais Zeno Swietoslawski et du hongrois Sandor
Téléki. Un M. Wiechel dit que pareille lettre montre que Hugo sait peu de
choses des États-Unis. Benjamin F. Price explique qu’il faudrait lui écrire que
nombre d’américains natifs comme lui-même, et pas seulement des réfugiés
étrangers, traînent dans les rues en se demandant comment ils vont payer leur
garni. Ce serait une grave erreur de croire qu’ici, indépendamment des riches,
tous ont leurs besoins satisfaits.
On décide qu’un projet de réponse
sera soumis à la prochaine assemblée.
Le colonel Forbes en donne lecture
le 11 octobre. On y explique que se développe dans tout le pays une puissante
organisation de natifs, connue sous le nom de Know Nothing, qui a pour
but de priver les étrangers des droits dont ils jouissent actuellement. Le projet
de réponse cite un éditorial expliquant qu’un grand nombre d’immigrants s’en
retournent en Europe, parfois sur le même bateau qui les a amenés, du fait des
conditions de travail, de la cherté des prix comparés au niveau des salaires, de
l’hostilité envers les immigrants qu’ont suscitée les Know Nothing. Telle
est la vérité crue.
La lettre se fait encore plus
didactique : une fois énoncé que la place d’un homme politique est au plus
près du champ de bataille, sous-entendu pour Hugo et les autres en Angleterre, les
Américains rappellent que les pionniers agricoles trouveront certes dans leur
pays de la terre à bas prix, mais qu’il faut attendre au moins un an pour en récolter
les fruits ; et comment écouler sa production, acheter vêtements ou tout autre
bien quand il n’y a pas de marchés à proximité, en l’absence de tout moyen de
transport ?
Concernant les ouvriers, les bras qui
cherchent un travail sont plus nombreux ici que les travaux en attente. Avec la
récession qui frappe le pays, cet hiver, il n’est pas rare que l’ouvrier natif
lui-même, malgré ses relations, reste sans emploi. Comment un réfugié politique,
ignorant jusqu’à la langue, en trouverait-il un ?
On évoque ensuite l’esprit
américain, celui des pionniers fondateurs luttant pour la survie matérielle,
« qui a semé le chacun pour soi sur ce sol vierge où seules la fraternité
et la philanthropie auraient dû s’enraciner » ; le poids des clergés,
naturellement conservateurs, opposés à la moindre critique de l’autorité dans
quelque domaine que ce soit. Enfin l’esclavage, qui va occuper tout le restant
de la lettre.
« L’emprise de l’esclavage se
fait sentir sur le moindre recoin du territoire, y compris ceux dont il est
censément exclu. Sans l’esclavage, ce pays serait le plus progressiste et le
plus puissant que le monde n’ait jamais connu. (…) Les États libres, à eux
seuls, s’ils n’étaient entravés par les États esclavagistes, pourraient par
cette proclamation : “Liberté pour tous“, dissiper les ténèbres qui
recouvrent l’Europe et apporter la délivrance aux peuples opprimés. Mais aussi
longtemps que la Liberté restera engagée dans une alliance contre nature avec
l’esclavage, il ne faut s’attendre à aucun altruisme envers les libéraux qui
ont fui la persécution de leur pays. Si quelque mouvement révolutionnaire
commençait à poindre et s’il s’avérait suffisamment fort pour laisser espérer
sa victoire, alors il se peut que la partie la plus éclairée et la plus
généreuse de la population pût contribuer à fournir une aide matérielle, en
dehors du gouvernement des États-Unis, duquel aussi longtemps qu’il demeure
sous l’emprise de l’esclavage, rien de bon ne peut venir.
La lutte entre la liberté et
l’esclavage vient de s’engager dans ce pays, paradoxalement grâce à
l’introduction par le sénateur Stephen A. Douglas et cette petite fraction
pro-esclavagisme du parti pseudo démocrate se qualifiant abusivement de Jeune
Amérique, de la loi Kansas-Nebraska.
