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Channel: Les PARIS d'Alain Rustenholz

17 OCTOBRE 1961: ENTRE PARIS ET SA BANLIEUE, DES PONTS SANGLANTS

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Deux extraits de De la banlieue rouge au Grand Paris, La Fabrique, 2015.

Pont de Clichy :

Quand Mohamed Ghafir arrive à Clichy, en 1955, les usines occupent le quart du territoire communal et emploient vingt mille ouvriers, dont de nombreux immigrés ; les premiers HLM s’élèvent entre le pont de Clichy et les ateliers de la S.I.T. devenus ceux de Kléber-Colombes. Un an plus tard, il est le chef du secteur FLN ; il gardera son surnom de « Moh’ Clichy » quand il prendra en charge tout le nord parisien. C’est le temps de la lutte contre les messalistes. Moh’ Clichy est arrêté en janvier 1958 par la DST et condamné à trois ans de prison. Il en sort le 6 février 1961.
La circulaire de Maurice Papon instituant le couvre-feu est du 5 octobre. Mohamed Ghafir met en œuvre les instructions du Comité fédéral du FLN : boycotter le couvre-feu, faire en sorte que tous les Algériens sortent en famille tous les soirs, sans arme d’aucune sorte et habillés correctement. Ils ne seront pas prêts avant le 17. Ceux de la banlieue nord-est reçoivent la consigne de défiler ce soir-là sur les Grands Boulevards, pendant que la banlieue ouest fera de même sur les Champs-Élysées et la banlieue sud sur les boulevards Saint-Michel et Saint-Germain.
Ce soir-là, le policier Paul Rousseau, syndicaliste du SGP, stationne en réserve sur le pont de Clichy. « Une compagnie de CRS arrive de Clichy. Ils sortent plein d’Algériens des fourgons. Les matraques volent, on entend des coups de pistolet. Tout à coup, on les voit qui jettent des gars dans la Seine. La rambarde était pleine de sang. Ça durait, ça durait. En fait, ils se débarrassaient des morts. Dans notre car, certains étaient surexcités et criaient : “Allez, on y va, qu’est-ce qu’on attend pour descendre? Qu’on bouffe du bougnoule.“ Le lendemain, les autorités de la police ont donné des cartouches à tous ceux qui avaient tiré au cas où ils auraient à justifier l’utilisation de leur arme devant l’IGS. De toute façon, ils ne risquaient pas grand-chose. Nos gradés nous avaient demandé “d’agir en notre âme et conscience“. »
Cinquante ans plus tard, le 17 octobre 2011, Mohamed Ghafir se voit remettre la médaille de citoyen d’honneur de la ville de Clichy des mains du maire, Gilles Catoire. « C’est la première fois qu’une distinction de cette nature est offerte à un citoyen algérien par une autorité française, et pour des faits de résistance contre la répression et les massacres du pouvoir colonial de l’époque. » Le même jour, Paul Rousseau reçoit lui aussi la médaille d’or de la ville de Clichy.

Pont de Neuilly :

Le 3 octobre, dans la nuit, une charge d’un kilo et demi de plastic explose sur le perron de la mairie de Puteaux, que l’OAS menaçait depuis quelque temps de faire sauter. Deux semaines plus tard, le 17 octobre, le FLN appelle à protester contre le couvre-feu imposé par le préfet de police Maurice Papon, dès huit heures du soir, aux « Français musulmans d’Algérie » de Paris et de sa banlieue. La consigne est formelle : on manifestera en famille, sans armes et sans drapeaux, dans le calme et la dignité. On se rassemble, depuis Nanterre, Puteaux et Courbevoie, au rond-point de la Défense, et l’immense colonne, qui comprend des femmes, des enfants, des bébés tenus dans les bras que leurs mères protègent de la pluie fine et persistante, descend vers le pont de Neuilly. L’objectif, pour la banlieue ouest, est de parcourir en cortège les trottoirs des Champs-Élysées, depuis l’Etoile jusqu’à la Concorde.
L’Express, France-Soir, le Parisien libéré décrivent ainsi la suite : le cortège est bloqué par les barrages des agents et des harkis de la Force de police auxiliaire. Soudain, l’un de ceux-ci tire une rafale de mitraillette, qui tue un garçon de quinze ans (le Parisien, lui, parle de deux morts). La foule recule, résiste comme elle peut mais elle est repoussée vers la Défense. La bataille dure jusqu’après 22 heures. La chaussée est alors jonchée de débris de toutes sortes, bicyclettes brisées, voitures d'enfants renversées, palissades arrachées, barrières tordues ; il y a plus d’une centaine de chaussures éparses, dont beaucoup de souliers de femmes, et de grandes traînées de sang. Les photographes qui prenaient ces scènes de violence voient leurs pellicules saisies par la police. Plus tard dans la soirée, un groupe de plusieurs centaines d’Algériens rentrant à Nanterre est attaqué. Des corps ont été jetés dans la Seine depuis le pont de Neuilly.

LES SEJOURS DE MARX ET D'ENGELS A PARIS

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A l'occasion d'un sujet que tourne la télévision centrale chinoise CCTV, je republie cet article quelque peu augmenté.

Quand, après la censure de la Gazette rhénane, Arnold Ruge et Karl Marx cherchent un endroit d’où lancer une nouvelle publication, le premier écrit au second, en substance : concernant les conditions de liberté de la presse, Bruxelles serait un meilleur choix, mais à Paris il y a 85 000 Allemands ! C’est pour cette bonne raison que Paris sera choisi par l’aîné (il a seize ans de plus que Marx), parce que, à part ça, les progressistes français pressentis lui ont tous refusé leur participation aux futures Annales.
Idéologiquement, à Paris, ce qui compte chez les ouvriers, c’est, pour les Français le communisme enseigné par Cabet ou Dézamy et, pour les tailleurs, cordonniers, menuisiers du bâtiment ou ébénistes allemands, celui qu’incarne Weitling. Le Marx qui arrive à Paris en octobre 1843, - on l’indique ici d’emblée, il n’est pas qu’idées, il a 25 ans, il est marié du 19 juin, sa femme est enceinte de trois mois -, n’a d’affinités avec aucun de ces communismes-là. Comme il l’a écrit à Ruge en avril, en évoquant leur projet commun : « Chacun de nous devra bientôt s’avouer à lui-même qu’il n’a aucune idée exacte de ce que demain devra être. Au demeurant c’est là précisément le mérite de la nouvelle orientation : à savoir que nous n’anticipons pas sur le monde de demain par la pensée dogmatique, mais qu’au contraire nous ne voulons trouver le monde nouveau qu’au terme de la critique de l’ancien. (…) C’est pourquoi je ne suis pas d’avis que nous arborions un emblème dogmatique. Au contraire, nous devons nous efforcer d’aider les dogmatiques à voir clair dans leurs propres thèses. C’est ainsi en particulier que le communisme est une abstraction dogmatique. Et je n’entends pas par là je ne sais quel communisme imaginaire ou simplement possible, mais le communisme réellement existant tel que Cabet, Dézamy, Weitling, etc., l’enseignent. »

Les Allemands de Paris se sont organisés en une Ligue des Bannis dès 1834, à laquelle a succédé en 1836 la Ligue des Justes. « Le garçon tailleur Weitling », fils naturel d’une cuisinière de Magdebourg et d’un officier français, a travaillé à Paris en 1835 et en 1837 et s’y est familiarisé en autodidacte avec les idées de Saint-Simon et de Fourrier. Il a adhéré à la Ligue des Justes, s’est retrouvé assez vite à son comité central et s’est vu demander en 1839 la rédaction de son manifeste : « L’humanité telle qu’elle est et telle qu’elle devrait être».
Après l’échec de l’insurrection, en mai 1839, de la Société des Saisons (Barbès, Blanqui, Martin Bernard), avec laquelle la Ligue des Justes était en contact, Weitling s’est réfugié en Suisse romande ; la direction de la Ligue a été transférée à Londres ; à Paris, ce qui reste d’adhérents de la société secrète s’est regroupé autour d’un médecin, de deux ans plus jeune que Marx, Hermann Ewerbeck, et d’un professeur et écrivain de sept ans plus âgé, German Mäurer.

Octobre 1843 : arrivée de Marx à Paris

Les Marx, jeunes mariés donc (il a 25 ans, Jenny 29), arrivent à Paris à l'automne 1843. Ils descendent d'abord, le 11 octobre, dans le meublé du 26 rue St-Thomas-du-Louvre où habitent Georg et Emma Herwegh, tandis que dans le voisinage immédiat sont Arnold Ruge, Moses Hess et Julien Fröbel. Ils passent de là, trois ou quatre jours plus tard, à l'hôtel Vaneau du 11 de la rue éponyme [démoli], où ils séjourneront jusqu'à la fin du mois. Ils se déplacent ensuite d'une vingtaine de numéros pour gagner le 31 où habitele peintre Louis-Henri de Rudder, illustrateur de l'édition de 1844 du Notre Dame de Paris de Victor Hugo, où ils restent environ trois mois. Enfin, après un bref nouveau séjour à l'hôtel Vaneau, ils s'installent au 38 rue Vaneau [l'immeuble est celui que connut Marx], dans un 3 pièces du 2eétage, où ils resteront jusqu'à leur expulsion de France. Peut-être ont-ils auparavant partagé "deux semaines de communisme" au 23 [l'immeuble actuel est postérieur] de cette rue Vaneau où loge  German Mäurer avec femme et enfants, en compagnie du couple Ruge et de celui que forment le poète Herwegh et sa femme. Mais l'appartement n'a peut-être été qu'une adresse postale pour Marx comme pour Ruge ; toujours est-il que les Herwegh vont déménager pour le 4 rue Barbet de Jouy, tandis que Ruge s'installe au 38 avec les Marx, à l'étage du dessous, avant que leur rupture, en octobre 1844, ne le fasse partir pour la Chaussée d'Antin.
Jenny von Westphalen, épouse Marx, vers 1835

Le bureau (un appartement de 2 - 3 pièces, qui peut recevoir des hôtes de passage) des “Annales franco-allemandes”, la revue que les directeurs-éditeurs Arnold Ruge et Karl Marx sont venus créer à Paris, sera à quelques numéros de là, au 22 [l'immeuble actuel est postérieur] de cette même rue Vaneau. Les Annales n’auront finalement qu’un unique numéro double, qui paraîtra fin février 1844, auquel auront collaboré Henri Heine et le poète Herwegh, et où Marx a publié son Introduction à la critique de la philosophie du droit de Hegel, et sa Question juive. En vente au bureau de la revue.

Le 23 mars 1844, se tient un banquet démocratique international auquel participent Marx avec Ruge et Bernays ; Louis Blanc, Félix Pyat, Victor Schölcher, Pierre Leroux ; et encore Bakounine, de passage à Paris et qui, séduit par la capitale, viendra s’y fixer en juillet (rue de Bourgogne, chez le musicien Adolf Reichel).

On date d’avril 44 les premiers contacts de Marx avec la Ligue des Justes. La société secrète a pour lieux de rencontres le Café Scherger, 20 rue des Bons-Enfants ; le café Gaissier, 46 rue de l’Arbre-Sec, le café Schiever, passage Saint-Pierre-Amelot. Là, des journaux démocratiques sont lus à haute voix, pour tout le monde, par ceux qui savent lire.

Jenny, comme sa mère, mais qu’ils appelleront plutôt par le diminutif de “Jennychen”, la première fille des Marx, naît au 38 rue Vaneau, le 1er mai 1844, pratiquement pour le 26ème anniversaire de son père né le 5 mai 1818. En se rendant, à pied, au Vorwärts, Marx passe chaque jour devant le plus beau bâtiment de la rue Vaneau, le no 14, tout récent, construit en 1835 dans le style néo-renaissance, ou troubadour, alors à la mode.

Un théâtre est le fleuron du passage Choiseul, construit autour de 1825 entre Palais-Royal et Grands Boulevards, l’ancien et le nouveau centre de la vie parisienne. « Quand la pluie, en hiver, s’épanche en cataracte, / Le passage Choiseul sert d’abri, dans l’entracte : / C’est notre vestibule, ou notre corridor, / Ouvert toute la nuit, brillant de gaz et d’or, / Tiède et vitré », écrira, trente ans plus tard, le poète et librettiste d’Offenbach, Joseph Méry.
C’est donc assez naturellement, outre le fait que l'Association d'entraide allemande soit dans le même bâtiment), que les frères Börnstein et le compositeur Meyerbeer ont installé à l’angle des 32 (aujourd’hui 14), rue des Moulins et 49, rue Neuve-des-Petits-Champs (aujourd’hui des Petits-Champs) [le bâtiment est resté celui que connurent les protagonistes], au début de 1844, leur Vorwärts, bi-hebdomadaire, c’est son long sous-titre, de « nouvelles de Paris concernant les arts, les sciences, le théâtre, la musique et la vie sociale ». A compter du numéro du 3 juillet 1844, son nouveau directeur, Karl Ludwig Bernays, abrège tout ça en « revue allemande de Paris ». Bernays (qui habitait 20, rue Saint-Claude) était un joyeux drille qui, sur un papier orné d’une fausse couronne vaguement grand-ducale, inondait les journalistes prussiens d’actualités fantaisistes concernant la prospérité nouvelle de la pêche hauturière qu’encourageait son Altesse, dans un prétendu port de mer qui était en réalité un village de haute montagne, ou encore sur la remise, toujours par son Altesse elle-même, de la plus importante des décorations à tel général mort en réalité depuis deux bons siècles. Le filigrane pseudo-noble suffisait à ce que la presse répercutât ces informations rocambolesques sans prendre la peine d’une vérification. C’est Bernays qui va, dans le Vorwärts, faire une large place à l’opposition radicale des Annales franco-allemandes de Marx et Ruge. Plusieurs fois par semaine, dans un appartement du premier étage saturé de fumée, les réunions de rédaction regroupent, une douzaine de personnes dans des discussions passionnées qui s’éloignent de plus en plus des questions artistiques. Bakounine loge sur place, dans une chambre meublée d’un lit de camp, d’une malle et d’un gobelet en étain, où les débats se prolongent.
« Outre Bernays et moi-même, qui étions les rédacteurs, raconte Heinrich Börnstein dans ses mémoires, écrivaient pour le journal Arnold Ruge, Karl Marx, Heinrich Heine, Georg Herwegh, Bakounine, Georg Weerth, G. Weber, Fr. Engels, le Dr Hermann Ewerbeck [qui demeure 8, rue de Fleurus], et Heinrich Bürgers ». Et il en oublie quelques-uns, dont German Mäurer, soit une douzaine de personnes, pour ne rien dire des discussions qui sont menées par ailleurs avec Proudhon, Louis Blanc, le typographe Pierre Leroux (avec lequel George Sand avait créé la Revue indépendante trois ans plus tôt), ou Victor Considérant, le disciple de Fourier.
Marx étudiant, vers 1840, déjà surnommé Le Maure

L’ambassade de Prusse allume aussitôt un contrefeu avec la parution du “Pilote germanique”, Der deutsche Steuermann, au 87 puis 51 rue Saint-Antoine.

C’est dans ce nouveau Vorwärts, le 10 août 1844, que Marx vante les Garanties de l’harmonie et de la liberté, publié par « le garçon tailleur Weitling » en 1842 : « Pour ce qui est de la culture des ouvriers allemands ou généralement de leur capacité à se cultiver, je rappellerai l’œuvre géniale de Weitling, qui dépasse souvent Proudhon lui-même au point de vue théorique ». « Où trouve-t-on dans la bourgeoisie, y compris chez ses théoriciens et ses scribes, un ouvrage comparable à celui de Weitling ? Si l’on compare la pâle médiocrité de la littérature politique allemande avec cette œuvre immense et brillante qui marque les débuts littéraires de l’ouvrier allemand, si l’on compare ces bottes de géant d’un prolétariat encore dans l’enfance avec les minuscules souliers éculés de la bourgeoisie, on peut légitimement prédire à ce fils oublié de l’Allemagne une stature d’athlète. » « Il faut reconnaître que le prolétariat allemand est le théoricien du prolétariat européen, écrira-t-il ailleurs, de même que le prolétariat anglais en est l’économiste et le prolétariat français le politique. »

C’est rue Vaneau que Marx a entrepris ses “manuscrits de 1844”. De là qu’il écrit à Feuerbach, le 11 août 1844, lui joint deux articles du Vorwärts, lui indique que son Essence du christianisme est en traduction à Paris, se réjouit de ce que “l’irréligiosité a pénétré dans le prolétariat français”. “Il aurait fallu, ajoute-t-il, que vous ayez pu assister à une des réunions des ouvriers français pour pouvoir croire à la fraîcheur primesautière, à la noblesse qui émane de ces hommes harassés de travail. Le prolétariat anglais fait également des progrès énormes mais il lui manque toujours le caractère cultivé des Français.”
La rue Vaneau, qui porte le nom d'un étudiant tué lors de l'assaut de la caserne de Babylone en juillet 1830, est alors moitié plus courte qu'aujourd'hui, se limitant au tronçon compris entre les rues de Varenne et de Babylone. Elle est pavée, déserte à la nuit et "dangereuse" selon Ruge, témoin de sa fenêtre d'une rixe au couteau.

Août 1844 : arrivée d’Engels à Paris
Ce portrait d'Engels est parfois daté des années 1840, parfois de 20 ans plus tard

En ce même mois d’août 1844, Engels passe par Paris sur son trajet retour de Manchester à Barmen (aujourd’hui Wuppertal), c’est-à-dire de la manufacture cotonnière anglaise dont son père est actionnaire à celle de la Ruhr dont il est propriétaire. Marx a déjà croisé le lascar sur son trajet aller, en novembre 1842, à la Gazette rhénane de Cologne, sans conserver de lui un souvenir inoubliable. Il le retrouve en cette fin d’août, dans un café de la rue St-Honoré, peut-être le café de la Régence, situé alors au débouché de la rue Saint-Thomas-du-Louvre sur la rue St-Honoré, lesté d’une connaissance aussi précise que concrète de la situation de la classe laborieuse anglaise. Durant près de deux ans, Engels l’a connue d’en haut – il était le fondé de pouvoir de son père à la filature Ermen & Engels -, et d’en bas : il a rencontré et aimé, dès 1843, Mary Burns, une fille d’immigrés irlandais venus de Tipperary, un père teinturier, une mère morte à ses 12 ans, qui a été ouvrière, domestique ou prostituée, on ne sait, et qui lui a fait connaître « la Petite Irlande » de Manchester, ce quartier de taudis dont, seul, il avait peu de chances de sortir vivant ou, en tout cas, autrement qu’à poil, et qui l'a introduit par ailleurs dans le mouvement chartiste. Jenny est alors chez sa mère, à Trèves, avec Jennychen, qui n’a pas 4 mois ; Marx est donc « célibataire », Engels s'installe chez lui, 38 rue Vaneau, du 23 ou 24 août au 1er ou 2 septembre. Les deux jeunes gens – Engels a environ 2 ans et demi de moins que Marx -, vont passer pratiquement dix jours à débattre dans une atmosphère de joyeuse exaltation, au café Lahaye du 1, quai Voltaire et au café situé au rez-de-chaussée de l'hôtel du 17, dont Engels évoquera la bande qu'ils y fréquentaient tous les soirs. « Je n’ai jamais été d’aussi bonne humeur ni avec des sentiments aussi humains que pendant les dix jours passés près de toi », écrira ensuite Friedrich à Karl. Ils tombent d’accord sur ce que « ce n’est généralement pas l’État qui conditionne et règle la société civile, mais la société civile qui conditionne et règle l'État, qu'il faut donc expliquer la politique et l'histoire par les conditions économiques et leur évolution, et non inversement. » Ils dressent le canevas de ce qui deviendra la Sainte Famille.
La rencontre dans le film de Raoul Peck

11 janvier 1845 : expulsion de Marx vers la Belgique

En janvier 1845, un arrêté d’expulsion, demandé par le comte Von Arnimà Guizot, vise au premier chef Börnstein, Bernays, Marx et Mäurer, plus cinq autres personnes dont, pour le couvrir, von Bornstedt, le premier rédac-chef du Vorwärts avant Bernays, qui est un agent du gouvernement prussien. Seuls Marx et von Bornstedt seront finalement expulsés, Ruge déniant toute relation avec les gens du Vorwärts, Börstein, quant à lui, semblant avoir promis sa collaboration à la police. Marx quitte Paris pour Bruxelles le 2 février ; Jenny et Jennychen quelques jours plus tard. A Bruxelles, Jenny verra arriver une servante de sa mère, que celle-ci lui envoie, la jeune Hélène  Demuth  (Lenchen), 25 ans, qui restera toute sa vie auprès du couple Marx.

Engels écrit à Marx, en ce mois de janvier qui voit son expulsion : « Ce qui est particulièrement affreux, c’est d’être non seulement un bourgeois, mais un fabricant : un bourgeois qui intervient activement contre le prolétariat. Quelques jours passés à la fabrique de mon paternel ont suffi pour me remettre devant les yeux cette horreur (...) faire de la propagande communiste en grand et en même temps du commerce et de l’industrie, ça ne va pas. J’en ai assez ; à Pâques, je m’en vais. A cela s’ajoute cette existence débilitante au sein d’une famille strictement prusso-chrétienne. »
Dans une autre lettre, du 17 mars 1845, il commente sa vie quotidienne en famille à Barmen où son père lui fait « une figure de carême à vous rendre fou ». « Si ce n’était pas à cause de ma mère qui a un beau fond humain (...) et que j’aime vraiment, il ne me viendrait pas un seul instant à l’idée de faire la plus minime concession à ce despote fanatique qu’est mon vieux. »

Effectivement, en avril, Engels rejoint Marx à Bruxelles. En juillet-août,les deux compères partent pour l’Angleterre (Manchester et Londres), où ils rencontrent les représentants de la « Ligue des Justes » (en pleine crise) et la gauche du mouvement chartiste. Marx y découvre aussi cette Mary Burns, - il la dira « agréable et pleine d’esprit » -, avec laquelle Engels a vécu sa double vie anglaise, tenant son rang dans le milieu de l’associé de son père d’un côté et, de l’autre, louant sous de faux noms et de fausses professions, tantôt comptable, tantôt voyageur de commerce, des appartements où passer du temps avec elle. C’est au retour de ce voyage que Marx et Engels décident de rédiger L’Idéologie allemande. Engels revient à Bruxelles avec Mary qui y restera, sans doute pas de façon continue, jusqu’en 1848. Mais alors que les deux couples s’aperçoivent à un meeting ouvrier, Marx fait signe à Engels, d’un geste sans équivoque et d’un sourire désolé, qu’il n’est pas question qu’il leur présente sa compagne ; pour sa Jenny, le concubinage est rédhibitoire.

Au début de 1846, Marx et Engels fondent à Bruxelles un Comité de correspondance communiste, embryon de coordination des personnes sinon des groupes. Les Anglais acceptent, comme les Allemands de la diaspora en France, mais ni Cabet ni Proudhon ni aucun autre Français n’y participeront.

30 mars 1846 : rupture avec Weitling au cours d’une séance du Comité de correspondance communiste à Bruxelles. Récit de Pavel Annenkov : Le tailleur et agitateur Weitling était un beau jeune homme blond [Il a 10 ans de plus que Marx]. Avec sa redingote de coupe élégante, sa barbiche coquette, il ressemblait plutôt à un commis-voyageur qu'à l'ouvrier bourru et aigri que je m'attendais à voir. Après nous être présentés l'un à l'autre, avec une nuance de politesse raffinée chez Weitling, nous prîmes place à une petite table verte au bout de laquelle vint s'asseoir Marx, un crayon à la main, sa tête léonine penchée sur une feuille de papier, tandis qu'Engels, son inséparable compagnon et associé à la propagande, grand, droit, d'une gravité et d'un flegme tout britanniques, ouvrait la séance en prononçant une allocution. (…) Engels avait à peine terminé que Marx, relevant la tête, demanda à brûle-pourpoint: « Dites-nous, Weitling, vous dont la propagande a fait tant de bruit en Allemagne, quels sont les principes par lesquels vous justifiez votre activité et les bases que vous envisagez de lui donner à l'avenir ? » Je me rappelle très bien la forme brutale de la question (…) Weitling aurait sans doute parlé longtemps encore si Marx, les sourcils froncés ne l'avait interrompu et n'avait commencé à élever des objections. Son discours sarcastique se ramenait à ceci, qu'exciter la population sans donner pour base à son action des principes solides et réfléchis, c'est tout simplement la tromper. Faire naître les espoirs fantaisistes dont il venait d'être question, poursuivit Marx, conduisait à la perte et non au salut de ceux qui souffrent. En Allemagne surtout, s'adresser à l'ouvrier sans idées rigoureusement scientifiques et sans doctrine positive, c'est jouer à la propagande, jeu aussi futile que malhonnête, qui suppose, d'une part, un prophète inspiré, et de l'autre, des ânes l'écoutant bouche bée. »

Le 05 mai 1846, Marx écrit à Proudhon pour dénoncer Karl Grün (saint-simonien puis fouriériste, devenu le porte-parole de l’humanisme feuerbachien auprès de Proudhon dont il s’est proposé de traduire l’œuvre en allemand) comme un personnage « dangereux », en même temps qu’il lui demande de participer aux échanges du Comité de correspondance. Proudhon se déclare revenu de l’idée de révolution : « nous n’avons pas besoin de cela pour réussir. » Il se propose de « faire entrer dans la société, par une combinaison économique, les richesses qui sont sorties par une autre combinaison économique » Au passage, Proudhon prend la défense de Karl Grün.

15 août 1846, retour de Friedrich Engels à Paris
Engels, Stefan Konarske, en 2017

Engels, Andreï Mironov, en 1966
A la suite de la réponse de Proudhon, Engels est envoyé « en mission » à Paris, le 15 août 1846, pour contrecarrer l’influence de Karl Grün (et donc de l’humanisme feuerbachien) dans les milieux de l’immigration allemande. Il s’applique dès le début à s’assurer du soutien d’Ewerbeck (par ailleurs en rivalité avec Grün pour la traduction allemande des œuvres de Proudhon) qu’il parvient à tourner contre Grün.
Engels est venu habiter au 11 de la rue de l’Arbre-Sec ; deux peintres habitent là : l'un du midi, Jean-Marius Fouque, né à Arles, l'autre flamand, Alexis Bafcop, né à Cassel dans l'arrondissement de Dunkerque. Si ce dernier a 42 ans, l'autre est presque l'exact contemporain d'Engels (il y a une incertitude sur sa naissance : le 2 juillet 1819 ou 1822 ; Engels est du 28 novembre 1820). Il y a donc des chances qu'ils se soient fréquentés et que Jean-Marius ait introduit Friedrich dans ces bals - on sait que les peintres y trouvent leurs modèles - qui lui serviront plus tard à déjouer la surveillance policière. 
Engels s’est rapproché, comme il l'écrit, des “ours du faubourg”, “des chefs des ouvriers menuisiers”. Un mois plus tard, le 16 septembre 1846, il envoie son premier compte-rendu à Marx : « J’ai été plusieurs fois en contact avec les ouvriers d’ici, c’est-à-dire avec les dirigeants des menuisiers du Faubourg Saint-Antoine. Ces gens-là ont une organisation particulière. A part leur histoire d’association - devenue très confuse à cause d’une importante dissension avec les tailleurs adeptes de Weitling – ces gars, c’est-à-dire environ 12 à 20 d’entre eux – se réunissent chaque semaine pour – jusqu’à présent – discuter. (...) Ewerbeck a été obligé de leur faire des conférences sur l’histoire allemande depuis les origines et sur une économie politique des plus confuse – en somme des Annales franco-allemandesà la sauce humanitaire. (…) Ce qu’ils opposent au communisme des tailleurs, n’est rien d’autre que des phrases creuses et humanitaires à la Grün et du Proudhon arrangé par Grün, qui leur ont été inculquées à grand-peine par Monsieur Grün soi-même, en partie par un vieux maître menuisier très suffisant et valet de Grün, le père Eisermann et aussi par l’ami Ewerbeck. (...) Mais il faut avoir de la patience avec ces types - : d’abord il faut se débarrasser de Grün qui a vraiment exercé directement et indirectement une influence épouvantablement amollissante et ensuite, quand on leur aura sorti ces grandes phrases de la tête, j’espère arriver à quelque chose avec eux, car ils ont une grande soif de savoir en matière d’économie. Comme j’ai dans la poche Ewerbeck qui, en dépit d’une confusion bien connue -qui en ce moment atteint son paroxysme – possède la meilleure volonté du monde et que (l’ébéniste Adolph) Junge est également tout à fait de mon côté, nous arriverons bientôt à quelque chose. (...) Mais tant qu’on n’aura pas insufflé à nouveau de l’énergie à ces gens en anéantissant l’influence personnelle de Grün en extirpant ses phrases creuses il n’y aura rien à faire, compte tenu de grands obstacles matériels (en particulier ils sont pris chaque soir ou presque). »

Lettre du 23 octobre : mission accomplie, après cinq jours, ou soirs, de discussion ! « Les différents points litigieux que j’avais à régler avec les camarades sont désormais résolus : le principal partisan et disciple de Grün, le père Eisermann, a été flanqué à la porte, les autres ont perdu toute influence sur la masse et j’ai fait passer à l’unanimité une résolution qui les condamne. (...) On a discuté pendant trois jours le projet d’association de Proudhon. Au début, j’avais contre moi presque toute la bande, et à la fin il ne restait plus qu’Eisermann et les trois autres partisans de Grün. Il s’agissait avant tout de démontrer la nécessité de la révolution violente et de réfuter le socialisme de Grün, qui a retrouvé une nouvelle vitalité dans la panacée proudhonienne, en montrant qu’il est anti-prolétarien, petit-bourgeois et qu’il s’inspire des utopies des Straubinger [les compagnons du tour d’Allemagne]. A la fin, à force d’entendre éternellement répéter par mes adversaires les mêmes arguments, je devins furieux et j’attaquai de front les Straubinger, ce qui provoqua l’indignation des partisans de Grün, mais me permit d’arracher au noble Eisermann une attaque directe contre le communisme. Et là-dessus, je lui rivai son clou de si belle manière qu’il n’y revint plus. (...) Je déclarai alors qu’avant d’accepter de poursuivre la discussion, on devait voter pour savoir si nous nous réunissions, oui ou non, en tant que communistes. Dans le premier cas, il faudrait veiller à ce que des attaques contre le communisme (comme celle d’Eisermann) ne se reproduisent pas. Dans le second cas, s’ils n’étaient que des individus quelconques discutant de sujets quelconques, je ne voulais plus en entendre parler et je ne reviendrais plus. Ce qui provoqua une frayeur intense chez les partisans de Grün qui se récrièrent qu’ils s’étaient réunis pour « le bien de l’humanité », pour s’informer, qu’ils étaient des hommes de progrès et non sectaires, ennemis de tout système exclusif, etc. ; il n’était vraiment pas possible de traiter d’ « individus quelconques» des braves gens comme eux. Du reste, il leur fallait d’abord savoir ce que c’est réellement que le communisme. (…) Je donnai donc des intentions des communistes, la définition suivante : 1. Faire prévaloir les intérêts des prolétaires contre ceux des bourgeois. 2. Atteindre ce but en supprimant la propriété privée et en la remplaçant par la communauté des biens. 3. Pour réaliser ces objectifs, ne pas admettre d’autres moyens que la révolution violente et démocratique. Nous avons discuté là-dessus pendant deux soirées. Le deuxième soir, le meilleur des trois partisans de Grün, se rendant compte de l’état d’esprit de la majorité, passa complètement de mon côté.
Les deux autres ne cessaient de se contredire entre eux, sans s’en rendre compte. Plusieurs types qui n’avaient encore jamais pris la parole, l’ouvrirent tout d’un coup et se déclarèrent résolument pour moi. (...) Bref, lorsqu’on passa au vote, la réunion se déclara communiste au sens de la définition donnée plus haut, par treize voix contre les deux voix des deux partisans restés fidèles à Grün – encore l’un d’eux a-t-il déclaré par la suite qu’il avait le plus grand désir de se convertir. Ainsi avons-nous finalement réussi à faire tabula rasa une bonne fois et nous pouvons commencer à faire, dans la mesure du possible, quelque chose de ces gars »
Engels et Marx dans le film de Raoul Peck (capture d'écran)

En ce même mois d’octobre 1846, point culminant d’émeutes de subsistance “comme on n’en a pas connu depuis 1789” selon la Réforme, de nombreux ouvriers allemands sont arrêtés, qui seront finalement expulsés. Certains ont dû être trop bavards et Engels, qui a déménagé au 23, rue de Lille, fait état en novembre, dans ses lettres à Marx, d’une surveillance policière. A cette adresse, on trouve aussi bienle libraire éditeur Victor Durand que la comtesse de Beaufort ou lepeintre Gabriel Lefébure, à peine plus vieux qu'Engels. Si l'on en croit le compte-rendu que le saint-simonnien Peter Hawke donnera auReprésentant du peuple, Journal des travailleurs, à l'occasion du premier Salon d'après la révolution de Février 1848, Lefébure ferait partie, comme"Delacroix, Millet, Jeanron, Coignard, Courbet ou Johannot" de ces peintres non bourgeois qu'attendaient les travailleurs.  
Dès la fin de l’année, sans cesse pris en filature, Engels quitte cet appartement et adopte comme adresse postale celle d’A. F. Körner, artiste-peintre, 29 rue Neuve-Bréda (aujourd’hui rue Clauzel, dans le 9e).
Pour égarer les mouchards, il court les bals, passant du bal Valentino (251, rue St-Honoré), à celui du Prado (1, bd du Palais), sans oublier le Montesquieu (au 6, de la rue du même nom), et les bras des grisettes comme si ce devait être ses dernières nuits à Paris. « Si je disposais de 5 000 Fr de rentes, écrit-il à Marx, je ne ferais que travailler et m’amuser avec les femmes, jusqu’à ce que je sois lessivé. Si les Françaises n’existaient pas, la vie ne vaudrait même pas la peine d’être vécue. Mais tant qu’il y a des grisettes, va ! Cela n’empêche pas (en français dans le texte) que l’on ait envie de temps à autre de parler d’un sujet sérieux. » Il réussit d’ailleurs à maintenir des contacts avec Cabet, Louis Blanc, Ferdinand Flocon. Durant le second semestre de 1847,Engels apportera d'ailleurs des contributions à LaRéforme de Flocon et Ledru-Rollin, où aucun article n’est signé.
Ailleurs, évoquant Moses Hess, Engels écrit « passage Vivienne, je l’ai planté là bouche bée pour embarquer avec le peintre Körner deux filles que celui-ci avait levées. » Ailleurs encore : « Ici à Paris, j’ai adopté un ton très cynique, c’est le métier qui veut cette esbroufe et ça réussit souvent auprès des dames. »

On sait que le 20 mars 1847, Engels déjeune avec ce Georg Weerth qu'il qualifiera plus tard de "premier et plus grand poète du prolétariat allemand". Celui-ci écrira à sa mère le 18 avril :  "déjeuné avec mon ami Engels rue de Rivoli. Nous avons grandement apprécié le Chablis de 1846 et le monde nous a semblé être un endroit aimable".
En ce même mois de mars 1847, la police intervient à l’encontre d’une réunion de 150 à 200 personnes, ouvriers allemands avec leurs femmes et leurs enfants, qui se rassemblent à la barrière des Amandiers-Popincourt (auj. place Auguste Métivier), le dimanche depuis quatre ans. Il s’agit d’une de ces réunions publiques de barrières, destinées aux sympathisants de la Ligue des justes, sur les dangers desquelles, du fait des mouchards et des policiers, Engels a fait un rapport l’automne précédent. L’ébéniste Adolph Junge y est arrêté ; il sera expulsé ensuite vers la Belgique où il arrivera en avril 47.

Le mois suivant, Engels réussit, non sans mal, à se faire élire délégué de la section parisienne de la Ligue des Justes pour représenter celle-ci à son congrès de réorganisation, le 1er juin 1847, à Londres. Les dirigeants londoniens avaient dépêché dès janvier l’horloger Joseph Mollà Bruxelles puis à Paris pour demander à Marx et Engels d’adhérer formellement à la Ligue. Ceux-ci avaient posé comme condition que la Ligue cesse d’être une société conspiratrice pour agir ouvertement dans la société, et adopte une ligne de pensée conforme aux acquis du matérialisme historique. Le congrès de réorganisation devait avoir ce but.
[Dans son ouvrage de Souvenirs, le typographe Stephan Bornécrit : « Je me rendis compte qu’il allait être très difficile de faire nommer Engels, en dépit de tous ses espoirs. Sa candidature rencontrait une forte opposition. Je ne parvins à assurer son élection qu’en demandant - au mépris des règles - que lèvent la main ceux qui étaient contre et non pas pour, le candidat. Aujourd’hui j’ai honte quand je repense à cette ruse abjecte. « Bien joué », me dit Engels en rentrant de la réunion ».]
La Ligue des Justes se rebaptise à ce congrès en Ligue des Communistes. "Le but de la Ligue, c'est le renversement de la bourgeoisie, le règne du prolétariat, la suppression de la vieille société bourgeoise fondée sur les antagonismes de classes et la fondation d'une nouvelle société sans classes et sans propriété privée."

De juillet 1847 à la mi-octobre, Engels réside à Bruxelles. En août 1847, Marx a créé à Bruxelles une section de la Ligue et en a été désigné président ; Adolph Junge participe au bureau.

Engels est de retour à Paris à la fin du mois d’octobre 1847. Stephan Born qui, lui, fréquente exclusivement la Comédie française, ne comprend pas qu'Engels soit assidu aux "pires bouffonneries" du théâtre du Palais Royal. La vedette de la salle est alors le comédien Levassor.Alexandre Herzen écrira de lui, dans ses Lettres de France et d’Italie 1847-52 : « Dans le même Palais Royal où au théâtre français Rachel émeut le cœur, Levassor au théâtre du Palais Royal secoue votre poitrine par un rire sans fin, un rire jusqu’aux larmes, jusqu’à l’hystérie ? Levassor est la plus complète expression de la gaieté française, du sans souci, de l’insolence naïve, de l’esprit caustique, de la plaisanterie, de la gaminerie. Quelle rapidité impossible à atteindre, quelle richesse de moyens ! Levassor appartient autant, est tout aussi indispensable à Paris que Schelling ou Hegel à Berlin. » 
Le 14 novembre se réunit le district de Paris de la Ligue. Engels y est élu comme délégué au congrès de Londres qui doit entériner les changements esquissés en juin. Engels à Marx : « Hier soir on a procédé à l’élection des délégués. Après une réunion particulièrement confuse, je fus élu avec les 2/3 des voix. Cette fois je n’avais pas du tout intrigué n’en ayant d’ailleurs guère l’occasion. »
A la fin de novembre 1847, Marx et Engels [ce dernier arrive à Londres le 29 nov., comme il l'écrit dans l'article (non signé) de la Réforme daté du 5 déc.] participent au 2e congrès de la Ligue des Communistes et sont chargés d’en rédiger le nouveau programme : ce sera le Manifeste
[De Bruxelles, de Paris ou de Londres, Engels écrit dans les numéros de la Réforme des 6 août Sur la situation de l'Allemagne, 27 août Sur l'opinion publique en Allemagne, 1er novembre Sur le programme agraire du chartisme, 5 décembre (voir ci-dessus), et 9 déc. Sur la crise économique de 1847 en Angleterre.]
Andreï Mironov (Engels) et Igor Kvacha (Marx) dans le film de Grigori Rochal, Une année comme une vie (God kak zhizn), 1966. Sur la table, une pile du Manifeste. L'année dense comme une vie est 1848.

Après dix jours de Congrès, de retour à Paris, Engels s’en voit expulsé le 29 janvier 48. Il n’est même pas sûr que cela soit lié à son activité politique. Si l’on en croit Stephan Born, son ami le peintre Ritter l’ayant informé qu’un aristocrate avait congédié sa maîtresse sans assurer à celle-ci les dédommagements nécessaires, Engels avait menacé de rendre la chose publique et le comte avait saisi la police. C'est possible. Le 6 février, le Constitutionnelécrit : "Un jeune Allemand réfugié à Paris, M. Engels, auteur d'un ouvrage sur le paupérisme de l'Angleterre, a reçu de la police, on ne sait pourquoi, l'ordre de quitter Paris dans les 24 heures et la France dans trois jours, sous peine d'être remis par les gendarmes français à la police prussienne." Le même quotidien ajoute deux jours plus tard, citant "un journal" : "M. Engels, qui ne séjournait à Paris que depuis peu de temps a été enlevé de son domicile nuitamment, et, à ce qu'on assure, sans aucun motif plausible. En même temps, plusieurs ouvriers allemands, accusés à tort ou à raison de communisme, ont été arrêtés et déposés à la Conciergerie."  Ce à quoi le Moniteur parisien, journal officieux de la monarchie, répond le 14 : "Plusieurs journaux ont parlé, ces jours derniers, d'arrestations mystérieuses (...) et citent parmi les victimes de ces prétendus actes arbitraires, M. Engels, fils d'un riche manufacturier allemand, et un artiste peintre de Cologne. Les détails donnés à cette occasion par les journaux sont entièrement controuvés. Deux seuls étrangers, M. Engels, Allemand, et un de ses compatriotes, ont été récemment expulsés de France, mais les causes qui ont motivé cette mesure de la part de l'autorité sont complètement étrangères à la politique."

5 mars 1848, retour de Marx à Paris

A peine le gouvernement provisoire de la révolution de 1848 a-t-il été constitué, le 24 février, que, le 1er mars, Ferdinand Flocon lève la mesure d’expulsion prise trois ans plus tôt et invite le “brave et vaillant” citoyen Karl Marx à retrouver Paris. Telle est du moins la présentation avantageuse que l’historiographie marxiste donne de l’événement. En fait, « l’invitation » est datée du 10 mars et Grandjonc montre bien que Marx, expulsé de Belgique au début du mois et arrivant à Paris le 5 au petit matin avec pour tout papier son arrêté d’expulsion belge ainsi que celui, français, daté de février 1845, va voir le tout frais membre du nouvel exécutif pour régularisation. Sur papier à en-tête du Gouvernement provisoire, Flocon invite alors tout agent de la force publique à porter aide et assistance au citoyen Marx. La première pensée de la Révolution n’a donc pas été de rappeler Marx à Paris, c’est un détail.

Marx, Jenny et leurs maintenant trois enfants : Jennychen, Laura et le petit Edgarâgé à peine d’un an, sont descendus, le 5 mars, à l’hôtel Manchester, rue Grammont, non loin de la Bastille, avant de s’installer au 10 rue Neuve-de-Ménilmontant (aujourd’hui rue Commines). Ils ont dans leurs bagages un millier d’exemplaires du Manifeste du parti communiste, rédigé entre décembre et janvier, en allemand, et qui n’a été imprimé, à Londres, que dans la deuxième quinzaine de février.

Dès le lendemain, Marx participe à une importante assemblée de « démocrates allemands » dans une salle Valentino (où Engels avait si souvent dansé) comble, sous la présidence du poète Georg Herwegh. On y débat d’une Adresse au Gouvernement provisoire mais on y entend surtout, de la part d’Herwegh et de Heinrich Börnstein, l’un des fondateurs du défunt Vorwärts, on s’en souvient, des discours radicaux appelant à une intervention armée en Allemagne. Karl Schapper lui-même se laisse emporter par l’ambiance et apporte son soutien à ceux qui réclament qu’on aille porter la liberté en Allemagne les armes à la main.

Herwegh et Adalbert von Bornstedt, cet agent prussien, on s’en souvient aussi, que le gouvernement français avait expulsé, pour le couvrir, en même temps que Marx, mettent sur pied une Deutsche Demokratische Gesellschaft (Société démocratique allemande) qui placarde dans Paris une affiche appelant à soutenir financièrement une « légion allemande » : « DES ARMES ! » « Les démocrates allemands de Paris se sont formés en légion pour aller proclamer ensemble la RÉPUBLIQUE ALLEMANDE. Il leur faut des armes, des munitions, de l'argent, des objets d'habillement. Prêtez-leur votre assistance ; vos dons seront reçus avec gratitude. Ils serviront à délivrer l'Allemagne et en même temps la Pologne. »
« Importer, écrira Engels, au beau milieu de l'effervescence allemande du moment une invasion qui devait y introduire de vive force, et en partant de l'étranger, la révolution, c'était donner un croc-en-jambe à la révolution en Allemagne même, consolider les gouvernements, et - Lamartine en était le sûr garant - livrer sans défense les légionnaires aux troupes allemandes. »

Pour combattre ce risque,  Marx, dès  la première réunion, le 8 mars 1848, du comité central de la Ligue des Communistes, propose de mettre dans les pattes de la Société  démocratique allemande un Club des travailleurs allemands. La Réforme en annonce la création le 10, tandis que Marx et Engels préviennent par exemple le citoyen Cabet, pour qu’il en fasse état dans son Populaire, que “la soi-disant Société démocratique allemande de Paris est essentiellement anticommuniste, en tant qu’elle déclare ne pas reconnaître l’antagonisme et la lutte entre la classe prolétaire et la classe bourgeoise”. Le 11, Marx est élu président du nouveau C.C. de la Ligue des Communistes, qui compte trois membres de l’ancienne Ligue des Justes (Schapper, J. Moll et H. Bauer) et trois membres de l’ancien Comité de correspondance bruxellois : Marx, Engels, Wolff ; en présence des anglais Ernest Charles Jones et George Julian Harney venus à Paris pour l’occasion.

Le 13 mars, le prince Metternich est renversé et doit s’enfuir de Vienne.

Le 18 mars, alors que les combats commencent à Berlin et que Frédéric Guillaume IV va devoir accepter un ministère libéral et une convocation de la Diète pour le 22 mai, 6 000 Allemands se réunissent sur les Champs-Élysées. Herwegh en retire 2 000 hommes et quatre bataillons pour sa Légion démocratique allemande.

Engels a rejoint Paris le 21 mars 1848 ; avec Marx, le projet de lancer un nouveau journal en Allemagne, de reprendre la Gazette rhénane, est aussitôt échafaudé.

Vers  le  27  mars,  Marx  et  Engels  font adopter  par  le  Comité central de la Ligue un texte  programmatique de  « Revendications  du Parti  communiste  en  Allemagne ».  Le  texte, sous  forme  de  tract,  en  même temps que le Manifeste, sera emporté  par  ceux  qui rentrent  en  Allemagne avec le Club des Travailleurs allemands. Outre l’exigence d’une Allemagne constituée en « République une et indivisible » et celle de  « l’armement général  du  peuple »,  l’essentiel  des  revendications porte sur le suffrage universel (masculin), la nationalisation des domaines princiers et féodaux, des banques  privées,  des  moyens  de  transport, l’instauration   de   « forts   impôts   progressifs », la séparation de l’Église et de l’État et « l’instruction  générale  et  gratuite  du  peuple ».

Les 24 et 30 mars, trois détachements de la Légion démocratique allemande, de 500 hommes chacun, drapeaux rouge, noir et or déployés mais sans armes, partent en ordre, sous les acclamations de nombreux Polonais, Belges, Italiens, et aussi Français. Herwegh, Börnstein et Bornstedt doivent suivre le dernier bataillon. Le gouvernement français, - c’est l’allusion à Lamartine dans le texte d’Engels cité plus haut -, a fourni quelque soutien, au moins financier, à leur légion.

Le 30 mars, le préfet de police Caussidière délivre à Marx un passeport d’un an, mais en Allemagne, les choses se précipitent et Marx-Engels quittent Paris le 6 avril 1848, pour, après un détour par Mayence qui leur est imposé par l’interdiction de traverser la Belgique, arriver le 10 à Cologne,« la partie la plus avancée de l’Allemagne », selon les mots d’Engels.

A Cologne, Marx et Engels vont retrouver la ligne politique qu’ils ont combattue en la personne de Weitling puis de Grün, incarnée cette fois par Andreas Gottschalk, le « médecin des pauvres », membre de la Ligue des communistes depuis 1847, président de l’Union ouvrière de Cologne et naturellement influent dans la presse de celle-ci, le Zeitung des Arbeitervereins. Mais la révolution de 1848 en Allemagne n’est pas notre sujet. On trouvera dans les fascicules 17 et 18,Révolution et contre-révolution en Allemagne (1) et (2), de Marx, à mesure (http://www.acjj.be/publications/marx-a-mesure/), textes, notes et chronologie.

Aux heures sombres de juin 1848, Friedrich Engels, reporter de la Neue Rheinische Zeitung, décrit, sur une barricade de la rue de Cléry, sept ouvriers et deux grisettes rejouant le tableau célèbre de Delacroix. « Un des sept monte sur la barricade, le drapeau à la main. Les autres commencent le feu. La garde nationale riposte, le porte-drapeau tombe. Alors, une des grisettes, une grande et belle jeune fille, vêtue avec goût, les bras nus, saisit le drapeau, franchit la barricade et marche sur la garde nationale. Le feu continue et les bourgeois de la garde nationale abattent la jeune fille comme elle arrivait près de leurs baïonnettes. Aussitôt, l’autre grisette bondit en avant, saisit le drapeau… » 
Finalement, le 16 mai 49, le gouvernement prussien interdit de fait la Nouvelle Gazette Rhénane en donnant à Marx l’ordre de quitter le territoire dans les 24 heures, et en lançant un mandat d’arrestation contre Engels le lendemain.
A la Nouvelle Gazette Rhénane, E. Capiro, 1895


3 juin 1849 : second retour de Marx à Paris

« Peu après [le 1er juin 49], explique Engels, nous quittâmes Bingen et Marx se rendit à Paris porteur d’un mandat du Comité central démocratique [du Palatinat] ; un événement décisif était imminent et Marx devait représenter le parti révolutionnaire allemand auprès des social-démocrates français ».
Marx arrive ainsi à Paris le 7 juin, dans un hôtel du 45 rue de Lille, sous le faux nom de Ramboz [Le propriétaire de l'établissement avait, dans La Presse du 14 mai 1848, publié cette annonce : « Joli hôtel garni près de l’Assemblée, avis à MM les représentants » du peuple. Après la révolution, neuf cents députés allaient en effet arriver à Paris et le journal invitait les hôteliers à profiter de l'aubaine. Sous l'enseigne d'Hôtel des Ambassadeurs et sous la Troisième République, la maison sera l'adresse de très nombreux sénateurs jusqu'à la première guerre mondiale.]. “Paris est morne. À quoi s’ajoute le choléra, qui sévit dans toute sa virulence. Malgré cela, jamais une éruption colossale du volcan révolutionnaire ne fut plus proche à Paris qu’à présent. J’ai des contacts avec tout le parti révolutionnaire…”
Cette éruption, doit-elle éclater avec la manifestation organisée pour protester contre l’expédition militaire française qui a rétabli le pouvoir temporel du Pape contre la République romaine ? Le 13 juin 1849, vers midi, un cortège relativement modeste d’environ 6 000 personnes, dont 600 gardes nationaux ayant à leur tête Etienne Arago, chef de bataillon de la 3e légion, se forme au Château-d’Eau, sur le boulevard du Temple, et marche en direction de l’Assemblée nationale « afin de lui rappeler le respect dû à la constitution », aux cris de : « Vive la Constitution ! ».
Une heure plus tard, le général Changarnier, commandant de l’armée de Paris et des gardes nationaux de la Seine, à la tête de dragons, gendarmes mobiles et chasseurs à pied, arrivant par la rue de la Paix, disperse les manifestants qui se répandent dans les rues voisines.
Ledru-Rollin et une trentaine de députés, réunis au 6 rue du Hasard (aujourd’hui rue Thérèse, partie comprise entre les rues Sainte-Anne et Richelieu), sous les fenêtres desquels retentissent les « Aux Armes ! » que crient les manifestants pourchassés, décident de gagner l’état-major de l’artillerie de la garde nationale, au Palais-Royal, pour s’assurer le concours de Guinard, colonel de l’artillerie de la garde nationale, et de ses 400 hommes.
Ils avancent, écrira Marx plus tard, « au cri de “Vive la Constitution !” poussé avec mauvaise conscience, de façon mécanique, glaciale, par les membres du cortège eux-mêmes, et renvoyé ironiquement par l’écho du peuple massé sur les trottoirs, au lieu de s’enfler tel le tonnerre ». Les députés ceints de leur écharpe vont vers le Conservatoire national des arts et métiers. Vers 14 h 30, Ledru-Rollin parvient à se faire ouvrir les portes de l’établissement et une proclamation constituant un gouvernement provisoire y est signée.
On ressort des Arts-et-Métiers pour aller “au-devant de l’armée pour l’encourager à se joindre à nous”, se souviendra Martin Nadaud. Trois pauvres barricades sont improvisées rue Saint-Martin pour gêner la cavalerie, et la troupe arrête les députés sans que la foule réagisse plus que ça. Ils sont conduits au poste de la garde nationale, dont Martin Nadeau s’échappe, avec deux autres camarades, en enjambant la fenêtre qui donne sur la rue Saint-Martin. Il va se réfugier, à la barrière de l’Étoile, chez madame Cabet. Ledru-Rollin parviendra à gagner Londres pour un exil de plus de vingt ans.