Si le principe de liberté s’en
trouve revitalisé en Amérique, alors peut-être pourrez-vous recevoir de ce
quart du globe quelque geste de sympathie ; du principe d’esclavage, il ne
faut rien attendre — pas plus qu’on ne peut, quand on aime la liberté, passer
quelque alliance que ce soit avec le principe opposé ; pas plus qu’on ne
le pourrait avec le tsar esclavagiste. »
Datée du 9 octobre 1854, signée H.
Forbes, secrétaire correspondant, et endossée par la douzaine de sociétés représentées
à la réunion.
Décision est prise d’en envoyer
copie à Kossuth, Ledru-Rollin, Mazzini, Saffi et autres, « pour corriger
leurs idées fausses ».
Le dirigeant de l’Arbeiterbund,
Joseph Weydemeyer, est un vétéran de la Ligue des Communistes de Marx et Engels.
Il a publié à New York, deux ans plus tôt, le 18 Brumaire de Louis Napoléon
Bonaparte, de Marx. Il connaissait, avant de quitter l’Allemagne, les articles
de la Neue Rheinische Zeitung consacrés par Marx à la Deuxième
République française, dans le premier desquels se lit : « Un ouvrier,
Marche, dicta le décret par lequel le Gouvernement provisoire à peine formé
s’engageait à garantir l’existence des travailleurs par le travail, à fournir
du travail à tous les citoyens, etc. » Et Marche est sans doute là, non
loin de lui, parmi la foule des auditeurs…
Le 3 octobre 1854, François
Cantagrel, l’émissaire fouriériste, avait pu finalement s’embarquer à Ostende,
accompagné de sa femme, enceinte, et de leur fils. Sur la passerelle du
débarquement, trois semaines plus tard, sa femme portait dans ses bras avec la
plus grande précaution une petite fille née dans le bateau la veille. Cantagrel
était porteur de 130 000 dollars de souscriptions à consacrer à l’achat de
terres. Laissant sa famille à New York, il s’était rendu presque aussitôt à
Washington pour tenter d’y rencontrer le président Franklin Pierce puis, avec
Roger, il avait continué sur Cincinnati où devait se joindre à eux le révérend
John Allen.
À Noël, une douzaine de
fouriéristes, conduits par Vincent Cousin, s’étaient embarqués à Anvers, sur l’Uriel,
emportant vers la Nouvelle Orléans quatre cent cinquante plants de vignes
d’Auxerre, cent plants de chasselas, un raisin d’Ischia, trois mille arbres
fruitiers et plus de deux mille pieds de fraises. Un second groupe avait quitté
le Havre sur le Lexington le 12 janvier 1855, avec quarante mille
plants de vigne de divers vignobles, quarante mille plants sauvageons d’arbres
fruitiers de toutes sortes, plusieurs centaines de plants greffé et un
assortiment de graines, pépins, noyaux, etc.
Le 3 février 1855, Victor
Considérant arrive à New York avec sa famille, sur le vapeur Union.
Selon le Tribune, il est à la tête d’une société de colonisation dont
les fonds avoisinent maintenant le million de dollars, et plusieurs centaines
d’agriculteurs et d’ouvriers français, belges et allemands, dès que les
premiers aménagements nécessaires y auront été faits, le rejoindront au Texas sur
des terres que Cantagrel est occupé à déterminer.
La colonie atteindra ensuite
graduellement plusieurs milliers de personnes. Quelques traits
d’associationnisme y seront en vigueur : l’achat en gros de la plupart des
biens, fournis ensuite à prix coûtant aux sociétaires, les soins médicaux
gratuits, l’école commune, les divertissements réguliers. Mais la mise en œuvre
de l’organisation industrielle selon Fourier ne sera pas à l’ordre du jour
avant quelque temps.
Un certain nombre de journaux
américains, reprenant une correspondance de Strasbourg, ont annoncé que
« le parti socialiste » d’Alsace allait émigrer en masse (en
français dans le texte) vers le Texas ce printemps.
L’Austin State Gazette
avertit que les sectes socialistes et abolitionnistes, telles que celle qui
s’annonce sous la direction de John Allen et de Victor Considérant, ne seront
pas les bienvenues. Il a fallu, écrit le journal, accepter les communautés
indiennes pour des raisons humanitaires ; il y a bien sûr celle des
Mormons, mais eux respectent scrupuleusement notre Constitution ; nous
n’en tolérerons pas vivant sous leurs propres lois. Le Perrysburg Journal
se veut, lui, plutôt rassurant : « si Louis Blanc, C onsidérant et
consorts, destructeurs de la famille et de la propriété, sont responsables de
la fin de la République de 1848, la colonie texane sera inoffensive. Economy
en Pennsylvanie, [une cité fondée par des harmonistes allemands au nord-ouest
de Pittsburg, dont le nom est un hommage à l’économie divine], Ebenezer,
dans l’état de New York [œuvre de huit cents Alsaciens de la “Communauté de la véritable
inspiration“ installés en 1843 au sud-ouest de Buffalo], et Icaria en
Illinois ont montré qu’elles n’affectaient pas la société autour d’elles. »
Enfin le Daily American Organ,
qui reprend lui aussi la nouvelle de l’émigration attendue d’Alsaciens en
masse, en assimilant comme il est habituel Alsaciens et Allemands, voit les
choses d’un tout autre point de vue. Citant une récente conférence newyorkaise
du quarante-huitard Friedrich Kapp sur l’émigration allemande au Texas dans la
dernière décennie, le quotidien rappelle que les Allemands, qui y réussissent
magnifiquement dans la culture du coton, et unanimement indignés par
l’esclavage, — Jamais un Allemand n'entrave la fuite d'un esclave— montrent
par leur exemple même que le travail servile est voué à disparaître. Pour
conclure l’article ainsi : « Au nord-ouest du Texas, les Allemands
forment les deux cinquièmes de la population et constituent une barrière solide
contre l’influence de gens comme Stephen Douglas et ses amis, qui ne rencontrent
quelque succès que dans l’ouest du Missouri, hors de la zone d’influence
allemande. »
Arrivés à la Nouvelle Orléans avec
leurs ceps et leurs graines, les fouriéristes se sont transbordés sur un bateau
pour Galveston puis ont poursuivi sur Houston en traversant le bayou. L’idée
était ensuite de remonter la Trinity River mais le niveau de l’eau étant
trop bas, il avait fallu se procurer des chars à bœufs et endurer vingt-six
jours de marche derrière les bêtes. Le 26 avril 1855 enfin, ils avaient atteint
le site de la colonie, baptisée Réunion, un peu à l’ouest de Dallas.
On a laissé Déjacque aux prises
avec la Question révolutionnaire dans la « rangée pourrie » de la rue
Laurens ; on l’y retrouve recrutant par voie de presse « un garçon
entre 12 et 15 ans parlant français et anglais », et lui promettant
une « bonne rémunération ». Sans doute pour qu’il lui serv
d’interprète : six ans plus tard, en effet, le poseur de papier peint et
poète écrira encore à Vésinier « Je ne connais pas la langue de ce pays,
je ne sais ni la parler, ni l’écrire, ni la lire ; c’est un peu ma faute,
mais c’est aussi beaucoup la faute de ses habitants. La répulsion qu’ils
m’inspirent, est si puissante et l’attraction si faible qu’il m’est impossible
d’étudier cette langue en Amérique. Je l’apprendrai bien plutôt à distance, en
Suisse ou en Belgique. De loin j’apercevrais peut-être quelque qualité qui
m’attirerait vers ce peuple ; de près je ne vois rien dans toute son
infinie personne qui ne me repousse. »
Déjacque quitte donc assez
logiquement New York au printemps pour la Nouvelle Orléans ; là-bas, ils
parlent français.
Campdoras, pourtant suffisamment
intégré, lui, à la société newyorkaise pour avoir été à la tête du comité
préparatoire à l’hommage solennel rendu au capitaine Ingraham, quitte lui aussi
la ville mais pour Topeka où il rejoindra les croisés du Kansas, Billard et
Sardou.