« L’éruption colossale » prévue aura été la dernière journée révolutionnaire de la Deuxième République quand Jenny rejoint Marx à Paris avec les trois enfants et Lenchen, le 7 juillet ; ils s'entasseront à six dans deux chambres minuscules. Jenny est enceinte pour la quatrième fois et la grossesse ne se passe pas bien. Marx est arrivé sans le sou, il l’est toujours. Dès le 13 juillet, il lance des appels au secours, explique que les derniers bijoux de sa femme sont déjà au mont-de-piété, qu’il pourrait peut-être tirer, dans un délai raisonnable, 3 000 ou 4 000 francs d’une deuxième édition de sa brochure contre Proudhon, (Misère de la philosophie), qui “commence à prendre ici”, mais qu’il faudrait pour cela racheter d’abord les exemplaires de la première encore disponible à Bruxelles et à Paris. Il écrit aussi à Ferdinand Lassalle, qui lancera une collecte publique, sans aucune discrétion, à la grande colère de Marx : « Je préfère la plus grande gêne à la mendicité publique. » Et rien n’est réglé quand, le 19 juillet, Marx reçoit du préfet de police une assignation à résidence dans le Morbihan. Sa réclamation auprès du ministre de l’Intérieur est refusée le 16 août.
Le 13 août, l’armée hongroise a capitulé. Après la reddition de Venise, le 22 août 49, il n’existe plus dans l’empire d’Autriche un seul gouvernement insurrectionnel.
Le 23 août 1849, un officier de police se présente rue de Lille pour signifier aux Marx qu’ils doivent s’exécuter dans les vingt-quatre heures. Marx écrit alors à Engels que son exil dans “les marais Pontins de Bretagne”, qu’il considère comme une tentative de meurtre camouflée, lui fait juger préférable de quitter la France, et qu’il a pour perspective de fonder un journal allemand à Londres, où il lui donne rendez-vous. Marx quitte Paris le 24 août, Jenny et les enfants ont reçu l’autorisation d’y rester jusqu’au 15 septembre.
On a des photos des Marx à compter de 1865
   
Les derniers séjours parisiens

Si la vie des Marx est désormais anglaise, ses deux filles aînées ayant convolé avec des Français, on reverra Marx à Paris, et dans sa banlieue. Laura, née le 26 septembre 1845 à Bruxelles, épousera la première, à l’âge de 23 ans et après deux années de fiançailles, un Français, Paul Lafargue, le 2 avril 1868. Jenny en épousera un autre, Charles Longuet, ciseleur sur bronze ; « Le dernier proudhonien et le dernier bakouniniste, que le diable les emporte ! », comme pestera papa Marx dans une lettre à Engels. Le dernier bakouniniste, c’est évidemment Paul Lafargue, Longuet, lui, ayant eu le bon goût de voter l’exclusion de Bakounine de la 1ère Internationale (le 7 septembre 1872) entre ses fiançailles, en mars, et son mariage, le 2 octobre... ce qui en fait le dernier proudhonien.
Jennychen, future Mme Longuet, et Laura déjà Mme Lafargue en 1869

Les Lafargue sont partis en voyage de noces en France le jour même de leur mariage, puis s’y sont installés le 15 octobre, 25 rue des Saints Pères. Ils ont déménagé au 47 rue du Cherche-Midi juste avant la naissance de leur premier enfant, Charles-Etienne, le 1er janvier 1869. Marx vient leur rendre visite du 6 au 12 juillet, en descendant dans un hôtel de la rue Saint-Placide sous la fausse identité de M. Williams. Il est préoccupé par la santé fragile de Laura, tente de persuader son gendre d’achever ses études de médecine, et est venu discuter aussi d’une traduction française du Capital. Pour ce qui est de celle du Manifeste par Laura, revue par Paul, elle vient d’être ramenée à Londres par Jenny quand celle-ci, à la suite de Jennychen et d’Eleanor est venue voir le bébé, à Paris.
Puis vient la Commune, et l’exil qui ramène les filles Marx auprès de leurs parents. Les Longuet regagnent la France après l’amnistie de 1880. A l’été de l’année suivante, Marx et Jenny, déjà malade, accompagnés de Lenchen, visitent les Longuet et découvrent le petit Marcel, né trois mois plus tôt au 11 bd Thiers (auj. Karl Marx)à Argenteuil, alors que ses aînés avaient déjà 4, 2 et 1 an quand leurs parents ont quitté l’Angleterre. Mais Marx rentre précipitamment à Londres à l’annonce de la dépression nerveuse d’Eleanor.
Après la mort de Jenny, au début de décembre, Marx, qui en est tombé malade, passe à nouveau par Argenteuil, en février 1882, sur le chemin de Marseille où il doit embarquer pour l’Algérie et son soleil guérisseur. À son retour, le 7 juin, sans barbe et sans crinière de prophète, sacrifiées à la chaleur algéroise,
Dernière photo (1882) avant le rasage pour ses filles qui l'aiment en père Noël
il se voit conseiller les eaux d’Enghien où il suivra une cure en juillet. Les Lafargue s’installent au 66 bd de Port Royal au début d’août et Marx séjourne à leur nouveau domicile avant de rentrer à Londres fin septembre. C’est donc retour de chez ses gendres qu’il les qualifie, dans une lettre à Engels du 11 novembre, de dernier des bakouninistes et de dernier des proudhoniens.
Le 12 janvier 1883 lui parvient la nouvelle de la mort de Jennychen et il envoie Eleanor à Argenteuil aider à garder les enfants de sa sœur. "Le Maure", comme on l’appelle depuis sa jeunesse, meurt le 14 mars.

Le 1er mai 1890, Engels est au rassemblement de la place de la Concorde où l’on revendique la réduction du temps de travail. “Que Marx n’est-il à côté de moi, pour voir cela de ses propres yeux” écrit Engels, qui rappelle que cette revendication de la journée légale de travail à 8 heures avait été “proclamée dès 1866 par le congrès de l’Internationale à Genève”.

Si l'on compte, sur les bâtiments qu'habitat Marx une plaque commémorative à Bruxelles et 4 à Londres, il n'y en a aucune à Paris.

DE BIÈVRE EN GRAFFS, LA VOILÀ LA BOMBE ACRYLIQUE

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A Gentilly, le grand, comme le petit annexé par Paris en 1860, les murs n’ont pas rien à se mettre. Voici quelques aperçus de leurs garde-robes, shootées pour la dernière fois en novembre 2017. Comment seront-ils (re)vêtus quand vous les croiserez ? 

Le paysage typique de la Bièvre, c’était ces séchoirs perchés sur des tanneries, ci-dessous en 1890, au-delà de l’autre extrémité de notre parcours, du côté de Croulebarbe, tandis qu’on démarre aujourd’hui de Gentilly et, plus précisément, de la Maison de la Photographie Robert Doisneau. La commune a dédié en 1996 sa plus ancienne demeure, antérieure à 1750, (1 rue de la Division-Leclerc), au natif du 39 rue Raspail, Robert Doisneau qui, au lendemain de la guerre, photographiait du bas de la pente si raide qu’on l’appelait le « cratère », derrière les HBM du 162 de la rue désormais Gabriel Péri, les Vingt ans de Josette, joyeuse farandole de garçons et de filles, ou encore le Cyclo-cross, qui se courait sur cette même pente.
aquarelle de Vincent Blatter



Les premiers graffs, du genre photographique, ou réaliste-socialiste, comme on ne disait déjà plus à l’époque, ont été posés là en 2006, entre la Maison de la Photographie R.D. et l’av. Jean-Jaurès, par l’assoce Ligne 2 Mire, soit CREYone, né en 1973 à Champigny-sur-Marne, l’un de ses fondateurs en 1998, rejoint deux ans plus tard par Max, né en 1976 lui aussi à Champigny, après qu’ils eurent collaboré au Groupe 132.

Les trompe-l’œil de Ligne 2 Mire...

...sous les dalles, au 1er plan, la Bièvre
On emprunte ensuite le Jardin de la Paix, d’Alexandre Chemetoff (1990), matérialisation à sec du lit de la rivière, par l’allée René Cassin. On passe ensuite derrière l’église Saint-Saturnin, bâtie sur les vestiges d'une abbaye du 7e siècle, due à Saint-Eloi, celui qui disait « Oh, mon roi… », sur le domaine que lui avait donné le bon roi Dagobert (celui qui avait mis sa culotte pour la rime). L'église actuelle, du 13e siècle, a été remaniée au 16ème après l'effondrement de la nef, et le portail néo-gothique ajouté à sa façade ouest au19ème.

Sur l’emplacement du parking adjacent, la famille Foucher villégiaturait, au printemps de 1822, dans un ancien château du XIIIe siècle remanié en presbytère, séparé de l’église par le cours de la Bièvre. Victor Hugo, le fiancé d’Adèle Foucher, s’était vu attribuer une chambre dans une tourelle, dernier vestige de la demeure seigneuriale, percée d’une fenêtre sur chacune de ses quatre faces. Un « vrai nid d’oiseau ou de poète » : des peupliers hauts et touffus, un jardin que venaient arroser et sarcler des « fous de Bicêtre » descendus de l’hospice du plateau, un moulin à blé au bout d’un bief, les tonneaux des blanchisseuses le long de la rivière et le linge séchant sur les prés…
Il avait été un moment question de classer monument historique ce que l’on désignait comme le « château de Victor Hugo », qui fut finalement vendu à MM. Dagousset, vinaigriers, qui firent de ses trois étages un immeuble de rapport loué à des familles ouvrières, tandis qu’ils adaptaient le moulin à blé à la mouture de la moutarde. En 1926, ils avaient à dessein si peu entretenu le « château de Victor Hugo » que son premier étage s’écroulait, leur permettant d’abattre l’ensemble et de construire à la place leur nouvelle et moderne usine, 19 à 23 rue Frileuse devenue Charles Frérot. Ici naquit la marque qui aurait pour figure le Père Pikarome : « Sa moutarde vaut son vinaigre… et son vinaigre est rudement bon. » L’entreprise passa dans le giron du groupe Amora-Maille vers 1960, avant la société marocaine Unimer en 1992.

Il y eut un temps où, quand les jeunes de banlieue (communiste) affrontaient la police, c’était à l’appel des sirènes municipales : le maire de Gentilly, Charles Frérot, les mobilisait par ce moyen pour qu’ils filent soutenir, dans le XIIIe arrondissement, les grévistes de la Snecma que la police était en train de chasser de leur usine.
A sa mort, en 1962, le nom de Charles Frérot est donné à cette rue Frileuse où Victor Hugo courtisait Adèle.

Il n’y a que quelque pas d’ici à l’ancien Gaîté Palace, cinéma de quartier de 1932 à 1972, devenu aujourd’hui centre d’art et de création sous le nom de Générateur.

Passé le périph, on pénètre la première peau de l’oignon parisien. En 1840, sous la monarchie de Juillet, la limite de Paris est encore au « mur des Fermiers généraux », un mur de l’argent au sens propre puisque c’est celui de la perception des taxes sur la circulation des marchandises, dont nous ont été conservées les portes monumentales de la place Denfert-Rochereau, de celle de la Nation, ou la rotonde de Stalingrad. La destruction de ce mur (6 m de haut et 50 cm d’épaisseur) et des routes qui le longent à l’intérieur comme à l’extérieur fournira l’espace (70 m en largeur, 7 rangs d’arbres) qui permettra en 1906 aux lignes 2 et 6 du métro d’être aériennes. Gentilly, puisque c’est le sujet qui nous occupe, commence ou bien, – ça dépend du point de vue -, s’étend jusqu’à l’actuel boulevard Blanqui.
Dans ces années 1840, on débat de la défense de Paris. L’armée, le gouvernement veulent des forts avancés ; l’opposition républicaine ne veut pas laisser le sort de la capitale aux mains des seuls militaires : elle réclame un rempart à l’ancienne, permettant au peuple en armes de monter aux créneaux, et ne protégeant que de l’ennemi extérieur, tandis que l’on sait bien que l’artillerie d’un fort peut se retourner contre la ville qu’elle est censée défendre. En guise de compromis on aura les deux : le trait continu d’une enceinte bastionnée, assez au large, ces « fortifications » ou « fortifs », encore dans les mémoires aujourd’hui, et le pointillé d’une quinzaine de forts sur les trois quarts du pourtour de Paris, depuis Saint-Denis jusqu’à Issy-les-Moulineaux, tandis que la Seine fournira une ligne de défense naturelle à l’ouest, seulement renforcée par le fort du Mont-Valérien.
Devant les fortifications, il faut que la vue soit dégagée, pour le guet et pour le tir, on déclare donc inconstructible une zone de 250 m, mais on ferme les yeux sur d’insignifiantes cabanes, cahutes et potagers dont la prolifération, domaine des chiffonniers, aboutira à la Zône majuscule, que le documentaire de Georges Lacombe montre dans l’état qui est encore le sien en 1928.


Mais n’anticipons pas. Pendant pas loin de vingt ans encore, Gentilly s’étend toujours jusqu’au bd Blanqui, si l’on peut dire, simplement coupée en deux par ce gros mur, ses escarpes et contrescarpes et sa Zone. L’annexion s’est faite par étapes et notre trajet remonte le temps : en avril 1930, Paris s’empare de la Zone (mais il avait pris la rue de la Poterne des Peupliers dès 1926)
1-5 rue de la Poterne des Peupliers, 34 logements sociaux, toiture entièrement végétalisée, architecte Laurent Niget, 2012.
2-6, en face, et entre des rues dédiées aux Caffiéri et à Pierre Gouthière, élégants sculpteurs-ciseleurs et bronziers « du roi », dont on ne comprend pas très bien ce qu’ils font là, des logements de l’AP-HP et, derrière, un centre Paris Anim’.

Passés la Zône et le bd Kellerman, c’est-à-dire les anciennes fortifs, on entre dans une seconde peau, celle d’entre les deux ex enceintes, ici le Petit Gentilly, qui fut annexé comme tout cet anneau-là en 1860.

On abandonne la Bièvre qui, sous nos pieds, monte le long du côté droit de la rue des Peupliers, en deux bras parallèles, qui vont tourner à gauche au niveau de la place aujourd’hui de l’abbé Hénocque, pour longer sur leurs flancs nord, la rue de la Colonie puis la rue de la Fontaine à Mulard. Dans ce coude se trouvaient le Moulin-des-Prés, moulin à eau sur la Bièvre, à l’intersection des tracés anciens de la rue du Moulin-des-Prés et de celle de la Fontaine-à-Mulard, et le Moulin (à vent) de la Pointe de Gentilly à l’endroit où la rue du Moulin de la Pointe rejoignait l’avenue d’Italie.
La Bièvre canalisée après 1912 à son entrée dans Paris. Au fond, la Petite ceinture.


Franchi par en-dessous le boulevard Kellerman, on prend à droite ; sur le mur d’échiffre : hommage à Desty Corleone, rappeur, taggé au 1er anniversaire de sa mort, le 2 novembre 2014, par V13 crew. 

On rentre sur la promenade de ce qui fut la petite ceinture durant soixante ans de bons et loyaux services voyageurs et marchandises, d’avant la guerre de 1870 aux années 1930. Ici, un tronçon d’1km a été loué par la RATP de 1994 à 1998 pour tester le système de conduite automatique intégrale qui serait utilisé sur la ligne 14. Avec un bout de plus, il a été ouvert en promenade en janvier 2016 dans le flambant neuf éco-quartier de la gare de Rungis.
Que sera, quand vous y serez, la fresque au fond du tunnel ferroviaire, à droite ?
De la promenade, on surplombe les fresques du mur d’échiffre qui fait pendant au précédent : (l’hindouisant là depuis 2014), les deux drapeaux palestinien et israélien noués ensemble sur la guérite en saillie, qui étaient là depuis l’été 2014, ont été remplacés en février 2016 par une peinture en rapport avec les attentats du Vendredi 13 novembre 2015.


Au coin de la récente rue Madeleine Brès, on est entre deux mondes : à gauche la caserne abritant des gardes républicains et leurs familles, 4 000 personnes au total, dont la musique de la Garde, construite en 1975 sur d’anciens bâtiments industriels de la Snecma. L’école maternelle, à ses pieds est le bureau de vote du 13ème donnant le plus fort pourcentage au FN. A droite, « la Brillat », une cité populaire des années 1920, longtemps jugée dangereuse, et « dé-densifiée » à la fin des années 1990 par la destruction des deux bâtiments centraux et sa séparation par une grille mitoyenne. Entre les deux mondes, les voies de la gare de Rungis et un mur fermant les emprises de la SNCF, qui allait tomber en 2014 pour laisser naître l’éco-quartier.
A sa destruction, on y voyait encore des graffs datés du printemps 1999, que l’on peut retrouver dans cette chronique d’un piéton. Il avait été, plus tôt encore, l’un des premiers murs peints du quartier où s’étaient exprimés les élèves de l’école Küss. Depuis 1933, les élèves de cette belle école de style paquebot (Roger-Henri Expert) y vivent, une génération après l'autre, au milieu de fresques.
Le préau de la Maternelle, par l'association La Fresque, 1933


« La Brillat » traversée, on a, rue de la Fontaine-à-Mulard, d’un côté l’ARBP, si importante depuis 1997 pour le quartier, de l’autre, dans l’espace Bièvre, l’association Courant d’art frais. Les 8, 9 et 10 avril 2016, l’association Rungis-Brillat-Peupliers (ARBP), - pas des bobos de la Butte, donc -, posait à une trentaine d'habitants, répartis sur l'ensemble du quartier, la question de l'endroit le plus agréable du quartier, du plus marquant au niveau symbolique ou esthétique, le tout corrélé aux déplacements à pied ou à vélo depuis le domicile. « Ce sont les nouveaux parcs et aménagements paysagers ainsi que les fresques urbaines qui marquent les habitants. Très peu citent les bâtiments ou espaces institutionnels comme lieux agréables ou lieux symboliques.
Cet engouement pour les espaces verts est sans doute d'autant plus plébiscité qu’ils faisaient défaut il y a quelques années. »
Des étoiles pour les "fresques le long des voies" et la "fresque de la rue Bobillot


Les marionnettes géantes de Courant d'art frais (bandeau de la page twitter de l'assoce) au parc Charles Trénet
On descend la rue de la Fontaine à Mulard, comme le font souterrainement les deux bras parallèles de la Bièvre, jusqu’à la place de Rungis d'où ils remontent vers le nord en longeant l’ouest de la Butte-aux-Cailles, l’un par la rue Brillat-Savarin (ex rue du Pot-au-Lait), l’autre par la rue Boussaingault. A l’emplacement de la pimpante cité des fleurs, s'étendait un étang, et ces prés submersibles de la Bièvre, que l’on pouvait inonder au moyen de vannes, pour patiner l'hiver sur l'un, prélever sur les autres les blocs dont la Société des Glacières réunies, située rue de l’Amiral Mouchez, avait l'exclusivité du recueil et de la commercialisation.
Aujourd'hui, la place de Rungis est à 40 m d'altitude et la place de la Commune de Paris 23 mètres plus haut seulement, mais le niveau des prés submersibles était à vingt mètres sous nos pieds. Ce territoire a été remblayé d'autant vers 1877, après la construction de la rue de Tolbiac que l'on voit sur les photos d'époque le franchir haut sur un talus. La Butte-aux-Cailles, dominant de 43 m la Bièvre, portait alors bien son nom.

Un médaillon, au sol, nous rappelle le bras mort de la Bièvre. Le studio d'animation de Paul Grimaultétait dans la cour du n°92 de cette rue Bobillot à compter de 1951. Jacques Demy y vint l’année suivante, au sortir de son service militaire, se faire engager comme stagiaire sur des films de pub. Il y reviendra trente-cinq ans plus tard co-réaliser avec son ancien patron La Table tournante, un pot-pourri des courts métrages de Grimault, avec au générique Jean Aurenche et Jacques Prévert, Anouk Aimée, L'Épouvantail (1942), Le Voleur de Paratonnerres (1944), Le Petit Soldat (1947)…


On passe devant le magasin peint Au coin de la rue de la Colonie, cette épicerie fut la première du quartier à mettre à disposition sont rideau de fer dans les années 1990. Plus haut, sur le mur arrière de la cour de l’école de la rue de la Providence, la fresque signalée par les sondés de l’ARBP : c’est d’abord, en août 2013,
Seth, de son vrai nom Julien Malland, né en 1972, diplômé de l’École Nationale Supérieure des Arts Décoratifs (ENSAD), désormais autant en galeries qu’exposé aux intempéries,
et Babs pour les mots graffés, un enfant de la banlieue, qui peint tout ce qui bouge et tout ce qui ne bouge pas, du train au mur. Le 17 mars 2015, ils sont recouverts ici par une fille,
KASHINK, née en 1981, dotée d’une fausse moustache qui la fait ressembler à Frida Kahlo.  
On prend la rue de la Providence (on est maintenant à 50 m d’altitude) et l’on passe devant la belle école à la fresque postérieure. Traversée la rue de Tolbiac devant La Lanterne, squat ouvert début mars 2017 par le groupe des chattes sauvages, de ce collectif Stendhal dont le lieu emblématique, le Clos sauvage, à Aubervilliers, va bientôt fermer ses portes, le 19 juin 2018.
on suit Martin Bernard, du nom du dirigeant, aux côtés de Blanqui et Barbès, de cette Société des Saisons qui tenta, avec l’aide des immigrés allemands de la Ligue des Justes dont Friedrich Engels, délégué du faubourg Saint-Antoine, ferait la Ligue des Communistes huit ans plus tard, le dernier coup d’État contre Louis Philippe avant la révolution de 1848. 

Avec la rue Buot, on arrive à la Butte. Pas d’intercession miraculeuse de Sainte-Anne, à laquelle elle s’adosse, dans la préservation de ses maisons basses : la butte est une coquille quelque peu creuse, de son sous-sol on a beaucoup extrait la roche, plus épaisse de cinq centimètres que le cliquart de la voisine Montrouge, au grain plus gros, aux coquillages moins nombreux ; rien ici qui pût supporter des étages nombreux.
A l’angle de la rue Buot, on arrive à un premier flyer mural, si on peut dire, du festival annuel Les Lézarts de la Bièvre, celui de 2016, sous la bombe de Poes et JoBer, nés en 1983 l’un et l’autre, et aux graffitis à la Défense, passés du train aux galeries (d’art, pas aux tunnels) en partageant aussiune résidence d’artiste au Jardin Rouge de Marrakech en 2014. Dès la fin du premier gros immeuble récent de la rue, on croise un oiseau de Mateus Bailon, puis au retour d’un second immeuble, en retrait sur l'alignement comme le précédent, duJace en 2014, du Bebar, franco-espagnol né en 1993, en 2017. Sur la porte de garage du n° 4 est depuis 2008 une espèce de Klimt d’Artiste ouvrier [de son vrai nom Pierre-Benoît Dumont, né vers 1975 et qui a pris son nom de graffeur en 2000.]

 
Sur cette butte, au dix-neuvième siècle, des chiffonniers, hotte d’osier sur le dos, crochet à la main, fouillaient non plus le sous-sol mais sa surface. Les débris et déchets, ils les écoulaient chez des fabricants de carton et papier, des entreprises qui en tiraient du sel ammoniac ou, dans le meilleur des cas, chez les revendeuses du marché du Temple. En 1847, avec Le Chiffonnier de Paris, qu’incarne puissamment Frédérick Lemaître au théâtre de la Porte-Saint-Martin, Félix Pyat, futur quarante-huitard, membre de l’Internationale et communard, fait du pauvre farfouilleur le symbole même du prolétaire. Louis Blanc accueille la pièce d’un « Enfin, nous avons le drame socialiste !», tandis qu’un article l’inscrit dans la lignée des pièces de sape : « Tartuffe contre l’autel, Figaro contre le trône et le Chiffonnier contre le coffre ». Elle précède les Misérables comme les Mystères de Paris. Viennent quarante années d’interdiction, trente ans de prison et d’exil pour son auteur, qui reprendra sa pièce en roman en 1892. Et la butte est encore, au début du 20e siècle, un « fief de la misère ».
Au pan coupé rue de l’Espérance / rue de la Butte aux Cailles, les gosses de Seth de 2013, 
assis dans l’eau, ont été plongés dans le béton l’année suivante par Jace.Né au Havre en 1973, il a grandi sur l’île de La Réunion. A 19 ans, il a créé le personnage du Gouzou, qu’il a mis ensuite à toutes les sauces graphiques possibles. Ici, il a épongé l’eau par des gratte-ciels et tendu entre les bras des enfants le fil d’un gouzou funambule.
En 2017, on a vu sur ce mur Mohammed Ali boxant un samouraï, collage de Combo, parisien né en 1987 qui, depuis 2014, diffuse aussi le symbole CoeXisT créé par l’artiste polonais Piotr Mlodozeniec en 2001 pour le musée d’art socio-politique contemporain de Jérusalem.
En novembre 2017, Seth s’était réapproprié le mur avec une variation sur son thème initial.
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Rue de l’Espérance, l’espèce d’atlante supportant tout le poids de l’espoir que l’on voit encore (en amorce, à gauche), sur la photo de 2013, œuvre de Jef Aérosol, de son vrai nom Jean-François Perroy, né en 1957 à Nantes, pochoiriste dès 1982 sur les murs de Tours, a été remplacé par Rachid Omick Bulbien, « Lézarts de la Bièvre » 2017, c’est à dire baliseur artistique des itinéraires menant aux portes ouvertes annuelles des ateliers des 5e et 1 3e arrondissements. Il s’était décollé des murs de Lyon en 1997, était passé par Athènes, on le retrouvait sur la Butte.
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Il y avait sur la butte un gigantesque Moulin Noir, qui datait de Henri IV, d’où l’on jouissait d’un des plus jolis panoramas des environs de Paris ; il fut démoli fin 1866. Moins de cinq ans plus tard, le légendaire 101e dirigé par Jean-Baptiste Sérizier, ouvrier corroyeur, “Tous enfants du 13e et du quartier Mouffetard [la rue Mouffetard allait jusqu’à la place d’Italie], indisciplinés, indisciplinables, farouches, rauques, habits et drapeaux déchirés, n’écoutant qu’un ordre, celui de marcher en avant”, comme les décrira Lissagaray, affronte Versailles. La 3e armée, celle de la rive gauche, est sous la direction du Polonais Jaroslaw Wroblewski ; son chef d’état-major est Émile Moreau. Une balle lui traverse les testicules sur la Butte-aux-Cailles, malgré quoi il réussit à gagner la Suisse. Il s’y vantera d’avoir fait fusiller les dominicains d’Arcueil, ce pour quoi Sérizier a été jugé coupable et exécuté. On dénombrera au moins 400 communards morts derrière les barricades.
  
-->A l’entrée de la rue des 5 Diamants, Zabou, née en 1991, à Londres en 2011, dans les rues de partout dès l'année suivante et bien implantée sur le mur initial depuis 2015, a vu recouvrir son jet de peinture de 2016
par le brésilien Mateus Bailon, pour l’oiseau de feu, Lalasaïdko, pour le bubble gum, et Bebar, « espagnol » de Vitry, pour le reste :
D'un geste rageur, elle a effacé tout ça l’année suivante :

Rue des 5 Diamants, on verra, si on n’en a pas croisé avant, du Miss.Tic, qu’on ne présente plus, elle qui fait du pochoir sur les murs de Paris depuis 1985, et qui inaugura les Lézarts en 2001; du Speedy Graphito [Olivier Rizzo, né en 1961, diplômé de l’École Estienne en 1983, pocheur puis peintre sous ce pseudo aussitôt], le gosse au doigt dans le nez de Zabou, etc.
Au bout de la rue, on prend Jonas, à droite, puis la rue Jean-Marie Jégo. Dans le renfoncement, des collages de Noar-Noarnito, né en 1973, arts appliqués à l’École Olivier-de-Serres, installé à La Rochelle. On arrive au square et à la place Paul Verlaine.

Le marquis d’Arlandes et Pilâtre de Rozier, eux, arrivent au-dessus de la Butte le 24 novembre 1783, ils passent « l’étang qui fait aller les machines de la manufacture de toiles peintes de MM. Brenier et Cie », et se posent entre le moulin des Merveilles et le Moulin-Vieux. Pilâtre a ôté sa redingote avant la descente, elle est restée dans la nacelle dont ils s’extraient. Le marquis fait le récit de l’atterrissage : « le peuple accourt, se saisit de la redingote de M. Pilâtre et se la partage. La garde survient : avec son aide, en dix minutes, notre machine fut en sûreté et une heure après elle était chez M. Réveillon où M. Mongolfier l’avait fait construire. » C’est dire si le quartier était pauvre, et s’il était irrespectueux !
Les Brenier cités avaient ouvert une seconde manufacture à Saint-Denis l’année précédente, on a plus de renseignements sur cette dernière que sur celle survolée par la montgolfière : en 1805, J.P. Brenier père y emploiera 140 ouvriers qui imprimeront 5 000 pièces ; sa présence est attestée encore en 1810. Louis Henri Brenier fils s’installera à son compte en 1804 avec une trentaine d’ouvriers ; on perd sa trace après 1808.
Rue Vandrezanne, on retrouve Kashink sur le mur de l’école maternelle. Un tweet municipal annonça le début des travaux.
Par le passage Vandrezzane et la rue du Moulin des Prés, qui jusqu’en 1926 passait encore en tunnel sous la rue de Tolbiac, on regagne la place Paul Verlaine.
Les travaux du puits artésien avaient commencé ici à la fin de 1866. Après vingt ans d’interruption (de 1872 à 1892) puis encore plus de dix de travaux, parvenus à 582,40 m de profondeur, l’eau jaillit le 19 novembre 1903 et l’inauguration suivit le 7 avril 1904, à 14h. Il y avait là le préfet de police Lépine, l’ingénieur en chef du métro Bienvenüe, que du beau monde. Dès 1912, le puits alimentait 50 cabines de douches à raison de 72m3/h d’une eau à 28°, quelque peu sulfureuse. Le nombre de douches doubla bientôt avant qu’elles ne soient englobées dans la piscine de Louis Bonnier, inaugurée le 5 mai 1924. Mais jamais le puis ne fut utilisée pour la peinture à l’eau, bien plus facile et bien moins belle que…
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LES QUARTIERS, ZONE DE TOUS LES DROITS (POUR LA POLICE)

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La barre chocolatée arme de guerre ? On s’en veut de faire de l’esprit avec cette image insupportable de la rafle de Mantes : gamins à genoux, mains sur la tête, au milieu des kapos ; c’est juste pour ne pas s’étouffer avec les haut-le-cœur qu’elle provoque.
Où a-t-on déjà vu ça ? Quel camp ? Quelle dictature ? Quel coup d’État sanglant ? Pas la peine de chercher loin : la guerre d’Algérie ! On veut croire que même ceux qui ergotent sur la pertinence des notions de « racisme d’État », de « racisés », se rendront à l’évidence.
Car comment s’expliquer le déchaînement de violence qui frappe le mouvement lycéen sinon que, si ordre a dû être donné de le tuer dans l’œuf, par n’importe quel moyen, avant la contagion possible, s’y ajoute que, le mouvement touchant principalement des établissements des périphéries de grandes villes, la police, en retrouvant les territoires coloniaux qu’elle a l’habitude de quadriller, y donne libre cours  à ses penchants pour la pacification « comme là-bas », un temps modernisée en kärcherisation. Si on l’a vue d’une certaine mansuétude devant des ronds-points essentiellement blancs, bardés de tricolore et de Marseillaise, en banlieue elle a, comme là-bas, les pleins pouvoirs.

Et concernant samedi prochain ? Quand l’Élysée répand le bruit que des groupes viendront « pour tuer », ce n’est pas d’abord, comme on a pu le lire, aux potentiels manifestants qu’il s’adresse, afin qu’ils restent chez eux, c’est à sa police. Si des hordes d’assassins montent à Paris, ils tueront qui ? La police, pardi, qui d’autre sera sur leur chemin !
L’Élysée annonce ainsi à sa police qu’elle est d’ores et déjà en état de légitime défense, donc qu’elle pourra tirer en toute quiétude et impunité. Réponse est ainsi donnée au syndicat des commissaires qui demandait dès le début de la semaine, avant même qu’il fût question de tueurs arrivant par milliers, l’assurance qu’ils seraient couverts : « Policiers, gendarmes et secouristes attendent les moyens de se défendre, une confiance absolue des politiques et de la justice en cas de légitime défense ».
C’est chose faite, carte blanche leur est donnée, même les « secouristes » pourront tirer ! Avec une telle permission, le pire est quasi sûr.

L'URBEX, C'EST LA LUTTE DES CLASSES PAR D'AUTRES MOYENS

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Entretien avec Olivier Gras le 30 janvier 2019, paru dans le premier numéro de la Revue Rond,
daté 1er semestre 2019. Ce blog n'a malheureusement pas réussi à reprendre la mise en pages, beaucoup plus élégante, du fanzine.




O.G.: L’urbex, c’est quoi pour vous ?

A.R.: Quand on est militant, il me semble que l’on doit partir de l’espace public. À partir de lui, on a affaire à des problématiques qui sont celles, je suppose, d’un certain nombre de pratiquants de l’urbex. La première manif, par exemple, c’est l’excitation de bloquer la rue, c’est-à-dire cette joie d’occuper un espace qui d’habitude vous roule dessus, vous exclut, fait du bruit, pue.

On peut aussi écrire sur les murs avec ce qu’on a. À l’époque, c’était au feutre. On porte aussi des banderoles qui peuvent être dessinées. Par exemple, lors des grandes manifs du PC, on promenait des espèces de tableaux des pères fondateurs. On en voit encore dans certaines manifs aujourd’hui, notamment les manifs turques ou kurdes, avec les portraits de Mao, Marx, Engels et Lénine.

Quand on est militant, on fait aussi des collages, on a par conséquent le même rapport au mur qu’un tagueur, donc un rapport à l’interdit, même si on essaie tout de même d’être vu. Se pose aussi la question des anciennes inscriptions, on les recouvre ou pas ? On recouvre celles des fachos ou de la droite, pas celles des organisations amies ? Pour les fresques, c’est la même chose.

Il y a ce rapport qui est commun entre ces pratiques de l’espace et l’urbex, la différence étant qu’on essaie d’être vu, alors que dans l’urbex, moins. Il existe des fresques qui sont hors de la vue du public, dont on ne sait pas si le lieu où elles sont fonctionne comme un atelier ou si elles sont faites à titre individuel. Il est a priori bizarre de peindre dans des lieux où personne ne va, à part quelques happy few.

Il existe le témoignage de la photo, beaucoup de photos circulent sur le Net. On a même l’impression qu’elles en constituent le thème majeur.


Dans ce cas-là, on est tranquille pour faire sa fresque, on a le temps, le loisir. Et on peut montrer en même temps que l’on est allé dans un lieu interdit, secret. Souvent dans l’urbex, on ne fait que passer. Le squat, en revanche, recherche la durée même si l’expulsion est toujours au bout. La grève avec occupation s’empare de l’espace privé du patron, en même temps que, souvent, elle l’ouvre sur l’espace public, en y faisant entrer par des opérations « portes ouvertes », ou en laissant la colère déborder dans la rue. Il y a des similitudes entre la pratique militante et l’urbex, toutefois, il y a des choses dans l’urbex qui relèvent du loisir. J’ai croisé récemment un cataphile qui visitait des salles sous Cochin. Il faisait ça comme il aurait fait de la spéléo ou n’importe quel sport.

On parle même de « sport urbain».

Oui, comme ces gens qui grimpent partout, s’accrochent, etc., cela nécessite une musculature développée, de la souplesse. Le pochoir, c’est eux, c’est le pochoir humain, la totalité de leur corps est sur le mur.

(C) Les lèvres nues n°9, réédité par Allia, 1995.
Il me semble que la définition de la dérive situationniste, c’était d’avoir un rapport à la ville qui ne soit pas lié aux pratiques habituelles du travail, des loisirs. Cette dérive échappe à toutes les routines, à toutes les habitudes, tous les utilitarismes. Dans ce cas-là, toutes les cataphilies ou je ne sais quoi -philie (puisque chaque pratique porte un nom spécifique: ceux qui vont sur les toits ne portent pas le même nom que ceux qui explorent les boyaux souterrains) en font partie.

J’ai l’impression que nombre de praticiens de l’urbex sont plus méthodiques, travaillant sur des cartes afin de repérer des lieux qui puissent être intéressants.

Si on essaie de faire une généalogie de l’urbex, traditionnellement on peut commencer par le flâneur décrit par Baudelaire, puis on va passer par les surréalistes, les situationnistes. Tout est lié au capitalisme et aux transformations du capitalisme et de la société industrielle. Les flâneries parisiennes de Baudelaire naissent de la société industrielle. Il ne s’agit pas seulement d’un rapport à l’espace, mais à la densité urbaine.

Ce qui apparaît avec le capitalisme au milieu de XIXe siècle, c’est la masse, la foule. Celle que rencontre Baudelaire, ce n’est pas simplement la foule des grands boulevards, mais celle des concentrations ouvrières. Avec Haussmann, les ouvriers sont relégués aux périphéries de Paris, à Belleville notamment. Chaque matin, au chant du coq, les masses ouvrières descendent de Belleville par la rue du Faubourg-du-Temple puis la rue du Temple et regagnent les ateliers du cœur de Paris. Les concentrations ouvrières sont typiquement une création du capitalisme. C’est dans cette foule-là que Baudelaire s’enfonce et il a des pages qui rapprochent cela du cinéma, qui n’est pas encore créé. D’ailleurs, un des premiers films montre les sorties d’usine avec un écoulement ouvrier. C’est donc chez Baudelaire plus qu’un rapport à l’espace, mais un rapport à la vie et en particulier à la vie ouvrière.
Si on passe aux situationnistes, ils relient l’invention de la dérive à la grève de 1953, grève très occultée dans l’histoire du mouvement ouvrier. Cette grève a touché les flux, les transports. C’est l’époque où les gens commençaient à partir en vacances, et ils n’ont pas pu le faire car tous les transports étaient bloqués. A priori, c’est cette interruption de la vie normale qui donne l’occasion aux situs de voir la vie autrement et de commencer les dérives. Lefebvre1, lui, ne donne pas le même déclencheur, il lie ça à une révolution technologique: le talkie-walkie. De petits groupes partent équipés de talkies-walkies dans différents quartiers d’Amsterdam. Ils produisent une polyphonie sonore et créent ainsi une nouvelle unité de la ville morcelée. Que cela vienne d’une grève ou d’une mini-révolution technologique: tout cela a à voir avec le capitalisme et la lutte des classes.
1Henri Lefebvre,La Production de l’espace, Paris, Anthropos, 2000.Signalons également la réédition de La Proclamation de la Commune, Paris, La Fabrique, 2018.

Et l’urbex vint avec la désindustrialisation et les friches, de plus en plus nombreuses. Là encore, c’est très différent selon les régions, certaines ne sont plus que friches, comme la Ruhr, la Lorraine, enfin le nord et l’est de la France. Et des grandes métropoles comme Paris où on a l’impression que la friche n’est que temporaire car l’attractivité de la ville est suffisamment forte pour que le réemploi soit vite à l’ordre du jour: le marché à lui tout seul va reprendre les friches et les réutiliser. On a l’impression du coup que l’urbex est une pratique temporaire entre deux réemplois.
Mieux, on a parfois l’impression que l’urbex est organisé par les pouvoirs publics ou par les promoteurs. Les grands chantiers immobiliers de reprise des friches confient à des associations l’utilisation des lieux, comme par exemple Les Grands Voisins, dans l’ancien hôpital Saint-Vincent-de-Paul. Il y a des structures spécialisées qui organisent des visites, des vernissages...

On a parlé de détournement de l’usage normal » de l’espace, peut-on dire qu’il s’agit de réappropriation de l’espace dans lequel on vit ?

Il y a des pratiques diverses. Quand on regarde ce qui est mis sur les murs, comme par exemple le lettrage, on n’est pas loin du graffiti qui existe depuis deux mille ans, il y en avait déjà sur les murs de Pompéi. Marquer son nom sur un monument, c’est donc se l’approprier symboliquement ou se survivre grâce à un monument pérenne, solide, qui va traverser les époques. Goethe aurait écrit son nom sur un des murs de la cathédrale de Strasbourg, j’ai cherché et ne l’ai jamais trouvé (rires).

Le lettrage a la particularité d’être né avec une police gothique dont je ne sais pas d’où elle sort. Aujourd’hui, dans l’espace public, il n’y a guère que la police du Monde qui ressemble à ça (historiquement, à la Libération, les gens du Monde ont occupé les locaux du Temps, qui avait collaboré car c’était le journal de la bourgeoisie conservatrice et ont récupéré cette police). Il y a de grands lettrages qui ont cette police, il est bizarre de constater que l’expression de la modernité passe par des lettrages comme ceux-là.

P.Boy. de Black Lines, rue d'Aubervilliers
Les fresques ont éventuellement une qualité artistique, devenant d’ailleurs l’œuvre de professionnels, d’artistes que l’on retrouve dans toutes les capitales d’Europe, qui se connaissent, qui ont des échanges. Dans les fresques figuratives, il y a aussi des choses politiques. Par exemple, il y en a eu deux faites par les gilets jaunes rue d’Aubervilliers. Il y a eu successivement un pastiche de La Liberté guidant le peuple, de Delacroix, avec cette petite anecdote: au lieu d’avoir les seins nus comme dans le tableau du peintre, elle porte un petit haut probablement pour que la photo soit publiée sur Facebook (car leur politique est de supprimer la nudité de leurs pages).
 
Black Lines : hommage à Christophe Dettinger, rue d'Aubervilliers. © HOUPLINE RENARD/SIPA

Puis une sur Christophe Dettinger, le boxeur de flic. Quand on va à Rome, dans le quartier de Garbatella, existe une cité-jardin ouvrière du début du XXe siècle avec des squats plus ou moins acceptés par la municipalité (ils organisent du soutien scolaire, l’accueil des migrants, la vente de produites façon AMAP), tous les murs alentours sont pleins de fresques, notamment des portraits de Gramsci, de militants assassinés par la police en 1975, de footballeurs de l’AS Roma, club populaire de Rome, au détriment de la Lazio, considérée comme le club bourgeois.

Peut-on envisager l’urbex comme une archive non officielle, comme le fait Sophie Devirieux ? Elle cite notamment l’exemple de Cioran Fahey, qui ne prend que des photos d’anciens sites nazis à Berlin, lieux tombés dans l’oubli.
Sophie Devirieux, « Lieux berlinois à l’abandon. L’urbex comme pratique performative de la mémoire », Revue d’Allemagne et des paysde langue allemande. Revue en ligne consulté de 12 octobre 2018,https://journals.openedition.org/allemagne/416.

Je ne connais pas ces travaux. Mais il y a peu de temps est sorti un livre de Nicolas Offenstadt où il raconte ses visites de friches industrielles, et administratives, de lieux publics de la RDA. Il semblerait qu’il y en ait partout.

Les occupants sont partis en laissant les archives administratives, les dossiers personnels des employés, des ouvriers ou des patients quand il s’agissait d’établissements hospitaliers ou psychiatriques. En marchant, il a vu des chemises avec des documents contenant des vies entières qu’il a recueillis.

J’ai vu sur Internet que Google avait créé une petite structure pour permettre une mise en ligne de photographies d’urbex. Les bâtiments ont du coup été parcourus par des gens et l’on n’a pas véritablement trouvé de dossiers mais au moins une ou deux chemises que l’on apercevait, avec des noms, il y avait des éprouvettes, du matériel. Ce qui m’étonne toujours dans les friches, c’est que les gens ne nettoient pas derrière eux: ils mettent la clé sous la porte et ils se cassent. Et évidemment lorsqu’il s’agit d’industrie et d’industriels, on ne les oblige à rien et surtout pas à nettoyer ou à dépolluer les sols contaminés.
L’ex-sanatorium en région parisienne que l’on voit beaucoup en surfant fait partie des premières friches, il me semble. La MGEN possédait beaucoup de sanatoriums quand la tuberculose frappait encore et donc frappait aussi le corps enseignant. Une bonne partie d’entre eux ont été reconvertis en hôpitaux psychiatriques quand la maladie professionnelle des enseignants a cessé d’être la tuberculose pour devenir la dépression et les troubles associés. Ils en ont reconverti pas mal. À Besançon, par exemple, il y avait un sanatorium sur une colline, de même dans les environs de Grenoble où on peut apercevoir un sanatorium colossal.

Panorama des montagnes depuis le sanatorium du Touvet. © Nicolas Budan.
Dans la région, je connais plus Le Rabot, l’ancienne fac de géographie à flanc de montagne au-dessus de la ville. Selon vous, la gentrification urbaine peut-elle créer un nouveau rapport à l’espace ?

Comment est-ce qu’on peut s’opposer encore politiquement en matière d’espace et d’appropriation de l’espace, et de ville au capitalisme sous sa forme financière, libérale, etc.?

J’étais fasciné en lisant Beauvoir: elle raconte qu’ils sont au café, Le Bec de gaz, avec Sartre et Aron. Ce dernier revient de Berlin où il a passé un an, leur parle de la phénoménologie qu’il a découverte. Il annonce à Sartre que l’on peut décrire le cocktail à l’abricot (spécialité du Bec de gaz) de façon philosophique. C’est l’épiphanie de Sartre qui souhaitait pouvoir parler philosophiquement du monde dans sa matérialité la plus concrète. Ce faisant, ce n’est pas seulement de la philosophie qu’il faisait. En étant souvent dans le quartier de Montparnasse, ils créaient de la valeur. Ils créaient le Montparnasse et le quartier Latin, qui étaient qualifiés de quartiers existentialistes par la presse et qui allaient attirer le monde entier. Même mes parents, qui étaient ouvriers, me parlaient des zazous et des existentialistes, des rats de cave,sans pour autant les fréquenter. Ceux qui créaient de la valeur urbaine, c’étaient les peintres, les artistes et les intellectuels. Cela signifiait une augmentation du prix du foncier, des consommations dans les cafés, les touristes, etc.

Aujourd’hui, on a l’impression que votre vie quotidienne, la mienne, celle des bobos, des précaires créent de la valeur. Il suffit de vivre, et ses habitudes, ses modes de vie, la façon de monter une crèche autogérée ou pas, de pratiquer l’urbex ou pas, de taguer ou pas, de faire des fresques ou pas, de consommer, tout ça crée de la valeur pour les promoteurs et participe de l’attractivité de la ville. Dans la société post-industrielle, le mot d’ordre est la mobilité, la fluidité. Les flux ont remplacé les territoires, l’implantation de l’industrie même tertiaire ne se fait plus sur un territoire en fonction de ressources minérales, matérielles, de voies de circulation et de main-d’œuvre qualifiée. L’industrie moderne, surtout celle des startups, a besoin de réseaux, d’informations, d’urbanité, de jeunes. Le mode de vie crée de la valeur pour le capitalisme financier et aboutit à l’exclusion des plus pauvres et à leur bannissement de plus en plus loin des centres.

Comme si le capital symbolique à la Bourdieu était susceptible de créer de la valeur. Mais, du coup, est-ce que l’urbex n’est pas une représentation un peu romantique de la ville, un peu bohème (ce qui va être récupéré par la suite), bref, un imaginaire urbain qui est hors consommation, hors travail…

Montreuil, par exemple, est un micro-climat où l’on peut ouvrir des squats et mener une vie pratiquement non monétaire. Une camionnette fait les fins de marché à Rungis. Bref, une micro-société réussit à échapper au rapport monétaire. C’est une autre forme d’urbex, qui pratique l’intrusion et qui est un peu plus durable.
Les gilets jaunes à l’ère des flux occupent cet espace particulier que sont les ronds-points, ils interrompent les flux. Ils sont sortis de la grève et de l’occupation d’usine, de l’occupation des lieux spécialisés pour aller couper, bloquer et interrompre les flux. Ce sont autant de résistances.

La France périphérique, où l’uniformisation est de mise, semble fonctionner comme ce que Benjamin Delmotte a nommé « une structure de l’éjection» où, en paraphrasant Althusser, un lieu fonctionne sans sujet, mieux à son détriment, celui-ci étant presque en trop. Est-ce que l’urbex peut être considéré comme un réinvestissement de l’espace, où le sujet fait, pour ainsi dire, corps avec l’espace ?
Benjamin Delmotte, L’Architecture au subjonctif. Une phénoménologie del’espace et de son aménagement, Bruxelles, La Lettre volée, 2018. Le conceptmajeur développé dans cet essai malgré son heuristique est mâtiné d’un heideggerisme autant maîtrisé que de mauvais aloi...

Ces gilets jaunes, justement, vivent dans des endroits où il y a la zone industrielle, la zone commerciale, la grande surface et éventuellement le cinéma multisalle. Dans ces espaces, ils ont recréé des lieux de vie en aménageant des cabanes, des barnums où il y a de la bouffe, de la boisson, des braseros avec la possibilité de discuter. Ils ont fait des actions en direction de la grande distribution en essayant de bloquer les grandes surfaces. C’était une façon de faire une grève de la TVA (la plus injuste des taxes car complètement non progressive). Ils ont essayé de faire diminuer la consommation, ce qui faisait diminuer la perception de la TVA par l’État. Là, il y a une tentative de se réapproprier l’espace, de le vivre autrement.

C’est justement ces lieux, qui ont été ceux de la maison individuelle, qui ont signifié l’expulsion des centres villes depuis Giscard (une préfiguration de Macron à moins que Macron en soit une resucée), où il était question de maison pour tout le monde, de droit à la propriété. Chalandon a été l’auteur de lois pour aider à l’accès à la propriété, ce qui a donné des maisons construites en série que l’on a appelées les « chalandonnettes». Ces maisons sont l’isolement de chacun sur son bout de terrain, l’absence de toute vie collective, la bagnole et tout ce qui va avec.
Quartier de "chalandonnettes", in Site ET Cité.

Là, sur les ronds-points, il y a eu des regroupements, une nouvelle sociabilité qui s’est créée et qui dure encore, c’est absolument inouï. J’ai eu 20 ans en 68 et 70 ans pour les gilets jaunes, je n’ai jamais vu ça : un mouvement traversant ce qu’on appelle la trêve des confiseurs, les fêtes de fin d’année, tenant deux mois comme ça. Alors qu’ils subissent un carnage, une boucherie de la part de la police. Il faut avoir du courage aujourd’hui pour sortir manifester. Autre anecdote concernant ce dont vous me parliez précédemment à propos des stations de métro fantômes. Vous connaissez Arsenal ?

Je n’y suis jamais allé car je ne sais pas ce qui pourrait m’y attendre.

Des gens l’explorent ?

Oui, on trouve quelques photos et vidéos sur le Net.

Parce que dans les années 1950, un film y a été tourné avec Bourvil. Il s’appelle La Grosse Caisse. C’est l’histoire d’un poinçonneur de la RATP qui écrit des polars. Il voit passer tous les soirs la rame financière. A l’époque, il y avait, après la fermeture des stations, une rame, la financière, qui en faisait le tour pour ramasser les caisses. Il invente donc un polar autour de la rame financière, l’envoie à quelques éditeurs. Personne ne le publie. Par hasard, il rencontre un truand, lui donne son livre refusé partout. Le truand, Paul Meurisse, décide, lui, de mettre ça en œuvre. Leur repaire, c’est la station Arsenal, où les quais étaient, à l’époque, utilisés publicitairement, on y exposait des bagnoles : des Simca.

Le bâtiment du musée des Arts et Traditions populaires, qui doit ouvrir sous les auspices de Vuitton en 2020, a été vide pendant longtemps. Vous savez s’il y a eu des trucs dedans ? Je crois que ça a été une galerie éphémère, avec des expositions sur rendez-vous. Ça a été un des lieux de l’urbex ?

Je n’en ai pas vu. Mais dans l’autre bois, celui de Vincennes, il existe un jardin, aujourd’hui Jardin tropical, où une annexe du CNRS étudie les plantes exotiques. Il fut le jardin utilisé pour l’Exposition coloniale des années 1930. Il est resté en l’état et tombe en décrépitude.

Près de Cergy-Pontoise, je suis passé devant des figures géantes. C’était le premier parc d’attractions français, Mirapolis, qui a été fait bien avant le Parc Astérix ou Disneyland. Une grande structure avec des statues géantes de Gargantua, mais le parc a fait faillite et il est aussi resté en l’état. Il me semble qu’il a été utilisé par le GIGN ou par des flics quelconques comme champ de tir. Je me suis demandé s’il avait été exploré malgré le danger des balles perdues (rires).

Puisqu’on parle de danger, il me semble que l’on peut le rapprocher du sexuel, d’une sexualité élargie au sens de Freud, qu’est-ce que vous en pensez ?

Mon éditeur chez Parigramme m’a dit une fois que ses meilleures ventes, et de loin, ce sont les livres du genre Paris secret, inconnu. Sur le mode secret, inconnu, mystérieux, jamais vu et trou de serrure, tu peux en faire un par an, ce sera toujours la meilleure vente. Il y a évidemment une pulsion, une curiosité sexuelle à la base qui est très forte et qui pousse tout un chacun vers le boyau, ce qui se passe de l’autre côté de la porte, comment papa et maman font l’amour.
Photo prise à Paris par Olivier Gras.

L’exploration rentre dans ce cadre. Il y a à la fois le danger dans les catacombes, dans les salles souterraines, sur la petite ceinture dont les tunnels sont parfois très longs et où il fait tout noir... D’ailleurs, il est curieux de constater comme la petite ceinture s’est transformée. Toute la partie sud représente presque l’équivalent de la coulée verte. C’est ouvert à tous, on y trouve des sculptures sur bois et un grand nombre de fresques. L’excitation du danger, des éboulis possibles, sans compter les lieux plus privés, les friches industrielles, les chantiers, il y a les maîtres-chiens, des vigiles en tout genre.

Et la peur de se faire prendre qui décuple ce sentiment-là…

Oui, de se faire piquer, qu’ils lâchent les chiens.

Ça vous est presque arrivé. Les photos que vous m’avez envoyées de vous sur les toits de la Philharmonie de Paris…

C’était drôle car depuis que je savais que ce monument était en construction, j’avais lu qu’il y aurait la possibilité d’aller sur les toits du bâtiment. Je trouvais ça épatant de pouvoir aller sur les toits et je me demandais si ce serait vraiment possible avec l’hystérie sécuritaire qui règne partout et qui fait que bientôt les ponts de Paris auront des parapets de deux mètres pour éviter qu’on y jette des choses. Je pense aussi à la passerelle qui va de la Cité U à Montrouge, qui maintenant ressemble à un tunnel : elle est fermée sur les côtés et sur le dessus avec des barreaux qui doivent être suffisamment proches les uns des autres pour ne rien laisser passer.

Donc, un dimanche, je passe avec une amie, une barrière poussée laissait un passage, sans pancarte. On voit un chemin menant sur le toit, on arrive sur le plat du toit où doit déboucher un ascenseur, là on se retrouve en face d’une caméra. Des vigiles déboulent (mais sans chien heureusement) et nous demandent ce que l’on fait là. Ce lieu est interdit, comme tous les chantiers. Je rétorque qu’il n’y avait aucun panneau et que si je m’étais foulé la cheville, j’aurais pu les attaquer, qu’ils n’avaient pas fait en sorte que ce lieu soit matériellement infranchissable. Je finis par dire qu’ils n’ont pas fait leur travail et que leur responsabilité peut être engagée… Le vigile en chef, très énervé, a fini par nous raccompagner.
Photo Béatrice Orès

Je pensais dans mes comparaisons entre classe ouvrière et pratiquant de l’urbex : sur les chantiers, il y a toujours eu de la fauche, on y entre pour voler du matériel, des outils, et pas seulement pour le plaisir. Dans les usines aussi, le rapport ouvrier à l’usine est de cet ordre-là. Je dis ça car enfant j’habitais avec mes parents au-dessus de l’usine. Quand on changeait de ville avec mes frères et sœurs, il y avait généralement au-dessus de l’usine un appartement prévu pour un cadre qui n’a jamais été assez con pour habiter là. Donc, par deux fois, on a habité au-dessus de l’usine. À l’âge de 10 ans, j’ai accompagné mon père le samedi bien des fois. Au centre de l’usine, il y avait le magasin avec des parois à claire-voie, il les escaladait et prenait du matériel pour souder à l’arc. Ça faisait des éclairs terribles, et j’avais peur que le patron arrive pendant que mon père bricolait. Pas mal de gens pratiquent ce qu’on appelle la perruque, ils bricolent des pièces pour eux (bois, métaux) avec le matériel de l’usine. Ces pratiques peuvent s’apparenter à l’urbex. J’ai eu cette habitude d’enfance de pénétrer dans les usines.
Si l’urbex est lié pour partie à la friche industrielle, les lieux où il y a eu le plus de friches industrielles, ce n’est finalement pas à Paris, mais en banlieue, je me demande si les « racisés », les jeunes de banlieue, descendants d’immigrés la pratiquent ? Bref, quelle est la sociologie des urbexeurs ? Est-ce que ça reste un truc de Blanc un peu bobo ? Car, finalement, là où il y a le plus de friches, ça les concerne directement, et je me demande s’ils les parcourent, et si ces problématiques les travaillent ?

Je ne peux répondre que pour la ville que je connais : Saint-Denis. Je vais souvent dans des lieux abandonnés, ou près du canal reliant la Villette, où il y a beaucoup de fresques. J’ai plutôt l’impression que les pratiquants de l’urbex sont des petits-bourgeois, majoritairement blancs. Je n’ai pas l’impression que ces lieux-là intéressent les « jeunes de banlieue ». Je crois qu’ils sont plus intéressés par le centre des villes et les moyens d’y parvenir. Si on se pose la question sociologique des pratiquants de l’urbex aujourd’hui, en tant que « sport urbain », il me semble qu’il s’agit majoritairement de petits-bourgeois.

Les friches ont aussi été des lieux de raves, ça doit être moins le cas. Montreuil a aussi été un haut lieu de la fête nocturne. Les frigos qu’on aperçoit de la fenêtre sont d’anciens frigos de la SNCF qui ont été squattés et reconvertis en lieux artistiques plus ou moins officiels, avec des baux légaux. C’est un vestige. Dans Paris intra-muros, les emprises ferroviaires, après qu’on a tout arraché ou recouvert d’une dalle, sont le dernier foncier disponible. Dans ce quartier, celui de la bibliothèque François-Mitterrand, mais aussi celui des Batignolles où siège la justice en son nouveau palais, on a enlevé beaucoup de rails et surtout toutes les traverses !

Ces transformations, dont vous parlez dans votre livre Des banlieues rouges au Grand Paris, sont-elles générales ?

Il y a tellement de ressemblances maintenant entre les différentes capitales européennes, c’est une tendance à l’uniformisation entre les villes et les pays du monde occidental.

Après les photos que vous m’avez montrées de vous sur les toits de la Philharmonie, j’ai modifié mes conceptions. Jusque-là, je pensais que l’urbex se pratiquait dans des lieux oubliés, des friches, mais vous montrez qu’il est tout à fait possible d’investir des bâtiments qui ne sont, pour ainsi dire, pas encore advenus, donc de mêler passé et futur dans une même pratique.

Je suis content d’avoir été quelque chose comme un précurseur. Ce qui était drôle, c’était que le temps était très menaçant, j’avais un parapluie que j’avais mis dans un trou de boulonnage en pensant aux paroles de Lautréamont sur la rencontre improbable entre une machine à coudre et un parapluie sur une table de dissection.

Depuis l’ouverture, je n’ai jamais vu personne sur le toit. Donc je ne sais si le toit est praticable. Toutes les maquettes montraient des petits bonhommes sur les toits de la Philharmonie, mais je ne sais s’il est réellement ouvert au public ou s’il l’a été une fois lors de l’inauguration pour les huiles de la municipalité ou pour des soirées de privatisation pour de grandes sociétés…

Moi, je l’aurai fait comme Tintin a marché sur la Lune!

Prora en 1936 : 4,5 kilomètres de nazisme balnéaire.
Après m’avoir accueilli chaleureusement, Alain Rustenholz m’a parlé quasi immédiatement de Prora, un énorme complexe construit par les nazis. Cela aurait dû être une station balnéaire pour travailleurs méritants, puis la RDA l’a utilisé comme caserne, prison. Dorénavant, il est transformé en villégiatures de luxe, et seule une infime partie reste ouverte au public comme lieu de mémoire.
Après cet accueil et notre discussion, nous continuons à bavarder encore un peu de ville, d’urbanisme et d’urbex. Pousser une porte, prendre une coursive, vivre en curieux de l’espace qui nous entoure, tout cela revient dans la discussion et semble être le moteur de ceux qui conjuguent urbex et politique. C’est d’ailleurs en le quittant que le titre de cette interview est prononcé comme une évidence.

LUMIÈRE NOIRE SUR DIJON : L'ORCHESTRE RAYMOND JACKSON

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 En prolongement du Quai des Métallos ; les lignes en sanguine sont des citations du livre :



 

 

 

Mes parents ont connu l’orchestre de Raymond Jackson, dont le frère cadet, Gaby, était le batteur, à La Petite Auberge du Mans, en 1943. La zone dite libre envahie à son tour, Lucienne et Georges avaient regagné la Sarthe mais ils avaient laissé leur fille à ses grands-parents paternels et s’étaient pris une chambre meublée assez loin de Pontlieue, en haut de la rue Nationale. L’hôtel – bar – restaurant La Petite Auberge était juste à côté, ils y passaient plusieurs soirs par semaine. Gaby avait leur âge, Raymond un peu plus, ils avaient sympathisé. A la Libération, mes parents étaient partis à Marseille ; ils s’étaient perdus de vue.

 

Cinq ou six ans plus tard, on – j’étais né dans l’intervalle – avait débarqué à Mulhouse et, rentrant du boulot, mon père aperçoit « collé aux vitres du café du coin : “Tous les jours... Raymond Jackson vous présente son orchestre...“ “Tous les mercredis, soirées “Amora”, ses jeux inédits présentés par Gaby Jackson...“ “Tous les vendredis, les Espoirs des Tréteaux, concours de chant, harmonica, accordéon, présentés par Gaby Jackson...“ page128image50801920

Quand Papa arrive à la maison et demande, de la porte : — T’as vu c’que j’ai vu ?

      Manman répond en riant : — Ils ont pris des chambres à l’étage du dessous ! »


GABY

Les frangins repasseront, au gré de leurs tournées, par ce Café de la République. Deux, trois ans plus tard, on sera à la hauteur du micro, ma sœur cadette et moi, à condition d’être debout sur une chaise du café, et on y chantera Mon âne, celui du mal de tête, dans leurs radio-crochets. En 1954, un HLM nous a enfin été attribué dans une banlieue de Mulhouse, et Gaby passe nous y faire des photos. Dès que je saurai écrire, ce sera à lui : il m’enverra des collages sur des cartes postales, des portraits en papier découpé, les programmes de leurs galas, parfois « un petit billet pour des bonbons »

Ils sont bien plus que des parrains laïques, leurs dédicaces, sur les photos, c’est : « À mon copain Alain » (Raymond), ou « À mon grand ami Alain en souvenir de ton copain Gaby ». J’ai 8 ans et j’ai des copains qui ont l’âge de mes parents ! L’été prochain — celui de 1956 – Gaby me prendra même en vacances.

RAYMOND

      « Je ne sais plus qui m’accompagne ni dans quelles conditions – pour ce qui est du train, en tout cas, la troisième classe n’existe plus depuis début juin –, me voilà en route pour Dijon. L’orchestre n’est pas en congés, ils jouent tous les soirs au Grand Café et, bien que dijonnais, je crois, ils vivent ici comme en tournée, à l’hôtel[1]. Gaby et Madeleine, sa compagne – ils ne sont pas mariés, m’a précisé Manman, Raymond et Rita non plus, c’est des artistes –, occupent une chambre au premier étage, rue du Château, presque en face du Grand Café. On y ajoute un lit pour moi.

Pendant un mois ou deux, je mène moi aussi la vie d’artiste. Des journées, je ne me rappelle rien : on dort probablement tard de s’être couché de même la veille. Mais il devait bien y avoir l’après-midi à tuer ? Madeleine partait sans doute dès l’ouverture des cinémas si elle avait dégotté à Dijon, comme souvent dans leurs villes de tournées, un boulot d’ouvreuse en sus de celui du vestiaire dans une boîte de nuit. Gaby avait probablement des commerçants à démarcher pour obtenir les lots en nature ou en espèces de ses jeux bihebdomadaires (“100 000 francs de prix“ pour les “Espoirs des Tréteaux“, lisait-on sur les prospectus). Et moi pendant ce temps-là ?

Ma vie commence le soir. Je suis assis à une table, la plus proche de l’orchestre, devant une grenadine ou un Pschitt ! (C’est ce que boit Bobet maintenant : “Pour toi cher ange, Pschitt ! orange, Pour moi Louison, Pschitt ! citron.“) Gaby est derrière la grosse caisse marquée à ses initiales, GJ, les deux toms perchés dessus ; entre les jambes la caisse claire, sur laquelle la main gauche tourne le balai dont l’autre main vient régulièrement couper le cercle. Il a encore deux gros toms posés sur pieds du côté droit, et trois cymbales aux toits de pagode en plus de la charleston qui claque comme un bec.

L'orchestre, ici au Casino de Chamonix, hiver 1956

Deux ou trois fois dans la soirée revient la séquence sud-américaine : les musiciens mettent des ponchos, des sombreros, rayés de jaune, de rouge, de vert spéciaux et la « lumière noire » est envoyée. Sur l’estrade, les couleurs de leurs costumes brasillent ; sur la piste, le blanc des cols de chemises, des corsages et même des dents fluoresce sous les rayons ultra-violets. Les gens sont réduits à leurs squelettes, comme dans une radioscopie. C’est généralement à ce moment-là page194image50566208que Gaby me fait monter sur scène, il me donne des claves, un guiro, une cloche, un de ces instruments magiques, simple comme deux bouts de bois, avec pourtant un son si plein, si mat... Je suis devenu musicien.

Gaby avait commencé chasseur à l'hôtel, était revenu musicien au Café, j'y ai été enfant de la balle

Les jours d’attractions, il y a, en plus, des jeux, des rires, un porcelet vivant (l’un des lots) qui glisse comiquement sur le carrelage entre les jambes des consommateurs...

Alors qu’on finit déjà à pas d’heure, Gaby m’emmène, après la fermeture, dans un cabaret[2] dont il veut entendre les musiciens. Il y a aussi du strip-tease, rigole-t-il en chemin, mais c’est pas grave, j’ai qu’à regarder ailleurs, c’est pas pour ça qu’on y va. Je revois un escalier tendu de rouge descendant dans un sous-sol et, à mi-course, Gaby, en habitué, souriant avec la patronne à mon propos. Je n’ai pas été tenté de me retourner vers la personne qui se dénudait, à 8 ans et demi mon érotisme, tout abstrait, se bornait à imaginer Grace Kelly nageant en bikini. »

 

Deux ans plus tard, on déménagea de nouveau, brusquement, direction Saint-Etienne. Je m’inquiétai, Gaby n’avait pas d’adresse fixe, on ne pouvait jamais lui écrire les premiers, seulement lui répondre. Et si, durant la seule année où le courrier nous suivrait à notre nouvelle adresse, il ne donnait pas de nouvelles ? Leur vie de vagabonds n’en faisait pas des correspondants très réguliers.

Le contrat de réexpédition arriva à son terme. C’était fini. Gaby ne saurait rien de mon entrée en sixième ; j’ignorerai la façon dont ils prendraient la vague yé-yé. J’avais été un enfant de la balle, un adulte avant l’âge au milieu de mes copains musiciens, c’était le passé.

 

Plus tard, bien plus tard, j’ai recherché mon “parrain“ baladin. Des échos de l’orchestre, on en trouvait facilement dans les collections de vieux journaux.

 

En 1945, l'orchestreRaymond Jackson faisait danser à Dijon, dans les styles musette, jazz, et typique, aussi bien les bals de l’UD CGT, à la Bourse du Travail — dont celui du cinquantenaire de la Confédération — que le Grand gala des services sociaux de la police, à la Chambre de Commerce. Il partageait l’affiche avec Tony Fallone, accordéoniste virtuose, le fantaisiste Cirasse, ex-partenaire de Joséphine Baker, ou la chanteuse Annie Tiss, 25 ans, dont c’étaient les débuts. (Marcelle Trillet, de son vrai nom, avait traversé l’occupation, à Dijon, sous le pseudonyme d’Annie Tissot ; elle y avait fait « subrepticement de la résistance ». « Je servais de boîte aux lettres... », racontera-t-elle plus tard. Elle se lançait sous son nom de guerre abrégé. Une douzaine d’années plus tard, à Paris, sous un nouveau pseudo, Anny Gould, inspiré d’un jazzman “symphonique“ américain, elle sera la « reine des juke-box » grâce à une adaptation de l’Only You des Platters.)

Le gars de Rochechouart est une chanson de Boris Vian

En 1950, l’orchestre de Raymond et Gaby joue pour les malades de la Trouhaude, le sanatorium départemental. Il se produit au Grand Café, où il accompagne concours de Home Trainer et concours de chant organisé par les Amis de Radio Luxembourg, que diffuse le poste périphérique. L’année suivante, c’est au Triomphe et Night-Club d’Henri Foveau, lors du bal de l’association des étudiants en Droit qu’est révélée « une innovation : “Lumière noire“ », projetée sur mambo et cha-cha. Cette même année 1951, Tony Fallone, déjà patron à Dijon d’une académie d’accordéon et d’un magasin de musique — qui ont toujours pignon sur la rue d’Auxonne soixante-dix ans plus tard – confie à la Bourgogne républicaine ce qu’il répètera à Jean Michel Fremont : « Moi, j'ai appris la musique à 20 ans à peu près [soit vers 1944]. Je jouais toujours de routine avant, sans partitions. Puis, j'ai appris la musique dans l'orchestre de Raymond Jackson, parce que j'ai vu que c'était nécessaire et formidable... Et j'apprends encore, monsieur ! »

 

Fin des années 1940

La période qui suit est celle de notre copinage : c’est en direct, par leurs courriers, que je sais qu’ils sont pour trois mois et demi d’affilée au Casino de Chamonix, qu’ils ont pris leurs quartiers à la Taverne des 3 Dauphins de Grenoble, au pied du Grand Hôtel Moderne, ou qu’ils se sont engagés à titre individuel dans l’orchestre du cirque Rancy dont le chapiteau est planté à Lille.

Mais c’est à nouveau dans la presse, rétroactivement, que je découvrirai qu’en avril 1958, alors que la perspective de notre prochain déménagement me faisait craindre de n’avoir plus jamais de leurs nouvelles, l’orchestre accompagnait, au Caveau du Miroir, un Championnat de Bourgogne de Rock and Roll doté de 30 000 Francs en espèces, qu’animaient les jeux de Gaby.

 

Des nouvelles de l’orchestre, donc, la presse de l’époque m’en a donné tant et plus. Mais des nouvelles des copains, où les trouver ? Aucune trace de Gaby ni de Raymond sous l’état-civil Jackson. Je supposais depuis longtemps que c’était un nom de scène : ils avaient dû américaniser un patronyme phonétiquement proche. Jacson, Jacqueson (avec un ou deux s), ou même Jaxon, ne sont pas rares en Côte d’Or, mais impossible de dénicher dans toutes ces familles que je passais en revue, la fratrie d’un Raymond et d’un Gaby. Évidemment, s’ils avaient aussi changé leurs prénoms, c’était foutu. Mais abandonner son vrai prénom pour Raymond ou Gabriel, on ne voit vraiment pas pour quoi ils auraient fait ça.

Finalement, un jour, je tombai sur cet avis de décès, publié dans Le Bien Public du 03/03/2014.

 


Voilà un musicien, pensai-je avec émotion, qui revendique comme titre de gloire d’avoir joué aux côtés de mes copains. Quelqu’un que j’aurais pu interroger… Y a-t-il d’autres vétérans comme lui ? Les rares programmes en ma possession semblent plutôt montrer un renouvellement complet de l’orchestre d’une saison sur l’autre…

Taverne des Dauphins, Grenoble, deux saisons successives au milieu des années 50

Ce n’est que le lendemain que vint l’Euréka : et si ce Gabriel était mon Gaby ?! Dans ce cas, j’aurais plutôt vu « Gabriel Jacob, dit Gaby Jackson, membre permanent et animateur des galas de l’orchestre Raymond Jackson ». La formule choisie n’en fait qu’un des musiciens de la formation ; la faute en revient peut-être à la famille. Mais le prénom est le même, sans compter que Jackson et Jacob, ce n’est pas si loin. Ne reste plus qu’à trouver un Raymond Jacob qui soit son frère aîné.

Bingo ! Et miracle d’internet : en une grosse journée, j’avais sorti la généalogie quasi complète. Famille de métallos, comme la mienne. Le grand-père, Auguste Jacob, brigadier poseur aux tramways départementaux — clin d’œil à distance du poseur de rails qui fait la couverture de mon Paris Ouvrier. Le père, Camille Jacob, tourneur sur métaux, entre autres chez Vernet (auj. Vernet Behringer), chez Terrot, chez Wormser. Famille nombreuse, aussi : Raymond et Gaby ont trois sœurs, dont une cadette à laquelle on a redonné le prénom d’une sœur décédée en bas-âge un an plus tôt — comme on m’a fait remplacer feu mon frère aîné. Famille libre penseuse et socialiste, enfin, ce que la mienne était de façon moins nette. Si à son conseil de révision, Auguste, le grand-père, est encore enregistré comme catholique, à son décès, le 11 août 1940, ses obsèques sont civiles. On pourra rétorquer que c’est son fils qui en a décidé. Camille, en effet, au moment où il adhère à la Coalition républicaine qui se crée sous l’égide de Barbusse, Cachin et Jouhaux, le 4 avril 1918, est déjà « secrétaire du groupe socialiste dijonnais », et c’est au milieu de ses camarades de la CGT et de la SFIO qu’ont lieu les obsèques, civiles bien sûr, de la petite Odette huit mois plus tard.


Et l’on pourra deviner, à lire l’épilogue de mes Métallos, l’effet que ça m’a fait de trouver une notice le concernant dans le Maitron.

 

Les Jacob de la lignée de mes copains habitent à Dijon le faubourg : les grands parents rue de Gray après avoir été rue de Mulhouse, les parents au Clos Morin puis rue Louis Blanc. Au recensement de 1936, Odette, la cadette, est inscrite comme “vendeuse aux Magasins modernes“, où j’ai trouvé sa sœur Anita caissière lors d’un recensement précédent. Raymond, 21 ans, qui a fini son apprentissage chez Terrot, est dit “tourneur en chômage“, et Gaby, 14 ans, “chasseur à l’hôtel de la Poste“, celui qui surmonte le Grand Café de la rue du Château.

Sur le faire-part de décès d’Auguste Jacob, du 11 août 1940, Raymond est maintenant « aux armées à Lyon », Gaby « à Ajaccio », c’est-à-dire chez sa sœur Odette, mariée en Corse l’année précédente. Je saurai par mes parents qu’en 1943, ils les écoutent jouer à la Petite Auberge. Quand, comment et où le tourneur et le chasseur d’hôtel ont-ils appris la musique, et pas celle que l’on joue d’instinct, d’imitation, celle qui s’écrit et qu’ils pourront apprendre à lire à Tony Fallone, le prodige autodidacte ? Je n’ai absolument rien trouvé à ce sujet et j’accueillerai avec un grand plaisir et beaucoup de gratitude, tout renseignement déposé dans ma boîte aux lettres électronique : prenom.nom@gmail.com.

 

Dernière découverte : à la charnière 1960-61, à cinq mois d’intervalle, Raymond puis Gaby se sont mariés, mettant un terme à des années d’union libre et, puisqu’ils se “rangeaient“, peut-être du même coup à leur nomadisme. Les mots de Gaby, dans ses lettres, avaient souvent été : « après, je ne sais pas où le vent nous poussera… » Étaient-ils en train de se poser ?

Gaby en fakir. Je n'aurai jamais ses réponses...

Raymond épousait une Charlotte, pas Rita — ça ne veut rien dire, j’avais peut-être connu une Charlotte qui préférait qu’on l’appelle Rita. Le cocasse, c’est qu’elle a pour nom de jeune fille Jacqueson, ce nom dont j’ai longtemps supposé que c'était le véritable nom des frères Jackson. Gaby, lui, marie une Madeleine Tissier, à coup sûr “sa“ Madeleine, peu de chances qu’il soit allé en chercher une autre de même prénom. D’elle, j’ai une photo en course, elle était licenciée d’un club cycliste amateur.

Au Grand Prix de Vincey-Charmes, 14/7/1954?

Ils se marient, Raymond à 45 ans, Gaby à 38. 
Pour leurs épouses le temps des maternités est passé, c’est le début de quoi ? Là non plus, je n’ai pas l’ombre d’un renseignement sur toutes les années qui vont jusqu’à l’ombre définitive, en 2002 pour Raymond, en 2014 pour Gaby…


[1]J’apprendrai par un papier de Roger Loustaud que ce n’était pas une chambre d’hôtel mais l’appartement que Mme Mourlet, la patronne — que je voyais non pas derrière sa grosse caisse, ça c’était Gaby, mais derrière sa caisse enregistreuse presque plus grosse — tenait à la disposition des orchestres de passage.

[2]Probablement le Caveau du Miroir


CHEZ L’AMÉRICAIN, ON SE BAIGNAIT AU MILIEU DES LOUPS

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Dans le prolongement du Quai des Métallos, (les lignes en sanguine sont des citations du livre) :

 

 

 



C’était la toute première fois, à 40 ans, que mes parents prenaient des vacances et nous emmenaient à la mer. Ils avaient loué à La Palme. En y arrivant, le 1er août 1961, on se rendit compte que pour aller à la plage, il faudrait la voiture : on dépendait du bon vouloir de mon père…

 

« Un jour où il n’a pas envie de conduire, il veut bien faire un tour à pied avec moi dans la garrigue, j’emporte ma carabine. (On a restreint ma mère sur le linge ou les ustensiles de cuisine, mais Maman, la Diana, ça prend pas de place !) Au bout du village, le long du chemin, derrière un muret de pierre sèche, il y a un petit étang entre deux tours en ruines. Je tire un plomb dans l’eau comme j’aurais fait un ricochet. Un grand costaud sort de la tour la plus grosse, en short, torse nu : « Eh, c’est dans un vivier que tu tires. J’élève du loup là-dedans.

— On savait pas, excusez-nous... »

Son ton n’était pas méchant. Il ajoute : « On ne tire pas dans le vide, et au bord d’un chemin ! C’est dangereux et ça ne t’apprendra pas à viser.

— On cherchait justement sur quoi tirer, explique Papa. On pouvait pas deviner que c’était habité, ça fait plutôt sauvage...

— Je sais, pour l’instant les poissons sont mieux installés que moi, mais ça va venir. »

En fait, l’ermite est un extraverti. Il a vite fait de nous montrer les trésors qu’il a rapportés d’Amérique : trois fenêtres à bascule en acajou qui semblent provenir d’un paquebot (l’une seulement est en place, les autres sont accotées au mur), un ouvre-boîte électrique marrant comme un jouet (il nous fait une démonstration sur le fond d’une conserve vide : un aimant attire le disque découpé. À moi !), et puis surtout deux fusils.

Désiré a une Winchester de cow-boy ! Une vingt-deux long rifle, avec cette poignée pour l’armer dans laquelle on enfile les trois derniers doigts : « Un levier de sous-garde, ça s’appelle. »

On peut la charger de quinze balles longues ou vingt-et-une balles courtes. Il nous fait voir une boîte de chaque. Il a aussi un fusil de chasse à répétition dont le magasin à cinq cartouches coulisse sous le canon : « On dit répétition à pompe... »

Mais moi, un fusil de chasse, bof. Pareil pour ses fusils harpons.

« Le lièvre, je le tire plutôt avec la Winchester : la balle unique, c’est plus fair-play que la grenaille qui t’enveloppe l'animal dans un nuage de plombs. »

Il me laissera bientôt essayer sa vingt-deux long rifle parce que je reviendrai, avec Papa et sans lui, et avec toute la famille. Quand on vient tous – il est vraiment accueillant Désiré, vu qu’on est huit –, on se baigne au milieu des loups, on déterre des racines de réglisse qu’on mâchouille, on mange son poisson au fenouil sur le grill, on se balance dans le hamac qu’il a suspendu entre un arbre et le mur dans lequel sont prises deux meules de l’ancien moulin.

Les pieds dans la gueule des loups

Son projet, à Désiré, quand il en aura les moyens, c’est d’ouvrir le mur de sa chambre, au premier, d’y fixer un plongeoir et de pouvoir piquer une tête dans l’étang au réveil. Mais comment en trouverait-il les moyens ? La chasse en saison, son vivier, la cueillette, un peu de pêche professionnelle, du côté de Sigean, il vit de presque rien.

Il s’est engagé dans l’armée américaine au débarquement. À la fin de la guerre, le GI Désiré Pech a suivi son régiment aux États-Unis. Là-bas, il a été scaphandrier, dans des ports. C’était bien payé, il envoyait régulièrement de l’argent au pays (à de la famille ? à des connaissances ?) pour qu’on y prépare son retour. Quand il est rentré, on lui a remis l’acte de propriété de ce bout de garrigue avec étang et moulins en ruines, c’est tout. Le reste s’était évaporé. Il habite cette tour tronquée de pierre nue, percée de sa seule belle fenêtre d’acajou et d’une porte que je ne me rappelle pas car elle était toujours ouverte. En bas, il y a un établi, auquel est fixé l’ouvre-boîte électrique, et l’échelle qui monte à sa chambre. Là-haut, un lit de fer, à peu près rien d’autre. À La Palme, ils l’ont surnommé, bien sûr, “l’Américain“. Il a une Winchester comme John Wayne. »

 

Les meules alors encastrées dans la clôture

A partir de l’année suivante, nos vacances se passeront à Valras-Plage. Ici, c’est écrit dessus qu’il y a la mer et qu’on n’a pas besoin de Papa pour nous y emmener. Moi, la plage, je m’en fiche autant que lui qui ne sait pas nager, mais pour Maman et mes cinq frères et sœurs, si on prend des vacances à la mer, c’est pour en profiter. Revers de la médaille, Désiré se retrouve à une bonne heure de voiture ; heureusement, cette route-là ce n’est pas une corvée pour Papa, ni pour aucun de nous. On retournera chez Désiré tous les aoûts jusqu’à ce que je rentre à la fac et ne suive plus la famille dans le Midi. Il s’associera dans une affaire de parc à moules, dans l’étang de Sigean, on croisera parfois un neveu qui lui donne un coup de main, sinon on le trouvera toujours seul, ses travaux n’avançant pas, dans une situation plutôt précaire.
Les meules aujourd'hui, accotées au moulin

Il va sans dire que dans ces années-là, l’actuelle rue du Lavoir n’était pas goudronnée, qu’il n’y avait pas la moindre construction autour, que le moulin de Désiré n’était qu’une tour ébréchée sans le toit pointu qu’on lui voit aujourd’hui. Il y avait aussi un second moulin, très ruiné et envahi de ronces, à l’autre bout de l’étang.

Pour moi enfant puis adolescent, Désiré était un trappeur de cinéma et pas un troubadour. Il avait le fusil à portée de main, il ne jouait pas d’un flûtiau folklorique. De sa voix au bel accent mais au débit mesuré, il parlait d’Amérique et non des vieilles légendes de l’Aude. J’ignorais l’existence de l'Elh de la Pounso, pourtant distant de seulement quelques dizaines de mètres, au bord duquel il ne nous a pas emmenés, et que je ne l’ai jamais entendu nommer.

J’ai été très étonné de découvrir qu’il avait traduit juste avant sa mort cet « Elh-de-la-Pounso. Légendo de l'Age Mejan. Estamparié dal Languedoc : Narbouno », publié par le Dr Charles Pélissier en 1935, et qu’il en avait illustré la couverture – je ne l’avais jamais non plus vu dessiner.


Je ne donnerai pas à lire ici les mots de Désiré, cette voix tardive troublerait mes souvenirs, je me tiendrai au résumé de la légende par l’abbé Montagné dans son article de la revue Folklore de décembre 1941 :

« Près du village de La Palme se trouve un puits très profond en forme d'entonnoir, mesurant 7 mètres de diamètre et actuellement tout clôturé. La légende raconte qu'autrefois était bâti sur ce terrain une tour dans laquelle s'était enfermé le seigneur « Pouns d'Auriac ». — Et de là, aidé de satellites cruels et voleurs qu'il avait pris à sa charge, il faisait arrêter les gens pour les détrousser ; il s'était même emparé des biens de l'abbaye des Bénédictins, dépendante de la maison mère de Lagrasse. Pour échapper à la justice du grand roi Saint Louis, qui l'avait déjà menacé, il fit un pacte avec le démon qui moyennant le don de son âme, lui assura l'impunité pendant 20 ans. A cette date le diable vint le prendre, et engloutit la tour avec son Seigneur. Depuis, continue la légende, la race et même le nom du seigneur d'Auriac sont complètement oubliés. Mais ce qui ne l'est pas, c'est que l'Elh-de-la-Pounso cache dans son abîme d'eau bourbeuse la Tour maudite où le seigneur de Gabanel, saisi tout vivant par la griffe du démon, souffre pour l'éternité le châtiment de ses vices et de ses crimes.

Et voilà pourquoi même aujourd'hui, écrit le Docteur Pélissier, nul ne s'approche, sans frémissement, de la sinistre source. Tout paysan de la Palme sait que les tourbillons qui montent du fond, sont les hoquets pantelants de l'horrible gentilhomme, et que les algues gigantesques qui se dressent droites et immobiles au ras de l'eau sont ses griffes pointues à l'affût de quelque pauvre victime. Nul n'a oublié surtout la clause du pacte infernal qui laisse au damné, enseveli corps et âme dans la tour, le pouvoir de retourner sur terre une fois par an, le jour et la nuit de la Toussaint, à la recherche d'âmes à perdre afin de racheter la sienne. Aussi, s'il est dit de ne point rôder la nuit de la Toussaint pour ne pas rencontrer la procession des Morts, nul à la Palme, n'oserait par cette nuit, s'aventurer aux alentours de l'Elh-de-la-Pounso, persuadé de se butter au damné du seigneur d'Auriac, car les gens du village savent bien que le pacte fait avec le démon dure jusqu'à la fin des siècles. »

 

Ce qui ne dura pas, c’est le mariage de mes parents — trente ans, tout de même. C’est justement l’heure, quand on s’est marié à 19, où le démon de Midi frappe banalement les hommes.

Envers le Midi géographique, Maman ne se montra pas rancunière — elle devait à Marseille ses plus belles années et, à peine était-on depuis deux ou trois jours à La Palme ou à Valras-Plage qu’elle « retrouvait » un caricatural accent pagnolesque qui n’avait rien de commun avec la Narbonnaise — ce qui fait que…

 

« Maman passe à La Palme, chez Désiré, dire son dernier été serait bien poétique, son dernier août de congés payés – elle a dû, après le divorce et trente ans au cul de six gosses, retrouver du boulot. Des douleurs qu’elle croit rhumatismales – et nous aussi – gâchent ces moments que « l’Américain » souhaiterait plus amoureux. Ce sont malheureusement les métastases du cancer féminin qui l’a frappée à peine le divorce prononcé. Elle en meurt le 20 septembre 1979. Dix ans plus tard, à sa mort à lui, Désiré Pech lègue à la commune de La Palme étang, moulin et buissons de réglisse qui forment maintenant un parc public à son nom. J’aime penser que là est le vrai tombeau de Maman, méridionale de cœur. »

AU MANS, MON PÈRE VOULAIT VOLER À VOILE

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 En prolongement du quai des Métallos



 

En Alsace, à Lautenbach, aux environs de 1924, mon grand-père avait monté avec son frère une petite fabrique de vis à bois ; ils avaient eu cinq salariés. Huit ans plus tard, contrecoup de la Crise de 29, ils avaient mis la clé sous la porte. Mon grand-père avait dû aller s’embaucher à la Manurhin de Mulhouse, quant à ses fils de 12 et 14 ans, sur la foi d’une petite annonce du quotidien local, il les avait envoyés en apprentissage aux chaussures Bata, à Zlín (Tchécoslovaquie), la Ford européenne aux quarante mille ouvriers, la ville-usine rationnelle inspirée du Corbusier, que Jean Echenoz a fait revivre dans sa biographie romancée d’Émile Zátopek, Courir.

Presque aussi sec, mon père était victime d’un accident : une machine lui arrachait le bout du majeur de la main gauche. Il rentrait dare-dare chez ses parents. Son frère aîné y restait et suivrait le cursus jusqu’au bout.

Le nazisme grondant de plus en plus fort de l’autre côté de la frontière, la Manurhin en éloigna sa cartoucherie jusqu’au Mans, avec une partie de son personnel. Début mars 1936, mes grands-parents devinrent manceaux. Le Front Populaire arrivait pratiquement sur leurs talons : le 11 août 1936, le ministère de la Guerre nationalisait la cartoucherie de la Manurhin, tandis que la triade Pierre Cot, Jean Zay,

Sur le site de l'aéro-club du Dauphiné

Léo Lagrange lançait l’Aviation Populaire, vaste programme destiné à orienter le plus possible de jeunes vers la formation de pilotes dont il était clair que le pays manquerait gravement en cas de conflit. Seules ces Sections d'aviation populaire (S.A.P.), où un enseignement quasi gratuit permettait aux jeunes ouvriers et employés d’accéder au pilotage, avait quelque chance d’en accroître le nombre. On offrait ainsi dès l’école, aux enfants de 9 à 14 ans, une initiation à l’aéronautique par la pratique des modèles réduits ; le vol à voile prenait le relais pour les 14 - 17 ans, le vol à moteur bouclait le cycle chez les 18 - 21 ans. Et pour faire naître davantage encore de vocations, des voix demandaient que l’on place Auberges de Jeunesse et installations sportives au bord des terrains d’aviation.
Brodé sur une casquette, sur eBay

L’État devait fournir aux S.A.P. avions, moniteurs et personnel d’entretien. Devant la lenteur de la réponse des industriels, il sollicita les aéro-clubs privés pour qu’ils prêtent leurs appareils d’école et leurs encadrants moyennant compensations financières.

Le Mans possédait l’un des plus vieux aéro-clubs de France, installé à Pontlieue sur les terrains du polygone d’artillerie. Il était, depuis 1932, équipé d’un treuil fourni par la maison Bollée pour le lancement des planeurs. Un planeur en effet, à cette époque, ça se lance, principalement avec un sandow qu’une dizaine de personnes tendent en courant en V, façon fronde géante. Cela fonctionne d’autant mieux qu’il y a quelque part au bout du terrain une pente un peu raide. Dans la plaine qui s’étend à Pontlieue entre l’Huisne, la Sarthe et la ligne ferroviaire de Tours, le câble de traction s’enroulant à grande vitesse sur un treuil, ce n’est pas du luxe.

L'Avia 11-A sur www.cab.asso.fr

Le planeur d’initiation de l’Aéro-Club de la Sarthe est alors un Avia 11-A, soit une chaise posée au bout d’une poutre allongée sur un patin pas plus large qu’une spatule de ski, le tout accroché à une aile de dix mètres d’envergure.

 

L'Avia 11-A sur www.j2mcl-planeurs.net

Quand ses parents emménagent à Pontlieue, mon père a 14 ans. Les maisonnettes de la cité-jardin de l’allée de Funay ne sont qu’à un gros kilomètre du polygone d’artillerie, de Renault où il entre comme électricien, de la Cartoucherie où travaille son père. Alors que le Front Populaire, avec la loi des 40 heures, vient de diminuer le temps que l’on est contraint de passer sur son lieu de travail, mon père retourne sur le sien, pour ainsi dire, le samedi et le dimanche : il s’est inscrit à la Section d’Aviation Populaire ouverte dans le cadre de l’aéro-club.

Il y découvre aussitôt que dans le vol à voile, contrairement à ce dont il rêvait, on ne prend pas l’air. En tout cas sûrement pas tout de suite et sans doute pas avant longtemps. Ici, ni appareil biplace ni double commande : ce n’est pas en vol que l’on apprend à voler.

Au début, et s’il y a un minimum de vent (au moins 6 m/s), on se contente, en agissant sur les commandes du planeur posé sur le ventre, tout à fait fixe, de maintenir les ailes parallèles au sol. Ça peut durer deux mois comme ça. Ensuite le treuil te tirera, de plus en plus fort mais jamais assez pour te faire décoller : tu feras des glissades sur le sable pendant lesquelles tu devras, là encore, garder tes ailes horizontales en manœuvrant le manche et le palonnier. Un jour enfin, le treuil mettra la gomme et tu décolleras. Pas très haut, plus haut que le toit des bâtiments quand même et, tu verras, c’est assez impressionnant. Tu as été projeté en ligne droite et, au bout, ton planeur se pose tout seul comme quand tu lances un avion en papier.

Chez nous, nos sauts de puces se mesurent en centaines de mètres ; c’est en dizaines pour l’altitude et ça dure quelques secondes. Imagine-toi, pour le Brevet A, tu dois réussir un vol de 30 secondes en ligne droite. Pour le Brevet B, c’est trois vols : deux de 45 secondes et un troisième d’1 minute avec deux virages. C’est lent, c’est long, beaucoup parmi vous abandonneront en cours de route, mais c’est le meilleur apprentissage qui soit pour un futur pilote.

Georges, 15 ans. A la boutonnière, l'insigne des S.A.P.

 

Il n’a pas fait demi-tour. Durant cette longue patience, le jeune Georges ne voit le ciel qu’en levant le nez et dans les mots des plus âgés qui s’entrainent sur les vrais avions du club, un Potez 60 et un Caudron 230. Leur chef pilote, André Deschamps, à moins de 30 ans est déjà une figure : instructeur, il est aussi mécanicien et il a sauté en parachute.

Week-end après week-end, la S.A.P. parvient au mieux à s’assurer une douzaine de lancer quand l’aéro-club privé s’en réserve vingt. La durée moyenne d’un vol est aux alentours de 36 secondes.

Les 29 et 30 mai 1937, le terrain du polygone accueille la grande kermesse de l’aéronautique populaire, sous le double patronage des ministères de l’Air et de l’Éducation nationale. Le samedi, l’arrivée de la Coupe aérienne, qui réunit les quinze meilleurs pilotes de tourisme de France, est jugée pour la première fois au Mans. Le soir, un grand bal y est donné par les figures emblématiques du Front populaire : Ray Ventura et ses collégiens jazzent les chansons qui sont sur toutes les lèvres : Tout va très bien, madame la marquise, Ça vaut mieux que d’attraper la scarlatine, et Les chemises de l’archiduchesse qu’ils viennent d’enregistrer au début du mois. Florelle, chanteÀ la belle étoile, la chanson de Prévert et Kosma qu’elle interprétait dans le Crime de M. Lange, de Renoir, l’année précédente. Quelques pilotes de la Coupe proposent des baptêmes de l’air en vols de nuit.

Florelle en blanchiseuse, Valentine, dans le Crime de M. Lange

Le dimanche matin est réservé au concours inter-régional de modèles réduits. Georges défile l’après-midi avec les S.A.P. et les sections scolaire de l’Aéro-Club de la Sarthe, qui sont présentées aux autorités ministérielles et locales. Il n’est pas de ceux retenus pour l’exhibition de planeur. Enfin, tout le monde a le nez en l’air pour les vols de virtuosité du fameux groupe de haute école de Dijon.

 

Un Sulky sur http://vvmn.free.fr

L'Aéro-Club acquiert un second planeur, un Sulky, dont l’avant caréné ressemble à une grosse baignoire fermée d’où sortent la tête et les épaules du pilote. Un membre du club, Roger Davaze, y réussit un vol de 1' 47". La S.A.P., pour sa part, se voit dotée par l’État d’un Caudron Luciole, un avion biplan et biplace, mais ça c’est pour l’étape supérieure, quand Georges aura 18 ans.

Il y a à la S.A.P., en vol à voile, un garçon d’un an de plus que lui, qu’il côtoie depuis avant la kermesse, en fait depuis le début de l’année, quand il est arrivé à la sous-section. En novembre, André Derouet a obtenu son brevet A avec un vol de 37". Le dimanche 20 février 1938, en fin de matinée, il s’apprête à se poser avec l’Avia 11-A. L’appareil frôle le toit des hangars, accroche la cime d’un arbre et se fracasse au sol. Le jeune homme meurt dans les bras de son père qui était venu en spectateur. Une impasse, dans la plaine de l’ex-terrain d’aviation, porte désormais son nom.

Pour Georges, le vol à voile s’arrête là, ou l’année suivante quand la guerre met un terme à la S.A.P. avant qu’il n’ait atteint l’âge de passer à l’avion : il n’aura ses 18 ans que le 25 décembre 1939.


DU CÔTÉ SOCIOLOGIQUE DE LA LANGUE

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 Les lignes en sanguine sont tirées du 1 bis quai des Métallos



 

L'intermède ci-dessous se situe page 105, au printemps 1951. Je viens de fêter mon troisième anniversaire un gros mois plus tôt. La famille quitte Marseille (la Gavotte) pour Mulhouse, et mon père la marine marchande. Durant mes trois premières années d’existence, il aura été sur les flots la moitié du temps et jusqu’à six mois d’affilée. Il avait quitté son Alsace natale à 14 ans, il y retourne à la trentaine. Dans l’intervalle, il a connu ma mère, sarthoise, au Mans. Armelle est ma sœur aînée.

 

 

Intermède 1

 

Les cent pages précédentes comptent un peu moins de vingt-cinq mille mots. Ce ne sont que 0,13 % de ceux que j’ai entendus à la Gavotte : je suis allé à l’essentiel. Comment je le sais ? Grâce à un détour par Kansas City. Aux environs de 1980, deux chercheu•r•se•s en sciences sociales, Betty Hart et Todd R. Risley, ont posé leur magnétophone dans quarante-deux foyers socialement différents de la ville. Arrivés tôt, auprès de bébés n’ayant encore que de 7 à 9 mois, de sorte que les familles soient totalement habituées à leur présence au moment où commencerait l’acquisition du langage par les petits, nos deux chercheurs les ont suivis jusqu’à leur troisième anniversaire, enregistrant, à raison d’une heure par mois, ce qu’on disait aux enfants, ce qu’ils disaient eux-mêmes, ce qui se disait autour d’eux.1

Ce qui leur était dit ou que simplement ils entendaient, c’était dans les foyers de catégorie socio-professionnelle supérieure (CSP+) 2153 mots par heure, dans les foyers ouvriers 1251 mots/heure et dans les foyers bénéficiant de l’aide sociale, 616 mots/heure. Hart et Risley extrapolent ces résultats à une semaine de cent heures et une année de cinq mille deux cents heures et, si tant est que Marseille vaille Kansas City et les dernières années 1940 les premières années 1980, j’ai donc entendu durant mes trois années de Gavotte dix-neuf millions et demi de mots, dont le plus grand nombre (99,87 %), et sans doute le pire, vous a été épargné.

Papa chantait une part non négligeable d’entre eux avec la voix de Tino Rossi. Maman s’exprimait avec « le plus bel et le plus pur accent », celui que Michelet attribue à la Touraine, et le Maine n’en est pas loin, elle insistait beaucoup là-dessus. Quand il se bornait à parler, Papa n’avait d’alsacien qu’une légère assimilation des b aux p et des d aux t.

S’agissant de ce que les enfants disaient eux-mêmes, la transposition est moins aisée. Si dans les familles loquaces, montrent Hart et Risley, l’enfant, depuis qu’il a commencé à parler et jusqu’ à ses 3 ans, a répliqué douze millions de mots, et dans les familles mutiques quatre millions seulement, et si, on s’en doute, les familles aisées sont prolixes et les familles bénéficiaires de l’aide sociale mutiques, les familles ouvrières présentent tout l’éventail des plus loquaces aux plus mutiques. Chez nous, Maman est bavarde, Papa l’est bien moins, outre qu’il n’est pas souvent à portée d’oreille. Maman a dû n’en être que plus bavarde, et Papa, une fois à terre, se rattraper. Après tout, ils s’y sont repris à deux fois pour m’avoir (avoir un garçon, avoir un Alain, est-ce qu’on sait ce qu’ils voulaient, au juste ?) J’espère que ce n’était pas pour rester là ensuite comme deux ronds de flan, sans piper mot. En faisant une pondération entre ces éléments disparates, disons que j’ai répondu six ou huit millions de mots, dont vous avez eu sous les yeux quatre seulement : « Papa Lor » et « Manman Lulu ».

Un dernier élément qu’Hart et Risley jugent capital pour l’acquisition de vocabulaire, c’est outre leur volume, la charge affective entourant les mots : d’approbation ou d’improbation. Leurs enregistrements montrent qu’en une heure un enfant de CSP+ reçoit trente-deux messages d’encouragement et six d’interdiction ; un enfant d’ouvriers, douze messages valorisants et sept messages négatifs, et un enfant de foyer défavorisé cinq messages positifs seulement pour onze dévalorisants. Armelle dirait bien sûr que les parents m’avaient surclassé en catégorie socioprofessionnelle supérieure et qu’on l’avait traitée, elle, en Cendrillon. Mais à son arrivée à Marseille, elle avait déjà quasi 8 ans, ça ne compte plus, elle n’entre pas dans le corpus de l’étude.

1Betty Hart et Todd R. Risley, Meaningful Differences in the Everyday Experience of Young American Children (« Différences significatives dans l’expérience quotidienne des jeunes enfants américains »), Baltimore, E.-U., 1995.

 

Le second intermède se situe page 208. J’ai 9 ans, on habite encore Mulhouse, dans la cité HLM dite du Drouot. J’y ai commencé ma scolarité tardivement : à la dernière année de maternelle. Si mon nom ne me distingue pas des autres, ma langue si, de ce qu’à la maison je n’ai jamais entendu parler l’alsacien.

 

La fête de fin de maternelle au Drouot...

... la rentrée en CP à l'école des garçons.


Intermède 2

 

En 1983, Hart et Risley ont laissé leurs petits sujets d’étude, à 3 ans, en butte à ce qu’ils nommeront dans un article ultérieur « une catastrophe originaire » : les enfants d’ouvriers (et moi parmi eux) avec un vocabulaire de sept cent quarante-neuf mots ; en dessous, les gosses des bénéficiaires de l’aide sociale avec cinq cent vingt-cinq mots ; au-dessus, les héritiers des CSP+ avec mille cent seize mots. Et leur recherche se clôt sur cette question angoissée : l’école saura-t-elle apporter des correctifs à cette colossale inégalité de départ ?

La réponse tombe six ou sept ans plus tard. À Kansas City toujours, une collègue chercheuse, Dale Walker, fait passer à vingt-neuf des quarante-deux enfants suivis par Hart et Risley – ils ont maintenant 9 à 10 ans, ils sont en CE2 (« 3rd grade » américain) – les trois tests censés évaluer leurs capacités de lecture et de compréhension, connus aux États-Unis par leurs acronymes : le PPVT-R (échelle de vocabulaire en images Peabody – révisée), le TOLD-I (test de développement langagier – intermédiaire) et le CTBS/U (test complet des compétences de base). Après trois années de scolarité primaire, l’écart n’a pas bougé d’un iota, l’école n’a servi à rien.

Pour cette raison simple que le nouveau s’assimile grâce à son contexte. Induire le sens de 10 % de mots inconnus nécessite de comprendre, donc de connaître, 90 % des mots qui l’environnent ; la pauvreté du vocabulaire de départ interdit et la compréhension et l’apprentissage. Keith Stanovich1, professeur émérite de psychologie appliquée et de développement humain à l’Université de Toronto, pointe là un de ces « effets Mathieu » dont les sociologues ont puisé le nom dans la parabole des talents (Matthieu, XXV-29) : « à celui qui a, il sera beaucoup donné et il vivra dans l’abondance, mais à celui qui n’a rien, il sera tout pris, même ce qu’il possédait ».

Socialement, mon école du Drouot est sans doute très homogène : on n’y a tous que 66 % du vocabulaire d’un gosse de bourges ; j’ai l’avantage de l’avoir presque à 100 % made in France de l’intérieur. Il y en a sans doute, des comme moi, chez les filles : Colette Simonin, ma voisine de palier, et une copine d’Armelle, dans la barrette d’en face, dont le père est originaire de Haute- Saône. Je n’ai pas d’exemples chez les garçons.

1Keith E. Stanovitch, « Matthew effects in reading : Some consequences of individual differences in the acquisition of literacy. » Reading Research Quarterly, vol. 21, n° 4, p. 360-406, 1986.

 

 

 


BATA, LE CORBUSIER, PAPA

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 Petit hors-texte à 1 bis quai des Métallos :


 

Le 30 juin 1926, le Tribunal d’Instance de Colmar immatricule sous le n° 5964 l’« atelier de construction et mécanique » que créent à Lautenbach, leur village natal, mon grand-père paternel, Jules, 33 ans, et son frère cadet, Xavier, 27 ans, qualifié sur le document de « procuriste », calque du mot allemand que l’on peut traduire par mandataire commercial.

Joseph, leur demi-frère, beaucoup plus âgé (46 ans), instituteur titulaire adjoint à l’école de garçons de Sainte-Marie-aux-Mines (Markirch) depuis 1910, attend en cet été 1926 d’être nommé à la rentrée instituteur titulaire de l’école mixte du faubourg de la Petite-Lièpvre (Klein-Leberau). Hors de l’école, on le retrouve organiste, dirigeant le chœur de la chapelle catholique d’Échéry (Eckirch) ou la chorale des jeunes filles pendant la messe en plain-chant de l’église de Saint-Pierre sur l’Hâte, deux autres lieux-dits de Sainte-Marie-aux-Mines.

Pour l’anecdote, c’est à la Petite-Lièpvre que se trouve le studio du musicien Rodolphe Burger, où Jacques Higelin s’est remis en selle après huit ans loin des bacs, en y enregistrant l’album Amor doloroso en 2006, puis le suivant Coup de foudre en 2010, avant de passer encore là trois semaines en octobre 2015 pour l’album qui serait son dernier, Higelin 75.