La polémique contre la colonie
fouriériste de Réunion ne faiblit pas. Le Washington Sentinel renchérit
sur l’article d’un confrère texan intitulé « Le Socialisme ne s’établira
pas au Texas » : il devine derrière tous ces mouvements en direction
du sud la même main, celle de la Tribune de New York, qui après avoir
suscité une colonisation du Kansas par des abolitionnistes, soutient une
société européenne d’abolitionnistes socialistes au Texas.
On présume une proximité de
Charles Marche avec les idées fouriéristes plutôt du côté de l’organisation de
la production et de l’associationnisme que de la « liberté des
affections ». C’est ce dernier thème qui déjà présent dans le débat
newyorkais quand les Marche y ont débarqué, prend maintenant un tour plus
passionné.
La publication par le Dr. Marx E. Lazarus
de son ouvrage consacré aux questions de l’amour et du mariage avait provoqué une
discussion dans les colonnes de la Tribune, entre le patron du journal,
Horace Greeley, tenant du statu quo, l’écrivain Henry James, qui souhaitait
rendre le divorce plus facile, et le libertaire Stephen Pearl Andrews, tenant
de la plus grande liberté en amour et de sa mise en œuvre concrète. Le débat s’était
traduit en brochure en 1853. En même temps, s’était constitué un club de
l’amour libre qui se réunissait discrètement, deux fois par semaine, au premier
étage du Taylor’s Hotel, au 555 Broadway. On y donnait des conférences, on y
jouait aux dames, aux échecs, au backgammon, on y écoutait de la musique, on y
dansait.
Et puis Greeley avait publié un
article retentissant pour dire que le fouriérisme était étranger à tout ça, et
pour s’étonner de l’inaction de Fernando Wood, le maire nouvellement élu. A
peine Albert Brisbane et son secrétaire, Henry Clapp, ouvraient-ils la réunion
du 22 octobre 1855, que la police pénétrait dans les salons où avaient
pris place quelque trois cents personnes, des très jeunes aux plus chenus, dont
pas loin de la moitié de femmes. Sans se démonter, Brisbane poursuivit son
exposé consacré à la prostitution : “New York n’est rien d’autre qu’un
grand club d’amour libre. On y vient de partout pour ça. Mercer Street [la rue chaude
newyorkaise] est une succession de clubs d’amour libre. Sans eux, New York ne
serait pas ce qu’elle est. Ce ne serait qu’une ville terne et niaise, rien
d’autre qu’une guilde de commerçants… » Là-dessus, la police s’empara sans
ménagements de l’orateur, de son secrétaire et de deux autres personnes et les
conduisit au poste. La Tribune du lendemain, comme les autres quotidiens
newyorkais, se lança aussitôt dans une défense farouche de la liberté
d’expression.
Le Kansas reste tout de même au
cœur du débat politique. Une « constitution de Topeka » s’y élabore,
qui proscrit l’esclavage tout en refusant aux Noirs libres le droit de
résidence. Les trois quarts des colons partisans d’un État libre s’avèrent finalement
en faveur d’un état libre blanc. Et c’est à Lawrence et Topeka que le vote
hostile à la liberté de résidence des Noirs s’avère le plus important.