 

Le 29 mai 1932, quand il fait la déclaration de décès de sa mère, mon grand-père Jules est noté sur le registre de l’État-civil comme « fabricant de vis à bois ». Voilà six ans que son atelier fait des vis, Jules a eu jusqu’à cinq ouvriers, mais la crise vient de rattraper la vallée : elle est là, tout autour. En plus de son deuil, ce qui tourmente Jules c’est l’avenir de la fabrique et celui de ses trois enfants : Jean, 12 ans, Georges — mon père — 10 ans, et la petite Juliette qui en a 4.


Un mois et demi plus tard, le 12 juillet, Thomas Bata, le roi du monde de la chaussure, le Ford européen, se crashe dans son avion privé. Lui avait échappé à la crise puisqu’il s’envolait visiter une future nouvelle usine suisse quand son Junker F13 s’est écrasé. L’accident fait la Une des journaux partout mais spécialement ici en Alsace-Moselle. C’est par les trois départements concordataires que Bata s’est introduit en France : il a installé le siège de sa filiale hexagonale à Strasbourg, au 1 rue Mercière, dès 1930. Deux ans plus tard, les premiers bâtiments d’une future Bataville sortent de terre le long du canal de la Marne au Rhin, à Hellocourt, où la production démarrera dès septembre. Il y a un magasin Bata à Guebwiller, 78 rue de la République, et un autre à Colmar, 30 rue des Clefs. Quand on ne s’en chausse pas, on lit du Bata, en allemand, à longueur de ces quotidiens qui n’ont d’imprimé en français que leur sous-titre, à l’exception du Journal de Guebwiller (Gebweiler Tagblatt) qui fait le contraire. Les Colmarer Neueste Nachrichten, (Les Dernières Nouvelles de Colmar ; Le Démocrate du Haut-Rhin), comme les Gebweiler Neueste Nachrichten (Les Dernières Nouvelles de Guebwiller) racontent la vie édifiante du grand homme, sans oublier la note dramatique : « Sabotage ou attentat ? » Quatre appareils de la firme ont connu des problèmes depuis avril, cela peut-il être un hasard ? Enfin, ils s’inquiètent pour l’avenir : Thomas Bata ne laisse qu’un fils unique, bien jeune pour un tel empire…

Tout cela ne peut que fasciner les petits Rustenholz : Bata dans son avion, c’est Mermoz, Saint-Exupéry, mieux, c’est Mercure, un roi qui a des ailes à ses chaussures !

Il y a toujours des voix discordantes, mais parviennent-elles jusqu’au foyer ? Die Neue Welt (organe du Parti communiste - Opposition d'Alsace-Lorraine), cite le livre de Rudolp Pilipp, Der unbekannte Diktator (Le dictateur inconnu), 465 pages, qui dépeint un Bata « grand patron, maire [de Zlìn, sa ville-usine, élu en 1923, réélu en 27] et chef à poigne de sa police, tout ça en une seule et même personne ». L’Humanité, elle, ironise sur une remarquable hécatombe : « Loewenstein ! Eastman ! Kreuger ! Bata ! “Le destin“ frappe à coups redoublés les dieux du capital. » (Le roi de la soie est mort quatre ans plus tôt, lui aussi dans la chute de son avion ; le roi de la photo et celui des allumettes viennent de se suicider au mois de mars). LePopulaire, pareillement ironique, leur adjoint Gillette, le roi du rasoir, mort trois jours avant Bata mais de mort naturelle.

  Le 10 février 1933, Jules est à nouveau à la mairie. Son père avait juré à son épouse malade qu’il partirait avec elle. Il s’est laissé retenir par ses enfants, pendant des mois, et puis la veille il s’est tiré une balle dans la tête. Au registre d’État-civil, le déclarant n’est plus « fabricant de vis à bois », seulement « mécanicien ». Jules a dû mettre la clé sous la porte. Avant d’ouvrir son atelier, il était électricien. Ces six dernières années, il a été métallo, à tous les postes ; c’est là qu’il pense pouvoir trouver au plus vite du travail. Son fils aîné, passé le certif, était entré à l’atelier ; il faut le recaser lui aussi. 

 En Alsace-Moselle, il y a un rêve Bata qui est comme le rêve américain. On y entre nu, sans bagages, comme dans la vie, comme dans les ordres, et tout devient possible. C’est volontairement que, depuis son fameux avion, Thomas Bata a choisi le site d’Hellocourt au milieu de nulle part. A proximité de voies de communications certes, mais surtout pas en fonction d’un bassin de main-d’œuvre qualifiée. Une main d’œuvre qualifiée, c’est une main d’œuvre déjà viciée. Bata embauchera des paysans sans tradition ouvrière, qu’encadrera une maîtrise venue de Zlín, et surtout des jeunes garçons de 14 – 16 ans vierges de toute influence antérieure. Un passage obligatoire par l’internat, dont la construction s’achève, autant ou plus que des méthodes de travail, leur insufflera « l’esprit Bata ».

Une fois qu’on l’a acquis, Bata vous tient ouverte la porte du monde. La firme est depuis longtemps présente aux États-Unis, en Angleterre, en Hollande, au Danemark, et elle est en train d’ouvrir des succursales dans toute l’Indochine française. Jean n’aura 14 ans que le 8 décembre prochain. D’ici là, Jules espère avoir trouvé du travail…

 

Il a réussi à se faire embaucher aux presses du secteur munitions de la Manurhin, à Mulhouse. Concernant ses fils, ses idées se précisent : il faut viser Zlín, le saint des saints, plutôt qu’Hellocourt, et les y envoyer ensemble, aucune raison de ne pas donner la même chance à chacun. Ils ne seront pas trop de deux pour supporter trois ans d’internat à mille kilomètres de la maison. Ils ont cette chance d’avoir appris l’allemand avec leur grand-père, c’est un sésame, la Tchécoslovaquie a été autrichienne jusqu’en 1918 et elle compte 20 ou 25% de Sudètes. Les deux garçons ont exactement deux ans d’écart : quand Georges atteindra l’âge requis, Jean sera encore dans la tranche admissible.

Les échos de Bata ponctuent les jours, parfois tragiques comme ces huit ouvrières qui meurent en mai 1933 à la division caoutchouc d’Hellocourt, empoisonnées par des émanations gazeuses.

Le 3 mai 34, c’est cette annonce à la Diogène, la seule en français dans les Colmarer Nachrichten :

A l’autre bout de l’année, le 5 décembre, l’internat d’Hellocourt recrute ses apprentis : « On recherche Jeunes Gens de nationalité française, âgés de 14 à 16 ans, pour l’École d’apprentissage. Indemnités immédiates d’au moins 80 Frs par semaine. Perspectives d’avenir garanties. Fini d’être à la charge des parents. Adressez-vous au magasin Bata de Guebwiller ou écrivez à Usine Bata par Avricourt (Moselle) » :
Gebweiler Neueste Nachrichten du 5 décembre 1934

Le 13 avril 35, Zlín s’adresse à ceux qu’attire le grand large : « Nous recherchons plusieurs Vendeurs, Étalagistes, Gérants de magasin, Instructeurs, Responsables de services techniques, Cordonniers, désireux de travailler à l’étranger. Préférence sera donnée aux candidats qui peuvent justifier d’une garantie adéquate. Envoyer offres manuscrites avec photo à Bata A.S. Service du Personnel – Export, Zlín 2, (Tchéco-slovaquie) » :

Colmarer Neueste Nachrichten du 13 avril 1935

Enfin, en décembre 1935, Jules remplit, en Allemand, l’autorisation dont on donne ici l’équivalent français tel qu’il figure dans la brochure d’Hellocourt, Jeunesse, au travail !« L’autorisation des parents devra mentionner qu’ils confient leur fils aux bons soins des Usines Bata (…) Le jeune homme ne pourra quitter l’usine et l’internat sans autorisation expresse de ses parents. Une mention à ce sujet devra être faite dans l’autorisation que les parents délivreront. »

 

Les deux garçons sont arrivés dans cette curieuse ville où près de 2 700 maisons de brique rouge sont simplement semées dans l’herbe, sans potager, sans rien autour. Des cubes au toit plat — les combles, ce n’est pas hygiénique, jugeait Thomas Bata — qui ne ressemblent à aucune des maisons qu’ils ont pu voir des fenêtres du train au cours de leur interminable voyage.


Ils ont passé la visite médicale obligatoire et, dès le lendemain, c’est tous les matins pour tous les apprentis lever à 5 H 30, direction le terrain de sport. Ils sont plus d’un millier d’internes, dont seulement une cinquantaine de Français. Il y a aussi une vingtaine d’Indiens et presque autant d’Africains. Finalement, c’est le sport le moins dépaysant : Georges et Jean se sont toujours classés dans le premier tiers de la « Société de gymnastique du Florival de Lautenbach et Lautenbach-Zell ».

Puis tout ce monde défile au mausolée de Thomas Bata,

L'auteur du bâtiment, F.L. Gahura, a été l'élève du Corbusier

grand parallélépipède de verre dans lequel est suspendu l’avion du dernier voyage et, autour, des photos, des objets personnels, des documents illustrant la vie du père fondateur. Des graphiques dessinent l’évolution de la production et des ventes de l’entreprise qu’il a créée.

L'avion de malheur. Les deux photos sont de 1936

 

Pendant ce temps, en France, l’industrie de la chaussure est en émoi. Bata s’apprête à agrandir son usine d’Hellocourt et projette d’en construire une nouvelle à Vernon, dans l'Eure ; il vient pour cela d’acheter le champ de courses de la ville. Et « des succursales s'ouvrent actuellement dans tout le pays à une cadence effrayante ». Dès le 28 février 1936, la Chambre discute le projet d’une loi dirigée directement contre ce que le Populaire nomme « les monstrueux établissements Bata ». Il s’agit d’interdire pour deux ans « d'ouvrir de nouvelles entreprises de l'industrie de la chaussure et d’agrandir ou de transférer des entreprises existantes ». Le projet ajoute même aux usines « l’interdiction d’ouverture de nouveaux magasins de vente, comme l’agrandissement ou le transfert des magasins existants. » Le texte est voté le lendemain. Un amendement réclamant aux chausseurs français, qui viennent d’obtenir cette loi protectionniste, les 40 heures dans leurs entreprises, le salaire minimum et les congés payés est repoussé.

Le Corbusier à Zlin, sur la terrasse de la maison commune

Le Corbusier — sans que l’entreprise le lui ait demandé — est en train de dessiner les plans de cette future extension d’Hellocourt. Il imagine une ville de 32 000 habitants composée de « treize gratte-ciels cartésiens », treize tours tripodes sur pilotis de 45 mètres de haut, dont les appartements assureront une surface de seize mètres carrés à chaque individu. Dans chaque tripode, des installations collectives : cuisines, restaurants, bibliothèques, etc. Tout le contraire, donc, du semis de maisonnettes de Zlín.
Maquette d'un tripode. Photo Albin Salaün  © FLC/ADAGP

 

Et puis Georges laisse le bout d’un doigt dans une machine. En dépit du règlement, malgré son frère, il saute dans le premier train venu et, tout seul, refait à l’envers les mille kilomètres qui le ramènent chez ses parents. Deux mois plus tard, la cartoucherie de la Manurhin est éloignée des frontières jusqu’au Mans, une partie du personnel doit suivre, dont Jules, et la famille quitte l’Alsace.

Jean est resté à Zlín. Il y suit normalement ses trois ans d’apprentissage. Il s’y trouve quand sort de terre le nouveau bâtiment administratif de quatorze étages, qui restera longtemps le plus haut de Tchécoslovaquie. Quatorze étages que parcourra de bas en haut et de haut en bas le fameux bureau-ascenseur directorial, tout vitré, installé pour Jan Bata, le demi-frère de Thomas, à la tête de l’entreprise depuis la mort du fondateur.

A la fin de son apprentissage, Jean sera affecté à Hellocourt puis, après la guerre, à la S.A. BATA Africaine, dans l’usine toute neuve de Rufisque, près de Dakar. Il y occupera pendant quelque trente ans le poste de « chef mécanicien ».

Georges aura gardé de Zlín, outre son doigt ébréché, le souvenir des planeurs lancés à l’élastique depuis les collines entourant le site : Bata proposait le vol à voile parmi les innombrables activités physiques conseillées aux pensionnaires comme à tout le personnel. Autarcique en ce domaine comme dans les autres, l’entreprise fabriquait d’ailleurs elle-même ses planeurs ; elle passera ensuite aux avions à moteur. Au Mans, « l’aviation populaire » promue par Pierre Cot et Léo Lagrange, ministres du Front populaire, permettra à Georges de voler sur un modèle très semblable au Z-I de Bata. Voir le billet de mars 1921 : Au Mans, mon père voulait voler à voile.

“ROUTE DE L’ÉMEUTE“ OU “RUE SANS JOIE“ ?

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 Les lignes en sanguine sont tirées du 1 bis quai des Métallos 


La Ricamarie, c’est une ville-rue et on est à son bas bout où le ruban des maisons après s’être effiloché finit par disparaître. Passé l’usine Jacquemond Frères, il n’y a plus qu’un grand terrain vague, avant que ne commence de l’autre côté, par une effilochure semblable qui va ensuite coaguler, le Chambon-Feugerolles. Dans le court intervalle entre les deux communes, mais à l’écart de la route, le puits Pigeot se signale par un chevalement monolithique de soixante-sept mètres de haut, tout en béton, très moche, et un terril. Dans les années 1920, la Compagnie des mines a choisi exprès de bâtir loin de tout, la cité des Combes, de sorte que ses ouvriers polonais puissent conserver leur langue et leur culture jusqu’à leur retour au pays.

Notre appartement tout en longueur donne sur la nationale 88. « Cette route qui va de Saint-Etienne à Firminy, écrivait Léon de Seilhac*, passe par La Ricamarie et Le Chambon, et les distances sont courtes sur cette grande voie où pullulent les puits de mines et les grandes usines métallurgiques. » Elle avait en 1912, précise-t-il, « le plus fort trafic de France », et pas que de voitures : « Si une grève éclatait à Firminy, c’était immédiatement l’exode vers Saint-Étienne, la démonstration bruyante de la force ouvrière, et sur la route la manifestation faisait fermer toutes les usines, vidait les puits de mine et se grossissait de tous les ouvriers arrachés à leur travail. » Cette nationale, qu’il appelle « la grande route de l’émeute », on l’a découverte hier au petit matin, quand le jour nous a réveillés, moulus, éreintés après une nuit depuis Mulhouse, entassés dans notre vieille 202. Et c’était dimanche. Le lundi matin, en partant pour l’école, on se rend compte, sans avoir les chiffres, qu’en 1958 c’est huit à dix mille véhicules par jour qui y passent, dont un tiers de trolley, d’autobus et de camions.

Des ouvriers du Chambon, nos voisins, le même Seilhac disait qu’« individuellement, ce sont les gens les plus doux du monde. Mais ils se trouvent par malheur sur la grande route de l’émeute ». Déjà qu’en arrivant nous n’étions sûrement pas dans nos rapports intra-familiaux les gens les plus doux du monde, maintenant qu’on est au bord de « la grande route de l’émeute », ça va tourner comment ?

*Léon de Seilhac, Les Grèves de Chambon, Paris : A. Rousseau, 1912.

 

Il est pour cette nationale 88 une autre qualification que l’on pourrait dire populiste à l’inverse de celle, politique, de Léon de Seilhac : celle d’Eugène Claudius-Petit qui, député de la Loire, écrivait à l’automne de 1949 « Si [le département] ne compte pas parmi les grands départements sinistrés aux villes totalement détruites, aux villages disparus ou meurtris, il est hélas trop connu pour sa Rue sans joie qui, de Rive-de-Gier à Firminy, déroule son ruban monotone de taudis accumulés ».

Affiche de Boris Bilisky; sortie de 1925

 En 1960 encore, le Monde du 15 juillet lui fait dire : « A l’extrémité de cette rue sans joie, presque ininterrompue, qui, de Rive-de-Gier en passant par Saint-Etienne, emprunte la vallée de l’Ondaine, Firminy présente ses maisons noircies par les fumées des usines et usées par le temps. » Faut-il que le désormais maire de Firminy tienne à sa Rue sans joie pour distordre ainsi la géographie : entre Rive-de-Gier et Saint-Etienne, point de vallée de l’Ondaine, naturellement, mais celle du Gier. Le journaliste semble d’ailleurs rectifier discrètement : « Le voyageur qui emprunte l'assez inconfortable navette reliant Lyon à Saint-Etienne reste en effet coi devant les immeubles désolés qui jalonnent la vallée du Gier. » Il devrait rester plus coi encore : s’il descend à Saint-Etienne, il n’est qu’à mi-chemin de la fameuse Rue. Pourquoi approuve-t-il alors d’un « en effet » un qualificatif portant sur quelque chose dont il n’a vu que la moitié ?

Ressortie des années 1970

 

A la date, on l’habite depuis deux ans la « Rue sans joie » de la vallée de l’Ondaine ; je la remonte toute la semaine jusqu’à Saint-Etienne pour aller au lycée ; je la descends tous les dimanches jusqu’au Chambon-Feugerolles où mon père me largue dans un cinéma pendant qu’il va voir sa maîtresse. Avant tout, c’est une « route nationale » : la N 88. Sur la quinzaine de kilomètres qui nous intéresse, elle ne devient rue qu’épisodiquement, en traversant la Rica (10 000 habitants environ), le Chambon (un peu moins de 20 000) ou Firminy (un peu plus de 20 000). Si on ne peut la dire joyeuse, tout simplement parce qu’elle est sans caractère, sans qualité aucune, parfaitement ordinaire, elle n’a rien du misérabilisme qu’évoque le film fameux dont Claudius-Petit utilise le titre. Quel rapport entre une ruelle de la Vienne des années Vingt, capitale impériale déchue, certes, mais capitale encore, l’une des plus grandes d’Europe, quintessence d’urbanité, et la vallée de l’Ondaine ? Quel rapport avec l’expressionisme de Pabst, Greta Garbo et, peut-être, qui sait, les débuts de Marlène Dietrich ?

Matériel publicitaire de la Sofar Films en 1925

Si le député de la Loire, le maire de Firminy emploie une image manifestement inadaptée, c’est sans doute qu’il ne cherche pas à être descriptif, évocateur de la réalité forézienne de cette route-ci. Ce qu’affirme sa métaphore, c’est sa totale allégeance aux idées de l’architecte dont il s’est fait le disciple définitif en 1937 et le mentor depuis au moins l’Unité d’habitation de Marseille. Pour Le Corbusier, toute rue est sans joie, la rue en soi l’est, il faut éradiquer la rue de la Ville radieuse, c’est de sa suppression que la joie naîtra.

Dès le 20 mai 1929, dans l'Intransigeant, il écrivait sous ce titre « L’avis de l’architecte… La rue », et sur quatre colonnes : « La rue est une rigole, une fissure profonde, un couloir resserré. On touche à ses deux murs des deux coudes du cœur ; le cœur en est toujours oppressé… » On en passe, pour arriver à ce point : « Rien de cela n’exalte en nous la joie qui est l’effet de l’architecture. »

L'illustration de L'Intransigeant (Gallica)

Eugène Claudius-Petit se veut par l’architecture et l’urbanisme dispensateur de joie. Mais de quelle joie ? La joie du Front populaire, des campeurs et des ajistes en congés payés ? Ou la joie de l’encadrement des loisirs ouvriers par le parti nazi, la Kraft durch Freude (la force par la joie), exact contraire de la freudlose Gasse (la rue sans joie) ?

Prora, île de Rügen
La première aura pour traduction architecturale le bâtiment de 4,5 km de long du complexe balnéaire de Prora, conçu pour 20 000 vacanciers, dont les plans obtiennent le Grand prix d’architecture à l’Exposition universelle de Paris en 1937.

 A l’autre bout de l’expo, sur un terrain annexe de la porte Maillot, Le Corbusier a dressé son Pavillon des Temps nouveaux, un « Essai de musée d'éducation populaire » sous une gigantesque tente carrée qui lui permettra d’être itinérant. Il y place, par exemple, son Plan de Paris pour une ville contemporaine de trois millions d’habitants, qu’il a souvent remanié depuis 1922. C’est là qu’Eugène Claudius-Petit rencontre les conceptions urbanistiques du Corbusier. Sur l’un des nombreux panneaux didactiques, il y a ces lignes : « Ce qu’il fallait établir, c’est la thèse de l’abri digne des hommes, un abri porteur de joies essentielles. »

 

La ville de l'avenir sera... riante. Émilie Lefranc, La Voix du Peuple (Gallica)

Deux décennies plus tard, la prétendue rue sans joie devenue Firminy Vert ou, plus exactement, la partie de Firminy vert due au Corbusier (la maison de la culture, le stade et l’unité d’habitation) est entrée au patrimoine mondial de l’humanité labellisé par l’Unesco, devenant un enjeu important pour la communauté d’agglomération de Saint-Etienne métropole.

Et voilà qu’à l’occasion du cinquantenaire de la mort de l’architecte, en 2015, et de l’exposition à Beaubourg censée le célébrer, paraissent trois livres qui le portraiturent en brun, ceux de François Chaslin, de Marc Perelman, et de Xavier de Jarcy, le dernier explicite dans son titre : Le Corbusier, un fascisme français. Et les noms d’oiseaux fusent, Luc Ferry se fendant d’un « nazillon de la pire espèce » !

Le précieux patrimoine s’en trouve du coup écorné, Robert Belot, l’Université Jean Monnet de Saint-Étienne et leur Encyclopédie du patrimoine culturel européen ne peuvent rester sans réagir : « Le concept d’unité d’habitation est d’abord à considérer comme une réinvention du phalanstère de Charles Fourrier. En faire l’ombre portée d’une tentation « totalitaire » est aussi incongru que de faire de Le Corbusier le seul instigateur de ce mouvement, qui est largement européen ».

Tellement incongru, poursuit le texte, qu’« à gauche, on apprécie cette nouvelle conception. La CGT avait édité avant-guerre une brochure qui était un hommage à Le Corbusier (…) Pour la CGT, l’architecture rationnelle prônée par Le Corbusier “rejoint les préoccupations émancipatrices“. » CQFD ? Encore faudrait-il s’entendre sur « la gauche » et sur « la CGT ».


La N R S du 15 janv. 1930 (Gallica)

La gauche d’abord. Celle qui « apprécie cette nouvelle conception », ce n’est jamais que la douzaine d’intellectuels inspirés par le planisme d’Henri de Man, qui vont publier leur programme chez Georges Valois, en juin 1932, sous le titre de Révolution constructive et sous les signatures de Maurice Deixonne, Georges Lefranc et Pierre Boivin. Alors quand dans La Nouvelle Revue Socialiste du 15 janvier 1930, Maurice Deixonne signe un article intitulé « Socialisme et architecture », dont le titre s’accompagne de la note suivante : « En ce qui concerne l’architecture, nos camarades trouveront l’essentiel des idées que nous exposons ici dans les différentes publications de Le Corbusier : Vers une architecture, Urbanisme, Almanach d’architecture moderne, Une maison – un palais (Collection de l’Esprit Nouveau, chez Crès), et dans le magnifique ouvrage d’Elie Faure : L’Esprit des Formes (chez Crès) », on pourrait croire, en effet, que la doctrine socialiste de l’architecture – pour autant que cette expression ait un sens – se trouve tout entière dans les écrits du Corbusier. A condition de confondre ce groupe avec « la gauche ».
La Voix du Peuple, oct. 1935 (Gallica)

La CGT ensuite. C’est ce même groupe, en la personne de Georges Lefranc, qui se trouve à la tête de l’Institut Supérieur Ouvrier de la confédération. Un cycle de cours va y être dispensé par Émilie Lefranc, l’épouse de Georges, sous l’intitulé Des pharaons à Le Corbusier, qui se termine par cette apothéose : « La vie harmonieuse dans la maison rationnelle » (XVIIe et dernier chapitre). L’ensemble sera publié en 1935 en cinq livraisons dans la Voix du Peuple, le mensuel de la CGT, puis en brochure. Cette CGT-là, c’est celle qui s’est maintenue lors de la scission de 1922 quand les communistes ont créé la CGTU. De cette CGT socialiste, René Belin est un secrétaire confédéral et le rédacteur en chef de l’hebdomadaire Syndicats. Sous Vichy, René Belin devenu ministre de la Production industrielle et du Travail proposera à Georges Lefranc d’entrer à son cabinet ; il engagera finalement l’épouse de celui-ci. Le couple a approuvé l’armistice. Émilie Lefranc conservera sa fonction au cabinet du ministre suivant, Hubert Lagardelle. Lequel Lagardelle avait fondé en 1930 avec Le Corbusier et quelques autres la revue Plans, considérée par de nombreux fascistes notoires, dont Robert Brasillach, comme une « incarnation du fascisme », si l’on en croit François Chaslin. Les Lefranc seront épurés l’un et l’autre à la Libération.

 En résumé, une gauche vichyste et une CGT vichyste ont partagé les conceptions du vichyste Le Corbusier. Le même approuve le même. Ce qui se voulait démonstration vire à la tautologie.

Le Corbusier est un ouvrier (Gallica)

 

Il n’en reste pas moins que notre géographie familiale, ouvrière, a étonnamment côtoyé Le Corbusier durant un quart de siècle. Au tournant de 1935/36, mon père et mon oncle étaient envoyés en apprentissage aux usines Bata, entreprise pour laquelle l’architecte allait multiplier les projets : pour Zlin, la capitale du « roi de la chaussure », pour la Bataville mosellane d’Hellocourt et, finalement, pour le pavillon de la marque à l’expo de 1937 ; projets tous refusés.

A compter de 1946, mon père est, à Marseille, ouvrier dans la réparation navale puis à bord des navires des Messageries Maritimes et ma mère nous emmène ma sœur et moi, comme des milliers de marseillais, voir le chantier de la cité radieuse, d’autant plus admiratifs que le cabanon sans électricité dans lequel nous logeons doit être renversé par l’autoroute du soleil qui va faire là ses premiers kilomètres.

 

Début juillet [1949], le bruit court à Marseille que Claudius-Petit, le ministre de la Reconstruction et de l’Urbanisme, est revenu à « l’unité d’habitation de grandeur conforme » de Le Corbusier pour, cette fois, y passer une nuit incognito dans le premier appartement témoin. Pour d’autres, c’est l’architecte qui s’y est enfermé « une journée entière, seul, sans contact avec l’extérieur ». À sa sortie, il aurait dit simplement, avec le laconisme qu’on lui connaît : « Ça va, ça ira. » Cela suffit à hisser la Cité radieuse au rang des curiosités locales : une guinguette s’installe devant le chantier, des guides y emmènent les visiteurs, leur expliquent que les trente-deux pilotis sont posés dans des baquets de sable munis de vannes dont l’ouverture permettrait de rétablir l’assiette du bâtiment en cas de glissement de terrain, par exemple.

Évidemment, ces « villas superposées », qui auront toutes vue sur la mer dès le quatrième étage, tous les appartements étant traversant et bénéficiant de la double exposition à l’est et à l’ouest, nous font rêver. Dans notre rez-de-chaussée sombre, on n’a la radio que grâce à une pile carrée énorme, très chère, qui se décharge très vite, et pour le bain hebdomadaire on chauffe l’eau du baquet en zinc au butane. Pour les besoins nocturnes, il y a le seau hygiénique.

 

Mai 1958 nous voit arriver dans la vallée de l’Ondaine, à la Ricamarie. Deux ans plus tard, « La machine à bien laver », c’est le slogan de notre Atlantic, nous coûte quelque 1 300 nouveaux francs ou environ 130 000 anciens francs. Nous sommes devenus les heureux propriétaires, comme 23,2% des ménages ouvriers, d’un engin qui, chez nous, se balade énormément. Au risque d’arracher ses tuyaux et son câble électrique, et surtout au risque d’écraser mon tout petit frère qui a l’habitude de se laisser bercer par les vibrations de ce que l’on n’appelle pas à l’époque lave-linge jusqu’à s’endormir devant. Papa doit la lester de trois gueuses de fonte.

Le 17 avril 1961, Firminy-Vert inaugure avec un an et demi de retard un chauffage urbain entièrement public qui associe la ville, l’office d’HLM et l’hôpital-hospice, et qui alimente aussi en eau chaude une laverie collective au rez-de-chaussée de l’immeuble-tour du nouveau quartier : dix machines Speed Queen automatiques, capables de laver chacune quatre kilos de linge en vingt minutes, et cinq séchoirs rotatifs Huebsch d’une capacité de dix-huit à vingt-trois kilos. Pour patienter : des fauteuils, la télé, des revues ! Chez nous, on lave en famille, et il n’y a pas que le linge qui y soit sale.

Le Corbusier profite de l’excavation d’une ancienne carrière de pierre pour y loger un stade de quatre mille places assises. Au sommet du front de taille, quinze mètres plus haut, la Maison de la culture et de la jeunesse, en gradins, sera la translation de la tribune couverte du stade. Firminy-Vert aura de la gueule. Qu’attend-on pour y aller voir ? On a visité tous les barrages de la région, on a de grands travaux à côté, mais Papa me débarque une fois de plus devant les deux cinémas du Chambon-Feugerolles...

 

Le Corbusier y a déterminé l’emplacement de trois Unités d’habitation. Pour des raisons financières et à la différence de celle de Marseille, elles ne bénéficieront pas de l’isolation phonique tenant à la pose des appartements sur des poutres métalliques par l’intermédiaire de boites isolantes en plomb, leur structure sera tout en béton. Pas non plus pour elles de rue commerciale intérieure. Et finalement, les trois unités se réduiront à une seule.

Mais bien avant qu’elle ne sorte de terre, le ratio bâti / espaces verts du nouveau quartier de Firminy est conforme à celui préconisé dans la charte d’Athènes, les circulations sont différenciées, et le piéton marche droit. « L'Âne a tracé toutes les villes du continent, déplorait Le Corbusier, Paris aussi, malheureusement. » Outre le fait d’être « une rigole », « une fissure », etc., la rue avait encore ce défaut rédhibitoire d’être sinueuse, zigzagante ; ici le cheminement de l’homme au sein du grand parc de Firminy Vert est enfin rectiligne.

 

Fallait-il pour en arriver là le repoussoir d’une prétendue « rue sans joie » et effacer sous elle la mémoire de la « grande route de l’émeute » ?

MARSEILLE, L'AUTRE EMBOUCHURE DU RHIN

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 Les lignes en sanguine sont tirées du 1 bis quai des Métallos :


 

 

Je suis né à Marseille et je m’appelle Rustenholz. Être un Alsacien de Marseille m’a toujours paru cocasse : j’étais une rareté comme Pierre Fresnay, de son vrai nom Pierre Laudenbach — soit le village de mon père, Lautenbach, à une lettre près — et incarnation pourtant du Marius de Pagnol. Mais pour que je fusse né à Marseille, encore fallait-il que mon père y eût été avant moi, et d’ailleurs mon oncle avant lui.

Les deux frères avaient été mis en apprentissage à Zlin, Tchécoslovaquie, chez Bata. Mon père n’y était resté qu’à peine ; mon oncle s’était coulé dans le moule durant trois ans, puis avait commencé comme mécanicien à Hellocourt, la Bataville mosellane. A la déclaration de guerre, Bata avait replié son outil de production chez Marbot, à Neuvic sur l’Isle, Dordogne, manufacture dont il était devenu actionnaire majoritaire en dépit de la loi anti-Bata adoptée début 1936 pour lui interdire toute expansion en France. Mon oncle avait donc passé la guerre chez Marbot.

Durant l’occupation, les Allemands avaient non seulement réquisitionné l’usine d’Hellocourt au profit de la Luftwaffe mais revendu en outre la vingtaine de succursales Bata d’Alsace et de Lorraine. A la Libération, Bata tentait devant la justice de recouvrer ses biens spoliés, tandis qu’un certain nombre d’acquéreurs de ses magasins ripostaient en accusant l’entreprise, devant les commissions d’épuration, de collaboration économique avec l’ennemi.

Dans cette incertitude, mon oncle s’était retrouvé, je ne sais comment, aux chaussures Roger Soulet de Marseille. Dès les années 1930, la boîte n’était pas, à une échelle infiniment plus réduite, bien sûr, sans analogie avec Bata. Une publicité incessante vante sa mécanisation : elle est « la plus belle usine du Sud-Est », ou « du Sud », voire « d’Europe » ; « la seule travaillant à la chaîne “Ferrox“ » — (pour la simple raison que ladite chaîne Ferrox est une création et une appellation maison et non quelque Rolls des chaînes importée d’on ne sait où) —  avec des « méthodes en avance de 50 ans sur celles actuelles ». Elle vend à des prix d’usine dans des dépôts qui sont d’abord ceux des frères Palombo 37, rue d’Aix et 145, boulevard de la Madeleine, et sous la marque Palombo, les deux frères étant les créateurs des modèles, les dépositaires de la marque ou les associés de Roger Soulet ?



Toujours est-il qu’au printemps 1935, l’usine du 2, route Nationale, à Saint-Antoine, s’agrandie sur 8 000 m2, ouvre une annexe à Septème-les-Vallons, et produit 3 000 paires de chaussures par jour. Une journée de fête et un bal de nuit réunissent pour l’occasion les plus de cinq cents membres du personnel, outre le député des Bouches-du-Rhône, le conseiller général du 7ème canton, le maire de Septème, etc... « Un membre du personnel, raconte Le Petit Provençal, remit à M. Soulet, au milieu des applaudissements unanimes, deux superbes bronzes représentant “L’Effort“ par Nerva et portant cette heureuse dédicace : “Au robuste artisan de notre bonheur. Hommage respectueux de tout le personnel.“ » (Voir en contrepoint l’article de Rouge-Midi :)


On ne sait si l’on doit au même membre du personnel cette ode à la chaîne qu’ont publiée les Tablettes d’Avignon et de Provenceà l’occasion de la venue des chaussures Palombo à la Foire de Printemps.

Le patron, Roger Soulet, a été l’un des plus jeunes engagés volontaires d’août 1914 — à 17 ans ! Croix de guerre, médaille militaire, c’est un colosse à la Raimu et un « sportif industriel », fondateur de l’Union Sportive Soulet (USS), qu’il a dotée du stade Roger Soulet à Notre-Dame-Limite ; organisateur de la Coupe Roger Soulet réservée aux équipes de foot non licenciées et débutantes, du Cross-Country challenge Roger Soulet, du Grand Prix Roger Soulet de cyclisme sous le patronage du Radical, etc. Outre l’USS, il créera encore le Saint-Antoine Sports (SAS, couleurs blanches et noires) et le Racing Club de St-Antoine (couleurs rouges et bleues). 


 

Il est aussi à l’initiative de l’Estudiantina Roger Soulet dans le « but de développer l'art musical » ; il est président d’honneur des Amis de l’Instruction Laïque de Septème-les-vallons, et membre d’honneur de vélo-clubs comme de groupes de boulomanes. Bref, les jours où sa publicité ne passe pas dans le journal, le patron y est pour un parrainage sportif quelconque.

Le stand Palombo à la Foire d'Avignon

 

Mon oncle Jean semble attendre chez Roger Soulet que Bata se réorganise — en Tchécoslovaquie, les usines de Zlin ont été nationalisée, l’entreprise est en train de transférer son siège mondial au Canada — et que la fabrique projetée en Algérie au début de 1939 et refusée par les autorités françaises malgré sa modestie —150 ouvriers pour 6 000 paires par semaine — voie enfin le jour et peut-être en plus grand.

Il a trouvé à louer pour lui et sa femme deux pièces à l’étage d’un cabanon de la Gavotte, muni en tout et pour tout de l’eau courante sur un évier de pierre, mais d’où il peut aller travailler à Saint-Antoine à pied. Le rez-de-chaussée en est libre aussi et Jean propose à son cadet (donc à mes parents) d’y venir et de partager avec lui l’aventure algérienne. Il lui trouvera bien du boulot en attendant, par l’intermédiaire de ses amis arméniens, nombreux dans la chaussure et à Saint-Antoine.

Et c’est ainsi qu’un jour du printemps 1946, mon père se retrouve à la villa Les Coquelicots, 11, allée des Fleurs, au domicile personnel de Paul “Achille“ Papazian.

Son licenciement, le 17 juin 1938, de la Société Provençale de Construction Navale (SPCN) où il était dessinateur principal, avait suscité une grève de solidarité de 6 ou 7 000 ouvriers et techniciens de la métallurgie, qui avait tenu bon durant un mois et demi. Chaque jour, les journaux de Doriot, laLiberté et l’Émancipation nationale, s’étouffaient de ce que celui qu’ils n’appelaient qu’“Omar Papazian“, ce “turco-arménien soviétisé“, paralysât à lui tout seul la ville de Marseille.

En 1942, sous le nom de guerre d’Achille, il était l’un des dirigeants de l’union départementale clandestine de la CGT ; en 1944, vice-président du comité de Libération des Bouches-du-Rhône. Aujourd’hui, de la SPCN réquisitionnée et confiée à la « gestion ouvrière » de la CGT, Paul Papazian est le directeur qui a été proposé par le syndicat et agréé par le commissaire régional de la République, Raymond Aubrac.

Et il embauche mon père comme électricien, son métier, bien qu’il n’ait aucun fait de résistance à son actif et ne soit même pas syndiqué. Parce qu’il a été victime, à 14 ans, de ce Bata qu’Ilya Ehrenbourg qualifiait dans le Crapouillot de « Mussolini de la chaussure » ?

 

Voilà les deux frères alsaciens à Marseille, dans les starting-blocks pour l’Algérie, à la suite de ce qui apparaît comme deux parcours individuels, originaux, l’un linéaire, Bata aux pieds — Lautenbach, Zlin, Hellocourt, Neuvic-sur-l’Isle, Marseille — l’autre erratique : Lautenbach, Zlin, Le Mans, Toulouse, Saint-Béat, Le Mans, Saint-Pierre-des-Corps, Joué-lès-Tours, Paris, Marseille…

Et pourtant cette géographie a priori toute personnelle est naturellement sociologique. Au XIXe siècle, quand les pays germanophones sont terres d’émigration, le Rhin a deux embouchures, Rotterdam d’un côté et Marseille, par le sillon rhodanien, de l’autre ; l’Algérie est l’Amérique de ceux qui n’ont pas les moyens de la vraie : vingt à vingt-cinq pour cent des colons français y arrivent d’Alsace et de Lorraine.

L’annexion de l’Alsace-Moselle par la Prusse, en 1871, qui accorde aux natifs un droit d’option, c’est-à-dire d’émigration durant deux ans, n’est pas significative pour ce qui est des flux. Elle l’est politiquement : c’est sur les 445 000 hectares séquestrées aux insurgés kabyles de Cheikh El Mokrani que les “optants“ alsaciens et lorrains vont être installés en Algérie. Le fils d’un de ces optants, Victor Spielmann, s’en fera l’écho dans Le Cri de l’Algérie du 5 novembre 1912 : « Si nous, Alsaciens, nous plaignons des spoliations et des vexations dont nous sommes victimes de la part de l’Allemagne, que doivent dire les indigènes patriotes de leur Algérie, pour avoir été, sous prétexte d’insurrection, dépouillés de centaines de milliers d’hectares des meilleures terres, sans compter l’amende de guerre. Les Allemands, en 1870, se sont contentés de l’amende et d’une partie de notre territoire. C’est pour cela que je proteste contre toutes les injustices dont on les abreuve. » Cité par Gilbert Meynier, « Victor Spielmann (1866-1938), un Européen d’Algérie révolté contre l’injustice coloniale »dans Raison présente 2017/3 (N° 203).

Écho encore présent dans Le premier homme d’Albert Camus, qui qualifie de « persécutés-persécuteurs », « réfractaires prenant la place chaude des rebelles », « ces Alsaciens qui en 71 avaient refusé la domination allemande et opté pour la France, et on leur avait donné les terres des insurgés de 71[ceux de la révolte d’el-Mokrani et el-Haddad], tués ou emprisonnés ».

Quelque deux cents de ces insurgés rejoindront dans les bagnes de Nouvelle-Calédonie ceux de la contemporaine Commune de Paris. « Un matin, dans les premiers temps de la déportation, écrit Louise Michel, nous vîmes arriver, dans leurs grands burnous blancs, des Arabes déportés pour s’être, eux aussi, soulevés contre l’oppression. Ces orientaux, emprisonnés loin de leurs tentes et de leurs troupeaux, étaient simples et bons, et d’une grande justice ; aussi ne comprenaient-ils rien à la façon dont on avait agi envers eux. » La Commune, 1898.

Mon père comme son frère aîné sont nés après le retour de l’Alsace-Moselle à la France. C’est le moment où l’Algérie, et plus largement l’empire colonial français, passent pour les Alsaciens de terre d’émigration à débouché commercial, les deux n’étant pas complètement sans lien. Dès 1923 la création d’un Office colonial est en germe à Mulhouse ; elle sera effective trois ans plus tard, parce que « si l’on sait s’adapter à leurs demandes, les soixante millions d’indigènes de nos colonies peuvent remplacer les soixante millions d’Allemands défaillants », écrit la Commission d’initiatives de la Société industrielle de Mulhouse, la fameuse SIM que cite Nicolas Stoskopf dans « La culture impériale du patronat textile mulhousien (1830-1962) », (article de L’esprit économique impérial (1830-1970). Groupes de pression & réseaux du patronat colonial en France & dans l'empire. Paris : Société française d'histoire d'outre-mer, 2008.)

« À l’activité purement économique, poursuit-il, l’Office se proposait « d’en ajouter une autre : celle de faire connaître au grand public la ’’plus grande France’’ […]. Il s’efforcera de donner une image aussi vivante et exacte que possible de la richesse et de la diversité de nos possessions d’outre-mer ». Les enfants des écoles étaient donc invités à participer à ces diverses manifestations et des bourses de voyages étaient accordés aux meilleurs élèves de l’École supérieure de commerce. En 1933, un bilan provisoire fit état de trente conférences, trois films et trois grandes expositions au Musée des Beaux-Arts sur Madagascar, l’AOF et le Maroc qui avaient attiré chacune 4 à 5 000 personnes, (…) ce qui permit à tout le moins aux Mulhousiens de tous âges de découvrir un empire colonial largement ignoré jusque-là et au patronat mulhousien de jouer un rôle pédagogique qui faisait traditionnellement partie de ses ambitions sociales. »

À la fin de cette année-là, mon père a 12 ans, mon oncle 14 et mon grand-père vient de mettre la clé sous la porte de la minuscule fabrique de vis à bois qu’il avait créée six ans plus tôt.

 

Jean était finalement parti non pas pour le Maghreb mais rejoindre l’usine Bata de Rufisque, au Sénégal. Mes parents ne l’avaient pas suivi. Il y avait sans doute eu un désir d’ailleurs colonial chez mon père mais, à bien y réfléchir, Bata, c’était quand même un sale souvenir, il n’avait qu’à regarder sa main... Et à y accompagner Jean qui, lui, avait dix ans d’ancienneté dans la boîte, il aurait forcément été le subalterne de son frère...

Georges et Lucienne étaient simplement montés remplacer mon oncle à l’étage, pas plus confortable mais un rien plus lumineux qu’un rez-de-chaussée encaissé sous l’escalier extérieur et son palier menant à l’étage.

Et ils avaient fait pour l’État-civil, un Alsacien de Marseille.

Mon père avait sillonné les routes maritimes de la « plus grande France » sur les bateaux des Messageries Maritimes, de Djibouti à la Nouvelle Calédonie, en passant par l’Indochine, et puis il était remonté à Mulhouse dans l’espoir d’en repartir, toujours pour l’outre-mer mais cette fois avec son père et la Manurhin.

 

En juillet 1957, je suis ainsien colo à Joie et Santé, chez les salésiens de Ferrette, dans le Sundgau comme on appelle le Jura alsacien.

Je reçois de Manman des enveloppes gonflées comme par des lettres de vingt pages, parce qu’elle a découpé dans le journal tout ce qui concerne la visite officielle du président René Coty. Manifestement, un président de la République ça l’impressionne, et elle pense que ça m’intéresse. J’ai droit aux photos du cortège de Tractions et de DS entrant à Colmar derrière la limousine présidentielle, le 8 juillet ; à celles de l’inauguration du bief de l’usine hydroélectrique de Fessenheim et, le lendemain, à la réception de l’hôtel de ville : « Vous autres Mulhousiens représentez une tradition et cette tradition, c’est la marche en avant. »

Mais surtout, le président René Coty est venu repeindre en bleu des Vosges le problème algérien. « Qu’on ne compte pas sur nous pour sacrifier de l’autre côté de la Méditerranée une nouvelle Alsace-Lorraine. Cette amputation que la violence nous avait imposée, les autres peuples ont plus tard mesuré ce qu’il leur en coûtait d’en avoir été les spectateurs passifs. En Algérie, le chaos et la misère qui suivraient une abdication de la France, nul ne peut ignorer quels en seraient les profiteurs. »


Coiffé de la toque d'Ataturk adoptée en 1922



Ferhat Abbas
, futur président du gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) retournera la comparaison — “ L’Algérie est aussi une Alsace, mais c’est l’Alsace du monde musulman et du Maghreb arabe ” — avec d’autant plus de force que ses premiers articles de membre du mouvement Jeune Algérien ont été publiés, dès 1922, par Le Trait d’Union deVictor Spielmann. “ Ce courageux Alsacien, dont j’évoque avec émotion le souvenir, écrira-t-il en 1962, ancien colon de Bordj Bou Arreridj [là-même où la première attaque d’el-Mokrani avait été portée, le 16 mars 1871], prenait violemment à parti les pouvoirs publics, et dénonçait avec vigueur l’expropriation des Arabes et leur ruine. À certains égards, il était un des plus valeureux défenseurs de notre cause. ” La nuit coloniale pp. 26 et 118.
Rééd. du Jeune Algérien de F. Abbas chez Garnier en 1981

Ferhat Abbas avait déjà écrit au début de 1954 dans son journal, La République algérienne, que le Haut-rhinois arrivé à 5 ans en Algérie avec son cordonnier de père, avait été « un des tous premiers combattants pour la reconnaissance de la personnalité algérienne », « le précurseur méconnu du Manifeste du Peuple algérien ». (cité par Gilbert Meynier)

 

J’étais en 3ème au Lycée de Molsheim — après notre détour par la région stéphanoise, mes parents en étaient à leur douzième adresse — quand deux rapatriés d’Algérie sont arrivés dans ma classe.

TOUT, TOUT, TOUT SUR LE CHARLES MARCHE DE KARL MARX

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Une barricade de février 1848 par Eugène Hagnauer, lithographe et peintre montmartrois né en Suisse le 20/9/1814. Refusé aux Salons de 1845 et 46, il y est enfin admis en 1848 quand l'entrée en devient libre.

« Un ouvrier, Marche, dicta le décret où le Gouvernement provisoire, à peine formé, s'engageait à assurer l'existence des travailleurs par le travail, à fournir du travail à tous les citoyens, etc. » C’est presque la phrase inaugurale des Luttes de classes en France (1848-1850), de Karl Marx.

« Marche, après cette unique apparition, retourne d’où il vient, dans l’oubli », écrivait en 1933 Donald Cope Mc Kay[1], ce que ne dément pas, quatre-vingts ans plus tard, Mark Traugott qui ajoute : « on ignore presque tout de Marche – à commencer par son prénom. »[2]

 

Marche, le jeune ouvrier mécanicien qui, le 25 février 1848 vers midi et demi, le « visage noirci par la fumée de la poudre », force à la tête d’une délégation les portes de l’Hôtel de Ville et du gouvernement provisoire, Lamartine, mauvais physionomiste en plus du reste, lui donne « 20 ou 25 ans ». Il doit être d’allure très juvénile car en fait il en a 29 : Charles Michel Marche est né le 16 janvier 1819 à Nonancourt, dans l’Eure.

A lire Lamartine, le « Spartacus de cette armée de prolétaires intelligents » — il ne lui donne pas d’autre nom — réclame du gouvernement « le programme de l’impossible » : « le renversement de toute sociabilité connue, l’extermination de la propriété, des capitalistes, la spoliation, l’installation immédiate du prolétaire dans la communauté des biens, la proscription des banquiers, des riches, des fabricants, des bourgeois de toute condition supérieure aux salariés (…) enfin l’acceptation sans réplique et sans délai du drapeau rouge ».

Selon Garnier-Pagès, « Ouvrier, [Marche] parle pour les ouvriers ; il invoque leurs souffrances et leur vie précaire. Enfants, un travail prématuré les étiole ; hommes, un travail exagéré les épuise ; vieillards, un travail disputé les abandonne. Ils n'ont pas le pain quotidien. Le salaire ne suffit pas à leur existence. La concurrence les tue lentement. Ils meurent de privations au milieu des richesses qu'ils produisent. Que réclament-ils ? Du travail ! un travail limité, organisé. Le travail est le droit sacré du pauvre. Le Gouvernement refusera-t-il, repoussera-t-il des vœux aussi justes ? Non ! Il ne le peut ! il ne le peut ! »

 

Charles Michel Marche sait de quoi il parle : son père est mort à 52 ans, lui venait d’en avoir 13. La famille n’était sans doute pas des plus pauvres : le père, à son mariage puis aux déclarations de ses quatre enfants, est successivement enregistré comme tisserand à Évreux, contremaître à la Grande Filature de Brionne, contremaître de manufacture quelque part au faubourg parisien de Saint-Marcel, contremaître à la manufacture de M. Josse, à Nonancourt, enfin commis à la fabrique de bas de laine de Ville Lebrun, hameau de Sainte-Mesme (Seine & Oise) à son décès. Comment la mère, à priori sans profession, s’était-elle alors débrouillée ? Quelle instruction le petit dernier avait-il eue ? Aux registres d’état-civil, ses deux parents, son grand-père paternel, un oncle du même côté, huissier, signent avec facilité, tandis que ce 25 février 1848, on va entendre Charles Michel répondre à Louis Blanc qu’il ne sait pas écrire.

 

Lamartine, obsédé par le drapeau rouge, n’a vu que cette couleur aux mains de son Spartacus : « Il roulait dans sa main gauche un lambeau de ruban ou d’étoffe rouge ; il tenait de la main droite le canon d’une carabine dont il faisait à chaque mot résonner la crosse sur le parquet. » Le poète ignore totalement l’écrit dont Marche est pourtant porteur :

A Messieurs les Membres du Gouvernement provisoire,

Le soussigné Aug. B. de Lancy, rédacteur de la Démocratie pacifique, chargé par une députation d'ouvriers. Ils demandent :

1° L'organisation du travail, le droit au travail garanti ;

2° Le minimum assuré pour l'ouvrier et sa famille en cas de maladie ; le travailleur sauvé de la misère, lorsqu'il est incapable de travailler, et, pour ce, les moyens qui seront choisis par la nation souveraine.

Ce 25 février, deuxième jour de la République.

Signé : Aug. B. de Lancy, Moreau, Blanchet, Marche jeune.“

 

Si Charles Michel signe « Marche jeune » c’est qu’il a un frère de dix ans son aîné, et aussi deux sœurs encore plus âgées : il est le benjamin d’une fratrie de quatre.

Concernant le rédacteur de la pétition, Jean-Marcel Jeanneney faisait observer, dès 1933, qu’on ne trouve pas Aug. B. de Lancy dans les récapitulations d’auteurs donnés chaque semestre par La Démocratie pacifique, et qu’il n’est question de la pétition dans aucun numéro du journal. En revanche, le numéro du dimanche 27 février de la Démocratie pacifique porte pour la première fois en frontispice : « La République de 1792 a détruit l’ordre ancien. / La République de 1848 doit constituer l’ordre nouveau. / La réforme sociale est le but, la République est le moyen. / Tous les socialistes sont républicains. / Tous les républicains sont socialistes. » Ce qui pourrait constituer l’indice d’une origine fouriériste de la pétition et placer Marche dans cette mouvance.

 

Ce n’est qu’après avoir obtenu la transcription de sa pétition en un décret rédigé par Louis Blanc, accompagnée d’un appendice sur « le million » rajouté par Ledru-Rollin, ou par Arago, selon que l’on se fie aux souvenirs de Louis Blanc ou de Garnier-Pagès ­—  “Le gouvernement provisoire de la République française s’engage à garantir l’existence de l’ouvrier par le travail ; il s’engage à garantir du travail à tous les citoyens ; il reconnaît que les ouvriers doivent s’associer entre eux pour jouir du bénéfice de leur travail ; le gouvernement provisoire rend aux ouvriers, auxquels il appartient, le million qui va échoir de la liste civile.“ — que le jeune ouvrier aurait prononcé cette phrase qui sera mille fois répétée : « Nous mettons trois mois de misère au service de la République. »

 

Des quatre ou cinq protagonistes ou témoins qui ont laissé des mémoires, seul Louis Blanc l’a entendue, cette phrase, et c’est rétrospectivement, bien sûr, qu’il nous l’a restituée. Si Marche l’avait prononcée, il aurait eu bien du mérite : il n’est pas un jeune célibataire n’engageant que lui, il est marié de trois ans plus tôt et il a déjà deux enfants : son fils n’a qu’un peu plus de 2 ans, sa dernière-née a 2 mois.

En réalité, la première occurrence publique et contemporaine de l’expression n’apparaît pas, en réalité, dans la bouche de Marche mais dans une brève du Peuple constituant (le quotidien de Lamennais), du 10 mars 1848 : « On parlait avec animation dans un groupe d’ouvriers, avant-hier, [soit le 8 mars] des discussions sur l’organisation du travail dont M. Louis Blanc porte le poids au Luxembourg. Quelques-uns disaient : “Il faut que ça en finisse, les maîtres ont eu leur tour, à nous à présent !“ D’autres répétaient : “C’est cela, il faut que nous vivions bien ! — Pas si vite, les autres, répliqua un homme déguenillé ; et, arrêtant un élève de l’École polytechnique qui passait : Tu peux dire au gouvernement provisoire que nous avons encore trois mois de misère au service de la République, pourvu qu’on s’occupe de nous ! ».

L’expression fait florès, à tel point que dans une fête républicaine du 11 avril, à Basse-Terre, Guadeloupe, banquet d’union de soixante-et-onze couverts que rapporte la Démocratie pacifique du 8 mai, le dixième toast, de M. de Bausire, président de la cour d’appel, — pas vraiment un rouge, il conservera son poste sous le Second empire — est porté « Aux Ouvriers ! à cette classe laborieuse et si abnégatrice (sic) de notre société actuelle, dont la vie jusqu’ici n’a été environnée que de privations et de souffrances. À ces hommes qui, au jour du triomphe, n’ont trouvé à faire entendre que des paroles d’ordre, de travail et de confraternité. Puisse le gouvernement, réalisant bientôt ses promesses, acquitter une dette ancienne, trop longtemps oubliée et accrue de toute la grandeur de ce nouveau sacrifice si noblement exprimé. Nous saurons attendre ; nous avons encore trois mois de misère au service de la République ! »

 

On retrouve Marche mécanicien-tourneur à l’atelier central du chemin de fer du Nord, à la Chapelle, juste de l’autre côté de l’enceinte des fermiers-généraux. Ce dimanche 16 avril, les ouvriers sont appelés au Champ-de-Mars pour choisir parmi eux quatorze officiers de la Garde nationale dans une élection complémentaire, après que celle du 5 avril les a vus évincés de tout poste d’état-major. Accompagné d’un porte-drapeau, Marche arrive chez Cavé, dont les ateliers sont un peu plus bas que le sien, dans les derniers numéros de la rue du Faubourg-Saint-Denis, et entraîne avec lui une soixantaine d’ouvriers. Il est armé, ce qu’à priori un simple rassemblement électoral ne justifierait pas. Les témoins ne donneront pas d’autre détail à la commission d’enquête de l’Assemblée nationale, diront l’avoir perdu de vue sur les Champs-Élysées. Le rassemblement du Champ de Mars gagna ensuite l’Hôtel-de-Ville pour protester de ce que l’organisation du travail se faisait attendre, et demander le report des élections à l’Assemblée Constituante. Ledru-Rollin le fit recevoir par les baïonnettes croisées des bataillons bourgeois de la Garde nationale.

Marche ne figure pas sur la liste des candidats aux élections à l’Assemblée nationale constituante du 23 avril soutenue par le Populaire de Cabet, liste qui pour le département de la Seine compte une moitié d’ouvriers (17 sur 34), délégués des corporations et candidats du Luxembourg, parmi lesquels Adam, cambreur, Drevet, mécanicien, Gautier (ou Gauthier) dessinateur et rédacteur du Père Duchêne, Mallarmé (ou Malarmet), monteur en bronze, Savary, cordonnier, etc. Pas un de ces « ouvriers du Luxembourg » ne sera élu.

 

Aux 30 avril et 2 mai, Marche est à l’école mutuelle du 17 rue des Vinaigriers pour la fondation de la « Société générale politique et philanthropique des mécaniciens et serruriers et de toutes leurs subdivisions », qui élit à sa tête Drevet et Colin. Le témoin Cavé, devant la même commission de l’Assemblée nationale, dira que sous cette apparence de société de secours mutuels, il devinait une société secrète.

 

La présence de Marche à l’envahissement de l’Assemblée constituante, le 15 mai, est attestée par le journal non publié d’Hippolyte Carnot, alors ministre de l’Instruction publique : « Un ouvrier vint se placer devant mon banc. C'était précisément celui qui, le lendemain ou le surlendemain de la révolution, entra dans le cabinet du Gouvernement provisoire pour porter la parole au nom de ses camarades. Je l'ai reconnu et j'ai essayé d'entamer la conversation avec lui en rappelant cette circonstance. Il est resté froid, impassible et laconique, comme à l'Hôtel de Ville. »

Le lendemain, Marche participe au déclenchement de la grève aux chemins de fer du Nord, où il travaille, pour obtenir l’augmentation d’1 franc par jour qu’ont décrochée la veille les ouvriers, (charpentiers exceptés), du chemin de fer d’Orléans et du Centre. La gare d’Ivry avait entamé la lutte dès le début mars et, la ligne étant essentielle à l’approvisionnement de Paris, la société avait été rapidement mise sous séquestre, prélude semblait-il à une nationalisation des chemins de fer qui n’est pas venue. Au moins ont-ils eu les 1 franc par jour.

On a des échos du conflit de la Chapelle par le Messager du 22 mai, publication de l’agence de presse “la Correspondance de Paris“, de Pauchet, Paya et Pellagot, et de ce fait très repris par les journaux de Paris — le Représentant du Peuple du 24 mai, par exemple — comme de province : « Parmi les individus arrêtés dans la journée d'avant-hier se trouve le citoyen Marche, cet intrépide et audacieux ouvrier qui, dans la journée du 25 février dernier, est parvenu, par son énergique langage, à arracher, séance tenante, le fameux décret relatif à l'organisation du travail, et qui, employé au chemin de fer du Nord, a organisé la grève qui dure encore maintenant. »

Ce à quoi Marche répond dans la Réforme et dans la Vraie République du 26 mai — (par une lettre dictée ? on ne dispose pas des originaux de l’état-civil de Paris, détruits en 1871, on ne sait donc même pas s’il savait signer) — : « Citoyen rédacteur, J’ai lu dans plusieurs journaux “que cet audacieux et intrépide ouvrier qui, par son langage énergique, était parvenu à arracher le décret relatif à l’organisation du travail, le citoyen Marche, était arrêté.“ Quel motif pourrait donc avoir le gouvernement de la République de me faire incarcérer ? Ouvrier obscur, je me suis lancé avec autant d’ardeur que de loyauté dans la voie que suivent les hommes qui ont, depuis le 24 février, proclamé et gouverné la République. J’ai, au nom de tous les travailleurs mes frères, exposé à l’hôtel de ville les besoins et la nécessité d’organisation dans le travail, et le 25 février j’ai obtenu du gouvernement provisoire le décret relatif à cette organisation. Ce décret, rendu après mûre délibération, est fort loin d’être un décret arraché, les besoins de l’époque le disent assez hautement. Ce que j’ai réclamé dès le principe, j’en ai demandé plus tard l’exécution, et je saisirai toutes les occasions favorables pour le réclamer, parce que je suis logique, parce que je suis l’interprète du désir des travailleurs, parce que loin d’être un homme politique, je ne suis qu’un ouvrier désireux de voir réaliser enfin les améliorations si solennellement promises.

Quant à l’organisation de la grève du chemin de fer du Nord, les ouvriers ont assez de discernement et de probité pour agir d’après leur conscience et non d’après de sottes instigations. Je n’ai fait que proclamer, au nom de tous mes camarades, l’acte de justice qui avait été accordé la veille, pour ainsi dire, aux ouvriers du chemin de fer d’Orléans.

Que mes amis se rassurent, je suis libre encore.

Marche jeune, ouvrier mécanicien, rue du Faubourg-Saint-Denis, 62. »

 

Cette adresse était déjà la sienne le 30 décembre 1847, à la naissance de sa fille, Félicité Louise. Quand il avait épousé Virginie Louise Vincent, fleuriste, le 1er février 1845, il habitait beaucoup plus au centre, 31 rue du Grenier Saint-Lazare ; c’était devenu le domicile du couple et leur premier enfant, Charles Victor Eugène Antoine, y était né le 24 novembre 1845.

 

Les élections du 23 avril, sans obligation de résidence pour les candidats, laissaient la possibilité d’être élu dans plusieurs circonscriptions. Après que les représentants pluri élus eurent fait leur choix, les nécessaires élections complémentaires ont été fixées aux 4 et 5 juin, avec 11 sièges à pourvoir à Paris. Le Représentant du Peuple de Proudhon et la plupart des journaux démocrates publient alors la même liste de 11 candidats, censément adoptée par les clubs réunis, les corporations d’ouvriers, les ateliers nationaux, la garde mobile et la garde républicaine ; elle ne compte plus que trois ouvriers : Louis Adam, cambreur, Jules Malarmet, monteur en bronze, et André Savary, ex-ouvrier cordonnier. La candidature de Marche est patronnée en revanche par le Père Duchêne : outre deux de ses rédacteurs, Gauthier et Jean-Claude Colfavru, sa liste propose Caussidière, Blanqui, Raspail, Cabet, Proudhon, Pierre Leroux, Kersausie, Huber, ouvrier corroyeur, Marche, ouvrier.

 

« La classe bourgeoise ayant le privilège de l’instruction, de la fortune, de la lecture devait apporter dans les opérations du scrutin une tactique et un savoir-faire dont la classe ouvrière ne se doute pas. (…) le suffrage universel consacre plus que jamais la tyrannie du petit nombre, la tyrannie du fort sur le faible, du riche sur le pauvre, du maître sur l’ouvrier », écrit Alphonse Esquiros dans l’Accusateur public qui devient à partir du 11 juin l’organe du Club du Peuple, d’inspiration blanquiste, qui va se réunir dans la salle des Spectacles-Concerts du boulevard Bonne-Nouvelle. Les très réactionnaires Alphonse Lucas et Charles Liadières donnent Marche comme l’un des membres fondateurs de ce club que président Esquiros et Paul de Flotte ; ils sont, nous semble-t-il, les deux seuls à en attester.

 

Si Marche a été sur les barricades de Juin, on l’imagine sur celle, “formidable“, qui s’élève dans son fief devant les ateliers de Cavé, à 200 pas de la barrière de la Chapelle, et ses arrières protégés par le mur d’octroi de 6 m de haut et 50 cm d’épaisseur. Elle est si puissante que c’est au canon que le 7e de ligne l’affronte, dès le samedi 24. Une autre pièce sera mise en œuvre rue de Rochechouart, tandis que le dimanche, les troupes, la mobile, les gardes nationaux d’Amiens et de Rouen, arrivant par la banlieue, la prendront à revers en réussissant une brèche à la barrière Poissonnière, et en escaladant le mur de celle de Rochechouart. La bataille se poursuivra encore une partie de la journée de lundi.

La brochure anonyme de 32 pages intitulée Sanglante insurrection des 23, 24, 25, 26 juin 1848 ou narration exacte et authentique de tous les évènements qui viennent de s’accomplir, etc., qui n’est certes pas du côté des insurgés mais qui, à cet endroit, se veut équitable, écrit que « les insurgés ont désarmé beaucoup de mobiles, de gardes nationaux et de soldats du 23e léger qu’ils ont renvoyés sains et saufs, tandis que quelques-uns des vainqueurs fusillaient au fur et à mesure beaucoup d’insurgés pris dans les maisons situées à gauche du faubourg Saint-Denis, entre la barricade Cavé et la barrière. »

 

Dans l’article cité en commençant, Mark Traugott écrivait encore, à propos de Marche : « à supposer qu’il ait survécu aux affrontements… »

 

On savait pourtant qu’il avait survécu. François Cavé, qui déposait le 1er juillet 1848 devant la commission d’enquête de l’Assemblée nationale[3], y déclarait : « C’est un nommé Marche, ami intime de M. Caussidière, qui a tout mis en train. Il n’a pas été arrêté. Depuis les évènements, il se promène vêtu avec recherche. Cependant, il y a quelque temps, les ouvriers, les sachant, lui, sa femme et ses enfants fort malheureux, avaient fait une souscription à leur profit ; mais ce n’est pas cette souscription qui peut le mettre en état de vivre comme il le fait, car il ne travaille plus ».

Le couplet sur cette soudaine opulence est bien sûr la part que prend Cavé à la calomnie que l’on retrouve partout dans la presse bourgeoise sur des insurgés tous stipendiés par l’or monarchiste : à preuve ces liasses retrouvées dans les poches des cadavres, ces femmes arrêtées tandis qu’elles distribuaient de l’argent aux barricadiers, etc. Mais on peut accorder foi au reste : Marche n’a été ni tué ni blessé sur les barricades, et pas non plus arrêté.

 

Des années suivantes, on ne connaît que le décès de sa mère, sans profession, le 10 mars 1849 au 31 rue Ste-Apolline (au bas de la porte St-Denis) ; la naissance d’un second fils, Philippe Eugène, le 28 octobre 1849 à l’adresse ancienne de la rue du Faubourg-Saint-Denis, puis d’une seconde fille, Gracie — un prénom anglais, indice de ce qui se prépare ? —Pauline, le 27 avril 1852 au 2 passage du Désir, un peu plus haut dans le faubourg. Charles Michel se déclare toujours mécanicien. Les deux enfants sont baptisés à l’église Saint-Laurent.

 

On retrouve trace des Marche sur la liste des immigrants qui débarquent à New York, le 14 juin 1853, de l’Ocean Queen, un grand voilier à trois mâts de la compagnie américaine Griswold, Morgan & Co. Ils viennent de vivre environ un mois, durée moyenne du trajet, sur ce bateau presque neuf mais dans les conditions de l’entrepont, avec leurs quatre enfants âgés de 1, 3, 5 et 8 ans. Trois cents Allemands, cent-cinquante Anglais, une cinquantaine de Français et dix-sept Hongrois les partagent avec eux, soit un total de cinq cent dix-sept passagers, dont vingt-huit enfants. Trois enfants et un adulte sont morts pendant la traversée.

 

La tête de liste, avec les Américains qui rentrent chez eux et voyagent en cabine. Les Marche sont quelques pages plus loin avec tous ceux de l'entrepont.

Trois ans plus tard, le 10 juin 1857, Charles Michel Marche acquiert du domaine public américain des terres de colonisation : 120 acres, soit environ 48,5 hectares, au beau milieu du Missouri, dans le comté d’Osage, canton de Crawford, à une trentaine de kilomètres de Jefferson City et cent-cinquante kilomètres de Saint-Louis. Le Missouri est encore un État frontière de l’ouest, un État dont ne sont natifs que 40 % de ses résidents et où les 13 % d’étrangers sont majoritairement des Allemands, pour un gros quart des Irlandais, les Français n’y comptant que pour 3 % avec 5 283 personnes au recensement de 1860.

Le prix d’achat de cette terre, nous ne le connaissons pas — l’état du Missouri ne les archive pas — mais il peut aller de 1,25 $ l’acre (4 046,86 m2) pour les nouvelles mises en vente, à 12,5 cents l’acre pour les parcelles qui sont sur le marché sans avoir trouvé preneur depuis trente ans, soit entre 15 et 150 dollars pour ces 120 acres. Et nous savons que Marche les paye cash, l’achat à tempérament ayant été supprimé au 1er juillet 1820.

 
L'acte de propriété de Marche, sous James Buchanan, 15ème président des Etats-Unis

La révolution dont Marche a été l’un des protagonistes a aboli l’esclavage, or le Missouri a été, en 1821, le seul État accepté dans l’Union malgré cette pratique, qui frappe ici 10 % de la population. Un recensement spécifique liste, en 1860, les propriétaires d’esclaves dans le canton de Crawford : ils y sont vingt-deux, possesseurs de quatre-vingts esclaves au total ; Charles Marche n’en fait pas partie. Le recensement agricole de cette même année indique qu’il exploite dix acres sur sa ferme, et en laisse soixante-dix en jachère — il a donc déjà revendu quarante acres des cent-vingt achetés trois ans plus tôt  — qu’il possède un âne ou une mule, une vache laitière, six bœufs de trait et un bovin à viande ; qu’il élève quinze porcs et qu’il a récolté dans la saison qui s’achève au 1er juin, dix-huit boisseaux (soit 460 kg) de blé et deux-cent-cinquante boisseaux (soit 6,35 tonnes) de maïs. L’administration chiffre la valeur de sa ferme à 500 $, plus 50 $ pour le matériel et 230 $ pour le bétail. 

S’il est officiellement neutre durant la guerre de Sécession, le Missouri fournit en réalité des soldats aux deux camps : majoritairement à l’Union mais pour plus du tiers tout de même aux confédérés. Et les immigrés de l’État sont aussi divisés : plus de trente mille Allemands s’engagent dans les régiments unionistes tandis que la forte minorité irlandaise de Saint-Louis soutient massivement les confédérés. De 1861 à 1865, la guerre, au Missouri, ne connaîtra aucune pause : mille deux cents batailles et engagements y auront lieu, vingt-sept mille personnes, plus de 2 % de la population y trouveront la mort.

 

Situation des 120 acres de Marche :  comté d'Osage, canton de Crawford, 5ème méridien, rangs 44 Nord - 8 0uest, section 33.

Est-ce l’effet de la Guerre civile ? les Marche réapparaissent au recensement de 1870 loin du comté agricole d’Osage, en ville et dans la plus grosse de l’État, Saint-Louis (311 000 habitants). Leur foyer s’est enrichi d’un nouvel enfant, Marie, née au second semestre de 1865 ou au premier de 1866 (elle a 4 ans au recensement, établi en juin 1870) ; le père est mécanicien, la mère et ses deux aînés font des fleurs artificielles — Louise était fleuriste à son mariage avec Marche, on se le rappelle —, le fils cadet est chapelier. D’agriculture ou de propriété terrienne, il n’est plus question.

 

Ce sont sans doute des renseignements périmés qu’obtient le Dr Lacambre quand, peut-être à la demande de Blanqui récemment libéré et qu’il héberge depuis le mois de juin 1879, il tente de rassembler des informations sur les vieux camarades dispersés. Le 19 août, lui parvient une lettre de Louis Meyer, qui fut pion en même temps que lui à la pension Chataing et comme lui membre de la Société des Saisons dès la fin des années 1830, quarante ans plus tôt ! Une lettre que Maurice Dommanget résume ainsi : « Pour échapper à la répression, il [Marche] émigra en Amérique. Là-bas, non perdu de vue par les blanquistes, il était encore en 1879 à la tête d’un établissement agricole. »

En réalité, au recensement de 1880, Charles Michel Marche, mécanicien, habite toujours la 13ème rue à Saint-Louis. Sa femme est probablement décédée durant la décennie écoulée et il vit maintenant avec une Irlandaise de 52 ans. Seule la petite Marie, 14 ans, écolière, vit encore au foyer.




[1]The National Workshops : A Study in the French Revolution of 1848, Cambridge, Harvard University Press, 1933.

[2] Dans « Les limites du protagonisme : une anthropologie politique de 1848 », traduit de l’anglais par Hélène Boisson, dans Politix 2015/4 (n° 112).

[3] Rapport de la Commission d’Enquête sur l’insurrection du 23 juin et les évènements du 15 mai, déposition de Cavé, vol. I, pp. 258-59.

[4] Maurice Dommanget, La Révolution de 1848 et le drapeau rouge (éd. Spartacus, mars 1948)

MARCHE VS L’AMÉRIQUE I. L’Amérique à Paris

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 I. L’Amérique à Paris

 

Les deux premières, et la dernière, pages du Prospectus icarien d'appel au large

L’ouvrier Marche (voir la chronique précédente), dont on était sans nouvelles politiques depuis le 1er juillet 1848 et la déposition de François Cavé lors de l’instruction de « l’affaire du 15 mai », débarque à New York le 14 juin 1853. Comment en est-il arrivé là ? Dans quel contexte l’hypothèse américaine, exil ou émigration, s’est-elle présentée à lui ?

 


En France, dans les dernières années 1840, l’Amérique est un projet communiste. D’un communisme pré-marxiste, bien sûr, dont le but n’est évidemment pas l’Amérique mais la communauté des biens en Icarie. Seulement l’Icarie, il lui faut un sol sous les pieds et EtienneCabet, dans ses recherches, a finalement cru possible d’acquérir un million d’acres, plus de quatre mille kilomètres carrés, sur les bords de la Rivière Rouge, au Texas, soit plus que la superficie du Rhône ou du Haut-Rhin.

Cabet, FriedrichEngels en faisait, dès la fin de 1843, dans une publication oweniste, « le représentant reconnu de la grande masse des prolétaires français ». « On évalue les communistes icariens français à environ un demi-million de membres, femmes et enfants non compris. Une jolie cohorte, n’est-ce pas ? »[i]écrivait-il. Énorme surestimation, mais qui explique que la Revue communiste de Marx et Engels, dans son numéro de septembre 1847, leur adresse cette mise en garde en listant les terribles déconvenues qui attendent à coup sûr les Icariens :

« En outre, nous n’avons pas encore mentionné les persécutions auxquelles les Icariens, s’ils veulent rester en rapport avec la Société extérieure, seront probablement, voire presque certainement, exposés en Amérique. – Que chacun de ceux qui veulent aller en Amérique avec M. Cabet commence par lire un rapport sur les persécutions auxquelles les Mormons, une secte religioso-communiste, furent et sont encore exposés là-bas. Telles sont les raisons pour lesquelles nous considérons comme dangereux le projet de Cabet d’émigrer et pour lesquelles nous crions aux communistes de tous les pays : Frères, restons sur la brèche de notre vieille Europe ; travaillons et luttons ici, car ce n’est qu’en Europe qu’il existe actuellement déjà tous les éléments pour l’établissement d’une communauté des biens, et cette communauté sera établie ici ou ne le sera nulle part. »

Le texte est publié à Londres, et en allemand, mais Cabet le fait connaître à Paris en entreprenant de le réfuter dans la livraison de novembre de son bulletin d’étape, Réalisation de la Communauté d’Icarie.

 

Le samedi 29 janvier 1848, à 11 heures du soir, une première avant-garde icarienne, soit soixante-neuf personnes, quitte Paris en train pour Le Havre, qu’elle atteint à 6 heures le matin du lendemain. Cabet passe la journée avec elles sur le voilier américain de mille tonneaux, tout neuf, loué pour l’occasion. Le Rome lève l’ancre le 3 février. Les voilà partis pour cinquante-trois jours de traversée, et pour rater la révolution.

Le Rome de la 1ère avant-garde icarienne

 

A la fin de mars, c’est au citoyen Cabet que Marx et Engels s’adressent afin qu’il insère dans son Populaire un communiqué mettant en garde les ouvriers allemands contre une « soi-disant Société démocratique allemande de Paris ». Cette société, lui écrivent-ils, « est essentiellement anticommuniste, en tant qu’elle déclare ne pas reconnaître l’antagonisme et la lutte entre la classe prolétaire et la classe bourgeoise. » Leur mise en garde est donc conforme « aux intérêts du parti communiste [à ne pas entendre ici comme organisation mais comme communauté d’idées] et c’est ce qui nous fait présumer de votre obligeance, terminent-ils. (Cette lettre est strictement confidentielle.) Salutations fraternelles. »

Les rapports de Marche au communisme icarien et à son hebdomadaire aux plus de cinq mille abonnés, le Populaire, on n’en connaît rien.

 

L’avant-garde icarienne n’apprend la proclamation de la République qu’avec un mois de retard, en débarquant le 27 mars 1848 à la Nouvelle-Orléans.

Après trois jours d’incertitude, passés à se demander s’il faut rentrer pour œuvrer à consolider la révolution, l’avant-garde rembarque, dans un vapeur cette fois, pour remonter le Mississippi puis la Rivière rouge durant quatre jours. Quand ils en descendent, l’Icarie qu’ils croyaient s’étendre le long du fleuve est encore à dix jours de marche et de charriot. Ils touchent au but le 4 avril, mais c’est le 6 mai seulement que l’on a, à Paris, la nouvelle de leur arrivée… à la Nouvelle-Orléans.

A cette date, une seconde avant-garde de deux à quatre cents personnes aurait dû être en route mais la révolution occupant désormais l’essentiel des énergies, ce sont dix-neuf nouveaux icariens seulement qui partent le 13 juin. L’exode massif est désormais prévu à compter de la fin septembre ou du début d’octobre, à raison d’un embarquement par mois voire par quinzaine. L’entrée en Icarie passe par l’abandon de ses biens à la communauté et un paiement de 600 francs ; chacun emportera avec lui des vêtements pour deux ans, un matelas, un traversin, deux paires de draps, une ou deux couvertures.

 

Au 1er juillet 1848, Marche, indéniablement acteur du 15 Mai et sans doute de Juin, « n’a pas été arrêté ». Son « ami intime », si l’on en croit Cavé, et premier préfet de police de la République, Marc Caussidière, est lui mis en cause par la « commission d’enquête nommée pour découvrir les causes des évènements de mai et de juin », et devance son arrestation plus que probable en s’enfuyant en Angleterre avec Louis Blanc, le 26 août 1848.

 

Alors que l’on a voté, les 10 et 11 décembre pour la première élection française au suffrage électoral masculin, qui va proclamer dix jours plus tard Louis-Napoléon Bonaparteélu président de la République pour quatre ans, Cabet rallie l’Angleterre le 13 décembre, d’où il s’embarque à Liverpool pour New York. Il doit rejoindre à la Nouvelle-Orléans une centaine de ses Icariens qui ont pris la route du sud sur le Hargrave et le Pie IX. Il y est avant eux, le 31 janvier, tandis que le premier des deux voiliers n’arrive que le 5 février, et le second, qui a connu une traversée très dure et déplore un décès, le 7. Cabet fait le point trois jours plus tard, en substance : plusieurs des membres des deux avant-gardes ont renié l’Icarie et sont repartis pour la France, tous les autres ont abandonné le site du Texas, invivable ; « nous restons environ trois cents dans une grande maison commune composée de trois maisons contiguës », etc.

Des journaux parisiens évoquent déjà des rumeurs concernant une plainte pour escroquerie engagée par d’anciens Icariens.

Le Populaire du 18 février 1849, évoque pour la première fois sous la signature de Louis Bertrand ces mormons, au sort funeste desquels Marx et Engels conjuraient les Icariens de ne pas s’exposer. « Les mormons, explique l’article, formaient une population de dix à douze mille âmes à Nauvoo ; la ville était belle et ornée d'un vaste temple au centre ; cet édifice avait coûté des sommes considérables. En abandonnant leur ville, ils vendirent leur propriété à vil prix, et l'endroit est resté quelque temps à peu près désert. Je pense qu'il doit y avoir beaucoup de maisons non encore occupées ou que l'on peut acquérir à bon marché. Conséquemment, il est probable que le citoyen Cabet pourra se procurer là les moyens d'y loger immédiatement les colons icariens et les mettre à l'abri de ces dangers inévitables qui attendent l'émigrant dans un pays tout à fait neuf. »

La veille de la parution, quatre hommes sont effectivement partis en éclaireurs vers cette ville qui a perdu plus des quatre cinquièmes des 26 000 habitants de sa période mormone, à cinquante lieues au nord de Saint Louis. Leur trajet est épique, le Mississippi, encore gelé au 24 février en amont de Saint Louis, les bloque plusieurs jours. Le dégel survenant, la navigation reste trop dangereuse pour que le vapeur accepte d’aller au-delà de Keokuck. Il leur faut ensuite, dans la boue jusqu’aux genoux, pousser la diligence plus souvent qu’elle ne les transporte. Mais dans leurs pas, Cabet s’est mis en route avec 279 Icariens, soit 142 hommes, 74 femmes ou grandes-filles et 64 enfants ; ils sont à Nauvoo le 15 mars, y achètent bétail et outils aratoires et se mettent à l’œuvre.

Le Populaire du 20 mai 1849 se borne à citer ses confrères : « Plusieurs journaux de Paris ont annoncé d'après le Courrier des États-Unis, que le Gérant d'Icarie vient d'acquérir le célèbre temple de Nauvoo, qui appartenait naguère aux mormons, et douze acres de terrains (plus de cinq hectares) renfermant diverses constructions, moyennant la somme de 4000 livres sterling (plus de 100 000 francs) »

Le Temple de Nauvoo avant le passage de l'ouragan du 27 mai 1850

Le 6 juin 49, le tribunal correctionnel, après avoir entendu vingt-cinq témoins, engage des poursuites pour escroqueries contre Cabet et Louis Krolikowski, responsable de la rédaction du Populaire, qui est arrêté.

Marx revient à Paris, pour la troisième fois, le lendemain 7 juin, dans un hôtel du 45 rue de Lille, sous le faux nom de Ramboz. « Paris est morne. À quoi s’ajoute le choléra, qui sévit dans toute sa virulence. Malgré cela, jamais une éruption colossale du volcan révolutionnaire ne fut plus proche à Paris qu’à présent. J’ai des contacts avec tout le parti révolutionnaire… »

Cette éruption, doit-elle éclater avec la manifestation organisée pour protester contre l’expédition militaire française qui a rétabli le pouvoir temporel du Pape contre la République romaine ? Le 13 juin 1849, vers midi, un cortège relativement modeste d’environ 6 000 personnes, dont 600 gardes nationaux ayant à leur tête Etienne Arago, chef de bataillon de la 3e légion, se forme au Château-d’Eau, sur le boulevard du Temple, et marche en direction de l’Assemblée nationale « afin de lui rappeler le respect dû à la constitution ».

Une heure plus tard, le général Changarnier, commandant de l’armée de Paris et des gardes nationaux de la Seine, à la tête de dragons, gendarmes mobiles et chasseurs à pied, arrivant par la rue de la Paix, disperse les manifestants qui se répandent dans les rues voisines.

Ledru-Rollin et une trentaine de députés, réunis au 6 rue du Hasard (aujourd’hui rue Thérèse, partie comprise entre les rues Sainte-Anne et Richelieu), sous les fenêtres desquels retentissent les « Aux Armes ! » que crient les manifestants pourchassés, décident de gagner l’état-major de l’artillerie de la garde nationale, au Palais-Royal, pour s’assurer le concours de Guinard, son colonel, et de ses 400 hommes.

Ils avancent, écrira Marx plus tard, « au cri de “Vive la Constitution !” poussé avec mauvaise conscience, de façon mécanique, glaciale, par les membres du cortège eux-mêmes, et renvoyé ironiquement par l’écho du peuple massé sur les trottoirs, au lieu de s’enfler tel le tonnerre ». Les députés ceints de leur écharpe vont vers le Conservatoire national des arts et métiers. Vers 14 h 30, Ledru-Rollin parvient à se faire ouvrir les portes de l’établissement et une proclamation constituant un gouvernement provisoire y est signée.

On ressort des Arts-et-Métiers pour aller « au-devant de l’armée pour l’encourager à se joindre à nous », se souviendra le maçon Martin Nadaud, élu député de la Creuse un mois plus tôt. Trois pauvres barricades sont improvisées rue Saint-Martin pour gêner la cavalerie, et la troupe arrête les députés sans que la foule ne réagisse plus que ça. Marche est-il sur le trottoir ? — les Arts-et-Métiers, c’est tout près de chez lui qui habite trois cents mètres au-dessus de la porte Saint-Denis —, on ne sait. On n’a de renseignements que sur sa vie privée : que sa mère est décédée le 10 mars 1849, au 31 rue Sainte-Apolline, et que sa femme est enceinte de cinq mois.

Les députés sont conduits au poste de la garde nationale, dont Martin Nadeau s’échappe, avec deux autres camarades, en enjambant la fenêtre qui donne sur la rue Saint-Martin. Il va se réfugier, à la barrière de l’Étoile, chez madame Cabet. Ledru-Rollin parviendra à gagner Londres.

 

Cabet est condamné par défaut le 29 septembre 1849 à deux ans de prison, 50 francs d’amende et cinq ans de privation de ses droits civiques ; Krolikowski est acquitté. Louise Vincent, femme Marche, accouche d’un garçon, Philippe Eugène, le 28 octobre, au 62 rue du Faubourg-Saint-Denis. Et Cabet ne s’étant toujours pas présenté devant le tribunal, étant resté à Nauvoo, sa condamnation est réitérée le 2 avril 1850.

L’Amérique est constamment présente au public du Populaire, qui se fait ainsi l'écho de la tornade qui a frappé le foyer icarien des bords du Mississippi le 27 mai 1850 : « C'est le Temple ... le Temple dont nous préparions si activement et si résolument la réédification, le Temple que nous comptions couvrir cette année et dans lequel nous devions établir nos réfectoires, nos salles de réunion, nos écoles, c'est le Temple, ce colossal monument, qui est devenu la première victime des fureurs de l'ouragan ! »

Les nouvelles des exilés de Londres parviennent à Paris par Le Proscrit, journal de la République universelle, lancé en juillet 1850 et qui se veut l’émanation d’un Comité Central Démocratique Européen réunissant aux côtés de Ledru Rollin, l’Italien Joseph Mazzini, Albert Darasz pour la Centralisation démocratique polonaise, et Arnold Ruge, membre de l’Assemblée nationale de Francfort.

En septembre, Louis Blanc, Marc Caussidière, Charles Delescluze, Ledru-Rollin, et Ribeyrolles mettent sur pied une “Société fraternelle des démocrates-socialistes à Londres“, dont on pourra trouver les appels à la solidarité matérielle dans Le Proscrit, (qui devient La Voix du proscrit, hebdomadaire, à compter d’octobre), comme dans Le Vote universel, journal démocratique quotidien, qui une semaine après son lancement, le 14 novembre, et pour avoir fait état de « prétendues persécutions dont les prisonniers seraient l’objet » dans un article titré « Mazas et Belle-Isle », voit son gérant, Joseph Vié, et le signataire de l’article, Maurice Treilhard, condamnés chacun à 6 mois de prison et 2 000 francs d’amende par la Cour d’assisses de la Seine pour « excitation à la haine et au mépris du gouvernement ».

 

En décembre 1850, ces mormons que le Populaire rendait déjà si présents à Paris y débarquent en chair et en os en la personne de John Taylor, l’un des douze apôtres de son église, envoyé en Europe à des fins d’évangélisation. Il n’est pas plutôt arrivé qu’il baptise dans l’eau de la Seine, à Saint-Ouen, le collaborateur de Cabet, Louis Bertrand. Avec lui, il établit la branche nationale de l’église des Saints des Derniers Jours et, à compter de mai 1851, publie un mensuel en français, l’Etoile du Déseret. Taylor rencontre bientôt Louis Krolikowski, directeur du bureau parisien de l’Icarie, auquel il dit assez crûment : « Cabet est allé à Nauvoo peu après que nous l'avons eu abandonnée. On pouvait se procurer maisons et terrains pour une bouchée de pain. De riches fermes étaient abandonnées et des milliers d'entre nous y avaient laissé leur maison et leur mobilier, et presque tout ce qui peut favoriser le bonheur de l'homme qui s'y trouvait. Il aurait été impossible d'aller quelque part dans des circonstances plus favorables. (…) Quel a été le résultat ? Je lis dans tous vos rapports, ceux qui sont publiés dans votre propre journal ici, à Paris, un cri continuel pour recevoir de l’aide. (…) Votre colonie à Nauvoo avec tous les avantages de nos champs et de nos maisons abandonnés - il leur suffisait d'y entrer - y traîne une existence misérable »[ii].

 

Si dans ces conditions idéales l’émigration a été difficile, comment l’Amérique ordinaire pourrait-elle apparaître comme un Eldorado aux yeux de l’ouvrier parisien ?

En tout cas, Cabet peut accepter qu’on le considère comme plutôt dénué de sens pratique, il lui est intolérable qu’on le traite plus longtemps comme un escroc et, au début de juillet 1851, il se présente devant le tribunal. Il est acquitté le 26.

 

Au coup d’état de Louis-Napoléon Bonaparte, c’est dans le quartier des Marche, à la hauteur des Arts et Métiers, ou sur les boulevards, juste à l’ouest de la Porte Saint-Denis, que s’élèvent des barricades dont le préfet de police, Maupas, écrit dans une dépêche : « Les barricades prennent de grosses proportions dans le quartier St-Denis. Des maisons sont occupées par l’émeute. On tire des fenêtres. Les barricades vont jusqu’au deuxième étage. Nous n’avons encore rien eu d’aussi sérieux. » 

Louise Marche est enceinte et, au soir du 4 décembre 1851, Charles Michel Marche n’est heureusement pas parmi les centaines d’ouvriers victimes des fusillades et du canon, ou tués dans leurs maisons fouillées à la baïonnette. Il ne figure pas non plus au nombre des près de 27 000 républicains poursuivis jusqu’au début de l’année suivante par ces espèces de pseudo juridictions appelées Commissions mixtes, dotées du pouvoir discrétionnaires de statuer sur le sort non seulement de gens compromis dans des faits mais d’autres simplement jugés pernicieux, dangereux pour l’ordre public, hostiles au gouvernement ou connus comme chefs du socialisme. Ces commissions sont à l’origine d’une vague de proscrits, de réfugiés, d’exilés, à Londres comme à Bruxelles, sans commune mesure avec les précédentes.

 

Cabet, qui est resté à Paris au terme du procès qui l’a vu acquitté, est arrêté le 26 janvier 1852. Considéré comme un « démocrate dangereux », il est transporté à Calais, d’où il passe en Angleterre. Le proscrit Victor Schœlcher arrive à Londres le 11 février. Devenant le trésorier honoraire de la “Société fraternelle des démocrates-socialistes à Londres“, c’est lui qui va répartir les sommes que Michel Goudchaux, l’ex-ministre des finances de la République de 48, lui fait parvenir au 6 et au 20 de chaque mois. Pour ces souscriptions, Goudchaux, malade du cœur, fait à Paris du porte à porte, au prix de « 80 à 90 étages à monter par jour, avec des palpitations qui [l’]empêchent de respirer quand [il] arrive aux étages supérieurs. »[iii]

L’émigration londonienne est très divisée. « Tout nouvel arrivant, écrit GustaveLefrançais rapportant un propos de Joseph Déjacque, trouve habituellement au pont de Londres, dès qu’il y débarque, des amis de Ledru et des amis de Pyat qui, en vrais garçons d’hôtel, se le disputent pour en faire un adhérent de plus à leur clan respectif. » Félix Pyat, Jean-Baptiste Boichot et Marc Caussidière, « à côté de la société fraternelle exclusivement destinée à secourir les misères de la proscription, ont fondé la société la Commune révolutionnaire dans un but tout politique : (…) correspondre avec la France, essayer de relier les éléments épars de la Révolution (…) organiser un noyau de forces capables de donner, dans des circonstances favorables, le signal d’une insurrection contre le régime inauguré dans la nuit du 2 décembre. »[iv]

Cabet tente, avec Louis Blanc et Pierre Leroux, de former une Union socialiste entre cette Commune Révolutionnaire et le groupe de Ledru-Rollin, La Révolution. Une réunion organisée le 13 juin, à Little Dean Street (auj. Bourchier St), s’avère orageuse, et il n’en sort rien. Cabet quitte Londres cinq jours plus tard, embarque à Liverpool. Le 30 juin, il est à New-York, le 23 juillet, de retour à Nauvoo dans une Icarie de 365 membres.

A la fin d’octobre, les divergences entre factions ont des conséquences sur les secours mêmes des proscrits. De nouvelles élections à la « commission de répartition » de la Société fraternelle des démocrates socialistes donnent la prépondérance aux Pyatistes, et plus de quatre-vingts Rollinistes menacent de démissionner[v]. Du coup, Schoelcher suspend toute distribution dans l’attente d’un avis de Goudchaux. Le 4 novembre 1852, on peut alors lire sur
les murs du restaurant Morel, lieu de réunion des réfugiés français, une affiche de la Commune révolutionnaire, signée par les citoyens Caussidière, Pyat, Thoré, etc., qui déplore que « le citoyen Schoelcher [ait] refusé de mettre à la disposition de la Société fraternelle les fonds qu'il reçoit pour elle des démocrates de Paris ».

 

Le 27 avril 1852, Mme Marche a mis au monde son quatrième enfant et sa deuxième fille, GraciePauline, au 2 passage du Désir, leur nouveau domicile, un peu plus haut dans le faubourg Saint-Denis. Est-ce l’une des portes auxquelles frappe Goudchaux ? Charles Marche est-il en relations avec l’un des « comités occultes établis dans les faubourgs de Paris »[vi] par la Commune révolutionnaire de son « ami intime » Caussidière ?

 

Un bon de souscription, recto

 

Le verso du même bon

Le 4 avril 1853, un premier émissaire de la Commune révolutionnaire est arrêté à Paris : le tailleur Auguste Berlier, 32 ans. Il dira avoir été chargé de vérifier auprès de Goudchaux la concordance des sommes distribuées à Londres avec celles qu’il a envoyées. Trois jours plus tard, la police met la main sur Raoul Bravard qu’elle a suivi depuis son départ de Londres. Son faux passeport était censé le protéger d’abord de la condamnation par défaut qui le menace depuis le 26 juin 1850 : 5 ans de prison et 6 000 francs d’amende pour sa « chanson communiste », le Chant des Jacques.

Une quarantaine de personnes tombent dans les jours qui suivent : deux de ces Montagnards ou Gardiens de Paris que Caussidière avait substitués, en 48, à la police municipale ; un ancien insurgé de Juin, détenu pour cela deux mois à Bicêtre ; une fruitière de 57 ans dont la boutique, rue Neuve-des-Augustins (auj. rue Daunou), est censée être un centre de diffusion des manifestes de la Commune révolutionnaire. On saisit sur eux 1 500 billets à 1 franc, signés Boichot, Caussidière et Pyat, sortes d’obligations remboursables par un futur gouvernement révolutionnaire, et 500 exemplaires de la Lettre au Peuple français, signée des mêmes, votée à Londres le 15 août 1852 et publiée le 22 septembre, pour le 60ème anniversaire de la proclamation de la Première République.

 

Est-ce le rétablissement de l’Empire ? Est-ce la répression qui s’abat sur des gens dont, sans doute, il partage les convictions ? — « Pour échapper à la répression », écrira Dommanget résumant une lettre de Meyerà Lacambre (voir la chronique précédente) — Marche s’embarque pour New York à la mi-mai 1853.

La famille Marche sur la liste des passagers de l'Ocean Queen, avec Charles diminutivé en Chas pour le père comme pour son fils aîné; une graphie anglaise de Marche; une coquille sur l'âge du père, qui a 34 ans et non 24, tandis que Chas fils n'aura 8 ans qu'à la fin de novembre. Le père est dit “Engineer“, qui correspond a mécanicien.

 

Difficile pourtant de le penser poursuivi, s’échappant de justesse, alors qu’il monte à bord avec femme et enfants, dont une petite dernière d’à peine 1 an. L’autre fait curieux est que la famille Marche ne part pas du Havre, port transatlantique le plus proche de Paris, et bien desservi par le train, — c’est de là que sont partis tous les Icariens, c’est de là que part l’émigration d’Allemagne du Sud, de Suisse, d’Alsace — mais qu’on la retrouve sur un navire de la Black X Line, ligne qui a pour particularité de relier New York depuis la capitale britannique, depuis Londres même. On serait donc assez tenté de croire que Marche était déjà en Angleterre avant la répression d’avril.

 

Marc Caussidière sur la liste des passagers de l'Africa. Il va avoir 46 ans et non 50 comme indiqué.

Y a-t-il croisé son ami Caussidière ? La Commune révolutionnaire venait, le 24 février 1853, de rédiger une adresse Au peuple américain, signée comme à l’accoutumée de Pyat, Boichot et Caussidière, qui devait accompagner ce dernier, envoyé placer aux États-Unis les titres à 1 franc de l’emprunt de solidarité républicaine. Le 1er mars, Caussidière prenait à Liverpool l’Africa, vapeur de la Cunard Line et débarquait à New York le 14. Les Marche, dépourvus des moyens financiers de Caussidière qui, de Londres à Jersey, s’était fait courtier en vins, faisaient la traversée sur un bateau à voiles deux fois plus lent, et donc moins cher, l’Ocean Queen. Ils arrivaient à New York le 14 juin. Le New York Herald contenait ce placard publicitaire de Marc Caussidière, « représentant exclusif pour les États-Unis des champagnes de la maison Delbeck & Lelegard, de Reims », qui ne manquait pas de sel : « Fournisseur de l’ex-roi Louis Philippe et de la cour de France » !  12 Beaver Street.



[i] Dans le New Moral World, journal lancé par Robert Owen, du 4 novembre 1843.

[ii] B. H. Roberts, Life of John Taylor, p. 226-227.

[iii] Goudchaux à Schoelcher le 15 août 1852.

[iv] Jean-Baptiste Boichot, Souvenirs d’un prisonnier d’Etat sous le second Empire, Leipzig, 1867.

[v] David A. Griffiths, « Victor Hugo et Victor Schœlcher au ban de l'Empire, d'après une correspondance inédite du poète », Revue d'Histoire littéraire de la France 63e Année, No. 4 (Oct. - Dec., 1963).

[vi] Boichot, ibid.

MARCHE VS L’AMÉRIQUE II. Les quarante-huitards français à New York

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MARCHE VS L’AMÉRIQUE     II. Les quarante-huitards français à New York

 

Quand la famille Marche arrive à New York, le 14 juin 1853, seuls une cinquantaine d’autres Français débarquent avec elle. C’est bien peu pour ne pas se sentir perdu au milieu du demi-million d’habitants de Manhattan. Les résidents français y sont moins de six mille. Les quarante-huitards y publient pourtant depuis cinq semaines un quotidien de langue française, voisin immédiat, au 17 Spruce street, des prestigieux New York Times et New York Tribune, LeRépublicain, que dirigent Jean Souvy et Eugène Quesne. Ce dernier, évadé de Cayenne avec deux compagnons, avait réussi à monter sur un brick américain descendant le Suriname. A l’embouchure du fleuve, un capitaine de vapeur français, ayant eu vent de la présence des fugitifs, avait voulu se les faire livrer ; le consul américain, pour s’y refuser, s’était dit prêt à recourir à la force des armes.

La république américaine est donc plutôt bienveillante aux républiques déchues de l’Europe, à leurs bannis, exilés, fugitifs et proscrits. En septembre 1849, New York avait accueilli déjà avec une impressionnante pompe militaire, entre l’Université et l’Hôtel de Ville, le général Giuseppe Avezzana, retour d’un an de combats, commandant de la Garde nationale de Gênes, puis ministre de la Guerre de la République romaine, l’homme qui avait nommé Garibaldi général.

Garibaldi, justement, Manhattan avait pu voir souvent, entre le 30 juin 1850 et le 28 avril 1851, la petite barque à voile de ses loisirs forcés, qu’il avait construite avec son ami Meucci, peinte en vert, en blanc et en rouge, et baptisée du nom de son chapelain, Ugo Bassi, fusillé par les Autrichiens.

Le 5 décembre 1851, entre Staten Island et le port de New York, le steamer amenant Kossuth avait été salué par une salve de trente-et-un coups de canon partant de Governors Island, à laquelle répondaient cent-vingt coups tirés de la rive du New-Jersey, avant les hourras de deux cent mille personnes poussés par des accents hongrois, italiens, français et, très majoritairement, allemands.

Kossuth avait quitté New York le 14 juillet 1852. Le 6 mars 1853, c’est Alessandro Gavazzi qui y accostait, prédicateur barnabite, grand ami d’Ugo Bassi, et aumônier du « Bataillon italien de la mort » dès la création de celui-ci par Garibaldi, le 18 juillet 1848.

Le 14 mars, Marc Caussidière débarquait de ce même steamer Africa sur lequel était reparti Kossuth, dix jours après l’investiture du nouveau président américain, Franklin Pierce. Il était porteur de Bons de souscription d'1 franc émis par la Commune révolutionnaire, à placer auprès des républicains locaux, et de l’adresse Au peuple américain qu’il avait signée à Londres avec Pyat et Boichot. Cette adresse, ils l’avaient rédigée précisément après que l’élection du 2 novembre 1852 eut choisi Pierce « dans les rangs de la pure démocratie ». Or « Les Whigs disaient : Chacun pour soi ; les Démocrates disent : Chacun pour tous. C’est la politique d’intervention. » Caussidière, sous ses habits de marchand de vins et spiritueux, vient donc demander rien moins qu’une intervention : 

« Intervenez donc ! le Nouveau-Monde doit secourir l'ancien ; la jeune Amérique doit relever la vieille Europe, sa mère. Le culte des parents a toujours été honorable et utile aux enfants. Intervenez ! car notre pauvre continent n'est plus qu'un cirque païen, un cirque sanglant où vos aînés sont livrés aux bêtes pour le plaisir des Césars. Intervenez, si vous ne voulez nous suivre tôt ou tard dans l'arène. Le devoir, c'est l'intérêt. Intervenez, car ce n'est pas tout de vaincre la nature, de dompter la matière, de maîtriser les éléments. Il y a pour votre courage herculéen d'autres ennemis, d'autres obstacles, d'autres monstres à vaincre. Les tyrans sont les ennemis du genre humain. Intervenez donc immédiatement, spontanément. Le temps presse, prenez, prenez vite l'initiative. Devancez, préparez votre gouvernement, s'il se peut. N'attendez pas l'action officielle qui n'en sera que plus puissante après vos sympathies. Serrons-nous la main ! Les monarchies ont des alliances ; pourquoi pas les démocraties ? Les rois eux-mêmes nous ont appris la sainte-alliance des peuples. L'alliance de la France et de l'Amérique, mais c'est la liberté du monde, c'est la liberté invincible faisant le tour des deux hémisphères, éclairant, échauffant, fécondant et vivifiant, comme le soleil, le globe entier ; c'est la République démocratique et sociale universelle. »

 

Bien que Caussidière ne soit pas arrivé dans un but politique, croit savoir le New YorkHerald, ses amis lui avaient préparé un grand banquet pour le samedi suivant, mais les inscriptions ont été si nombreuses qu’il a dû être reporté à une date ultérieure. Du coup, le premier acte public de l’ex-préfet de police sera l’enterrement d’Hercule Raveneau, longtemps président du Comité démocratique français. La procession est colorée de drapeaux rouges et si, sur le chemin du cimetière de la Baie, sa fanfare joue des marches funèbres, au retour, après les éloges funèbres prononcés par Caussidière et Morel, c’est à la Marseillaise qu’elle se consacre.

 

Comme il le faisait déjà à Londres et à Jersey, Caussidière mêle harmonieusement commerce et politique, et ses tournées serviront l’un et à l’autre. Il s’est domicilié commercialement chez A.C. Rossire & Co, grosse maison de commerce du sud de Manhattan, 12 Beaver street, à deux pas du Bowling Green et du commencement de Broadway. Représentant exclusif des champagnes Delbeck & Lelegard, c’est sans doute avec un ravissement ironique qu’il souligne dans ses publicités du New York Herald que cette maison a été « fournisseur de l’ex-roi Louis Philippe et de la cour de France ».

Débarquant trois mois après son « ami intime », on peut supposer que Marche a trouvé pour lui et sa famille le terrain préparé.

 

 Caussidière agrège rapidement la communauté des proscrits, dont il prend la tête. L’écho en arrive à Paris par le Journal des Débats du 4 Mai 1853, reprenant le New York Herald : « Les démocrates français de New-York se sont réunis en grand nombre samedi dernier 30 avril pour procéder à l'élection d'un comité permanent. MM. Caussidière, Morel, Quesne, Martinache et Campdoras ont été élus au premier tour de scrutin à une grande majorité. »

Caussidière mis à part, ils n’ont pas participé, à Paris, à la Révolution de février 48 ; ce sont des résistants au coup d’État de décembre 1851, des quatre coins de la province. Campdoras, chirurgien de 3e classe de la marine, a quitté son bâtiment mouillé dans le port de Saint-Tropez pour se mettre à la tête de l’insurrection, piller les armes de la mairie de Gassin, village voisin du golfe, et marcher sur Draguignan. Le Dr Martinache avait accepté, en espérant ainsi la garantir, de présider la plus grosse coopérative lilloise (1 200 sociétaires en 1850), que le préfet souhaitait dissoudre. Au coup d’État, il avait dû fuir par la Belgique. C’est à Nancy qu’Eugène Quesne, ancien rédacteur du Travailleur et du Républicain de la Moselle, avait été condamné à la déportation, transporté à Lambessa, Algérie, puis à Cayenne, d’où il s’était évadé.

L’adresse « Au Peuple américain » se diffuse par voie de presse : le 7 mai 1853, c’est le Courrier des Opelousas, journal français de la petite ville de Louisiane, qui la publie.

 

En exil depuis déjà cinq ans, c’est à New York que Caussidière apprend, ce 22 juillet 1853, que dans l’affaire de la Commune révolutionnaire, pendante depuis ces arrestations d’avril, qui peut-être ont précipité le départ de Marche, il est condamné, et avec lui Félix Piat, Jean-Baptiste Boichot, Louis Avril et Jean-Baptiste Rougée, à 10 ans de prison et 6 000 francs d’amende.