Quand paraît l’édition 1855/56 de
l’annuaire professionnel de New York, on y trouve pour la première fois un “Charles
March“, mécanicien, qui pourrait bien être le nôtre. Il habite au 97 Walker,
soit pas beaucoup plus loin de Canal Street que n’habitait Déjacque. Si ce
dernier logeait dans la « rangée pourrie », Marche se trouve en
lisière du bidonville de Five Points dont Dickens, dans ses Notes
américaines de 1842, écrivait : « On voit ici tout ce qui est
répugnant, flétri, pourri. »
Avec la nouvelle année 1856 commence
le feuilleton du Bleedy Kansas, du Kansas sanglant. Le calviniste John
Brown, abolitionniste fervent, très engagé dans le « chemin de fer clandestin »,
ce réseau d’aide aux esclavages fugitifs ; l’homme qui a offert à
Frederick Douglass [esclave évadé, exact opposé, évidemment, de Stephen
Douglas] de prendre la tête d’une armée insurrectionnelle des esclaves, est
venu en octobre 1855 rejoindre cinq de ses fils au Kansas. Il y a vite pris la
tête de la contre-guérilla anti-esclavagiste et, après avoir protégé Lawrence d’une
mise à sac le 21 mai 1856, a mené la contre-attaque à Pottawatomie, à une
vingtaine de kilomètres au sud-est, trois jours plus tard. Cinq esclavagistes y
ont trouvé une mort qu’on lui impute et qu’il récuse.
Le 2 juin, à Black Jack, il
obtient par son audace la reddition du Virginien Henry Pate, capitaine de la
gendarmerie fédérale mais ici à la tête d’une troupe de Bandits frontaliers. Il
écrira ensuite au Tribune de New York que ç’a été « la première
bataille régulière, au Kansas, entre les forces de l’État libre et celles des
esclavagistes. »
Le 30 août, après que son fils Frederick,
parti en avant-garde, a été tué, John Brown tend une embuscade devant Osawatomie
à une troupe de Bandits dix fois plus nombreux arrivants du Missouri avec un
canon. Tirant le premier, il en tue vingt ou trente, en blesse autant, décroche
in extremis. Six des siens sont tombés. Retiré sur une colline, pendant que les
bandits incendient des maisons, pillent la poste et les magasins alentour et
emportent tous les chevaux et le bétail qu’ils peuvent, il confie à son fils
Jason : « Je n'ai qu’une courte vie à vivre, une seule mort à mourir,
et je mourrai en combattant pour cette cause. Il n'y aura pas de paix dans ce
pays tant que l'esclavage n'aura pas disparu. Je leur donnerai d’autre occupation
que continuer d’étendre leur terre d’esclavage. Je porterai cette guerre en
Afrique. » Il entend par là les États du sud, les Slave states.
Sa légende s’inaugure ici :
il a mis à bas le cliché du nordiste peu enclin à se battre, du yankee
couard ; on ne l’appelle plus qu’Osawatomie Brown. Il sera même
plus tard, sous la plume de John J. Ingalls, sénateur d’un Kansas désormais admis
dans l’Union, le nouveau Léonidas de nouvelles Thermopyles. Mais l’idée fixe de
John Brown est maintenant d’aller combattre l’esclavage directement dans son
fief, d’aller envahir « l’Afrique ». Il part pour la Nouvelle
Angleterre lever des fonds à l’usage de cette campagne.
A Réunion, suite à un
afflux trop rapide, mal préparé, de colons, Victor Considerant et Vincent
Cousin ont quitté la colonie début juillet ; Cantagrel a démissionné, est retourné
à son exil belge alors même que le Dallas Herald du 16 août annonçait
l’enregistrement de cette Société européenne et américaine de colonisation au
Texas, formée à Bruxelles le 26 septembre 1854 et certifiée le 20 janvier
1855 par le consul des États-Unis à Anvers, qui venait d’effectuer sa demande
de terres publiques.
A Nauvoo, « A coup d’État in
Icaria » avait éclaté 14 février 1856 selon le Daily Missouri
Democrat de St. Louis : « Nous lisons dans l’Icarian Review,
le journal officiel de l’Icarie, que M. Cabet, président de la République
communiste de Nauvoo, etc. (…) M. Cabet était le dictateur de la colonie qu’il
avait établie mais, contraint par la force de l’opinion publique américaine, il
avait donné à son peuple une constitution démocratique… »
Et en octobre 1856, chassé par la
dissidence, Étienne Cabet était arrivé à St. Louis à la tête de soixante-quinze
hommes, quarante-sept femmes et cinquante enfants. Ils s’étaient installés
comme ils pouvaient dans cinq grandes maisons. Cabet n’allait pas y survivre,
il expire le 8 novembre.