L’actualité newyorkaise reste arrimée à celle de l’Europe : on s’y passionne maintenant pour l’affaire Koszta. Ce républicain hongrois, partisan de Kossuth, réfugié aux États-Unis et en voie de naturalisation, s’est trouvé pour affaires à Smyrne. Il y a été arrêté par les Grecs et livré aux Autrichiens qui l’ont mis aux fers sur l’un de leurs navires. Les protestations du consul américain sont restées vaines. Sur ces entrefaites, une corvette de la navy, l’USSSaint Louis, vient à mouiller à Smyrne. Son capitaine, Duncan Ingraham, se fait conduire auprès du prisonnier. La question qu’il pose à Martin Koszta tient en peu de mots :

— Avez-vous demandé la protection des États-Unis ?

— Certainement.

— Eh bien vous allez en mesurer l’effet !

Là-dessus, il se tourne vers les Autrichiens pour leur dire que si d’ici quatre heures leur prisonnier n’est pas à son bord, il ouvrira le feu.

 

Le 20 août, c’est à l’appel de Campdoras, Caussidière, Martinache et Morel, que des délégués allemands, polonais, italien se réunissent au Shakespeare Hotel, sur William Street pour préparer un hommage solennel au nouveau héros de tous les républicains de New York : Ingraham. Campdoras est élu à la tête du comité de préparation chargé de lui obtenir aussi une médaille d’or du Congrès.

 

Le 22 septembre, jour anniversaire de la proclamation de la Première République française, cinq mille personnes se pressent au Metropolitan Hall, la salle du 624 Broadway, « sans rivale dans le monde pour le nombre des sièges et le luxe de la décoration », à en croire le Putnam's Monthly.

A droite de la tribune, la bannière de la République romaine, où s’inscrit la devise mazzinienne Dio e Popolo (Dieu et le Peuple) ; à gauche, celle de la Hongrie proclame, en magyar : Justice, Liberté, Égalité ; entre les deux, les étendards de Cuba, de la Pologne, des États-Unis. Sur une large banderole, l’assurance que donna le capitaine Ingraham à Martin Koszta : “Do you claim the Protection of the United-States ? Then you shall have it !“ Un autre calicot affiche : “Liberté civile et indépendance religieuse partout dans le monde.“ Quand le porteur français d’un drapeau rouge, frappé du triangle noir égalitaire et de la devise républicaine “Liberté, Égalité, Fraternité“, soulignée par “Union socialiste“, « entra dans la salle, écrit le New York Daily Times du lendemain, le public fut en proie à une frénésie insensée. Jamais homme n’a connu accueil plus chaleureux. »

On écoute le sénateur John P. Hale, candidat malheureux du parti abolitionniste à l’élection présidentielle de novembre précédent ; le patriote cubain Porfirio Valiente, membre de la Junte révolutionnaire repliée à New York ; Conrad Schramm, de la Ligue des Communistes de Marx et Engels et leur proche ami. Une lettre de Garibaldi est lue ; Padre Gavazzi est là.

Pour les quarante-huitards français, l’orateur n’est pas Caussidière, dont les Montagnards, ceinture rouge à la taille et bonnet orné du triangle égalitaire, avaient été à l’époque comme enroulés dans ce drapeau même qui vient de susciter le délire de la salle ; ce n’est pas non plus Marche, l’ouvrier qui a dicté « ce décret où le Gouvernement provisoire, à peine formé, s'engageait à assurer l'existence des travailleurs par le travail, à fournir du travail à tous les citoyens, etc. » La parole est donnée au vétérinaire et poète Félix Vogeli, de Chartres, condamné à l’expulsion de France pour avoir « tenu, dans la soirée du 3 décembre [1851], des discours en public dont l'effet immédiat a été de porter les populations à insulter grossièrement les autorités. » Il s’est établi à New York depuis déjà un an.

La réunion se termine par l’hymne national polonais, puis par la Marseillaise. La salle entière se lève à ses échos, mains et mouchoirs s’agitent au-dessus des têtes, vivats ; on escalade la tribune pour déployer dans l’air tous les drapeaux qui la décorent. Le Yankee doodle clôt définitivement la soirée.

 

L’entrée politique de Caussidière dans la société newyorkaise a eu lieu le 6 septembre lors de la célébration par les « Gardes Lafayette » de l’anniversaire de naissance du Héros des deux mondes, sous le patronage duquel cette milice urbaine est placée depuis 1820. Le banquet se tient à Elm Park House, dans ce qui est alors le village de Bloomingdale et aujourd’hui à peu près l’angle de Columbus avenue et de la 91ème rue. Quelqu’un porte un toast « Au citoyen Caussidière », relate le New York Times ; la salle applaudit chaudement. Il se lève, remercie pour l’accueil qui lui est fait. Il dit qu’à l’avenir, comme par le passé, il sera guidé par les impératifs du devoir. « Mais la France, ajoute-t-il, n’est plus la république. Nous avons suivi l’exemple des États-Unis, nous avons confié au président quatre années de pouvoir ; il détient entre ses mains l’entièreté de la puissance publique ; il l’a utilisée pour détruire la liberté. La France est aujourd’hui piétinée ; mais elle se relèvera ; elle lavera la tache du 2 Décembre. Ces évènements ne sont encore ni connus dans tous leurs détails ni complètement compris. La France a été conquise par surprise, de nuit, pendant son sommeil. Elle n’a pas prêté la main à sa propre ruine. Elle a été trahie par des hommes corrompus ; les hommes au pouvoir se sont parjurés pour la détruire. Pour ce qui est de nous, nous ne pouvons faire mieux qu’une guerre de propagande, jusqu’à ce que nous soyons en état de recourir à des moyens plus décisifs.

L’Angleterre est en danger. Les despotismes cherchent à s’unir pour mettre à bas sa constitution ; ensuite, si ce pays reste sans réaction, nous serons attaqués à notre tour et traînés dans la poussière. Dans l’intérêt de leur propre sécurité, l’Angleterre et l’Amérique doivent soutenir leur unique ami : la démocratie de l’Europe continentale. C’est par cette démocratie, et par cette démocratie seulement, que l’Europe et l’Amérique seront sauvées. »

Le Républicain diffuse alors les mêmes analyses : le tsar Nicolas de Russie et Louis Napoléon Bonaparte seraient secrètement alliés ; toutes les chancelleries d’Europe auraient pour principe directeur la haine de l’Angleterre et des États-Unis.

 

De même qu’à Londres la Commune révolutionnaire entretenait des liens étroits avec l’association d’éducation ouvrière des exilés allemands, l’Arbeiterbildungsverein, avec les socialistes polonais ou les chartistes d’Ernest Jones, quand l’association des proscrits français se formalise, c’est dans la perspective d’une union des démocrates de toutes les nations, que résume son titre : Société de la république universelle. A sa fondation, le 8 octobre 1853, aux noms déjà cités lors de la préfiguration du 30 avril, s’ajoutent Bacarisse, ancien avoué ayant « pris part aux troubles qui ont eu lieu dans l'intérieur de Marmande » et condamné à l’expulsion par la commission mixte du Lot-et-Garonne, et des membres d’une émigration pré-républicaine, datant des dernières années 1830 : Pierre Gerdy, cordonnier, déjà naturalisé américain depuis janvier, ou Bernard St-Gaudens, un autre cordonnier, parti après son tour de France de compagnon, ayant passé dix ans à Londres puis à Dublin pour débarquer finalement à Boston à l’automne 1848. Il est nommé trésorier de cette SRU qui va s’étendre sans trop de difficultés aux villes de la Louisiane historique, celles qui ont gardé le français dans leur nom : La Nouvelle Orléans et Saint-Louis.

« Un Socialiste Américain », Albert Brisbane, « dont les parents possèdent des terres dans la proximité de Nauvoo et qui a des renseignements très exacts sur ce pays », donnait ainsi son avis au Populaire du 15 avril 1849 : « Je crois devoir répéter, en terminant, que je considère la ville de Nauvoo comme un point très favorable, le climat en est sain, et le pays défriché. Il est arrosé par un fleuve magnifique qui vous met en relation directe avec l’Océan, et par conséquent avec la France. On peut y acquérir à bon marché des fermes en pleine culture, et on a l’agrément d’habiter le voisinage de Saint-Louis, ville importante, d'origine française, et qui possède encore beaucoup de Français. »

Cette verticale du Mississippi, qui est alors la frontière ouest d’une Union à trente-et-un États, après laquelle il n’y a plus que des « territoires » jusqu’à la lointaine Californie, là-bas, sur le Pacifique, quarante-cinq Icariens, partis du Havre le 8 septembre 1853 sur le Sea Queen avec cent-vingt autres Français et, majoritairement, des Badois, Bavarois, Hessois, Wurtembergeois, Suisses sans compter quelques Savoyards, sont en train de la remonter.

 Jean Veniger, 61 ans, est mort durant la traversée ; les six Yunger font défection à l’arrivée à Saint-Louis, le 19 novembre. Les rescapés atteignent trois jours plus tard Keokuck, terme du service fluvial remontant, où ils attendent les charriots et le bateau à fond plat de la colonie, et ce n’est que le 23 novembre que Cabet peut présider à leur admission dans la communauté de Nauvoo.

Tandis qu’à New York, le Républicain ouvre ses colonnes à deux transfuges qui arrivent de la colonie icarienne.

 

Si à Saint Louis le tiers de la population parle le français selon Louis Cortambert, installé là depuis 1840 et qui s’apprête à y lancer un hebdomadaire de langue française, la Revue de l’Ouest, les Allemands, vingt fois plus nombreux que les Français ici comme à New York, ont l'Anzeiger des Westens (l’Indicateur de l’Ouest), qui est non seulement quotidien mais aussi le plus fort tirage de la presse locale toutes langues confondues !

Pour l’anecdote, l’Anzeiger est dirigé par deux hommes qui ont été, en 1844, les deux premiers propagandistes « marxistes » de Paris : Heinrich Börnstein, et Karl Ludwig Bernays. Le second, collaborateur de ces Annales franco-allemandes de Karl Marx et Arnold Ruge, qui n’auront eu qu’un numéro, rue Vaneau, avait pris début juillet la direction du Vorwärts, écho des « nouvelles de Paris concernant les arts, les sciences, le théâtre, la musique et la vie sociale », publié par Börnstein et le compositeur Meyerbeer à l’angle de la rue des Moulins et de celle des Petits-Champs, dans le quartier des théâtres, et en avait fait un organe politique radical où se côtoyaient Marx, Engels, Heine, Bakounine et on en passe…

Ce sont les puissants journaux des Acht-und-vierzigers, des quarante-huitards allemands, qui dès que le nonce du pape a posé le pied sur le sol américain ont posé la question : “Wo ist Monsignor Bedini ?“, Qui est Mgr Bedini ?, pour répondre : « le Boucher de Bologne », celui qui, gouverneur de la ville, a livré aux Autrichiens — ou, à tout le moins, les a laissé fusiller sans intercéder en sa faveur, le patriote garibaldien Ugo Bassi.

Outre l’Anzeiger, Börnstein est également président de la Société allemande des hommes libres, trois cents membres à Saint Louis, deux centres sociaux et scolaires, deux cent quarante-sept élèves, enseignement gratuit pour les plus pauvres, pas plus de 50 cents par mois pour les autres.

C’est du Freeman’s Hall, siège de la société homologue de Cincinnatti, sur Vine Street au-dessus de la 12ème rue, que le 24 décembre 1853, part le cortège en direction de l’archevêché dont Bedini est l’hôte. « Une police hors-la-loi, — ce sont les mots du correspondant local du New York Tribune, — charge violemment le défilé pacifique et le moindre Allemand stationnant sur les trottoirs. » Elle fait un mort, le jeune Eggerling, quinze blessés, dont un ancien membre du conseil municipal, M. Stolz, et fourre en prison soixante-trois personnes. « La vraie émeute, c’était celle des policiers », conclut l’article.

 

1854 s’annonce comme une année archétypique de la vie républicaine française à New York, qui va de la célébration de l’anniversaire de 1848 à celui de 1792. Entre les deux, la Revue de l’Ouest de Saint Louis aura écrit, dans son numéro du 3 juin, « Si nous demandons le mot qui résume le mieux l’histoire et le génie de la France, tout le monde répondra : Révolution. »

 

Le 24 février, donc, pour l’anniversaire de l’avènement de la Deuxième République, un défilé de quelques centaines de Français, Italiens, Cubains, Espagnol, Allemands, Hongrois, Slaves et Polonais part avec drapeaux, insignes et fanfare du tout nouveau siège de la SRU, 80 Leonard Street (entre Church et Broadway). La salle de réunion s’en orne, en très gros caractères, d’un vers des Châtiments que Hugo écrivit à Jersey en octobre 1852, de cette absolution qu’y donne au tyrannicide Harmodius la Conscience :

“TU PEUX TUER CET HOMME AVEC TRANQUILLITÉ“.

On va de là, par l’Hôtel de Ville, le City Hall, au siège du Républicain qui, au 17 Spruce Street, est dans le quartier des journaux, à l’égal du New York Times et du New York Tribune. Puis l’on gagne le Shakespeare Hotel, sur William street, pour une réunion et un banquet de deux à trois cents personnes. Avezzana, Caussidière, Rodriguez, de Cuba, Maggi, de Rome et le Polonais Spartzec y discourent chacun dans sa langue, à l’exception notable de M. Rose qui parle quatre langues à la fois ! On porte des toasts « A l’abolition de la royauté en Europe et de l’esclavage aux États-Unis ! », « A Barbès, le Bayard de la démocratie ! », « Aux patriotes de Cuba ! » etc.

De tous les présents, seuls Caussidière et Marche ont été sur les barricades de Février.

 

En septembre, peut-on lire dans la presse, « l’anniversaire de la proclamation de la République française de 1792 a été célébré par quelques-uns des résidents français de notre ville, parmi lesquels Marc Caussidière, le Préfet de Police de Paris en 1848. Les participants sont partis ensuite en excursion vers Staten Island. »

Joseph Déjacque ne figurait sans doute pas dans les participants. La petite colonie newyorkaise ne l’avait probablement pas vu arriver au printemps sans quelque malaise, spécialement Caussidière, qui le connaissait de Londres et de Jersey. Deux ans plus tôt, le 24 juin 1852, au quatrième anniversaire donc des massacres de juin, les exilés londoniens enterraient au cimetière d’Hampstead le cordonnier François Goujon, victime de ses conditions misérables d’existence. Ledru-Rollin, Louis Blanc, Caussidière, Félix Pyat, Nadaud, les deux Leroux, Greppo, Martin Bernard, tous ex-représentants du Peuple, qui ont conduit le cortège s’apprêtent à se séparer quand — on laisse Gustave Lefrançais, dans ses Souvenirs d’un révolutionnaire, raconter la suite — « Tout à coup émerge un homme, jeune encore et pourtant déjà presque chauve, la figure hâve et blafarde, au regard à la fois triste et narquois, véritable type enfin de prolétaire parisien. Le colleur de papier, Déjacque, le poète des misérables, relie cette scène à l’anniversaire de Juin 1848 et lance, aux mitrailleurs des prolétaires, cette vigoureuse apostrophe : “Alors, comme aujourd’hui, / En Juin quarante-huit, / C’était jour d’hécatombe ; (…) Aujourd’hui, comme alors, assassins et victimes / Se trouvent en présence ! / Ceux qui nous proscrivaient, à leur tour sont proscrits. (…) Le coup d’État de Juin, ce vampire anonyme, / En vous, tribuns, en vous, bourgeois, s’est incarné, / Et Décembre n’en est que l’enfant légitime.“ »

Déjacque avait réitéré à Jersey, le 26 juillet 1853 — Caussidière n’y était plus mais les nouvelles circulent entre les deux rives de l’Atlantique — lors des obsèques de la proscrite Louise Julien, morte à 38 ans. Prenant la parole après Victor Hugo, qui a clos son éloge funèbre d’un « Vive la République universelle », (soit le nom exact de cette SRU newyorkaise que l’ex-préfet de police a contribué à créer), le colleur de papiers peints explique que poursuivre la réalisation du rêve de Louise Julien « c’est d’employer au service de la révolution sociale, au triomphe de l’idée égalitaire, la pensée et la parole, le bras et l’action, l’encre et le salpêtre. », ce qu’il résume d’un « Vive la république démocratique et sociale ! »

Hugo en avait pris quelque ombrage : « Ici, nonobstant une décision prise à la presque unanimité, le Déjacque que vous connaissez a cru devoir parler après moi », écrit-il à Victor Schoelcher le 2 août. « J’ai déclaré à la proscription que, puisqu’elle ne savait pas faire respecter ses décisions, je ne consentirai plus à me faire le porte-voix de tous. »

 

La Société de la République universelle accepte cependant de prêter la salle de ses séances au trublion pour une lecture publique de sa Question révolutionnaire, un texte rédigé à Jersey les années précédentes. Mais la lecture n’en est pas plutôt faite que la SRU s’en désolidarise par un communiqué envoyé au Républicain :

« La Société de la République universelle la Montagne désirant faciliter autant qu’il est en son pouvoir la propagande républicaine, a décidé qu’elle prêterait la salle de ses séances, chaque fois que la demande lui en serait adressée par une société démocratique n’ayant pas de lieu fixe de réunion, ou lorsqu’un citoyen désirerait faire une lecture ayant pour but le développement des principes républicains.

Conformément à cette résolution, le citoyen Joseph Déjacque a été admis à lire, devant un nombreux auditoire, un travail sur la question révolutionnaire.

Dans ce travail se trouvent émises des pensées anti-sociales contre lesquelles les membres de la Montagne, à l’unanimité, ont résolu de protester énergiquement. Loin de faire la guerre à la civilisation par des moyens criminels, ils veulent préparer la réforme des abus et activer la marche bienfaisante de la civilisation, en prenant toujours pour point de départ et pour but l’équité et la fraternité. »

Quand, quelques semaines plus tard, Déjacque publie son texte dans une brochure vendue 25 cents, il le fait précéder du communiqué de la SRU et de la réponse qu’il lui a donnée : « Sans doute la religion, la famille, la propriété, le gouvernement sont votre arche sainte, et cela ne me surprend pas. Sans gouvernement, vous ne pourriez espérer de places de préfets ou de commissaires de police » — on voit que Caussidière est visé ici individuellement mais, finalement, les dirigeants de la Montagne le seront tous — « sans la religion, enfin, vous n’auriez pas un tas de gens crétinisés pour vous regarder sans rire quand vous passez en procession par les rues de New York ou que vous posez superbement dans votre salle des séances déguisés en représentants de l’autre Montagne, celle à 25 F par tête. »

[Une indemnité de 25 francs par jour pour la durée de la session parlementaire avait été décidée le 5 mars 1848 pour que chacun, et plus seulement les possédants, puisse être député. Un ouvrier gagnait alors 1,50 à 2 francs par jour. Déjà le 13 mai, lors d’une première manifestation de soutien à la Pologne sur les boulevards, on avait lancé aux députés : « A bas les 25 francs ! » Victor Schoelcher, faisant l’Histoire des crimes du 2 décembre, écrira en 1852 : « Les gagistes du suffrage universel, les vingt-cinq francs ! ainsi nous appelaient follement quelques-uns même de nos propres amis. »]

 

Sur le fond, Joseph Déjacque tranche ainsi la Question révolutionnaire : « Le droit au travail, voilà ce qui, dans les formules de 48, a le plus vivement impressionné les prolétaires. Voilà le coin qui, à défaut de la sape, pénétrera dans les entrailles de la propriété et finira par en avoir raison. Mais il ne s’agit pas, comme en Février, de le proclamer en principe, il faut le décréter matériellement, le solidifier, lui donner un corps (…) Déclarer crime et délit l’exploitation de l’homme par l’homme. (…) Que celui qui aura un atelier, des outils, s’il ne l’occupe, s’il ne les fait fonctionner seul, soit tenu de s’associer ceux qui travailleront avec lui. (…) Capital ! monstre aux nerveuses rapines, ton heure a sonné aussi au cadran de la réprobation publique, et tu n’échapperas point au harpon du droit au travail ! Puisse la propriété personnelle qui t’a vomi ne pas échapper quelque jour au même destin, et l’humanité se baigner bientôt librement dans les ondes bleues de la communauté ! »

N'est-ce pas là ce que Lamartine appelait « le programme de l’impossible » en le prêtant à Marche : « l’extermination de la propriété, des capitalistes, la spoliation, l’installation immédiate du prolétaire dans la communauté des biens, la proscription des banquiers, des riches, des fabricants » ?

Entre Caussidière et Déjacque, de quel côté penche Marche ? Quelle part prend-il à ces débats si l’entretien d’une famille de quatre enfants lui en laisse la possibilité ?

L’annuaire newyorkais pour 1854-55 a dans ses colonnes Déjacque, Joseph, “poseur de papier peint“, au bout de la rue Laurens (devenue ensuite West Broadway), donnant sur le canal (auj. Canal street), ce bout que l’on appelle la rotten row, la rangée pourrie, antre de voyous notoires, entre taudis et bordels.  Caussidière, Marc, “imprimeur“ — (il est membre en effet du comité directeur de l’Imprimerie démocratique française, nouvel éditeur du Républicain) — est au 15 Pine Street (l’emplacement actuel du Trump building !). Du mécanicien Marche, nulle trace.

 

Depuis le printemps, New York discute de l’ouverture à la colonisation des territoires à l’ouest du fleuve Missouri. Le gouvernement fédéral avait déplacé là les Indiens des plaines vivant à l’Est du Mississippi, qu’il va maintenant pousser plus loin, vers l’Oklahoma, pour ouvrir la voie au chemin de fer transcontinental. Deux nouveaux États doivent naître à terme de la colonisation, le Kansas et le Nebraska. La loi prévoit que le choix de l’esclavage ou de la liberté y sera réservé à la « souveraineté populaire ». Les abolitionnistes de Nouvelle Angleterre y voient l’opportunité d’empêcher le futur Kansas d’adopter l’esclavage où le voisinage du Missouri le pousserait : il suffit d’y envoyer un grand nombre d’émigrants adeptes de la liberté. Un homme politique du Massachussetts, Eli Thayer, lance dans ce but sa « croisade du Kansas » dès la mi-mai.

Le Kansas-Nebraska Act est promulgué fin mai ; à mi-juillet, la New England Emigrant Aid Company, société d’aide à l’émigration, voit le jour sous le slogan : « Scieries à vapeur et Liberté ». La société, outre un accompagnement des volontaires dans toutes leurs démarches puis à toutes les étapes du parcours, construira pour leur arrivée dans ces terres vierges trois scieries et un moulin à farine. Des réunions publiques se tiennent à New York et dans toutes les villes de Nouvelle Angleterre ; le New York Tribune d’Horace Greeley — l’un des fondateurs du nouveau parti républicain —, et le New York Evening Post de William Cullen Bryant sont mis à contribution. Le 20 juillet, quatre cents émigrants du Massachussets arrivent à Saint Louis, Missouri ; le 1er août, l’établissement de Wah-ka-ru-sa est fondé à une quarantaine de kilomètres en amont de Kansas City. (L’Emigrant Aid Company le baptisera bientôt Lawrence, du nom de son principal bailleur de fonds.)

Deux proscrits français au moins, newyorkais de fraîche date, partent pour le Kansas dans cette atmosphère-là. Le premier, Gilbert Billard, 38 ans, est un agriculteur de l’Allier, arrivé après son évasion de Cayenne et rejoint à New York par son épouse, Antoinette, et leurs deux fils Charles et Julius. Le second, Charles Sardou, ouvrier bouchonnier de 30 ans, ayant échappé à la répression de la journée insurrectionnelle hyéroise du 5 décembre 1851 par sa fuite à Nice (alors partie du royaume Sarde), a débarqué à New York à la fin de janvier 1854, avec Joséphine, son épouse et leur fils, né pendant la traversée et qu’ils ont baptisé Freeman. Si l’on en croit une encyclopédie du Kansas passablement farfelue, ils seraient les premiers blancs à avoir posé le pied, dès le 28 août, sur des terres situées elles aussi sur la rive du Kansas mais quarante kilomètres plus en amont de Wah-ka-ru-sa, que neuf agents prospecteurs de l’Emigrant Aid Company ne découvriront qu’au mois de novembre. Ce sont ces derniers qui lui donneront son nom : Topeka.

La colonisation se passe ainsi : on repère un endroit favorable, on le délimite, sachant qu’on a droit à 160 acres au plus, on s’y installe de façon évidemment sommaire parce qu’on est au milieu de nulle part, et on file en revendiquer la possession auprès du bureau foncier quand il s’en sera établi un. Ensuite, on attend, souvent plusieurs années, que le cadastre soit légalement établi et que le gouvernement vous vende à 1,25 $ l’acre, assortie d’un titre de propriété, la terre que vous squattiez jusque-là. Entretemps, il aura fallu évidemment s’en éloigner le moins possible, éventuellement la défendre par les armes.

 

Le 9 octobre 1854, le New York Daily Times, concurrent du Tribune, publie un reportage : son correspondant vient d’effectuer le trajet Saint Louis - Kansas City en compagnie d’Andrew Reeder, nommé gouverneur du territoire pour y mettre en œuvre la loi Kansas-Nebraska. Il faut alors trois jours de navigation sur le Polar Star, le plus rapide des vapeurs, pour atteindre la ville de 600 habitants, tête de pont de l’Emigrant Aid Company. Là comme à Wah-ka-ru-sa, le journaliste se voit au regret de l’écrire, la situation n’a rien à voir avec la couleur du rose (en français dans le texte), sous lequel la compagnie la dépeignait. Les promesses faites à ses protégés (idem) n’ont pas été tenues. Le groupe qu’il voit débarquer du Banner State lui rappelle malheureusement les Irlandais tout aussi désemparés sur un quai de New York, abandonnés aux aigrefins qui les plument. Après dix jours de voyage, des dépenses de route plus élevées qu’annoncées, des proches ou des bagages restés en arrière, on ne leur propose qu’un hôtel malpropre à 1 dollar et 25 cents par jour quand ils étaient censés trouver un hébergement à 1 dollar et demi la semaine ! A Wah-ka-ru-sa, ce n’est pas beaucoup mieux, la compagnie s’y est réservée les meilleurs terrains tandis qu’à côté éclatent d’aigres conflits.

Alors le journaliste y va de ses conseils : si la compagnie vous propose des billets à prix réduits, prenez-les mais voyagez individuellement ; munissez-vous de toutes les provisions nécessaires au voyage et, à l’arrivée, soyez prêt à leur filer entre les doigts. Suivent des conseils pratiques : le train New York – Saint Louis, par Buffalo et Chicago (ligne de la rive du lac), coûte 27 $ pour un trajet d’environ deux jours ; on y trouve des repas à 50 cents, mais les correspondances ne sont pas toujours respectées, ce qui peut entraîner des frais d’hôtel. De Saint louis à Kansas City, c’est 10 à 12 $ selon la rapidité du bateau, repas compris ; certains vapeurs ne partent que lorsqu’ils sont complets. Le meilleur hôtel de Saint Louis est à 2 $ par nuit. Pour finir, sachez que les gens du coin sont plutôt hostiles aux abolitionnistes, qu’ils traitent de « voleurs de nègres ».

 

Billard et Sardou, partis sans leurs familles, ont certainement écrit ; leurs lettres ne sont pas connues. On a, en revanche, celles adressées à son épouse, à Meadville, Pennsylvanie, par Cyrus Kurtz Holliday, l’un des neuf prospecteurs de la Company, les 10, 24 et 31 décembre 1854. Il en ressort qu’à Topeka, ils sont trente en tout, des hommes uniquement, dans les cabanes sans fenêtres qu’ils se sont bâties comme ils ont pu. Il porte la même chemise depuis deux semaines, dort tout habillé avec bottes et chapeau, enroulé dans deux couvertures et une peau de bison, sur un peu de paille étalée. Trois fois par jour, la même pitance : bouillie de gruau, mélasse et bacon, mêlés de beaucoup de poussière. Mais le climat est très agréable, il n’y a pratiquement pas eu de gel, à peine de neige ; il vient de passer toute la semaine, la dernière de décembre, en bras de chemise. Il a déposé une revendication sur une parcelle, il en espère une issue favorable.   

Le gouverneur Reeder est passé par Topeka le 9 décembre, poursuit Cyrus Kurtz Holliday, et il a eu des mots très encourageants. Ils espèrent une scierie à vapeur pour bientôt, ce qui leur permettrait de construire de vraies maisons. Lui a été élu président de leur association pour le premier semestre de l’année prochaine. Il redoute des problèmes possibles avec les Missouriens…

Ces problèmes vont en effet se concrétiser rapidement sous la forme des Border ruffians (les Bandits frontaliers), qui vont mener des raids d’intimidation pour tenter d’imposer l’esclavage.

 

Marche n’a pas participé à ce grand mouvement pour instaurer la liberté par l’émigration agricole. Mais parce que le 25 février 1848, lors de son irruption fracassante dans la réunion du gouvernement provisoire, il était porteur d’une pétition rédigée par un « rédacteur de la Démocratie pacifique », et qu’on a pu le penser « fouriériste », peut-être est-il toujours attentif à ce qui touche ce mouvement ?

Le 6 septembre 1854, le New York Times publie une lettre de l’associationniste Marx Edgeworth Lazarus. Le jeune médecin, familier du phalanstère de Brook Farm, près de Boston, jusqu’à ce qu’un incendie mette fin à son existence, et assidu maintenant du North American Phalanx du New Jersey, s’indigne de l’arrestation et de l’incarcération par la police belge de Victor Considérant. Comment est-il possible que le chef de l’école sociétaire, qui ne se soucie plus de politique européenne, tout tendu qu’il est vers son départ pour les États-Unis où il doit établir la colonie dont il vient de tracer les fondements, en avril, dans sa brochure, Au Texas, ait été ainsi jeté en prison ? Seule hypothèse vraisemblable : on aura mal interprété l’achat de fusils dont Albert Brisbane lui avait recommandé de faire provision pour parer à toute attaque éventuelle de bandes de Comanches.

Considérant était en effet, l’année précédente, au moment où Marche arrivait à New York, parti explorer, en compagnie d’Albert Brisbane, l’introducteur du fouriérisme en Amérique, qui, en 1834, prénommait son premier fils Charles Fourier, et du major Merril, de l’armée américaine, des sites d’établissement possibles. De Cincinnati, en descendant l’Ohio puis le Mississipi et en remontant la Red River, ils étaient parvenus au nord-ouest du Texas, qui l’avait enthousiasmé. Il avait aussi rencontré des anciens de Brook Farm, le pasteur John Allen et sa jeune épouse Ellen (sœur cadette de Marx Lazarus), qui avaient prénommé leur fils de son nom : Victor Considérant. C’est dire s’il était attendu.

Retour à son exil belge, la librairie phalanstérienne avait publié Au Texas, et le 2 rue de Beaune, à Paris, enregistrait les souscriptions.

 

Au sortir de ses neufs jours d’encellulement, Considérant rédigeait, le 30 août 1854, Ma justification, se terminant par ces mots : « ALLONS-NOUS-EN ! ALLONS-NOUS-EN BIEN VITE !... », et par ce « P. S. : Voilà quelques vingt ans que nous nous ruinons à répandre nos idées… Nous allons maintenant nous enrichir, — et éclairer le monde, — en les semant en bonnes terres. Quand les Civilisés verront que le Phalanstère est une bonne affaire, soyez tranquilles, sa fortune dans le monde sera bientôt faite… Mais chut ! ceci est entre nous… Attention à ne leur en dire pas plus, sur ce point, que de nos noms et de nos adresses !... »

Sa détention avait retardé le départ de ses éclaireurs : François Cantagrel, fondateur de la Démocratie pacifique, député, insurgé du 13 juin 1849, réfugié en Belgique et condamné par contumace à la déportation, et le jeune étudiant en médecine belge Edmond Roger, parlant l’allemand et un peu d’anglais.

 

Le 28 septembre 1854, des délégués de l’Ouvrier Circle (américains), de l’Arbeiterbund (“Fédération des travailleurs“, nouvelle organisation socialiste allemande), du Turnerbund (société gymnique et culturelle), de la Freie Gemeinde (libre-penseurs), de la Free Democratic League (abolitionnistes), de la Social Reform, de la Democratic Union (naturalisés), des Démocrates cubains et polonais ; les sections italienne et française de la République universelle, cette dernière étant l’hôte, tiennent leur réunion bimensuelle dans la salle au slogan tyrannicide du 80 Leonard street. Le colonel Forbes y attire l’attention sur la lettre envoyée par le Comité d’aide aux réfugiés politiques en Angleterre, signée de Victor Hugo, du docteur Jacques Barbier, de l’ex-député romain Luigi Pianciani, du polonais Zeno Swietoslawski et du hongrois Sandor Téléki. Un M. Wiechel dit que pareille lettre montre que Hugo sait peu de choses des États-Unis. Benjamin F. Price explique qu’il faudrait lui écrire que nombre d’américains natifs comme lui-même, et pas seulement des réfugiés étrangers, traînent dans les rues en se demandant comment ils vont payer leur garni. Ce serait une grave erreur de croire qu’ici, indépendamment des riches, tous ont leurs besoins satisfaits.

On décide qu’un projet de réponse sera soumis à la prochaine assemblée.

 

Le colonel Forbes en donne lecture le 11 octobre. On y explique que se développe dans tout le pays une puissante organisation de natifs, connue sous le nom de Know Nothing, qui a pour but de priver les étrangers des droits dont ils jouissent actuellement. Le projet de réponse cite un éditorial expliquant qu’un grand nombre d’immigrants s’en retournent en Europe, parfois sur le même bateau qui les a amenés, du fait des conditions de travail, de la cherté des prix comparés au niveau des salaires, de l’hostilité envers les immigrants qu’ont suscitée les Know Nothing. Telle est la vérité crue.

La lettre se fait encore plus didactique : une fois énoncé que la place d’un homme politique est au plus près du champ de bataille, sous-entendu pour Hugo et les autres en Angleterre, les Américains rappellent que les pionniers agricoles trouveront certes dans leur pays de la terre à bas prix, mais qu’il faut attendre au moins un an pour en récolter les fruits ; et comment écouler sa production, acheter vêtements ou tout autre bien quand il n’y a pas de marchés à proximité, en l’absence de tout moyen de transport ?

Concernant les ouvriers, les bras qui cherchent un travail sont plus nombreux ici que les travaux en attente. Avec la récession qui frappe le pays, cet hiver, il n’est pas rare que l’ouvrier natif lui-même, malgré ses relations, reste sans emploi. Comment un réfugié politique, ignorant jusqu’à la langue, en trouverait-il un ?

On évoque ensuite l’esprit américain, celui des pionniers fondateurs luttant pour la survie matérielle, « qui a semé le chacun pour soi sur ce sol vierge où seules la fraternité et la philanthropie auraient dû s’enraciner » ; le poids des clergés, naturellement conservateurs, opposés à la moindre critique de l’autorité dans quelque domaine que ce soit. Enfin l’esclavage, qui va occuper tout le restant de la lettre.

« L’emprise de l’esclavage se fait sentir sur le moindre recoin du territoire, y compris ceux dont il est censément exclu. Sans l’esclavage, ce pays serait le plus progressiste et le plus puissant que le monde n’ait jamais connu. (…) Les États libres, à eux seuls, s’ils n’étaient entravés par les États esclavagistes, pourraient par cette proclamation : “Liberté pour tous“, dissiper les ténèbres qui recouvrent l’Europe et apporter la délivrance aux peuples opprimés. Mais aussi longtemps que la Liberté restera engagée dans une alliance contre nature avec l’esclavage, il ne faut s’attendre à aucun altruisme envers les libéraux qui ont fui la persécution de leur pays. Si quelque mouvement révolutionnaire commençait à poindre et s’il s’avérait suffisamment fort pour laisser espérer sa victoire, alors il se peut que la partie la plus éclairée et la plus généreuse de la population pût contribuer à fournir une aide matérielle, en dehors du gouvernement des États-Unis, duquel aussi longtemps qu’il demeure sous l’emprise de l’esclavage, rien de bon ne peut venir.

La lutte entre la liberté et l’esclavage vient de s’engager dans ce pays, paradoxalement grâce à l’introduction par le sénateur Stephen A. Douglas et cette petite fraction pro-esclavagisme du parti pseudo démocrate se qualifiant abusivement de Jeune Amérique, de la loi Kansas-Nebraska.

Si le principe de liberté s’en trouve revitalisé en Amérique, alors peut-être pourrez-vous recevoir de ce quart du globe quelque geste de sympathie ; du principe d’esclavage, il ne faut rien attendre — pas plus qu’on ne peut, quand on aime la liberté, passer quelque alliance que ce soit avec le principe opposé ; pas plus qu’on ne le pourrait avec le tsar esclavagiste. »

Datée du 9 octobre 1854, signée H. Forbes, secrétaire correspondant, et endossée par la douzaine de sociétés représentées à la réunion.

Décision est prise d’en envoyer copie à Kossuth, Ledru-Rollin, Mazzini, Saffi et autres, « pour corriger leurs idées fausses ».

 

Le dirigeant de l’Arbeiterbund, Joseph Weydemeyer, est un vétéran de la Ligue des Communistes de Marx et Engels. Il a publié à New York, deux ans plus tôt, le 18 Brumaire de Louis Napoléon Bonaparte, de Marx. Il connaissait, avant de quitter l’Allemagne, les articles de la Neue Rheinische Zeitung consacrés par Marx à la Deuxième République française, dans le premier desquels se lit : « Un ouvrier, Marche, dicta le décret par lequel le Gouvernement provisoire à peine formé s’engageait à garantir l’existence des travailleurs par le travail, à fournir du travail à tous les citoyens, etc. » Et Marche est sans doute là, non loin de lui, parmi la foule des auditeurs…

 

Le 3 octobre 1854, François Cantagrel, l’émissaire fouriériste, avait pu finalement s’embarquer à Ostende, accompagné de sa femme, enceinte, et de leur fils. Sur la passerelle du débarquement, trois semaines plus tard, sa femme portait dans ses bras avec la plus grande précaution une petite fille née dans le bateau la veille. Cantagrel était porteur de 130 000 dollars de souscriptions à consacrer à l’achat de terres. Laissant sa famille à New York, il s’était rendu presque aussitôt à Washington pour tenter d’y rencontrer le président Franklin Pierce puis, avec Roger, il avait continué sur Cincinnati où devait se joindre à eux le révérend John Allen.

À Noël, une douzaine de fouriéristes, conduits par Vincent Cousin, s’étaient embarqués à Anvers, sur l’Uriel, emportant vers la Nouvelle Orléans quatre cent cinquante plants de vignes d’Auxerre, cent plants de chasselas, un raisin d’Ischia, trois mille arbres fruitiers et plus de deux mille pieds de fraises. Un second groupe avait quitté le Havre sur le Lexington le 12 janvier 1855, avec quarante mille plants de vigne de divers vignobles, quarante mille plants sauvageons d’arbres fruitiers de toutes sortes, plusieurs centaines de plants greffé et un assortiment de graines, pépins, noyaux, etc.

 

Le 3 février 1855, Victor Considérant arrive à New York avec sa famille, sur le vapeur Union. Selon le Tribune, il est à la tête d’une société de colonisation dont les fonds avoisinent maintenant le million de dollars, et plusieurs centaines d’agriculteurs et d’ouvriers français, belges et allemands, dès que les premiers aménagements nécessaires y auront été faits, le rejoindront au Texas sur des terres que Cantagrel est occupé à déterminer.

La colonie atteindra ensuite graduellement plusieurs milliers de personnes. Quelques traits d’associationnisme y seront en vigueur : l’achat en gros de la plupart des biens, fournis ensuite à prix coûtant aux sociétaires, les soins médicaux gratuits, l’école commune, les divertissements réguliers. Mais la mise en œuvre de l’organisation industrielle selon Fourier ne sera pas à l’ordre du jour avant quelque temps.

 

Un certain nombre de journaux américains, reprenant une correspondance de Strasbourg, ont annoncé que « le parti socialiste » d’Alsace allait émigrer en masse (en français dans le texte) vers le Texas ce printemps.

L’Austin State Gazette avertit que les sectes socialistes et abolitionnistes, telles que celle qui s’annonce sous la direction de John Allen et de Victor Considérant, ne seront pas les bienvenues. Il a fallu, écrit le journal, accepter les communautés indiennes pour des raisons humanitaires ; il y a bien sûr celle des Mormons, mais eux respectent scrupuleusement notre Constitution ; nous n’en tolérerons pas vivant sous leurs propres lois. Le Perrysburg Journal se veut, lui, plutôt rassurant : « si Louis Blanc, C onsidérant et consorts, destructeurs de la famille et de la propriété, sont responsables de la fin de la République de 1848, la colonie texane sera inoffensive. Economy en Pennsylvanie, [une cité fondée par des harmonistes allemands au nord-ouest de Pittsburg, dont le nom est un hommage à l’économie divine], Ebenezer, dans l’état de New York [œuvre de huit cents Alsaciens de la “Communauté de la véritable inspiration“ installés en 1843 au sud-ouest de Buffalo], et Icaria en Illinois ont montré qu’elles n’affectaient pas la société autour d’elles. »

Enfin le Daily American Organ, qui reprend lui aussi la nouvelle de l’émigration attendue d’Alsaciens en masse, en assimilant comme il est habituel Alsaciens et Allemands, voit les choses d’un tout autre point de vue. Citant une récente conférence newyorkaise du quarante-huitard Friedrich Kapp sur l’émigration allemande au Texas dans la dernière décennie, le quotidien rappelle que les Allemands, qui y réussissent magnifiquement dans la culture du coton, et unanimement indignés par l’esclavage, — Jamais un Allemand n'entrave la fuite d'un esclave— montrent par leur exemple même que le travail servile est voué à disparaître. Pour conclure l’article ainsi : « Au nord-ouest du Texas, les Allemands forment les deux cinquièmes de la population et constituent une barrière solide contre l’influence de gens comme Stephen Douglas et ses amis, qui ne rencontrent quelque succès que dans l’ouest du Missouri, hors de la zone d’influence allemande. »

 

Arrivés à la Nouvelle Orléans avec leurs ceps et leurs graines, les fouriéristes se sont transbordés sur un bateau pour Galveston puis ont poursuivi sur Houston en traversant le bayou. L’idée était ensuite de remonter la Trinity River mais le niveau de l’eau étant trop bas, il avait fallu se procurer des chars à bœufs et endurer vingt-six jours de marche derrière les bêtes. Le 26 avril 1855 enfin, ils avaient atteint le site de la colonie, baptisée Réunion, un peu à l’ouest de Dallas.

 

On a laissé Déjacque aux prises avec la Question révolutionnaire dans la « rangée pourrie » de la rue Laurens ; on l’y retrouve recrutant par voie de presse « un garçon entre 12 et 15 ans parlant français et anglais », et lui promettant une « bonne rémunération ». Sans doute pour qu’il lui serv d’interprète : six ans plus tard, en effet, le poseur de papier peint et poète écrira encore à Vésinier « Je ne connais pas la langue de ce pays, je ne sais ni la parler, ni l’écrire, ni la lire ; c’est un peu ma faute, mais c’est aussi beaucoup la faute de ses habitants. La répulsion qu’ils m’inspirent, est si puissante et l’attraction si faible qu’il m’est impossible d’étudier cette langue en Amérique. Je l’apprendrai bien plutôt à distance, en Suisse ou en Belgique. De loin j’apercevrais peut-être quelque qualité qui m’attirerait vers ce peuple ; de près je ne vois rien dans toute son infinie personne qui ne me repousse. »

Déjacque quitte donc assez logiquement New York au printemps pour la Nouvelle Orléans ; là-bas, ils parlent français.

Campdoras, pourtant suffisamment intégré, lui, à la société newyorkaise pour avoir été à la tête du comité préparatoire à l’hommage solennel rendu au capitaine Ingraham, quitte lui aussi la ville mais pour Topeka où il rejoindra les croisés du Kansas, Billard et Sardou.

La polémique contre la colonie fouriériste de Réunion ne faiblit pas. Le Washington Sentinel renchérit sur l’article d’un confrère texan intitulé « Le Socialisme ne s’établira pas au Texas » : il devine derrière tous ces mouvements en direction du sud la même main, celle de la Tribune de New York, qui après avoir suscité une colonisation du Kansas par des abolitionnistes, soutient une société européenne d’abolitionnistes socialistes au Texas.

 

On présume une proximité de Charles Marche avec les idées fouriéristes plutôt du côté de l’organisation de la production et de l’associationnisme que de la « liberté des affections ». C’est ce dernier thème qui déjà présent dans le débat newyorkais quand les Marche y ont débarqué, prend maintenant un tour plus passionné.

La publication par le Dr. Marx E. Lazarus de son ouvrage consacré aux questions de l’amour et du mariage avait provoqué une discussion dans les colonnes de la Tribune, entre le patron du journal, Horace Greeley, tenant du statu quo, l’écrivain Henry James, qui souhaitait rendre le divorce plus facile, et le libertaire Stephen Pearl Andrews, tenant de la plus grande liberté en amour et de sa mise en œuvre concrète. Le débat s’était traduit en brochure en 1853. En même temps, s’était constitué un club de l’amour libre qui se réunissait discrètement, deux fois par semaine, au premier étage du Taylor’s Hotel, au 555 Broadway. On y donnait des conférences, on y jouait aux dames, aux échecs, au backgammon, on y écoutait de la musique, on y dansait.

Et puis Greeley avait publié un article retentissant pour dire que le fouriérisme était étranger à tout ça, et pour s’étonner de l’inaction de Fernando Wood, le maire nouvellement élu. A peine Albert Brisbane et son secrétaire, Henry Clapp, ouvraient-ils la réunion du 22 octobre 1855, que la police pénétrait dans les salons où avaient pris place quelque trois cents personnes, des très jeunes aux plus chenus, dont pas loin de la moitié de femmes. Sans se démonter, Brisbane poursuivit son exposé consacré à la prostitution : “New York n’est rien d’autre qu’un grand club d’amour libre. On y vient de partout pour ça. Mercer Street [la rue chaude newyorkaise] est une succession de clubs d’amour libre. Sans eux, New York ne serait pas ce qu’elle est. Ce ne serait qu’une ville terne et niaise, rien d’autre qu’une guilde de commerçants… » Là-dessus, la police s’empara sans ménagements de l’orateur, de son secrétaire et de deux autres personnes et les conduisit au poste. La Tribune du lendemain, comme les autres quotidiens newyorkais, se lança aussitôt dans une défense farouche de la liberté d’expression.

Le Kansas reste tout de même au cœur du débat politique. Une « constitution de Topeka » s’y élabore, qui proscrit l’esclavage tout en refusant aux Noirs libres le droit de résidence. Les trois quarts des colons partisans d’un État libre s’avèrent finalement en faveur d’un état libre blanc. Et c’est à Lawrence et Topeka que le vote hostile à la liberté de résidence des Noirs s’avère le plus important.

 

Quand paraît l’édition 1855/56 de l’annuaire professionnel de New York, on y trouve pour la première fois un “Charles March“, mécanicien, qui pourrait bien être le nôtre. Il habite au 97 Walker, soit pas beaucoup plus loin de Canal Street que n’habitait Déjacque. Si ce dernier logeait dans la « rangée pourrie », Marche se trouve en lisière du bidonville de Five Points dont Dickens, dans ses Notes américaines de 1842, écrivait : « On voit ici tout ce qui est répugnant, flétri, pourri. »

 

Avec la nouvelle année 1856 commence le feuilleton du Bleedy Kansas, du Kansas sanglant. Le calviniste John Brown, abolitionniste fervent, très engagé dans le « chemin de fer clandestin », ce réseau d’aide aux esclavages fugitifs ; l’homme qui a offert à Frederick Douglass [esclave évadé, exact opposé, évidemment, de Stephen Douglas] de prendre la tête d’une armée insurrectionnelle des esclaves, est venu en octobre 1855 rejoindre cinq de ses fils au Kansas. Il y a vite pris la tête de la contre-guérilla anti-esclavagiste et, après avoir protégé Lawrence d’une mise à sac le 21 mai 1856, a mené la contre-attaque à Pottawatomie, à une vingtaine de kilomètres au sud-est, trois jours plus tard. Cinq esclavagistes y ont trouvé une mort qu’on lui impute et qu’il récuse.

Le 2 juin, à Black Jack, il obtient par son audace la reddition du Virginien Henry Pate, capitaine de la gendarmerie fédérale mais ici à la tête d’une troupe de Bandits frontaliers. Il écrira ensuite au Tribune de New York que ç’a été « la première bataille régulière, au Kansas, entre les forces de l’État libre et celles des esclavagistes. »

Le 30 août, après que son fils Frederick, parti en avant-garde, a été tué, John Brown tend une embuscade devant Osawatomie à une troupe de Bandits dix fois plus nombreux arrivants du Missouri avec un canon. Tirant le premier, il en tue vingt ou trente, en blesse autant, décroche in extremis. Six des siens sont tombés. Retiré sur une colline, pendant que les bandits incendient des maisons, pillent la poste et les magasins alentour et emportent tous les chevaux et le bétail qu’ils peuvent, il confie à son fils Jason : « Je n'ai qu’une courte vie à vivre, une seule mort à mourir, et je mourrai en combattant pour cette cause. Il n'y aura pas de paix dans ce pays tant que l'esclavage n'aura pas disparu. Je leur donnerai d’autre occupation que continuer d’étendre leur terre d’esclavage. Je porterai cette guerre en Afrique. » Il entend par là les États du sud, les Slave states.

Sa légende s’inaugure ici : il a mis à bas le cliché du nordiste peu enclin à se battre, du yankee couard ; on ne l’appelle plus qu’Osawatomie Brown. Il sera même plus tard, sous la plume de John J. Ingalls, sénateur d’un Kansas désormais admis dans l’Union, le nouveau Léonidas de nouvelles Thermopyles. Mais l’idée fixe de John Brown est maintenant d’aller combattre l’esclavage directement dans son fief, d’aller envahir « l’Afrique ». Il part pour la Nouvelle Angleterre lever des fonds à l’usage de cette campagne.

 

A Réunion, suite à un afflux trop rapide, mal préparé, de colons, Victor Considerant et Vincent Cousin ont quitté la colonie début juillet ; Cantagrel a démissionné, est retourné à son exil belge alors même que le Dallas Herald du 16 août annonçait l’enregistrement de cette Société européenne et américaine de colonisation au Texas, formée à Bruxelles le 26 septembre 1854 et certifiée le 20 janvier 1855 par le consul des États-Unis à Anvers, qui venait d’effectuer sa demande de terres publiques.

 

A Nauvoo, « A coup d’État in Icaria » avait éclaté 14 février 1856 selon le Daily Missouri Democrat de St. Louis : « Nous lisons dans l’Icarian Review, le journal officiel de l’Icarie, que M. Cabet, président de la République communiste de Nauvoo, etc. (…) M. Cabet était le dictateur de la colonie qu’il avait établie mais, contraint par la force de l’opinion publique américaine, il avait donné à son peuple une constitution démocratique… »

Et en octobre 1856, chassé par la dissidence, Étienne Cabet était arrivé à St. Louis à la tête de soixante-quinze hommes, quarante-sept femmes et cinquante enfants. Ils s’étaient installés comme ils pouvaient dans cinq grandes maisons. Cabet n’allait pas y survivre, il expire le 8 novembre.

 

Dans sa tournée de levée de fonds, John Brown vient de quitter Boston, où il a rencontré, le 7 janvier 1857, Amos A. Lawrence, le principal bailleur de fonds de la New England Emigrant Aid Company, duquel la ville de Lawrence, Kansas, tire son nom. Il sera à l’Astor House de New York, le 24 janvier.

Le numéro du Tribune du 12 janvier, en même temps qu’il nous décrit « Old Brown of Osawatamie », visage émacié, yeux perçants d’un bleu sombre, figure exprimant une indomptable volonté malgré ses 57 ans, énonce trente-quatre faits à l’usage des émigrants vers le Kansas, compilés à Boston le 30 décembre 1856, parmi lesquels :

13. Tout homme a la possibilité, sinon le droit légal, de vendre sa terre préemptée avant de l’avoir payée ; et s’il l’a située judicieusement, il n’aura aucune difficulté à l’écouler. De jeunes gens aux moyens limités peuvent ainsi réaliser de bonnes affaires s’ils sont capables de se retrousser les manches et suffisamment acharnés pour mettre en valeur la parcelle revendiquée.

14. Tout homme adulte, toute veuve, est fondé(e) au regard des lois fédérales à préempter 160 acres sans être tenu de s’en acquitter avant la date de mise en vente des terres publiques.

15. Les mandats fonciers — à l’exception de ceux émis en 1850 — seront acceptés en paiement de terres préemptées.

16. Ceux — partisans de l’État libre — qui ne disposeront pas des 200 $ nécessaires quand le paiement de leur terre viendra à échéance, n’auront aucune difficulté à les emprunter ou à hypothéquer leur ferme.

17. Toutes les tribus indiennes sont bien disposées à l’égard des partisans de l’État libre.

18. On compte actuellement au Kansas, selon les estimations les plus basses, six partisans de l’État libre pour un ami de l’iniquité qui est de droit dans les États du Sud.

27. Pour 50 à 100 dollars, on peut se monter une cabane de rondins sur sa terre préemptée.

28. Une tente, qui coûte 8 à 15 $, à condition que le colon ou sa famille l’occupent, — ce qui n’est pas un désagrément l’été — suffit à préempter une parcelle de 160 acres.

 

C’est d’autre part l’époque où l’Illinois Central Railroad Co met en vente deux millions d’acres de terres arables ou sylvicoles qui lui restent de ce que l’État lui a alloué. Où le Bureau des pensions, en vertu de la loi du 3 mars 1855, attribue des « bons de terre » à quiconque a servi au moins quatorze jours, dans quelque fonction que ce soit, durant l’une des guerres américaines depuis 1790, ou à ses héritiers. Ces bons sont librement cessibles. A fin avril 1857, on en est à quasi vingt-cinq millions d’acres.

Le nouveau président, James Buchanan, est investi le 8 mars. Sa déclaration inaugurale « s’oppose à la spéculation sur le foncier public et veut réserver les terres d’État à l’usage de ceux qui les travaillent »

 

Le philanthrope Elihu Burrit, dans la Tribune du 5 mai 1857 « Une partie considérable du domaine public se situe dans les États esclavagistes et, de ce fait, est peu demandée et a peu de valeur. L’abolition de l’esclavage amènerait une augmentation des deux par un afflux croissant et continu d’hommes et de capitaux issus des États libres et d’Europe. Au Missouri, par exemple, treize millions d’acres de terres publiques restent invendues et sans propriétaires. L’extinction de l’esclavage les rendrait aussitôt attractives, et le produit de leur vente suffirait à financer l’émancipation de tous les esclaves de l’État. Le Missouri serait ainsi débarrassé de ce fléau sans que cela coûte un sou au trésor public, et sans passer par la moindre acre extérieure à ses frontières. »

Le « forgeron lettré », tel est son surnom, poursuit sa démonstration - « L’émancipation se traduirait par un développement agricole et minier si rapide et si massif du Missouri que son exemple serait contagieux pour le Kentucky, le Tennessee, le Maryland, le Delaware et la Virginie, etc. » - mais ce qu’en retient peut-être Marche, ce sont ces « treize millions d’acres de terres publiques invendues ». La loi du 3 août 1854 abaisse de 25 cents l’acre par tranche de cinq ans de vacuité, le prix d’achat des terres en attente d’acquéreur. Il est donc possible de trouver dans des comtés, des districts dûment cadastrés, pourvus de bureau de poste — Billard et Sardou ont attendu sept mois qu’il s’en installe un à Topeka — de routes et d’autres facilités, moins cher que les terres de colonisation du Kansas. Et s’il y en a treize millions d’acres, ce ne sont pas autant de tas de cailloux incultivables ; l’auteur a sans doute raison, ce qui empêche leur vente, c’est l’esclavage.

 

Et puis il y a eu, dans le New York Dispatch du 23 novembre 1856, cet article ressemblant à une nouvelle, « rédigé spécialement pour le journal », dit une parenthèse introductive : « Les Rois de l’Argent », « Bref aperçu des Rothschild de leur ascension à aujourd’hui ». Non signé, c’est en réalité la traduction du Rothschild de la série « Les Contemporains » d’Eugène de Mirecourt, publié à Paris en 1855. Seule la plaisanterie antisémite finale en a été supprimée : « M. le baron James de Rothschild a soixante-trois ans. Nous ignorons la date précise de sa naissance, et le lecteur comprendra que nous n’ayons pu nous procurer son acte de baptême. » Sinon, tout y est, en particulier ces 30 000 Francs que le baron aurait envoyés à Caussidière pour le remercier d’avoir « gardé non seulement son hôtel mais encore les propriétés qu’il avait aux alentours de la capitale ». « Vous me les rendrez dans dix ans, dans vingt ans, quand vous voudrez », disait avec nonchalance une lettre d’accompagnement. Avec ces 30 000 Francs, soulignait Mirecourt, Caussidière « a fondé à Londres un entrepôt de vins et d’eaux de vie. Il est en train de faire une belle fortune. »[1]

L’article a été repris dans le Quasqueton Guardian, de l’Iowa, du 27 décembre, dans le Memphis Daily Appeal du 18 janvier 1857, dans le Virginien Staunton Spectator du 21 janvier, enfin dans l’Anti-Slavery Bugle d’Ohio le 31 du mois.

A la parution de l’ouvrage de Mirecourt, Marche était à New York depuis deux ans. Il était en revanche à Paris quand Alphonse Toussenel, l’un des fondateurs de la Démocratie pacifique, avait publié le sien à la Librairie de l'École sociétaire, procès de la féodalité financière et de la Compagnie des chemins de fer du Nord : « Le gouvernement dit à une compagnie Rothschild : « J'ai grand besoin que vous me veniez en aide pour la construction de mon chemin de fer du Nord. Le trésor est à sec : ces maudites fortifications me ruinent et m'interdisent de songer à aucune entreprise d'utilité publique. Si vous compatissiez à mes peines, nous partagerions la besogne. Je vous concéderais tous les profits et je garderais pour moi, c'est-à-dire pour le contribuable, pour la nation, toutes les dépenses et toutes les charges. »

Pour Marche, Rothschild n’est donc pas un capitaliste en soi mais son exploiteur direct, celui pour qui il a trimé des années durant. Si l’ami Caussidière a touché, il ne s’est pas seulement vendu aux patrons, il s’est vendu carrément à son patron à lui !

 

Trois mois exactement plus tard, le 2 mai 1857, le New York Herald publie cette brève : « Caussidière, ex-préfet de police du gouvernement provisoire de 1848, désormais résident de cette ville, a été agressé brutalement mercredi 29 avril au soir sur Greene street, près de Broome, par une bande de voyous. M. Caussidière, grand et vigoureux, serait venu à bout de trois ou quatre assaillants, mais à dix ils étaient trop. Il a été sérieusement frappé à la tête et au corps avant qu’on ait pu lui porter assistance. Aucun des agresseurs n’a été arrêté. »

L’article, qu’on cite in extenso, ne donne pas la moindre explication à cette attaque à dix contre un. Greene street, à la date, n’est pas encore la rue chaude qu’elle sera dans les décennies suivantes. On pense donc spontanément à cette « belle fortune » que le Dispatch prêtait à Caussidière. Si le vol était le motif, c’est que son opulence est manifeste. S’il s’agissait, pour d’anciens amis politique de lui donner une correction, c’est que depuis les révélations de la presse, sa réussite, qui leur était connue, n’est plus le fruit d’une habileté commerciale mais le salaire de la trahison. Enfin, à supposer l’agression xénophobe de Know Nothing, c’est d’être un Français d’une insolente richesse, et non un pauvre bougre de Français, qui l’aura fait prendre pour cible.

A deux ans et demi d’écart, un correspondant newyorkais du Charleston Mercury dressera de Caussidière un portrait qui devait être déjà le sien au moment des faits : « Parmi les célébrités qui empruntent chaque jour le trottoir (en français dans le texte) de Broadway, ignorées de la foule affairée, se distingue la stature gigantesque de Marc Caussidière qui, rappelez-vous, fut le ministre de la police du bref gouvernement provisoire de 1848. Caussidière est l’homme de la ville le plus grand et le mieux bâti, à l’exception du général Scott. L’ex-ministre de la police est maintenant Marchand de Vin (en français dans le texte) sur Broadway. Sa carrure impressionnante et son allure impérieuse le destinaient d’évidence aux devoirs périlleux et aux lourdes responsabilités de son ancienne fonction », etc.

 

Dans les Luttes de classes en France, quatre ou cinq paragraphes après qu’il a cité Marche, Marx poursuit : « Le prolétariat parisien se laissa docilement employer par Caussidière à des fonctions de police pour protéger la propriété à Paris, de même qu'il laissa régler à l'amiable les conflits de salaires entre ouvriers et maîtres par Louis Blanc. »

Marche qui est mieux placé que quiconque pour savoir comment il a laissé la main à Louis Blanc, vient-il de comprendre que, par ses liens avec Caussidière, il s’est placé aussi du côté de la défense de la propriété ? De celle de Rothschild, son patron, de surcroît ?

La rancœur née des révélations concernant « l’ami intime » s’est-elle ajoutée à cette découverte que les prix de la terre étaient les plus avantageux au Missouri ? On a juxtaposé ces éléments, ce ne sont bien sûr qu’hypothèses, au départ de Marche de New York. Toujours est-il que c’est maintenant, quatre ans après son arrivée et en dehors de tout mouvement collectif, alors qu’il a ignoré l’appel de Cabet, - Allons en Icarie ! -, celui des fouriéristes, - Au Texas -, et pareillement la Croisade du Kansas, que l’ouvrier Marche va quitter New York pour se muer en paysan, dans le Missouri !

 

 

 

 

 

 

 



[1]Allégations sans fondement ? Dans un article consacré aux témoignages d’amitié envoyés aux Rothschild, — « “Si constante et si sûre” : testimonies of Rothschild friendships », The Rothschild Archive, avril 2005 - mars 2006 ­—, Mélanie Aspey, directrice des archives de la famille, mentionne une lettre du « préfet de police, Louis-Marie Caussidière », expédiée du Market Street Hotel, Philadelphie, le 10 février 1854. Elle la résume en disant qu’il y remercie le baron James « pour son obligeance et les secours apportés dans son infortune présente ».

Cette lettre est donc antérieure à la parution de l’opuscule de Mirecourt ; on aimerait savoir si elle comporte des précisions sur les « secours apportés ».


MARCHE vs L’AMÉRIQUE III. Les quarante-huitards français dans le Missouri

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Les quarante-huitards français (et allemands) dans le Missouri

 

Si à Saint Louis le français s’est maintenu dans un petit tiers de la population pour des raisons historiques, la population étrangère de loin la plus importante est celle des Allemands. Les Alsaciens, nombreux dans et hors les communautés icariennes dont ils sont parfois issus, ressortissent d’une double sociabilité, jusque dans le drame. Ainsi, le malheureux Frédéric, l’un des plus jeunes frères Bauer, qui se suicide le 8 décembre 1856, à 22 ans, au troisième anniversaire jour pour jour de l’accident qui lui a valu une amputation des deux pieds — à peine arrivé à Nauvoo, sa barge de corvée de bois, heurtée par les glaces que commençait à charrier le Mississippi, s’était échouée sur un îlot ; il avait dû y passer la nuit par moins 18° — demande-t-il : « que [ses] dernières pensées soient insérées dans la Revue de l'Ouest et traduites en allemand dans l'Anzeiger des Westens ».

 

Cette Revue de l'Ouest publie à l’occasion des articles de Joseph Déjacque, et appelle à une souscription destinée à lui permettre, après ses Lazaréennes, fables et chansons : poésies sociales, qui viennent de paraître à la Nouvelle Orléans, d’y faire éditer son Humanisphère.

Le patron de l’Anzeiger, français depuis août 1848, possède hôtel, brasseries et, avec son Théâtre des Variétés, la plus grande maison d’opéra de Saint Louis. Il est aussi président de la Société des Hommes Libres, bien visible en ville par ses deux gros bâtiments où s’étagent salles de réunion et d’enseignement.

 

Bordereau d'enrôlement pour le 2ème grand départ. JJ Witzig ajoute "Jeune"à sa signature parce que son frère aîné signe sur la même feuille, en bas de page


 

L’Alsacien Jean-Jacques Witzig, a été le découvreur de la ville moitié abandonnée de Nauvoo puis, quatre ans plus tard, l’explorateur des rives de la Rivière rouge quand la communauté icarienne espéra se resserrer sur elle-même, au désert, loin des influences dissolvantes qu’elle subissait à Nauvoo dont elle partageait les rues avec d’autres. Il fut aussi, à la gérance de Nauvoo, le directeur général de l'Industrie et de l'Agriculture. Jean-Jacques Witzig a quitté l’Icarie et repris, depuis 1855, son métier de mécanicien ferroviaire : il est maintenant contremaître à la fonderie du Berlinois William Palm, à l’angle sud-ouest de Lombard et de la Troisième, d’où sont sorties les dix premières locomotives du Chemin de fer de l’Ohio et du Mississippi et où se fabriquent pour l’heure celles du Missouri Pacifique dont le tronçon Saint Louis – Jefferson City sera achevé dans l’année.

Witzig a fait venir presque aussitôt à Saint Louis son ami étampois Augustin Soufflot— ces deux-là sont quasi jumeaux, le premier est né le 6 février 1822, le second le 4 avril — l’un des « chefs des socialistes » de la ville, à en croire la sous-préfecture, et l’une des victimes de la répression que cite Victor Schœlcher dans son Histoire des crimes du 2 décembre.  

A la mi-mai 1855, Augustin Soufflot s’est ainsi embarqué au Havre, dans l’entrepont du Globe, avec Victorine, sa femme, 34 ans, et leur fille Aurélie 7 ans. Trente-cinq autres Français sont à bord ; ils touchent la Nouvelle Orléans le 15 octobre. A son arrivée à Saint-Louis, une place de modeleur attend Augustin Soufflot à la fonderie Palm.

 

Quand paraît à la mi-1857, l’Annuaire professionnel de Saint Louis que lance Robert V. Kennedy, Charles Marche, mécanicien, y est domicilié au n° 226 de la Troisième rue Sud, voisin de palier, en quelque sorte, de Jean-Jacques Witzig qui est au n° 228 ! Ce ne peut être un hasard : Witzig et Marche ont été tous deux délégués des cheminots au Luxembourg, l’un pour le chemin de fer d’Orléans, l’autre pour celui du Nord. Mais si l’on sait que Witzig est resté en correspondance avec les socialistes d’Étampes, par quels intermédiaires les échanges sont-ils passés avec Marche, à priori illettré ? Cette sociabilité non écrite, forcément indirecte, entre Saint-Louis et New York, nous échappe.

 On s’attendrait, d’autant plus qu’il sont l’un et l’autre mécaniciens ferroviaires, à ce que Witzig fasse entrer Marche chez Palm comme il a fait pour Soufflot qui, lui, ne l’était pas, mais lorsque paraît l’annuaire qui les fait voisiner, Marche vient d’acquérir du domaine public américain, le 10 juin 1857, cent-vingt acres, soit environ 48,5 hectares de terres de colonisation, au beau milieu du Missouri, dans le comté d’Osage, canton de Crawford, à cent-cinquante kilomètres à l’ouest de Saint-Louis, et une trentaine de kilomètres à l’Est de Jefferson City. Le comté d’Osage, au recensement de l’année précédente, comptait 6 493 habitants, chiffre stable par rapport à l’édition antérieure, dont 271 esclaves. Changement radical de vie pour Marche, donc, à 38 ans : grand saut de la loco à la charrue, du Paris révolutionnaire et du cosmopolitisme progressiste de New York à un État frontière de l’ouest où, dans les pages de l’annuaire déjà cité, un « mécanicien » voisine très normalement avec un « marchand d’esclaves » — un monsieur Lynch, ça ne s’invente pas ! — ou un autre s'occupant de « ventes de biens fonciers, d'esclaves, de bétail, de matériels, pièces d’occasions, etc. » Le Missouri a été, en 1821, le seul État accepté dans l’Union malgré sa pratique de l’esclavage, qui y frappe dix pour cent de la population ; cet esclavage dont la Révolution de 1848 a réitéré l’abolition en France.

 

Le prix d’achat de cette terre, nous ne le connaissons pas, ces données étant absentes des archives du Missouri, mais il pouvait aller de 1,25 $ l’acre (4 046,86 m2) pour les nouvelles mises sur le marché, à 12,5 cents l’acre pour les parcelles en vente sans avoir trouvé preneur depuis trente ans, soit une somme comprise entre 15 et 150 dollars pour ces 120 acres. Et nous savons que l’acquéreur les paye cash, l’achat à tempérament ayant été supprimé au 1er juillet 1820.

Marche, on l’a dit, ne s’est inscrit ni dans un des grands mouvements collectifs de colonisation agricole partis d’Europe, icariens ou néo-fouriéristes, ni dans la croisade du Kansas appelée depuis la Nouvelle Angleterre. Il participe pourtant, en s’installant comme fermier au Missouri à la mi-1857, d’un certain boom : un journal local qui, à la fin d’août, tire un bilan de l’activité récente dans les États et territoires de la frontière, écrit qu’en « Iowa, il ne reste plus une acre disponible ; que dans le Wisconsin et le Minnesota, les terres ont été retirées du marché dans l’attente des attributions qui en seront faites au chemin de fer ; et qu’au Kansas comme au Nebraska, on n’en est pas encore à la vente, seulement au squat de préemption. Durant les quatre derniers mois, les cessions de terres se sont essentiellement limitées au Missouri, et d’ici quelques mois, il ne restera plus dans l'État aucune terre disponible de quelque valeur. »

Le même jour que Marche en tout cas, on a vu se présenter au Bureau foncier public du 61, rue Walnut, quarante-huit personnes, dont neuf portant des noms supposément français, parmi lesquelles Pascal Decroix, pour 80 acres, Antoine Combe pour 120, Charles F. Boillot pour 200, etc.

 

Pascal Decroix avait été arrêté le 9 juin 1853 dans l’affaire dite du complot de l’Hippodrome, « attentat contre la vie de l’empereur et contre la sûreté du gouvernement ». Au terme des audiences, il avait demandé, si on le condamnait, à être banni avec sa femme, Marguerite Bobillot, qu’il avait épousé, le 11 mai 1839, à Paris, âgée de 42 ans ; ils n’avaient pas eu d’enfant.

La cour avait accédé à sa demande avec une peine de huit ans de bannissement, comme pour deux autres de ses co-inculpés. Le verdict rendu, le 16 novembre 1853, les condamnés comme d’ailleurs les acquittés étaient tous renvoyés, avec dix-neuf nouveaux prévenus, devant le tribunal de police correctionnelle pour « délit de société secrète », sous l’accusation d’avoir fondé ou été membre d’une société résultant de la fusion du Cordon sanitaire, de la Société des Écoles et de la Société des Deux-Cents. A quoi s’ajoutait, pour Decroix, Commes et Ruault, la « détention d’armes de guerre ». Tous avaient été déclarés coupables en janvier 1854, mais sans que des peines supplémentaires ne soient prononcés pour ceux qui étaient déjà condamnés dans l’affaire de l’Hippodrome.

Le couple Decroix avait dû arriver peu après aux États-Unis, dans la mesure où la demande de naturalisation du mari, pour laquelle une résidence d’un an dans le Missouri était nécessaire, avait été déposée à Saint Louis le 27 mars 1855.

 

La demande de naturalisation de Decroix, signée du demandeur

Alors que le mécanicien ferroviaire Jean-Jacques Witzig continue d’exercer et d’approfondir son métier — on le trouve souscripteur, en 1858, d’un ouvrage consacré devant L’alimentation des chaudières à charbon des locomotives des chemins de fer européens­ à paraître à New York — le recensement agricole de 1860 enregistre que Marche exploite dix acres de ses terres seulement et en laisse soixante-dix en jachère, (il a donc déjà revendu quarante des cent-vingt acres achetées trois ans plus tôt) ; qu’il possède un âne ou une mule, une vache laitière, six bœufs de trait et un bovin à viande ; qu’il élève quinze porcs et qu’il a récolté dans la saison qui s’achève au 1er juin, dix-huit boisseaux (soit 460 kg) de blé, et deux-cent-cinquante boisseaux (soit 6,35 tonnes) de maïs. L’administration chiffre la valeur de sa ferme à 500 $, plus 50 $ pour le matériel et 230 $ pour le bétail.

Un recensement spécifique montre qu’il n’est pas propriétaire d’esclaves. On en dénombre vingt-deux dans son canton de Crawford, qui possèdent quatre-vingts esclaves au total.

Et l’esclavagisme ne se borne évidemment pas à l’emploi d’une main d’œuvre agricole servile. Deux ou trois mois avant le recensement, la Revue de l’Ouest, publiait l’article suivant : « Samedi soir, une centaine de bandits et de polissons arrachèrent Sherman (époux d’une femme noire)  de sa demeure, le mirent à cheval sur une perche, portée par quelques-uns d’entre eux, et s’acheminèrent, fifre et tambour en tête, vers l’East St. Louis [le quartier Est de la ville, sur la rive gauche du Mississippi, de son vrai nom Illinoistown, le fleuve faisant frontière entre les deux États du Missouri et de l’Illinois] ; là on fit de copieuses libations en attendant le passage du bac, on fit remonter Sherman sur sa perche, on le transporta dans le bateau et on l’amena à Saint-Louis, où la bande se donna le plaisir de parader quelque temps sur la levée, avec sa victime. Enfin ces honnêtes défenseurs de la moralité publique consentirent à lâcher Sherman, en lui défendant de reparaître à Illinoistown, sous peine d’être jeté, les mains liées derrière le dos, dans un canot troué, et abandonné aux vagues du Mississipi. Voilà les infamies que la plupart des journaux de Saint-Louis racontent comme une chose toute simple et toute naturelle, ou plutôt comme un juste châtiment infligé à ce qu’ils appellent le péché d’amalgamation. »

 

Jean-Jacques Witzig, citoyen américain, a très certainement voté Abraham Lincoln aux élections du 7 novembre 1860, mais l’élection du champion du travail libre et de la libre colonisation ne va pas suffire à écarter à elle seule à écarter la menace de la guerre civile : le 20 décembre, la Caroline du Sud fait sécession. Et dans le périple d’une douzaine de jours qu’il entreprend avant son investiture, le nouveau président semble hésitant : le 12 février, par exemple, il déclare aux délégués des sociétés ouvrières allemandes qui l’accueillent à Cincinnati, qu’il « considère de [son] devoir d'attendre jusqu'au dernier moment que les difficultés actuelles de la nation se soient précisées avant de [s]'exprimer de façon définitive sur la voie [qu’il va] suivre. »

Sans attendre et dès la fin de janvier 1861, les unionistes, réunis au Washington Hall de Saint-Louis, décident que la protection de l’arsenal et des institutions fédérales présentes dans la ville nécessite une milice armée et, pour diriger celle-ci comme pour se coordonner avec les forces fédérales, désignent un Comité de sauvegarde de six membres. Ce sont naturellement des personnalités, Américains natifs, avocats ou riches hommes d’affaires, anciens maires de Saint-Louis pour deux d’entre eux, avec à leur tête Francis Preston, dit Frank, Blair, propriétaire du Missouri Democrat, ancien représentant au Congrès ; son frère dirige le service postal des États-Unis et est un proche de Lincoln. Un seul profil tranche dans cet aréopage de prééminents : Jean-Jacques Witzig, ni notable ni natif, maître mécanicien à l’Iron Mountain Railroad, Français naturalisé.

On a pu lire qu’il avait été choisi pour assurer la liaison, vitale, du Comité de sauvegarde avec « l’élément allemand ». Cela n’explique pourtant rien. Saint-Louis ne manquait pas d’Alsaciens du même âge, anciens icariens de plus ou moins fraîche date, comme lui germanophones et comme lui américains depuis bientôt dix ans ; ne serait-ce que Vogel, chargé du secrétariat et de l’imprimerie, et donc des publications nombreuses de la colonie, en particulier Der Communist, organe de la communauté de biens d’Icarie.

La ville manque encore moins de notables allemands, au premier rang desquels Heinrich Börnstein. Celui-ci est l’éditeur de l’Anzeiger des Westens, plus fort tirage de la presse du Missouri toutes langues confondues, le directeur de l’Opernhaus, l’une des meilleures scènes des États-Unis, et encore le président de la Société des Hommes libres et de ses œuvres éducatives et sociales. Son journal venait d’écrire, le 17 décembre 1860,« Les Allemands des États de l'Ouest, - auxquels le Missouri appartient - doivent être fermes sur la liberté et le droit et s'opposer dans toute la mesure de leurs forces à ce que cet État entre dans la confédération du Sud. »

 

La Confédération sécessionniste se crée le 4 février. Le Missouri reste officiellement neutre, mais la forte minorité irlandaise de Saint-Louis, par exemple, soutient très majoritairement les confédérés, auxquels est favorable également le gouverneur Jackson.

Börnstein est devenu la bête noire des nativistes xénophobes du Know Nothing qui, ayant exhumé une loi interdisant les représentations théâtrales durant le jour du Seigneur, lui envoient, le dimanche 14 avril, le nouveau chef de la police et quarante agents boucler l’Opernhaus. C’est signer l’arrêt de mort de sa salle : les Allemands habitant pour l’essentiel l’extrême nord et sud de la ville, il ne leur est pas possible de la fréquenter en semaine.

Les Wide Awakes, (les Vigilants), — autant dire les “wokistes“, comme on le voit le terme ne date pas d’hier — qui formaient le service d’ordre des réunions et défilés républicains étaient déjà ici comme dans de nombreuses autres villes des quarante-huitards, ou plutôt des achtundvierziger, majoritairement allemands ; ils vont maintenant s’armer. Le 22 avril, après le bombardement de Fort Sumter le 12 et la reddition de sa garnison unioniste le lendemain, première bataille de la Guerre civile et première victoire confédérée, quatre puis cinq régiments de volontaires se créent à l’arsenal de Saint-Louis, minuscule garnison de l’armée fédérale ; Frank Blair prend la tête du premier, tous les autres sont commandés par des Allemands : l’Heinrich Börnstein déjà nommé, Franz Sigel, ex ministre de la guerre du gouvernement provisoire révolutionnaire badois de 1848-49, le briquetier Nicolas Schüttner, de longtemps président du Chasseur noir, club de tir des faubourgs allemands du sud de la ville, Charles E. Salomon.

 

En mai 1861, Witzig signataire pour le Comité de sauvegarde d'une demande d'émission de bonds de la défense pour l'État du Missouri à l'American Banknote Co

Fin avril, le Comité de sauvegarde auquel participe Witzig est reconnu par le Secrétaire d’État à la guerre, Simon Cameron, et Lincoln invite le général Harneyà collaborer avec lui. Le 2nd Régiment du corps de réserve de l’armée fédérale se constitue à Saint-Louis le 7 mai sous le commandement du colonel Kallmann, et Jean-Jacques Witzig en est l’un des neuf capitaines. Le régiment compte 785 hommes, à 92% “allemands“ — la littérature américaine n'y distingue pas les Alsaciens.

Le bruit court bientôt que des canons et des mortiers ont été débarqués du steamer JC Swan et transportés au camp du peu sûr gouverneur Claiborne Fox Jackson, en vue d'une attaque contre l'arsenal de la ville que prendraient en tenaille des groupes venant du Nord et d’autres remontant le long de la voie ferrée de l’Iron Mountain Railroad. Le commandant de la garnison de l’arsenal en l’absence du général Harney, Nathaniel Lyon, en est informé par Witzig pour le Comité de sauvegarde. Désirant s’en assurer par lui-même, il demande à Witzig de lui servir de guide lors d’une reconnaissance qu’il fera déguisé en douairière, robe de bombazine et voilette couvrante, rencogné au fond d’une calèche, si l’on en croit La vallée du Mississippi dans la Guerre civile, publié en 1900 par John Fiske, qui disait en tenir le récit de la vieille madame Blair elle-même.

Convaincu que la menace est réelle, Lyon marche sur Camp Jackson le 10 mai, en force la reddition et en ramène à Saint-Louis 669 prisonniers. Des injures accueillent les hommes de Börnstein qui les escortent : « maudit Allemand », « saleté de mercenaire hessois » (les Hessois ont été durant la révolution américaine des auxiliaires de l’armée britannique) ; des jets de pierre accompagnent les invectives. Un coup de feu part, et le régiment riposte. S’ensuivent quelques jours d’émeute, les locaux du Missouri Democrat comme de l’Anzeiger des Westens sont attaqués ; des soldats de Börnstein, rentrés en permission et en civil, sont retrouvés et molestés jusque dans leur quartier. Deux d’entre eux manqueront ensuite à l’appel, sans doute battus à mort puis jetés dans le fleuve.

Mais, comme l’écrit Adam Goodheart dans 1861: The Civil War Awakening, « Concrètement, la petite troupe de révolutionnaires allemands a réussi à Saint-Louis ce qu’elle avait échoué à faire à Vienne et Heidelberg : renverser le gouvernement réactionnaire de l’État. »

 

C’en est fini, pour les unionistes, d’être sur la défensive. « Dès que la nouvelle de la prise de Camp Jackson parvint dans la ville, écrira le général Ulysses S. Grant dans ses Mémoires personnels d’U. S. Grant, la situation fut transformée. Les hommes de l’Union étaient maintenant crânes, pugnaces et même, pourrait-on dire, intolérants. Ils affichaient leurs convictions avec aplomb et ne supportaient plus que difficilement tout ce qui pouvait passer pour un manque de respect envers l'Union. »

Sans l’action de Blair et Lyon, ajoute-t-il, « Je n'ai pas le moindre doute que Saint-Louis serait tombé aux mains des rebelles, et avec lui l'arsenal et toutes ses armes et munitions. »

 

Le général Harney, de retour, passe pourtant un accord avec l’ancien gouverneur et commandant de la garde d’État du Missouri, Sterling Price, aux sentiments sudistes bien connus (il rejoindra d’ailleurs la Confédération l’année suivante) : il s’engage à ne pas intervenir contre ses milices pour peu qu’elles ne visent pas directement le gouvernement fédéral. Le Comité de sauvegarde, dont John J. Witzig, signe aussitôt, le 22 mai 1861, une lettre qui apporte à Washington la connaissance de ces petits arrangements. Parallèlement, C. L. Bernays s’en va remettre au gouvernement fédéral un rapport forcément bien informé de Börnstein — puisque ce sont les hommes de son régiment qui ont répondu au feu — sur les évènements ayant suivi Camp Jackson. L’Anzeiger du 23 mai écrit : « Mais de quoi les Allemands sont-ils coupables ? De ce que le Sud a déclaré la guerre aux États-Unis ? Que Claiborne Fox Jackson ait essayé d'enchaîner au Sud cetÉtat et cette ville, et ses soixante mille Allemands ? Non. Ils sont coupables d’avoir déjoué la trahison sournoise de Claiborne Fox Jackson. »

 

Dans son comté rural, à cent-cinquante kilomètres du Saint-Louis où Witzig est devenu un protagoniste politique influent, Charles Marche s’engage le 14 juin 1861 dans la compagnie D d’un bataillon de gardes territoriaux unionistes en formation. Le capitaine de celle-ci, Josias McKnight, est sonvoisin direct du district de Crawford : un natif du Tennessee, de quatre ans plus jeune mais déjà père de sept enfants, un fermier prospère dont la propriété vaut six fois celle de Marche. Leur mission : surveiller la ligne de chemin de fer du Pacifique et le télégraphe qui la borde ; patrouiller le long du Mississippi et empêcher les sécessionnistes de le traverser pour rejoindre les confédérés ; enfin, monter la garde à Jefferson City pendant la session de la Convention.

Charles Marche est bientôt rejoint à la compagnie D, (77 hommes), par ses voisins français : Antoine Combe, le 21 juin, et Pascal Decroix, le 29.

 

Le 25 juillet, quelques jours après la nouvelle de la défaite unioniste de Bull Run (Manassas), le commandant-en-chef pour l’Ouest nouvellement nommé, John C. Fremont, installe son Quartier Général à Saint-Louis. A ses côtés, un certain nombre d’Européens ayant connu l’expérience du feu dans les insurrections de 1848-49, comme Joseph Weydemeyer, ancien officier artilleur et topographe, que Marche avait pu croiser à New York dans la salle de la Montagne du 80 Leonard Street lors de réunions unitaires.

La majorité des comtés du Missouri est alors en état de quasi-insurrection et sa frontière sud a été franchie par les confédérés en plusieurs points. La chute de Saint-Louis après celle de Manassas donnerait aux sudistes un avantage pratiquement irréversible. Weydemeyer s’attelle à la poursuite des travaux de défense de la ville que Lyon avait entrepris, par la construction de dix forts.

Nathaniel Lyon et Franz Sigel, devenu son adjoint, ont poursuivi les confédérés jusque dans le sud-ouest du Missouri. Ayant dû se retrancher à Springfield, carrefour commercial de deux mille habitants, ils y réclament des renforts, mais Fremont juge plus opportun de renforcer son flanc oriental et en particulier le confluent stratégique des fleuves Mississippi et Ohio, 220 km au sud-est de Saint-Louis. C’est forcément là, à Cairo, que les confédérés attaqueront, juge-t-il, et il y envoie ce qu’il peut réunir de troupes, dont six compagnies du 2nd Régiment du corps de réserve de l’armée fédérale, où Witzig est capitaine. Lyon se voit demander de se replier mais, tout au contraire, prend l’initiative d’aller attaquer Sterling Price dix miles au sud de la ville, à Wilson’s Creek. Il y est tué le 10 août. Springfield, troisième ville de l’État du Missouri, tombe dans la foulée.

 

Le colonel Börnstein a été nommé par Lincoln consul américain à Brême. Il n’en reviendra qu’en 1864 pour participer à la campagne de réélection du Président, « à l’invitation de son ami Frank Blair », preuve qu’entre Blair et Börnstein, il n’y avait nul besoin du truchement de Witzig. C’est donc par son seul activisme, pour ses qualités propres d’agitateur et d’organisateur que le mécanicien ferroviaire d’Étampes avait été porté au Comité de sauvegarde de Saint-Louis dès sa création.

 

Les engagements des débuts de la guerre étaient de trois mois et Witzig est démobilisé le 16 août, mais le conflit ne va pas s’achever pour autant : mille deux cents batailles et accrochages vont avoir lieu au Missouri, sans aucune pause ; vingt-sept mille personnes, soit plus de 2 % de la population, y trouveront la mort. Le 30 août, Fremont décrète la loi martiale et l’émancipation des esclaves de tout propriétaire partisan des confédérés. Le président Lincoln annule cette décision douze jours plus tard et, de plus en plus sensible aux arguments des conservateurs, démet Fremont de son commandement le 2 novembre. Weydemeyer est promu lieutenant-colonel des compagnies F et S du 2e Régiment de volontaires d’artillerie, qui va combattre dans le sud de l’État.

 

Witzig, rendu à la vie civile, n’en reste pas moins impliqué dans les affaires militaires. Au hasard de discussions avec des soldats, à Iron Mountain, terminus de la ligne de chemin de fer où il travaille, il pense avoir découvert une escroquerie aux fournitures portant sur leurs chaussures et leurs couvertures. Il s’en ouvre à Oliver D. Filley, l’ancien maire, son collègue du Comité de sauvegarde. Les deux hommes sont appelés à témoigner les 17 et 18 octobre 1861 devant le comité que la Chambre des Représentants a nommé pour enquêter sur les contrats passés par le gouvernement. A la suite de quoi, on propose à Witzig de prendre en charge lui-même les problèmes qu’il a dénoncés en devenant quartier-maître fourrier du 2nd régiment d’artillerie du Missouri en train de se former.

Marche, démobilisé de la garde territoriale comme Combe et Decroix le 5 octobre, n’attend pas un mois pour aller se réengager, dans l’armée régulière cette fois, et pour trois ans. On est pourtant en plein dans la période de récolte du maïs, sa principale production, et il laisse à la ferme sa femme et leurs enfants dont les aînés Charles jr et Louise n’ont encore que 16 et 14 ans. Y est-il poussé par la nécessité économique ? Certes, le Congrès vient de voter l’octroi d’une prime de 100 $, plutôt mal nommée « prime d’engagement » puisqu’elle ne sera versée en fait qu’au terme de celui-ci. Sinon, la solde du Deuxième classe est de 13 $ le mois, payée là où se trouve le soldat à ce moment-là, ce qui rend plutôt compliqué d’en envoyer une partie chez soi. Si on cherche un taux d’équivalence dans les comptes publiés régulièrement par les Icariens qui, en 1858, estimaient le dollar à 5 francs 25, ça porte la solde mensuelle — qui n’est versée au mieux que tous les deux mois et qui le sera au pire avec quatre mois de retard, mais Marche ne peut pas le savoir d’avance — à 68,25 francs. Mécanicien aux chemins de fer du nord à 4 francs par jour en 1848, il gagnait presque moitié plus.

Toujours est-il que le 1er novembre 1861, à Pacific, comté de Saint-Louis, Marche est incorporé au 26e Régiment de volontaires d’infanterie, dans la compagnie F montée par un ancien dentiste, Benjamin Devor Dean, qui en devient le capitaine. A bientôt 43 ans, Marche s’y enrôle à un poste non combattant, dans le transport du matériel, comme « roulier auxiliaire ». La moyenne d’âge est de 26 ans pour les 972 hommes du régiment. Ils n’y sont que vingt-cinq Français pour soixante-six Irlandais, trente-cinq Prussiens et cent-vingt-deux autres Allemands. Et l’on a enfin, grâce à l’armée américaine, une description de Marche plus précise que celle de Lamartine, Garnier-Pagès ou Louis Blanc : « 1,72 m, teint clair, yeux noisette, cheveux châtains » ; « mécanicien dans le civil » — on notera qu’il ne se définit pas comme fermier.

Le 26ème régiment reste engagé d’abord dans l’État du Missouri où les escarmouches de guérilla sont incessantes, avant d’être dirigé le long du Mississippi pour forcer les fortifications qui barrent le fleuve et empêchent sa descente. Pendant que le 26ème force à New Madrid la boucle presque fermée qu’y forme le Mississippi, Sigel, qui partage maintenant avec Samuel Ryan Curtis le commandement d’une armée au nord-ouest de l’Arkansas, prend sa revanche sur la défaite de Wilson’s Creek. Cette victoire, à Pea Ridge, le 7 mars 1862, mène sa popularité déjà très forte du côté de l’adoration. « I fights mit Sigel » — « Je combats avec Sigel », mais baragouiné avec un mot d’allemand pour deux d’anglais — devient le cri de guerre des Allemands qui montent au front, qu’importe le nom véritable de qui les commande. Les Américains natifs eux-mêmes utilisent désormais cette expression, et toute invitation à trinquer se fait en référence à Sigel et en anglais mâtiné d’allemand : « You fights mit Sigel ? den you trinks mit me. »

 

La guerre de Sécession a aussi pour effet de transposer l’abolitionnisme du domaine des grands principes à l’utilitarisme concret du terrain militaire. Les esclaves, qu’ils soient employés aux travaux de défense (constructions de barricades, de tranchées, etc.), dans l’agriculture vivrière qui a largement remplacé celle du coton pour assurer la subsistance des troupes comme de la population, ou qu’ils rendent possible un enrôlement massif, jusqu’au moindre des petits fermiers blancs chez lesquels les gros propriétaires envoient de leurs « nègres » pour les remplacer, participent à l’effort de guerre du Sud. Du coup, émanciper c’est affaiblir l’ennemi. La règle est donc simple : derrière la ligne bleue des tuniques de l’Union, tout esclave, qu’il s’y soit réfugié ou qu’il s’y trouve englobé par l’avancée nordiste, est considéré comme prisonnier de guerre, ou encore « contrebande de guerre ». Il est de ce fait émancipé par « confiscation », et définitivement. La Seconde loi de confiscation promulguée par le Congrès fédéral en juillet 1862 officialise cette pratique — Fremont avait donc eu raison un an trop tôt mais surtout le tort de l’avoir étendue au Missouri alors qu’elle ne concerne dans la loi fédérale que les États du Sud. Une Proclamation du président des États-Unis la renforcera encore le 24 septembre.

Curtis, qui après Pea Ridge a mené « l’armée du sud-ouest », qu’il commande avec Sigel, vers le nord-est de l’Arkansas où il a enlevé la ville d’Helena, sur le Mississippi, en aval de Memphis, a commencé lui aussi, sans attendre la loi, à procéder à cette émancipation à une échelle de masse – certains historiens parlent de trois mille libérations — et à distribuer sur son parcours les certificats d’affranchissement. Puis il a été nommé, en septembre, commandant de la région militaire du Missouri, où les possesseurs d’esclaves loyaux envers le gouvernement fédéral, sont censés voir leur propriété servile protégée par la loi.

En novembre, des soldats du 4e Régiment de volontaires d’infanterie, qui gardent l’extrémité sud d’un pont sur le Missouri, dans la petite ville d’Hermann — on est ici dans le comté de Gasconade, voisin immédiat de celui d’Osage où Marche a sa ferme — voient arriver depuis Loutre Island, sur la rive d’en face, un petit groupe d’esclaves. Ils ont quitté trois fermiers qu’ils disent sympathisants de la Confédération, dont l’un, propriétaire de vingt-six esclaves, a même fait quelques jours de détention pour avoir cherché à éviter l’enrôlement dans la milice unioniste. Les évadés ont choisi ce point de passage parce qu’ils savent que le 4e Régiment compte de nombreux Allemands, comme le comté de Gasconade.

Le capitaine de la troupe leur déclare que, bien sûr, ils sont libres dès cet instant mais que dans la mesure où il manque de rations militaires et n’a pas de travail à leur donner, il leur faudra se débrouiller pour en trouver ailleurs dans le comté.

Le 19 novembre, les trois propriétaires d’esclaves — un second en possédait neuf, le troisième on ne sait pas — viennent réclamer leur bien à un juge de paix, qui les déboute. Après six jours de patientes recherches, ils dénichent un autre magistrat qui leur donne gain de cause et fait mettre en prison quatre de leurs esclaves retrouvés. Pendant que le Missouri Democrat de Blair titre sur « L’Évasion de Loutre Island » et l’arrestation des fugitifs, le Westlische Post (Le Courrier de l’Ouest) — journal d’un quarante-huitard allemand, condamné à dix ans dans son pays d’origine et ancien éditeur de l’Anzeiger de Börnstein avant que les deux hommes ne se brouillent — se fait l’écho des « Allemands libres de Hermann » qui n’entendent pas que leur comté se transforme en « terrain de chasse à l’esclave. »

La population allemande de Gasconade, rassemblée autour de la prison, fait d’ailleurs savoir au même journal que les captifs seront libérés le lendemain « par la voie légale ou, à défaut, par l’assaut donné à la prison. »

Sollicité par un activiste du comté, qui lui rapporte que l’on ne peut laisser de telles affaires aux décisions contradictoires de juges locaux, le général Curtis décide qu’elles seront désormais confiées à la prévôté militaire et nomme un prévôt qui, quelques minutes avant 9 heures du soir et l’expiration de l’ultimatum fixé par la population en colère, fait remettre en liberté les quatre esclaves affranchis.

Curtis publie ensuite, le 24 décembre 1862, ses Instructions générales n° 35 à tous les prévôts de la Région militaire du Missouri, leur enjoignant de « protéger la liberté et les personnes de tous les “prisonniers de guerre” ou esclaves émancipés contre ceux qui voudraient s’en prendre à eux d’une manière quelconque », de placer en détention les anciens propriétaires abusifs comme contrevenant à la loi militaire, enfin de fournir des « certificats d’émancipation », si l’on peut appeler comme cela des certificats de confiscation de contrebande de guerre, attestant de la qualité de « prises de guerre » desdites personnes, et leur protection à ce titre par tout représentant de l’autorité légale.

Surtout, il enjoint aux prévôts d’accepter comme valides des témoignages d’esclaves. Le nom et l’adresse du ou des témoins garants de la qualité de « prise de guerre » au titre de la proclamation présidentielle du 24 septembre 1861, figureront sur le certificat ou lui seront annexés.

 

Le 26ème Régiment où sert Marche, a combattu à Iuka, non loin du fleuve Tennessee (près de quinze cents morts et blessés, dont Dean, le capitaine de la compagnie F, touché à trois reprises), puis à Corinth, à la frontière des États du Mississippi et du Tennessee, sans que Marche ne quitte le roulage ni ne monte en ligne. « Nous n’avons jamais essayé de le faire servir dans le rang parce qu’il s’était engagé comme roulier et rien d’autre », dira son nouveau capitaine, William L. Wheeler, remplaçant Dean.

Depuis le 17 janvier 1863, le 26ème régiment cantonne à Memphis, Tennessee, où Marche, détaché de sa compagnie, se trouve affecté comme cuistot à l’hôpital de la 3ème brigade, 7ème division, 17ème corps d’armée. Le 1er mars, il demande une permission d’une journée et on ne l’y revoit plus.

 

Witzig n’a tenu dans son grade de quartier-maître fourrier qu’un petit mois et demi avant d’en démissionner. On le retrouve pétitionnaire dans « un groupe de citoyens de Saint Louis » (en gros le Comité de sauvegarde moins Blair, mais plus quelques autres), qui le 1er mai 1863,  dénonce auprès du président Lincoln les agissements des « révolutionnaires » du Missouri et de Curtis qu’ils estiment en être le chef :

La pétition du 1er mai 1863


 « Les “révolutionnaires“, comme ils se nomment eux-mêmes fièrement, dont la théorie et la pratique rejettent tout principe de droit et d'ordre social, et dont le but avoué est l'abolition immédiate de l'esclavage, quels que soient les droits constitutionnels de nos citoyens, sont assistés dans leurs opérations par le commandant du département militaire du Missouri ».

Le général Samuel R. Curtis, assurent-ils, par ses Instructions générales du 24 décembre 1862, « autorise ses officiers à juger du “statut“ du nègre non en vertu des dispositions légales en vigueur mais par ce qu'il appelle les témoignages disponibles, et donc à recevoir des affirmations comme une preuve recevable de leur droit à la liberté ».

Le texte poursuit ainsi : « Les esclaves sont incités non seulement à quitter leurs maîtres, mais à emmener avec eux chevaux, mules et autres biens à leur gré. Cette politique est également préjudiciable à l'esclave et au maître, elle trouve des encouragements continus de la part de ce parti, de notre commandement général et de la presse qui parle en leur nom. (…) “Nous sommes la Révolution“ n'y est pas seulement leur principe affiché, mais l’esprit et la base mêmes de leur action. Et à moins qu’on n’y mette promptement un coup d’arrêt, l'histoire des Révolutions précédentes se reproduira bientôt parmi nous » sous sa forme « sanglante ».

Les conservateurs du Missouri, qui ont déjà eu la peau de Fremont, obtiennent bientôt celle de Curtis que Lincoln, trois semaines après avoir reçu la pétition, écarte le 24 mai au bénéfice de John M. Schofield.

 

Signature autographe de JJ Witzig aux côtés de celles d'autres membres du Comité de sauvegarde : John How, O.D. Filley, S. T. Glover, Jas. O. Broadhead, etc.

Dans la même veine et trois semaines plus tard, le nouveau gouverneur du Missouri, Hamilton R. Gamble, nommé à titre provisoire après révocation de Clairborne F. Jackson, réunit au Capitole de Jefferson City une Convention de l’État censée adopter une loi sur l’émancipation. Cette Ordonnance sur l’Émancipation, prise le 1er juillet, repousse finalement l’abolition de l’esclavage au 4 juillet 1870. Jusqu’à cette date, les esclaves demeureront sous le contrôle, et soumis à l’autorité, de leurs anciens maîtres en tant que domestiques. Au-delà du 4 juillet 1870, les ex-esclaves âgés de plus de 40 ans y continueront de servir pour le restant de leurs jours ; ceux âgés alors de moins de 12 ans jusqu’à leurs 23 ans ; tous les autres jusqu’au 4 juillet 1876.

 

A l’automne, les « Unionistes radicaux du Missouri », véritable étiquette qu’ils se donnent, réagissent à l’action des « conservateurs » : ils tiennent des réunions dans tous les comtés, dont cinquante-sept enverront finalement à Jefferson City soixante-dix délégués représentant ainsi plus des trois-quarts de la population. C’est à les en croire, un rassemblement de masse comme cet État n’en a jamais connu. Le délégué choisi par le comté d’Osage est John G. McKnight, frère du voisin qui a été le capitaine de Marche dans la garde territoriale. Marche a-t-il participé à sa désignation et aux débats du comté ? Avait-il, après sa désertion, retrouvé sa ferme et sa famille ?

« Les Radicaux, affirme leur pétition adoptée le 30 septembre, considèrent que l’institution de l’esclavage est la cause unique et la raison même de la rébellion, et convaincus au plus profond d’eux-mêmes que cette institution est totalement incompatible avec la sauvegarde du pays, ils ont dûment décidé de s’en faire l’adversaire.

Ils réclament sa suppression immédiate de l’État du Missouri non seulement pour leur propre bien mais comme contribution au bien de l’Union, comme étape de son éradication complète et définitive du sol américain. Ils s’opposent à son abolition graduelle. »

Faisant référence à la proclamation du président Lincoln du 1er janvier 1863, émancipant tout esclave vivant dans une zone rebelle, et déclarant cette émancipation irréversible, ils continuent ainsi : « Si vous, M. le président, avez pensé que votre devoir envers le pays pouvait vous conduire à libérer sur l’heure les esclaves des territoires rebelles, nous ne voyons aucune raison au monde pour que le peuple du Missouri ne puisse, mû par le même sens du devoir, extirper aussi immédiatement de son sein l’institution traîtresse et parricide. Les Radicaux du Missouri souhaitent et demandent dans ce but l’élection d’une nouvelle convention. »

Leur pétition affirme que les radicaux sont en danger de mort dans l’État ; elle rappelle que le nouveau chef de la région militaire, le général Schofield, fidèle exécutant de la politique esclavagiste des conservateurs, a aussitôt édicté un commandement qui restreint la liberté d’expression et la liberté de la presse ; elle demande son remplacement par le général Benjamin F. Butler.

Les soixante-dix signataires se mettent en route pour Washington, où ilsconfèrent plusieurs heures avec le président à la remise de leur texte. Le secrétaire du comité, Chas D. Drake, attend ensuite dans la capitale, jusqu’au 10 octobre, une réponse qui ne vient pas. Rentré avant lui dans son comté d’Osage, J. G. McKnight fait ce compte-rendu optimiste à ses délégants : « Les gars, nous avons vu le Père Abraham et il a prêté l’oreille à notre plainte. » Tous les présents crient victoire, se congratulent. Marche avec eux ?

La décision présidentielle parvient finalement à Saint-Louis le 19 octobre. Elle peut se résumer par l’expression alors en vogue : « labourer autour de la souche ». Autant dire contourner l’obstacle, ne pas s’attaquer à la racine des choses, laisser en l’état.

 

Arrivé au terme de son engagement dans le Second régiment de volontaires d’artillerie le 21 septembre 1863, Weydemeyer, qui s’exprimait déjà dans les deux journaux germano-américains progressistes de Saint-Louis, la Westlische Post et la Neue Zeit (Les Temps nouveaux), — ce dernier lancé en 1862 par George Hillgärtner quand l’Anzeiger des Westens de Börenstein s’était mis au service de la campagne de Blair contre les Républicains progressistes du Missouri — peut entrer au comité éditorial de la Neue Zeit, organe « de l’émancipation générale, du bien-être et de l’éducation du peuple. »

 

C’est à Saint-Louis en tout cas, et non dans son comté d’Osage, que Marche est arrêté le 22 janvier 1864 alors qu’il se rendait, dira-t-il, à la prévôté militaire pour y avoir des nouvelles de son régiment. Dans la capitale économique de l’État, Jean-Jacques Witzig est devenu l’un des neufs inspecteurs généraux du service fédéral de la navigation à vapeur, en l’occurrence celui du quatrième district du Mississippi, basé à Saint-Louis. C’est une fonction fédérale, exigeant nomination par le président de la République, dotée d’un salaire de 1 500 dollars auxquels s’ajoutent les frais de déplacement, avec cette prérogative, à compter du 10 mai 1864, de pouvoir exempter de service militaire les capitaines, pilotes, mécanos, matelots et employés des steamers.  

La prévôté rapatrie Marche au 26ème, alors occupé à la garde de la voie ferrée de Géorgie et d’Atlanta. Il lui en coûte 30 $ de frais de transport avant de se voir déféré devant la cour martiale de Huntsville, Alabama, le 30 mars. Marche choisit de se défendre seul, et il plaide non coupable : « J’attendais, à l’hôpital, qu’on m’accorde la permission que j’avais demandée ; ma compagnie a fait mouvement pendant ce temps-là, je n’ai pas réussi à la rejoindre. (…) J’ai été blessé en 1839 dans l’armée française et, à cause de cette blessure, exempté ensuite de la conscription. Si je ne me suis engagé que comme roulier, c’est du fait de cette blessure. »

C’est le seul verbatim de Charles Marche que nous possédions, encore que sa parole soit peut-être ici filtrée et résumée par le greffe d’une justice pressée. Elle semble correspondre du coup au laconisme que relevait Hippolyte Carnotà propos de Marche, qu’il avait rencontré les 25 février et 15 mai 1848. Cette parole n’est malheureusement ici que factuelle, sans rien ni de politique ni d’intime.

La cour martiale déclare Marche coupable, le condamne à rembourser toute solde et indemnité éventuellement perçues durant la quasi-année de son absence, et à une peine de trois mois de travaux forcés dans une prison militaire, qui sera celle de Nashville, Tennessee.

 

Marche est en prison quand les Radicaux du Missouri, avant-garde des Républicains radicaux de l’Union, déçus par la voie qu’emprunte l’administration Lincoln, décident de réunir à Cleveland le 30 mai 1864, soit avant que la Convention nationale républicaine ne se tienne à Baltimore, une Convention nationale populaire. Ils y désignent John C. Fremont comme leur candidat aux présidentielles à venir.