Dans sa tournée de levée de fonds,
John Brown vient de quitter Boston, où il a rencontré, le 7 janvier 1857, Amos
A. Lawrence, le principal bailleur de fonds de la New England Emigrant Aid Company,
duquel la ville de Lawrence, Kansas, tire son nom. Il sera à l’Astor House de
New York, le 24 janvier.
Le numéro du Tribune du 12
janvier, en même temps qu’il nous décrit « Old Brown of Osawatamie »,
visage émacié, yeux perçants d’un bleu sombre, figure exprimant une indomptable
volonté malgré ses 57 ans, énonce trente-quatre faits à l’usage des
émigrants vers le Kansas, compilés à Boston le 30 décembre 1856, parmi lesquels :
13. Tout homme a la possibilité,
sinon le droit légal, de vendre sa terre préemptée avant de l’avoir
payée ; et s’il l’a située judicieusement, il n’aura aucune difficulté à
l’écouler. De jeunes gens aux moyens limités peuvent ainsi réaliser de bonnes
affaires s’ils sont capables de se retrousser les manches et suffisamment
acharnés pour mettre en valeur la parcelle revendiquée.
14. Tout homme adulte, toute veuve,
est fondé(e) au regard des lois fédérales à préempter 160 acres sans être
tenu de s’en acquitter avant la date de mise en vente des terres publiques.
15. Les mandats fonciers — à
l’exception de ceux émis en 1850 — seront acceptés en paiement de terres
préemptées.
16. Ceux — partisans de l’État
libre — qui ne disposeront pas des 200 $ nécessaires quand le paiement de
leur terre viendra à échéance, n’auront aucune difficulté à les emprunter ou à
hypothéquer leur ferme.
17. Toutes les tribus indiennes
sont bien disposées à l’égard des partisans de l’État libre.
18. On compte actuellement au
Kansas, selon les estimations les plus basses, six partisans de l’État libre
pour un ami de l’iniquité qui est de droit dans les États du Sud.
27. Pour 50 à 100 dollars, on peut
se monter une cabane de rondins sur sa terre préemptée.
28. Une tente, qui coûte 8 à
15 $, à condition que le colon ou sa famille l’occupent, — ce qui n’est
pas un désagrément l’été — suffit à préempter une parcelle de 160 acres.
C’est d’autre part l’époque où
l’Illinois Central Railroad Co met en vente deux millions d’acres de terres arables
ou sylvicoles qui lui restent de ce que l’État lui a alloué. Où le Bureau des
pensions, en vertu de la loi du 3 mars 1855, attribue des « bons de
terre » à quiconque a servi au moins quatorze jours, dans quelque fonction
que ce soit, durant l’une des guerres américaines depuis 1790, ou à ses
héritiers. Ces bons sont librement cessibles. A fin avril 1857, on en est à
quasi vingt-cinq millions d’acres.
Le nouveau président, James Buchanan,
est investi le 8 mars. Sa déclaration inaugurale « s’oppose à la
spéculation sur le foncier public et veut réserver les terres d’État à l’usage
de ceux qui les travaillent »
Le philanthrope Elihu Burrit, dans
la Tribune du 5 mai 1857 « Une partie considérable du domaine
public se situe dans les États esclavagistes et, de ce fait, est peu demandée
et a peu de valeur. L’abolition de l’esclavage amènerait une augmentation des
deux par un afflux croissant et continu d’hommes et de capitaux issus des États
libres et d’Europe. Au Missouri, par exemple, treize millions d’acres de terres
publiques restent invendues et sans propriétaires. L’extinction de l’esclavage
les rendrait aussitôt attractives, et le produit de leur vente suffirait à
financer l’émancipation de tous les esclaves de l’État. Le Missouri serait
ainsi débarrassé de ce fléau sans que cela coûte un sou au trésor public, et
sans passer par la moindre acre extérieure à ses frontières. »
Le « forgeron lettré »,
tel est son surnom, poursuit sa démonstration - « L’émancipation se
traduirait par un développement agricole et minier si rapide et si massif du
Missouri que son exemple serait contagieux pour le Kentucky, le Tennessee, le
Maryland, le Delaware et la Virginie, etc. » - mais ce qu’en retient
peut-être Marche, ce sont ces « treize millions d’acres de terres
publiques invendues ». La loi du 3 août 1854 abaisse de 25 cents
l’acre par tranche de cinq ans de vacuité, le prix d’achat des terres en
attente d’acquéreur. Il est donc possible de trouver dans des comtés, des
districts dûment cadastrés, pourvus de bureau de poste — Billard et Sardou ont
attendu sept mois qu’il s’en installe un à Topeka — de routes et d’autres
facilités, moins cher que les terres de colonisation du Kansas. Et s’il y en a
treize millions d’acres, ce ne sont pas autant de tas de cailloux incultivables ;
l’auteur a sans doute raison, ce qui empêche leur vente, c’est l’esclavage.
Et puis il y a eu, dans le New York
Dispatch du 23 novembre 1856, cet article ressemblant à une nouvelle,
« rédigé spécialement pour le journal », dit une parenthèse
introductive : « Les Rois de l’Argent », « Bref aperçu des
Rothschild de leur ascension à aujourd’hui ». Non signé, c’est en réalité
la traduction du Rothschild de la série « Les Contemporains »
d’Eugène de Mirecourt, publié à Paris en 1855. Seule la plaisanterie antisémite
finale en a été supprimée : « M. le baron James de Rothschild a
soixante-trois ans. Nous ignorons la date précise de sa naissance, et le
lecteur comprendra que nous n’ayons pu nous procurer son acte de
baptême. » Sinon, tout y est, en particulier ces 30 000 Francs que le
baron aurait envoyés à Caussidière pour le remercier d’avoir « gardé non
seulement son hôtel mais encore les propriétés qu’il avait aux alentours de la
capitale ». « Vous me les rendrez dans dix ans, dans vingt ans,
quand vous voudrez », disait avec nonchalance une lettre d’accompagnement.
Avec ces 30 000 Francs, soulignait Mirecourt, Caussidière « a fondé à
Londres un entrepôt de vins et d’eaux de vie. Il est en train de faire une
belle fortune. »[1]
L’article a été repris dans le Quasqueton
Guardian, de l’Iowa, du 27 décembre, dans le Memphis Daily Appeal
du 18 janvier 1857, dans le Virginien Staunton Spectator du 21
janvier, enfin dans l’Anti-Slavery Bugle d’Ohio le 31 du mois.
A la parution de l’ouvrage de
Mirecourt, Marche était à New York depuis deux ans. Il était en revanche à
Paris quand Alphonse Toussenel, l’un des fondateurs de la Démocratie
pacifique, avait publié le sien à la Librairie de l'École sociétaire, procès
de la féodalité financière et de la Compagnie des chemins de fer du Nord :
« Le gouvernement dit à une compagnie Rothschild : « J'ai grand besoin que
vous me veniez en aide pour la construction de mon chemin de fer du Nord. Le
trésor est à sec : ces maudites fortifications me ruinent et m'interdisent de
songer à aucune entreprise d'utilité publique. Si vous compatissiez à mes
peines, nous partagerions la besogne. Je vous concéderais tous les profits et
je garderais pour moi, c'est-à-dire pour le contribuable, pour la nation,
toutes les dépenses et toutes les charges. »
Pour Marche, Rothschild n’est donc
pas un capitaliste en soi mais son exploiteur direct, celui pour qui il a trimé
des années durant. Si l’ami Caussidière a touché, il ne s’est pas seulement vendu
aux patrons, il s’est vendu carrément à son patron à lui !
Trois mois exactement plus tard, le
2 mai 1857, le New York Herald publie cette brève : « Caussidière,
ex-préfet de police du gouvernement provisoire de 1848, désormais résident de
cette ville, a été agressé brutalement mercredi 29 avril au soir sur Greene street,
près de Broome, par une bande de voyous. M. Caussidière, grand et vigoureux,
serait venu à bout de trois ou quatre assaillants, mais à dix ils étaient trop.
Il a été sérieusement frappé à la tête et au corps avant qu’on ait pu lui
porter assistance. Aucun des agresseurs n’a été arrêté. »
L’article, qu’on cite in extenso,
ne donne pas la moindre explication à cette attaque à dix contre un. Greene
street, à la date, n’est pas encore la rue chaude qu’elle sera dans les
décennies suivantes. On pense donc spontanément à cette « belle
fortune » que le Dispatch prêtait à Caussidière. Si le vol était le
motif, c’est que son opulence est manifeste. S’il s’agissait, pour d’anciens
amis politique de lui donner une correction, c’est que depuis les révélations
de la presse, sa réussite, qui leur était connue, n’est plus le fruit d’une
habileté commerciale mais le salaire de la trahison. Enfin, à supposer l’agression
xénophobe de Know Nothing, c’est d’être un Français d’une insolente
richesse, et non un pauvre bougre de Français, qui l’aura fait prendre pour
cible.
A deux ans et demi d’écart, un
correspondant newyorkais du Charleston Mercury dressera de Caussidière
un portrait qui devait être déjà le sien au moment des faits : « Parmi
les célébrités qui empruntent chaque jour le trottoir (en français dans
le texte) de Broadway, ignorées de la foule affairée, se distingue la stature
gigantesque de Marc Caussidière qui, rappelez-vous, fut le ministre de la
police du bref gouvernement provisoire de 1848. Caussidière est l’homme de la
ville le plus grand et le mieux bâti, à l’exception du général Scott.
L’ex-ministre de la police est maintenant Marchand de Vin (en français
dans le texte) sur Broadway. Sa carrure impressionnante et son allure
impérieuse le destinaient d’évidence aux devoirs périlleux et aux lourdes
responsabilités de son ancienne fonction », etc.
Dans les Luttes de classes en
France, quatre ou cinq paragraphes après qu’il a cité Marche, Marx poursuit :
« Le prolétariat parisien se laissa docilement employer par Caussidière à
des fonctions de police pour protéger la propriété à Paris, de même qu'il
laissa régler à l'amiable les conflits de salaires entre ouvriers et maîtres
par Louis Blanc. »
Marche qui est mieux placé que
quiconque pour savoir comment il a laissé la main à Louis Blanc, vient-il de
comprendre que, par ses liens avec Caussidière, il s’est placé aussi du côté de
la défense de la propriété ? De celle de Rothschild, son patron, de surcroît ?
La rancœur née des révélations
concernant « l’ami intime » s’est-elle ajoutée à cette découverte que
les prix de la terre étaient les plus avantageux au Missouri ? On a
juxtaposé ces éléments, ce ne sont bien sûr qu’hypothèses, au départ de Marche
de New York. Toujours est-il que c’est maintenant, quatre ans après son arrivée
et en dehors de tout mouvement collectif, alors qu’il a ignoré l’appel de Cabet,
- Allons en Icarie ! -, celui des fouriéristes, - Au Texas -, et
pareillement la Croisade du Kansas, que l’ouvrier Marche va quitter New York
pour se muer en paysan, dans le Missouri !
[1]Allégations sans fondement ? Dans un
article consacré aux témoignages d’amitié envoyés aux Rothschild, — « “Si
constante et si sûre” : testimonies of Rothschild friendships », The
Rothschild Archive, avril 2005 - mars 2006 —, Mélanie Aspey, directrice
des archives de la famille, mentionne une lettre du « préfet de police,
Louis-Marie Caussidière », expédiée du Market Street Hotel, Philadelphie, le
10 février 1854. Elle la résume en disant qu’il y remercie le baron James
« pour son obligeance et les secours apportés dans son infortune
présente ».
Cette lettre est donc
antérieure à la parution de l’opuscule de Mirecourt ; on aimerait savoir
si elle comporte des précisions sur les « secours apportés ».