Weydemeyer, qui s’était mis au service de Fremont dès la nomination de celui-ci au commandement en chef de l’Ouest, trois ans plus tôt, fait maintenant tous ses efforts pour que la désunion dans les présidentielles reste sans conséquence au niveau de l’État du Missouri et que partisans de Fremont comme de Lincoln y votent pour la liste radicale, c’est-à-dire pour Fletcher, le candidat au poste de gouverneur qu’elle présente. La Neue Zeitéditorialise sans relâche sur ce thème et, début juillet, le Missouri Democrat l’y rejoint.

Sur ces entrefaites, Price envahit le Missouri, menaçant Saint-Louis. Le 3 septembre 1864, Weydemeyer se réengage au 41ème Régiment de volontaires d’infanterie, chargé de la défense de la ville ; il y a rang de colonel. Le 22 septembre, Fremont retire sa candidature pour préserver l’unité du Parti républicain.

L’avancée de Price sur Saint-Louis est stoppée le lendemain à Pilot Knob, dans les montagnes métallifères, terminus du chemin de fer de l’Iron Mountain, où avait travaillé Witzig. Le général confédéré perd dans ces « Thermopyles de l’Iron County » dix pour cent des douze mille cavaliers qu’il a lancés dans son raid.

 

C’est le moment où le français Auguste Laugel, jeune polytechnicien et ingénieur des Mines (il est né en 1830), après Boston, Detroit et Chicago, arrive à Saint-Louis par le haut Mississippi (Les États-Unis pendant la guerre (1861-1865), Paris, 1866.) « La ville, au premier abord, me parut triste et sale. Les maisons de brique qui avoisinent le fleuve sont toutes délabrées. Saint-Louis a déjà, dans quelques parties, l'air d'une vieille ville, bien qu'elle soit entièrement moderne. » De cette sénescence précoce, il rend responsable l’esclavage qui « en a écarté l'esprit d'entreprise, l'émigration, le génie industriel. » « Avec les avantages naturels que possède Saint-Louis, maîtresse du plus grand fleuve de l'Amérique du Nord, cette ville aurait fait des progrès bien plus rapides, si elle n'eût été soumise aux énervantes influences de l'esclavage. » Ainsi, malgré les riches gisements dont elle dispose, à Iron Mountain, à Pilot Knob, d’un minerai de qualité égale à ceux de Suède ou de Norvège, « peut-on comparer les forges et les usines à fer du Missouri à celles de la Pennsylvanie ? »

Malheureusement, « la population française de Saint-Louis a été de tout temps et reste encore aujourd'hui attachée à l'esclavage, aux anciennes traditions coloniales » qui font du « Saint Louis des Français » une ville « endormie, paresseuse ». « C'est, je dois le dire, pour un Français un spectacle douloureux que celui de cette population aimable, riche, estimable, mais, par sa propre faute, presque absolument privée d'influence. Tandis que tout marche autour d'elle, elle reste et veut rester stationnaire. Elle ne descend point dans l'arène politique et n'a pas encore fourni à la république un seul homme d’État. »

L’action civique de Marche, de Witzig, on le voit, se distingue donc en tout point des mœurs majoritaires de la communauté française. Tandis que Laugel oppose à cette dernière un « Saint-Louis des Allemands » tout autre, reconnaissant ceux-ci comme « les défenseurs les plus exaltés de l’Union, les ennemis les plus résolus de l’esclavage », « aussi américains, je dirais presque plus Américains que les Yankees. » Ce qui corrobore ce que l’on a montré jusqu’ici.

 

Le 17 décembre 1864, dans les trois principaux quotidiens de Saint-Louis, une centaine d’ouvriers imprimeurs se mettent en grève contre leurs employeurs, qui veulent leur imposer une diminution de 1,05 $ de leur salaire journalier. Les grévistes expliquent leur mouvement dans un quatre pages intitulé Daily Saint-Louis Press, qu’ils transforment en un quotidien paraissant six jours sur sept et diffusé à vingt mille exemplaires dès la deuxième semaine. Weydemeyer y publie de larges extraits de l’Adresse inaugurale de l’Association internationale des Travailleurs, que Marx lui a envoyée à la fin de novembre, accompagnés d’une introduction regrettant que le manque d’espace en empêche la publication intégrale. Ce sont ainsi les lecteurs du Daily Saint-Louis Press qui les premiers en Amérique sauront que « La conquête du pouvoir politique est devenue le premier devoir de la classe ouvrière. »

 

Pendant que le Missouri subissait le raid de Price, Marche, sorti de prison, et le 26ème régiment participaient à la campagne d’Atlanta de l’été et de l’automne puis, à compter du 15 novembre, à la « Marche vers la mer » du général Sherman. Soixante mille soldats avalaient quatre cent soixante kilomètres de route avant d’assiéger Savannah entre le 10 et le 20 décembre 1864. C’est là que Marche, la veille, à Millers Station précisément et sans que sa désertion ne lui porte préjudice, est « honorablement démobilisé ». Son régiment aura vu 12 % de ses hommes tués ou mortellement blessés au combat et, en y ajoutant les morts de maladie ou accidentelles, aura eu 30 % de pertes.

Les prisonniers de la Guerre civile rentrent peu à peu. Le 27 avril 1865, près de deux mille unionistes libérés remontent le Mississippi sur le Sultana, un vapeur flanqué de roues à aubes latérales quand, à deux heures du matin, ses chaudières explosent. Le bateau est alors à sept miles au nord de Memphis. Plus de la moitié des passagers périssent dans l’incendie qui se déclare, ou se noient dans l’eau glacée du fleuve. C’est la pire catastrophe navale de l’histoire des États-Unis.

 

L'enquête sur les causes de l’accident entre dans les attributions de l’inspecteur général Witzig, qui en attribue l’origine à une réparation défectueuse des chaudières, et la responsabilité légale au chef mécanicien du bord qui, en ne s’opposant pas au départ du navire, l’a endossée. Witzig consigne cela dans son rapport puis en témoigne devant une cour martiale le 17 janvier 1866 et les jours suivants. La licence du chef mécanicien, Nathan Wintringer, lui est retirée.

Le mis en cause envoie alors une lettre au Missouri Democrat, dont on s’étonne qu’elle soit publiée tant elle est injurieuse, mais le journal qu’on a connu comme celui de Frank Blair, collègue de Witzig au Comité de Sauvegarde, est maintenant sur la ligne de Radicaux qui lui sont hostiles — Blair vient d’ailleurs de quitter le Parti républicain pour le Parti démocrate. Wintringer dépeint dans sa lettre un Witzig ivre de bière la moitié du temps, dont l’ivrognerie l’aurait même fait passer par-dessus bord lors d’un voyage vers Memphis et manqué de peu de le noyer. Il demande que l’accident soit réexaminé par les deux inspecteurs ordinaires du bureau de Saint-Louis et assure qu’il se soumettra à leur verdict, quel qu’il soit.

Les inspecteurs locaux exonèrent bientôt Wintringer de toute faute, du fait qu’il n’était pas de quart au moment du drame, tandis qu’ils chargent le mécanicien en second, disparu dans le naufrage. Sa licence est rendue à Wintringer.

L’hostilité entre Witzig et ses subordonnés est-elle née là ? Existait-elle antérieurement et en a-t-elle seulement été aggravée ? Toujours est-il que dans son rapport au secrétariat fédéral des Finances pour l’année comptable se terminant au 30 septembre 1866, Witzig explique que son compte rendu ne peut être que lacunaire, les chiffres du bureau de Saint-Louis ne lui ayant pas été fournis. Il signale également qu’en infraction à la règle édictée en juillet par le bureau des inspecteurs superviseurs de Boston, les deux inspecteurs de Saint-Louis ont accordé des certificats de conformité à des vapeurs non équipés de la valve de sécurité verrouillable désormais requise.

Au final, c’est lui qui, au 18 janvier 1867, sera démis de ses fonctions pour « malfeasance in office », faute grave, ce que l’on ne sait que par la mention qui en est faite sur le décret de nomination de son successeur, sans connaitre pour autant les faits précis qui lui ont valu son licenciement.

 

L’annuaire de Saint-Louis pour 1868 réinscrit dans ses pages « Marche, Charles, Engineer [mécanicien], à l’arrière du n° 21 de la Troisième rue Sud ». Cette adresse, provisoire — elle va changer dès l’édition suivante pour demeurer stable ensuite — comme la réapparition dans le répertoire citadin, semblent indiquer que la famille Marche est de retour en ville pendant la période où se réactualise l’annuaire, soit vers la fin de 1867. Une parenthèse paysanne de dix ans, déjà interrompue par la guerre et le service aux armées, se clôt définitivement. Peut-être Marche vient-il saisir la chance d’une croissance industrielle qui, durant la « Reconstruction », aura été de plus de 75% entre 1865 et 1873, et voit Saint-Louis rivalisant avec Chicago pour le titre de capitale du chemin de fer. 

Obtention par Marche de la nationalité américaine. Malheureusement, ces certificats ne sont pas signés par le récipiendaire.

 

C’est finalement en ville et non à travers la colonisation agricole que Marche s’enracine aux États-Unis : le 25 août 1868, il obtient la nationalité américaine à titre militaire, le certificat mentionnant son « enrôlement dans l'armée » et sa « démobilisation honorable ». Il dépose en même temps une demande de naturalisation pour son fils aîné, Charles Victor Eugène. Son voisin Antoine Combe, rentré lui aussi à Saint-Louis où il tient maintenant pension de famille au 39 Walnut Street, en fait autant le 9 décembre. Pour la génération des pères, cette décision marque sans doute l’abandon de toute idée de retour en France, mais aussi, depuis le lointain exil, un dernier rejet de l’usurpateur du 2-Décembre : l’acte de naturalisation stipule que le bénéficiaire « refuse à jamais la moindre allégeance ou fidélité à quelque autre pouvoir, prince, état ou souverain que ce soit et, dans le cas présent, à l’empereur de France dont il est aujourd’hui le sujet. »

L’annuaire de l’année suivante montre que l’ancien mécano de la Chapelle, parti de sa ferme à cause des ravages de la guerre, par inaptitude agricole ou pour profiter du boom économique, et l’ancien mécano d’Étampes, licencié de son poste administratif important, ont tous deux repris le chemin de l’atelier. Charles Marche est finisher (finisseur) chez Collins & Holliday, fabricants de machines à vapeur et de chaudières fixes et mobiles, scies et moulins à vapeur, laminoirs et grenailleuses, etc. Jean-Jacques Witzig est patternmaker (concepteur) chez Jacob Felber, fabricant de machines à bois. Mais ils ne sont plus voisins : Witzig est toujours dans la Troisième rue Sud, mais maintenant au numéro 813 ; les Marche sont au 621 de la Cinquième rue Nord : Charles Jr, le fils aîné, y fabrique des fleurs artificielles à domicile, Eugène, le cadet, est chapelier chez Joseph Schiller and Co.

Le foyer compte un cinquième enfant, Marie, dont le recensement de juin 1870, qui lui donne « 4 ans », montre qu’elle est née juste au sortir de la Guerre civile, au second semestre de 1865 ou au premier de 1866. La mère et sa fille aînée font elles aussi des fleurs artificielles.

John J. Witzig, dernier de ses engagements civiques, contribuera comme assistant marshalà ce recensement-là, qui le montre, à 48 ans, pourvu d’un patrimoine mobilier de 500 $, toujours mécanicien, habitant du 4ème quartier avec sa femme, Eugénie (41 ans), et leurs enfants Léon (15 ans), Adèle (9 ans) et Julie (8 ans).

 

C’est au retour des Marche à Saint-Louis que des Français et francophones, anciens Icariens et quarante-huitards créaient, le 20 octobre 1868, l’Union républicaine de langue française (URLF). C’est à l’appel de Saint-Louis que New York répondait cinq mois plus tard par une puis deux sections, sans compter celle de Newark, avant de lancer un Bulletin pour « rallier en un faisceau », à l’échelle des États-Unis, tous les partisans de la République universelle et sociale sans exclusive.

La section de Saint-Louis se réunit maintenant tous les premiers dimanches de chaque mois à 15 heures, dans la salle des Druides, au coin sud-ouest de Park avenue et de la Septième rue. Elle y prépare depuis trois mois le vingt-deuxième anniversaire du 24 février 1848, que célèbreront avec elle l’association dite Camp Fremont, ou encore Poste français de la Grande Armée de la République, qui regroupe d’anciens combattants unionistes de la Guerre Civile, et le Club français. Huit cents personnes sont présentes ce jour-là. Se peut-il que Marche, que Witzig, n’y soient pas ?

 

— De l’autre côté de l’Atlantique, contrepoint saisissant aux tribulations américaines de Marche, on peut lire dans le « bulletin des travailleurs », la rubrique spécialisée de la Marseillaise d’Henri Rochefort, ce 23 février 1870, une demande d’emploi émanant de François Ramonnet, l’ami mécanicien-tourneur de chez Cavé que Marche était passé chercher à son domicile, le dimanche 16 avril 1848, pour la manifestation du Champ-de-Mars et la pétition à l’Hôtel de Ville. On constate au bas de l’annonce que Ramonnet, depuis leur compérage de 1848, durant ces vingt-deux ans donc, n’a jamais bougé, lui, du 19 rue de Jessaint, à La Chapelle, toujours son adresse. —

 

Presque autant de monde qu’en février pour l’anniversaire de la Deuxième, se retrouve en septembre en l’honneur de la nouvelle et Troisième République qui vient d’être proclamée. Et quelques-uns, partant rejoindre la « défense nationale » face aux Prussiens, transitent par Saint-Louis. Charles Sardou, par exemple, l’un des pionniers de Topeka, qui laisse sa ferme que le tout récent recensement estime à 22 000 $ pour déposer dès le 26 septembre, à New York, sa demande de passeport pour la France. Son témoin dans cette démarche est Pierre Alphonse Gerdy, bottier et marchand de cuir qui s’est occupé dès la déclaration de guerre et donc avant le retour de la République, d’organiser la solidarité avec le pays natal.

 

Dans les trois ans qui suivent le crash financier de 1873, la moitié des sociétés de chemin de fer font faillite. Les patrons des compagnies licencient le tiers de leurs ouvriers et baissent les salaires de ceux qui restent, tout en augmentant leur charge de travail et en ne les employant plus que de manière intermittente. A la mi-juillet 1877, les cheminots répondent à cette attaque sans précédent par une grève qui se répand dans le pays comme une traînée de poudre. Le samedi 21 juillet, elle touche East St. Louis, partie industrielle de l’agglomération mais commune séparée, sur l’autre rive du Mississippi, dans l’État frontalier de l’Illinois. East St. Louis rassemble sur son territoire le nœud ferroviaire, qui répartit en particulier le charbon des mines de l’Illinois, de nombreux parcs à bestiaux et les conserveries de viande qui vont avec, etc. Les cheminots qui entrent en grève décident de bloquer le trafic marchandises et de lui interdire l’unique pont sur le Mississippi qui, trois ans plus tôt, a permis le raccordement du chemin de fer transcontinental. Ils font rapidement débrayer toutes les entreprises de la ville, et c’est au comité de grève que le maire d’East St. Louis, John Bowman, quarante-huitard allemand, remet le soin de l’ordre public et de la sécurité des biens industriels occupés.

Otto Weydemeyer, le fils de Joseph (mort en 1866 du choléra), a créé l’année précédente avec des membres de feue la Ière Internationale et quelques autres petits groupes, le Workingmen’s Party of the US (WPUS), qui compte à Saint-Louis un millier de membres, à soixante pour cent allemands. Le dimanche 22, les grévistes d’East St. Louis, réunis en meeting à la gare de triage, voient arriver de l’autre côté du Mississippi quelque cinq cents membres du WPUS, la moitié du parti !, qui débarquent du ferry en chantant la Marseillaise. Monté sur le wagon plateforme qui sert de tribune, l’un des arrivants délivre aux grévistes ce message qui semble une reprise de l’Adresse inaugurale de l’AIT que Weydemeyer père publiait douze ans et demi plus tôt : « Messieurs, vu que vous avez le nombre, tout ce que vous avez à faire est de vous unir autour de cette seule idée que c’est le travailleur qui doit diriger le pays. Ce que fait l’homme lui appartient, et ce pays a été fait par les travailleurs. »

Les grévistes votent pour la restauration de leurs salaires au niveau de 1873.

 

Le lendemain soir, le WPUS réunit au marché Lucas de la Douzième rue, en plein cœur de Saint-Louis, quatre à cinq mille personnes. Une délégation de cinq membres, dont un afro-américain du nom de Wilson, y est désignée pour rencontrer le maire Henry Overstoltz, tout aussi allemand que son collègue de l’autre rive mais issu, lui, d’une famille patricienne de Cologne, et déjà établi à Saint-Louis antérieurement à 1848. Le porte-parole élu de cette délégation sera le dirigeant de la section anglaise du parti, un Danois du nom de Peter Lofgreen, diplômé de l’université de Copenhague, avocat. Né juste avant 1848, il est de la même génération qu’Otto Weydemeyer, né en 1849, ou que celui qui s’adresse en ce moment à la foule en allemand, Albert Currlin, secrétaire de la section germanique du WP, la plus nombreuse, qui est né, lui, en 1853 et arrivé aux États-Unis assez récemment.

On aurait aimé, à l’heure où une grève du chemin de fer embrase les États-Unis, pouvoir y situer l’ancien cheminot d’Étampes et l’ancien cheminot de la Chapelle. A défaut, leurs enfants, qui sont de cette génération des « héritiers intellectuels et politiques de Sigel et Weydemeyer », comme l’écrit Walter Johnson. On sait seulement que Jean-Jacques Witzig est décédé. On l’a trouvé une dernière fois dans l’annuaire de 1871, mécanicien, sans indication d’appartenance à une entreprise ; en 1875, il y était remplacé par sa veuve, Eugénie, couturière. Leur fils Léon, employé quatre ans plus tôt, étant alors encaisseur.

Charles Marche (depuis longtemps Marsh), toujours mécanicien, sans indication d’employeur, est enregistré par le même annuaire au 1008 de la Dixième rue Nord ; Eugène, le cadet, toujours chapelier, vit au domicile paternel, tandis que l’aîné, Charles Junior, semble s’être associé avec Edwin A. Anthony dans la société « E. A. Anthony & Co, confiseurs, vente en gros de noix, fruits, conserves et feux d’artifice » ; il en est détaché, à ce moment-là, dans l’État de New York.

 

Le 24 juillet, la grève est déjà quasi générale à Saint-Louis, les tonneliers, les garçons de journaux, les ouvriers du gaz, ont été les premiers à s’y joindre, avec les dockers et soutiers des vapeurs du Mississippi, quasi-tous africains-américains. À Lucas Market, le soir, le meeting compte déjà dix mille personnes quand mille cinq cents mouleurs et mécaniciens le rejoignent, fifre et tambour en tête, marchant à quatre de rang, barre de fer ou de bois à l’épaule pour certains. Un Comité de grève d’une cinquantaine de membres, où domine le WPUS, y fait adopter une résolution qui, le lendemain, sera distribuée par toute la ville en anglais et en allemand :

« Comme la condition d’un nombre immense de personnes réduites au chômage forcé, et les grandes souffrances pour faire face aux nécessités de la vie que provoque le monopole aux mains des capitalistes, l’assemblée appelle de façon pressante les classes ouvrières à une action rapide et, pour éviter l’effusion de sang ou la violence, à la grève générale de toutes les branches de l’industrie pour obtenir la journée de huit heures de travail : elle demande au législateur de promulguer immédiatement une loi des huit heures, assortie de sanctions sévères pour sa violation, ainsi que l’interdiction du travail des enfants de moins de 14 ans. La grève ne cessera qu’à la satisfaction de ces revendications. »

 

Quand un représentant des ouvriers des quais, un Africain-Américain, a demandé à la foule, la veille, « Serez-vous à nos côtés sans vous soucier de la couleur de peau ? », le meeting a répondu : « Nous le serons ! » Et le 25, effectivement, c’est Blancs et Noirs mêlés qui vont imposer aux capitaines des steamers une augmentation des salaires de 50%. Mais quand, dans l’après-midi, ce sont des Africains-Américains qui se retrouvent un moment en tête du cortège qui sillonne durant trois heures les rues de la ville, Currlin et d’autres membres de son parti s’inquiètent de l’éventuel effet de cette présence aux yeux des travailleurs blancs. Et alors que le Comité de grève représente maintenant la réalité du pouvoir à Saint-Louis — les grévistes, qui laissent circuler les trains de voyageurs, encaissent eux-mêmes le prix du billet ; c’est au Comité de grève que Belcher, le patron de la raffinerie sucrière du même nom, vient demander la permission de rouvrir pour 48 heures, de sorte que quelques tonnes de sucre en attente ne soient pas gâchées — il décide de suspendre toute manifestation de rue, défilés comme meetings, pour cacher, Currlin l’avouera plus tard, ces Noirs trop visibles.

Les quelque deux mille personnes qui se réunissent spontanément à Lucas Market le 26 au soir sont de ce fait livrées à elles-mêmes, et quand un Africain-Américain inconnu y tient une harangue passionnée, un membre du WPUS, l’Irlandais Henry Allen va dénoncer ce « discours incendiaire » à la police et en obtient la permission de procéder lui-même à l’arrestation de « l’agitateur »… qui aura fui avant son retour.

Les grévistes ne font donc plus quotidiennement l’épreuve de leur nombre ni de leur force. Le vendredi 27, à trois heures, cinquante policiers montés chargent sans relâche la petite foule en attente de consignes autour de Schuler’s Hall, le QG du Comité. Derrière les chevaux, deux lignes de police à pied, baïonnettes au canon, six cents membres d’une milice citoyenne armée par la municipalité et le patronat, des éléments de la Garde Nationale. Deux pièces d’artillerie sont disposées pour croiser leurs feux sur la façade, au coin de la Cinquième et de Biddle Street. L’assaut du bâtiment de trois étages est lancé, une vingtaine de personnes s’échappent par les toits, soixante-treize sont arrêtées : quarante-six Allemands, quatorze natifs, cinq Irlandais, un Français. C’en est fini de ce que la presse locale appelait la Commune de Saint-Louis, en référence à celle de Paris. On a eu là « la dernière image, que l’on saisit dans l’éclair du flash et qui s’éteint avec lui, de ce qu’était la promesse démocratique de l’ère de l'abolition », écrit encore Walter Johnson dans The Broken Heart of America: St. Louis and the Violent History of the United States.

 

Peut-être à la demande de Blanqui récemment libéré et qu’il héberge depuis le mois de juin 1879, le Dr Lacambre tente de rassembler des informations sur les vieux camarades dispersés. Le 19 août, lui parvient une lettre de Louis Meyer, qui fut pion en même temps que lui à la pension Chataing et comme lui membre de la Société des Saisons dès la fin des années 1830, quarante ans plus tôt. Une lettre que Maurice Dommanget résume ainsi : « Pour échapper à la répression, il [Marche] émigra en Amérique. Là-bas, non perdu de vue par les blanquistes, il était encore en 1879 à la tête d’un établissement agricole. »[1]

Ces renseignements sont sans doute arrivés jusqu’au 43 rue de Rivoli, cabinet du docteur, par les communards blanquistes, assez nombreux, réfugiés aux États-Unis postérieurement à la Semaine sanglante, après on ne sait combien et quels intermédiaires. Ils sont tout à fait erronés : à la date, Marche a quitté sa ferme depuis une douzaine d’années. S’il a toujours été « non perdu de vue par les blanquistes », c’était tout de même d’assez loin. Parmi ceux qui sûrement avaient été les mieux renseignés, sans être pour autant blanquistes, Caussidière est mort depuis dix ans et Jean-Jacques Witzig depuis cinq. Marche, lui, a toujours été empêché par son illettrisme d’entretenir une correspondance.

Dans ces conditions, que l’on ait encore de ses nouvelles — fussent-elles anciennes — alors qu’il avait mis un océan entre la France et lui un quart de siècle plus tôt, à quoi il avait rajouté quinze cents kilomètres de terre ferme jusqu’à un district encore innommé dans un Border-State du Midwest, manifeste que « cet intrépide et audacieux ouvrier qui, dans la journée du 25 février [1848, était] parvenu, par son énergique langage, à arracher, séance tenante, le fameux décret relatif à l'organisation du travail », comme on avait pu le lire dans la presse trois mois plus tard, n’était pas, en dépit de l’historien de Harvard, Donald Cope Mc Kay, « après cette unique apparition, retourné dans l’oubli ».

 

Au recensement de 1880, Charles Michel Marche, mécanicien, habite toujours la 13ème rue à Saint-Louis. Sa femme est décédée durant la décennie écoulée, il vit maintenant avec une veuve Irlandaise de 52 ans. Seule la petite Marie, 14 ans, écolière, vit encore au foyer.

En octobre 1889, Charles Marsh, comme est orthographié son nom depuis longtemps, quitte Saint Louis pour le Foyer national des combattants volontaires invalides de Leavenworth, sur la rive gauche du fleuve Missouri qui fait ici frontière avec le Kansas. Il y meurt de vieillesse le 23 mars 1893. Il est enterré au cimetière militaire de la ville.

 

 



[1] Maurice Dommanget, La Révolution de 1848 et le drapeau rouge (éd. Spartacus, mars 1948)

 

POUR EUX, ON EST DES COÛTS

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On crée, on produit, on bâtit, on soigne, on aide, on nourrit, on nettoie, on embellit… Mais non, pour eux, on est des coûts, rien d’autre. Des coûts à réduire. Alors ils nous réduisent, mais c’est nos vies qu’ils rognent, ils nous compressent mais c’est nos vies, ils nous diminuent les indemnités de licenciement, les indemnités de chômage, les pensions, l’accès aux soins, à l’éducation, les services publics.

ILS RESTAURENT L’INSÉCURITÉ SOCIALE, la peur du lendemain, l’angoisse de l’accident, de la maladie, de la vieillesse.

C’est LA RÉPUBLIQUE EN MARCHE ARRIÈRE, TOUTE !

Pour jargonner comme eux, C’EST LA START BACK NATION d’un Buzz l’éclair à l’envers : « Vers le capitalisme originel et en-deçà ! »

 

Macron a « un cap » : le 19ème siècle, Napoléon-le-petit. Dressé sur ses ergots, le Coq du CAC nous caquette son chant de mort :

« Vous-vous rendez pas compte, les coûts, mais même un smic d’ici, c’est les yeux de la tête, un pognon de dingue par rapport à là-bas où, comme au bon vieux temps de chez nous, c’est les enfants à la mine à 10 ans, les journées de 15 heures, zéro droit. La mondialisation, c’est un voyage dans l’espace-temps pour nos entrepreneurs, et vous n’avez aucun avantage comparatif. Alors encore un effort, il reste des crans à vos ceintures. Ne perdez pas une minute, leurs jets sont prêts à décoller. »

 

Macron, c’est le fossoyeur en chef, la grande pompe funèbre.

« Premiers de cordée » ? Comme dans la parabole des aveugles, oui, vous voyez le tableau de Brueghel ? Sauf que les premiers de Macron qui nous tirent à l’abîme, au dernier moment, ils ouvriront leur parachute, doré.

 


 

 

La seule chose qui ruisselle de ceux-là et de leur guide en chef, c’est le mépris.

Macron fait confiance aux sondages, il est, de tous les candidats, celui qui a dépensé le plus pour ça. Il sait donc à quel point la population est opposée à sa contre-réforme.

L’unité hostile de syndicats représentatifs, aussi légitimés par des élections professionnelles que lui par son score étriqué et par défaut, et qui drainent depuis trois mois des manifestants par millions, elle ne peut que lui sauter aux yeux. Et c’est parce que les députés eux-mêmes auraient rejeté sa loi, qu’il est passé par le 49.3.

 

On vivra de moins en moins bien, nos enfants moins bien que nous, nos petits et arrière-petits-enfants ne vivront peut-être pas du tout. Évidemment, il lui faut la force brute, la guerre de classe pour nous imposer pareil traitement. A Sainte-Soline, pour le profit de 12 exploitants, 200 blessés, 40 estropiés, deux personnes entre la vie et la mort. Une nouvelle boucherie après celle des gilets jaunes.

 

Il faut le raz-de-marée de la vie, le 1er Mai, pour stopper cette œuvre de mort et, d’ici-là, travailler à lever tous les obstacles qui pourraient en entraver le déferlement.

DU DRAPEAU ROUGE À LA TUNIQUE BLEUE - SUR LES TRACES DE CHARLES MARCHE...

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LE CONTEXTE HISTORIQUE. UN PARALLÈLE MARCHE / ALBERT

Février 1848, c’est la 1ère fois que des ouvriers apparaissent dans l’espace du pouvoir politique. L’un y est invité, l’autre pas.

Paris est couvert de barricades. Le roi Louis Philippe vient d’abdiquer. Dans les bureaux des journaux de l’opposition dynastique, le National, et de l’opposition républicaine, la Réforme, (5 000 abonnés à eux deux dont 60 % pour le National), une petite dizaine de députés — des députés élus par un corps électoral de moins de 250 000 personnes, c’est-à-dire 2,5 % de ce que serait (et sera deux mois plus tard) le corps électoral d’un suffrage universel masculin — ces députés et quelques journalistes, se cooptent en gouvernement provisoire ; une navette entre les deux journaux assure les ajustements de la liste. Louis Blanc en donne l’état présent depuis une fenêtre de la rue Jean-Jacques Rousseau, siège de la Réforme, et des voix qui montent de la cour suggèrent : Albert…, Albert... C’est le seul nom qui vienne d’en bas, au sens propre : la fenêtre d’où il parle est à l’étage. Louis Blanc ajoute le nom d’Albert, qu’il n’a jamais vu, et court vers la rue Le Peletier et le National. Voilà Albert ministre du gouvernement provisoire. Pas tout à fait ; les non-parlementaires, c’est aussi le cas de Louis Blanc, ne se voient attribuer d’abord qu’un titre de « secrétaire », et puis les portefeuilles n’ont pas été distribués.

L’arrivée de Charles Marcheà l’Hôtel de Ville, où s’est réuni ce gouvernement provisoire, le lendemain, est plus mouvementée : lui n’est pas invité, coopté, il s’invite ; il met le pied dans la porte, l’épaule, il entre de force :

« Nous venons demander à ceux qui se disent nommés par nous ce qu’ils veulent faire pour nous… et d’abord nous demandons pourquoi nous sommes forcés, pour arriver jusqu’à eux, de renverser des gens qui nous barrent le passage ? »

On cite ici le récit quasi contemporain des faits et pourtant resté inaperçu de la « grande Histoire », celui du témoin oculaire Félix Bouvier, qui montre chez Marche une conception très aiguë de la démocratie directe et des rapports représentants / représentés.

Le « nous » parce que Marche se veut porte-parole d’un groupe plus large même s’il est le seul à avoir pu rentrer.

Après quoi Marche leur dicte, je cite ici Marx dans Les Luttes de Classes en France, « le décret où le Gouvernement provisoire, à peine formé, s'engageait à assurer l'existence des travailleurs par le travail, à fournir du travail à tous les citoyens, etc. » Marche a donc là, très concrètement, une activité législative immédiate, il est le premier ouvrier, en France, à faire la loi.

Après, quand il s’agira de la mettre en œuvre et que soit créé pour ce faire un ministère du Travail, ou du Progrès, les deux appellations sont employées indifféremment, que Louis Blanc et Albert réclameront sous la pression restée constante du peuple en armes, menaçant de démissionner s’il ne l’est pas et si aucun portefeuille ne leur est donné, les vrais ministres bourgeois ne concèderont qu’une « commission », celle dite « du Luxembourg », sans pouvoirs et sans budget. Sous les stucs dorés et les velours cramoisis de l’ancienne chambre des Pairs, Albert, vice-président, ne sera que l’ombre portée de Louis Blanc, son président.

Toujours est-il que pour retrouver des ouvriers faisant la loi, il faudra attendre cent ans, en gros, et des ministres communistes dans les circonstances particulières de la Libération.

 

En février 1848, quel est le contexte, quand des ouvriers s’approchent du pouvoir politique ?

 

En 1830, le soulèvement populaire a mis fin à la Restauration par laquelle les deux frères de Louis XVI successivement, Louis XVIII puis Charles X, prétendaient effacer tout souvenir de la Première république. Et puis il y a eu « l’escamotage » : la classe dominante a sorti de son chapeau Louis Philippe, le fils de ce duc d’Orléans qui, député de la Convention, renommé Philippe Égalité, avait voté la mort du roi son cousin (avant d’être décapité à son tour en 1793). Louis Philippe est l’homme le plus riche de France — la branche cadette des Bourbons surpassait sa branche aînée, et tout lui avait été rendu à la Restauration — mais il s’est battu à Jemmapes dans les armées de la 1ère République et il ne sera plus que le roi non de France mais des Français ; à l’entendre, le roi du « juste milieu ». Sous cette monarchie maintenant constitutionnelle, le pouvoir politique est réservé à la frange supérieure de la bourgeoisie. Une illustration très saisissante en est fournie par le feuilletage des « annuaires du commerce, de l’industrie, de la magistrature et de l’administration », dits aussi « almanachs des 500 000 adresses ». On y trouve par ci par là, pas plus de 2, 3 fois par page, suivant un nom propre, “élect.“ ou “élig.“, abréviations d’électeur et d’éligible. Pour être l’un il faut avoir plus de 25 ans, pour l’autre plus de 30 ; les conditions d’âge sont celles de la charte constitutionnelle. Les autres, fixées par la loi ordinaire, donc susceptibles d’être abaissées ou relevées, sont une contribution fiscale sur le foncier, les portes et fenêtres, les patentes, etc. de 200 francs dans un cas (100 francs pour les membres notoires des professions libérales ou de la fonction publique), et de 500 francs pour l’éligibilité.

A ceux qui revendiquent une citoyenneté politique un peu plus large, le ministre Guizot répond en termes de classes — il s’exprime toujours en termes de classes, c’est lui qui écrivait dès 1828, vingt ans avant le Manifeste, que l’histoire de l’Europe moderne était celle de la lutte des classes — Guizot répond donc, en substance : votre, notre, classe a conquis ses droits sociaux et politiques, c’est fait, « passons à d’autres choses, ne poursuivez plus pour le moment la conquête des droits politiques… enrichissez-vous », et vous rejoindrez un corps électoral qui vous accueillera à bras ouverts sitôt que vous aurez dépassé le niveau contributif requis.

 

D’un côté la bourgeoisie s’enrichit, la bourgeoisie financière essentiellement, par les chemins de fer ; de l’autre se prépare la guerre de classe. Pour ce qui est des chemins de fer, 1843, l’année de l’enrichissez-vous, voit naître le projet de la première ligne internationale, celle du Nord qui, raccordée au réseau belge, ne sera pas seulement Paris-Lille et Valenciennes, mais Paris-Bruxelles et Paris-Cologne, avant un embranchement sur Calais et Dunkerque la reliant à Londres.

C’est l’État qui acquiert les terrains, construit ouvrages d’art et gares, et y pose les rails, avant de concéder l’ensemble à une compagnie qui y fera circuler ses trains, ici une société emmenée par Rothschild Frères. Heureuse adjudicataire à l’automne 1845, elle pourra passer à l’exploitation dès l’été 1846. Ce qui nous intéresse, Charles Marche étant dès lors ? — en 1848 assurément —, tourneur aux ateliers de La Chapelle de la Cie.

La guerre de classe se prépare en même temps en Algérie à grand renfort d’enfumades. 1844, la première, Cavaignac en est le boutefeu. L’année suivante, c’est au tour du colonel Pélissier : une tribu tout entière, un millier de personnes, femmes, enfants et vieillards asphyxiés. Pélissier s’est contenté d’appliquer la doctrine Bugeaud, gouverneur-général de l’Algérie – « enfumez-les comme des renards » - lequel Bugeaud justifie bien sûr l’action de son subordonné avant une promotion digne de ce haut fait.

Les voisins de la France s’inquiètent à l’idée d’une guerre qui les mettrait face à ce genre d’armée-là. Le Timesécrit « que l'Europe entière doit trembler de l'idée que la France entretient en Afrique cent mille hommes élevés à pareille école et capables d'actes de férocité comme celui que le colonel Pélissier a commis. »

La Démocratie pacifique, le journal des néo-fouriéristes dont Marche, pour certains historiens, a été le porte-parole le 25 février, s’inquiète, elle, d’un endurcissement à usage interne : « Nous avons entendu émettre une idée épouvantable : que l'on était bien aise d'inoculer à l'armée, par la guerre d'Afrique, des sentiments de cruauté et de férocité qui la séparassent complètement du reste de la nation et la rendissent plus propre aux services qu'on pourrait un jour avoir à lui demander à l'intérieur. »

Les républicains bourgeois pourront effectivement compter sur Cavaignac, précurseur de l’enfumade, en juin 1848.

 

L’élargissement du suffrage, qui a déjà été réclamé en 1834, 35, 40, l’est de nouveau à partir de l’été 1847 par le National et la Réforme. Les réunions politiques, interdites, prennent alors la forme de banquets. On n’y tient pas de discours, on y porte des toasts. Il y aura en gros 70 de ces tablées revendicatives qui ne demandent guère que de porter le corps électoral à 500 000 hommes, soit un simple doublement. Le banquet du 22 février est interdit. Le lendemain, Paris s’agite, Louis Philippe renvoie Guizot. Dans la soirée, bd des Capucines, l’armée tire tout à coup sur la foule, peut-être accidentellement. Paris s’embrase. Le roi nomme à la tête de l’armée de Paris, Bugeaud, qui le rassure : « Eussé-je devant moi cinquante mille femmes et enfants, je mitraillerais ». Mais il est trop tard. A l’aube du 24, le jour se lève sur plus de 1 500 barricades : 1 million 300 mille pavés s’entassent sur 4 000 arbres abattus, les services de la voirie, sans doute, les auront comptés après coup. Louis Philippe abdique en faveur de son fils. Le peuple force le Palais-Bourbon pour y empêcher une tentative de régence ; la composition du gouvernement provisoire concocté dans les bureaux du National et de la Réforme y est lue. Puis ce gouvernement va rencontrer son peuple, sa partie parisienne au moins, à l’Hôtel de Ville, où Lamartine se laisse arracher la proclamation d’une république provisoire, dans l’attente qu’elle soit ratifiée ensuite par des élections nationales.

 

Le lendemain 25 février, à la mi-journée, Charles Marche fait l’irruption que l’on sait :

« Nous venons demander à ceux qui se disent nommés par nous ce qu’ils veulent faire pour nous… et d’abord nous demandons pourquoi nous sommes forcés, pour arriver jusqu’à eux, de renverser des gens qui nous barrent le passage ? »

Parmi ceux qui sont là, se disant nommés par les ouvriers, ou faisant semblant de l’avoir été, figure donc Albert, mécanicien comme Marche mais, lui, révolutionnaire professionnel, c’est-à-dire ancien des sociétés secrètes — et l’on s’étonne que Louis Blanc ait fait comme s’il découvrait son existence, la veille, au siège de la Réforme— alors que Marche n’a pas un tel passé.

Albert ne vient pas à la rencontre de Marche. De même, lorsque son frère ouvrier va exiger le drapeau rouge et le droit au travail, c’est-à-dire poser la question sociale, le drapeau n’étant que la couleur de celle-ci et la garantie qu’elle sera prise à bras le corps, Albert ne seconde pas Marche ni ne renchérit ; il est parfaitement transparent dans les récits des témoins oculaires et des protagonistes. Des deux « représentants de la classe ouvrière au sein du gouvernement provisoire, Louis Blanc et Albert », c’est Marx qui les dit tels, seul le non-ouvrier, Louis Blanc, réagit en prêtant sa plume à la dictée de Marche.

Quelques jours plus tard, Louis Blanc et Albert se laisseront enfermer, non sans quelque protestation, dans « une commission d'étude, une commission sans budget, une commission sans autre pouvoir que la parole ! » (Les mots sont de Louis Blanc dans le plaidoyer qu’il rédige dès l’été 1848 depuis son exil londonien : Le Socialisme. Droit au travail[1]

"De chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins" 

Marx dira la même chose plus ironiquement « une synagogue socialiste dont les grands prêtres, Louis Blanc et Albert, avaient pour tâche de découvrir la terre promise, de proclamer le nouvel évangile et d'occuper le prolétariat parisien. A la différence de tout pouvoir d'État ordinaire, ils ne disposaient d'aucun budget, d'aucun pouvoir exécutif. C'est avec leur tête qu'ils devaient renverser les piliers de la société bourgeoise. » (Les luttes de classes en France.)

Un ministère de la parole pour un journaliste passe encore, mais pour un ouvrier dont le maniement du verbe est moins encore alors qu’aujourd’hui l’atout principal ! Marche, lui, le 25 février, avait fait parler sinon la poudre son récipient : « entrant brusquement dans la salle du conseil, et faisant retentir sur le parquet la crosse de son fusil, un ouvrier à l'œil étincelant et au front pâle vint exiger, de par le peuple, la reconnaissance du droit au travail. » (C’est toujours Louis Blanc qui parle dans Le Socialisme. Droit au travail.)

 

« Dès qu'une classe qui concentre en elle les intérêts révolutionnaires de la société s'est soulevée, elle trouve immédiatement dans sa propre situation le contenu et la matière de son activité révolutionnaire (assure Marx dans Les Luttes de classes en France). Elle ne se livre à aucune recherche théorique sur sa propre tâche. La classe ouvrière française n'en était pas encore à ce point, elle était encore incapable d'accomplir sa propre révolution. Le développement du prolétariat industriel a pour condition générale le développement de la bourgeoisie industrielle. »

Les temps n’étaient pas mûrs… Albert a fait son apprentissage chez son oncle maternel, maître mécanicien, fabricant de tours, machines et outils de précision (médaille de bronze à l’Exposition des produits de l’industrie française de 1839), mais il travaille dans une maison qui appartient encore au type de la « manufacture dispersée ». Il est mécanicien à l’outillage dans la boutonnerie de Jean-Félix Bapterosses qui compte 150 ouvriers, des hommes pour les deux tiers, mais autour de l’atelier de la rue aujourd’hui Léon Frot, ce sont 400 femmes, à domicile, qui mettent ces boutons en cartes.

À La Chapelle, au nord de la rue de Jessaint, Marche est mécanicien-tourneur aux ateliers d’entretien et de grosse réparation des locomotives et des voitures du chemin de fer du Nord, auxquels l’ingénieur Valerio a ajouté la construction de wagons. Travaillent là un millier d’ouvriers spécialisés, deux cent cinquante manœuvres, une soixantaine d’apprentis, vingt-cinq contremaîtres, au moins cinq ingénieurs. À quoi s’ajoutent les employés du secrétariat, et tout cela fait une entreprise moderne. D’autant qu’un peu plus bas, au sud de la rue aujourd’hui Cail, les ateliers de François Cavé, qui ont été les premiers adjudicataires, dès la fin de 1844, d’un lot de douze locomotives avec tenders et pièces de rechange destinées au tronçon Paris – Clermont-de-l’Oise du chemin de fer du Nord, sont en relation constante avec l’atelier de La Chapelle pour lequel elles continuent de fabriquer en particulier des roues. Chez Cavé, sur près de deux hectares et demi, surmontés d’une cheminée de cinquante mètres de haut, dans une fabrique totalement intégrée « s’opèrent tous les travaux depuis la fusion de la fonte et le travail de la forge jusqu’aux derniers ajustages ». Sept cents à huit cents ouvriers y travaillent, soit, avec ceux du chemin de fer du Nord, quelque deux mille ouvriers dans ce haut du faubourg Saint-Denis, la plus grosse concentration industrielle de Paris devant Charles Derosne & Cail à Chaillot.

 

Albert, né à Bury (Oise) de propriétaires ruraux, ayant perdu sa mère dès l’âge de 1 an, en percevra un petit héritage en versements périodiques qui lui éviteront la nécessité absolue d’être enchaîné à son travail. Du coup, il pourra dire avoir combattu « en juin 1832 » (à 17 ans, donc, et à peine arrivé à Paris), « en 1834 à la rue Transnonain, en 1839 avec Barbés, et en 1848 ; j’étais, à cette époque, reconnu chef des sociétés secrètes, et c’est même ce qui me valut l’honneur d’être admis comme membre du Gouvernement provisoire. » Il aura même oublié, dans cette réponse à un journal, quelques jours avant de mourir, son inculpation dans l’affaire de l’attentat contre Louis Philippe commis par Darmès le 15 octobre 1840.

Il sera, comme Louis Blanc, élu de la Seine à l’Assemblée constituante le 23 avril ; exclu par cette dernière, comme Louis Blanc, de la Commission exécutive substituée, le 9 mai, au gouvernement provisoire ; arrêté le 15 mai après l’envahissement du Palais-Bourbon et condamné, contre toute évidence, pour encouragement à l’insurrection.

On ne sait pas où Marche, de quatre ans son cadet, né à Nonancourt (Eure), d’un père contremaître de filature qu’il perd à 13 ans, a fait son apprentissage, ni quelle a pu être son activité politique avant le 25 février. Après cette date, Marche sera délégué primaire des mécaniciens pour le haut faubourg Saint-Denis et signataire à ce titre, le 15 mars, avec le maître-mécanicien Cavé, d’un accord sur une diminution de deux heures du travail journalier ; enfin organisateur, deux mois plus tard, de la grève aux ateliers du chemin de fer du Nord. Politiquement, il participera aux trois journées révolutionnaires des 17 mars, 16 avril et 15 mai, et on le verra, en juin, proche des blanquistes.

 

On arrête ici le parallèle, qui n’est pas le sujet du livre, où Albert cède la place à Jean-Jacques Witzig, mécanicien ferroviaire lui-aussi mais dans la traction et au chemin de fer d’Orléans, dont la bio recroise celle de Charles Marche dix ans plus tard au Missouri.



[1] C’est le plaidoyer, en passant, auquel répondra le gendre de Marx, Paul Lafargue, dans Le droit à la paresse. Réfutation du « droit au travail » de 1848. Sans que son beau-père n’y trouve jamais à redire, pas plus dans ses écrits que dans sa correspondance privée.



LES GRANDS PREMIERS RÔLES DE 1848 CROQUÉS SUR LE VIF AU 15 MAI. 3ème épisode

LES GRANDS PREMIERS RÔLES DE 1848 CROQUÉS SUR LE VIF AU 15 MAI. 2nd épisode

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En bas à dr., François Bonhommé, carnet de croquis et crayon en main. Cherchez Marche dans l'image... 

... quelque part entre Lacordaire, député des Bouches du Rhône, et le trio de ministres.


LES GRANDS PREMIERS RÔLES DE 1848 CROQUÉS SUR LE VIF AU 15 MAI. Ier épisode

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De g. à dr. : Albert (ouvrier), Etienne Arago et Barbès, Blanqui, Raspail, Flotte, blanquiste de toujours, etc.




















Cit. = Citoyen ; Rep. = Représentant ; sténog. = sténographe ; Huber déclare dissoute l'Assemblée nationale.


SUR LES TRACES DE CHARLES MARCHE AU FAUBOURG SAINT-DENIS

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Départ sous l’arc de triomphe de la porte Saint-Denis, face à la rue du Fbg-St-Denis

 

Les années 1840, c’est le temps des chemins de fer et, devant nous, il y a la rue menant au chemin de fer du Nord, première et seule ligne internationale, connectée au réseau belge et assurant ainsi non seulement la liaison Paris-Lille mais encore Paris-Bruxelles et Paris-Cologne. À compter du début septembre 1848, l’embranchement vers Calais et Dunkerque y ajoutera l’Angleterre. En l’absence d’un boulevard de Magenta qui ne sera percé que douze ans plus tard, les deux bras des grands boulevards, de notre gauche et de notre droite, rassemblent et projettent devant nous leur trafic vers l’embarcadère (c’est le mot qu’on emploie plus que gare) des voyageurs, au même emplacement qu’aujourd’hui, et la gare des marchandises, plus au nord, de l’autre côté de la place de La Chapelle, donc de la barrière d’octroi. Les ateliers d’entretien, de réparation des machines, et de construction des wagons la flanquent.

Comme l’écrit la Démocratie pacifique du 3 septembre 1848, « le chemin de fer du Nord, par l'importance de sa ligne-mère et de ses embranchements, est la ligne la plus considérable de France ; aussi le mouvement et l'activité qui règnent nuit et jour au grand débarcadère du clos Saint-Lazare et à la gare de La Chapelle, grande comme une petite ville, sont-ils un des plus curieux spectacles de Paris. »

 

Le 25 février 1848, ce sont les mécaniciens du Chemin de fer du Nord qui annoncent les premiers à Bruxelles l’avènement de la république à Paris.

C’est par le chemin de fer du Nord que Karl Marx, vice-président de l’Association démocratique (ayant pour but l’union et la fraternité de tous les peuples), envoie le Flamand Spilthoorn et le Wallon Braas saluer le gouvernement provisoire et féliciter la nation française. Quatre jours plus tard, au petit matin, il débarque lui-même à Paris comme une quarantaine d’autres suspects expulsés la veille de Belgique. Jenny et leurs trois enfants, Jennychen, Laura et le petit Edgar, âgé d’1 an à peine, voyagent avec lui. Les Marx ont dans leurs bagages un millier d’exemplaires du Manifeste du parti communiste, fraîchement imprimé à Londres en allemand.

Sur les murs du faubourg Saint-Denis, il peut voir cette affiche d’une Société démocratique allemande :

« DES ARMES ! Les démocrates allemands de Paris se sont formés en légion pour aller proclamer ensemble la RÉPUBLIQUE ALLEMANDE. Il leur faut des armes, des munitions, de l’argent, des objets d’habillement. Prêtez-leur votre assistance ; vos dons seront reçus avec gratitude. Ils serviront à délivrer l’Allemagne et en même temps la Pologne. »



Marx va consacrer l’essentiel de son mois de séjour parisien à combattre d’arrache-pied ce projet, parce que vouloir « introduire de vive force, et en partant de l’étranger, la révolution » en Allemagne serait suicidaire.

 

Le 23 mars au soir, une Légion belge qui ne cessait d’annoncer un départ imminent se rassemble place de la Concorde. Par les Grands Boulevards et la rue du Faubourg-Saint-Denis, tambours et drapeaux en tête, aux cris de « Vive la République belge », elle remonte vers l’embarcadère du Nord. Ils sont environ 1 500 combattants sans armes (mais les arsenaux de Valenciennes et de Lille leur en fourniront, dit-on), encadrés par quelques polytechniciens, à partir ce jour-là et les suivants grâce aux subsides du préfet de police et au transport gratuit qu’il leur a obtenu. Caussidière expliquera plus tard n’avoir eu d’autre objectif que de débarrasser Paris d’ouvriers affamés.

 


La légion allemande, sans que Marx ait pu l’en dissuader, part le 24 puis le 30, mais à pied, pour rejoindre le grand-duché de Bade par l’Alsace. C’est Cologne, « la partie la plus avancée de l’Allemagne », que rejoignent Marx et Engels (venu le rejoindre entretemps), le 6 avril, par le chemin de fer du Nord.

 

On peut lire dans la presse que la compagnie du chemin de fer du Nord assure en ce moment aux Polonais, par suite d’arrangements pris avec les deux gouvernements de France et de Belgique, le voyage gratuit jusqu’à Aix-la-Chapelle.

 

On se tourne vers le sud, on traverse le boulevard et, avant d’emprunter la rue de la Lune, on désigne la rue Sainte-Apolline, qui débouche juste en-dessous à gauche :

 

A lire Lamartine, qui lui donne 20 – 25 ans, on pourrait s’imaginer Charles Marche comme une sorte de Gavroche monté en graine, libre de toute attache. Notre héros a pourtant, au n° 31 de la rue Sainte-Apolline, sa tante Armantine, sœur de feu son père, et le mari de celle-ci, Jean Léon Thierry, teinturier-dégraisseur. On exagère à peine en disant qu’à part eux, il n’y a dans cette rue-là que des fleuristes : sept, auxquels s’ajoutent six fabricants de fleurs artificielles, en à peine deux cents mètres, dont la boutique des Vincent, au n° 9, où travaille une jeune fleuriste prénommée Louise. C’est sans doute en venant chez sa tante Armantine, à la teinturerie des Thierry, que Charles qui, habitant 31 rue du Grenier St-Lazare, arrive par la rue Saint-Martin et passe devant la boutique des Vincent, a rencontré Louise, sa future épouse.

 

La rue d’Aboukir (alors rue Bourbon-Villeneuve), débouche à droite, symétriquement à Sainte-Apolline :

 

Au 47 rue Bourbon-Villeneuve, loge seule, en tout cas pas chez ses père et mère, Louise Vincent, fleuriste, dont l’état-civil précise que, mineure, elle habite de droit chez son père, rue du Faubourg-Saint-Martin.

 

On prend la rue de la Lune jusqu’à l’église Notre-Dame de Bonne-Nouvelle

 

Dans cette église alors récente, (son achèvement est de 1830), Charles Marche et Louise Vincent convolent, dans la paroisse de l’épouse, le 01/02/1845. Charles Marche, mécanicien, né le 16/01/1819, vient d’avoir 26 ans ; Virginie Louise Vincent, fleuriste, est ainsi qu’on l’a dit, mineure. Hippolyte Marche, de 8 ans l’aîné de Charles, et mécanicien comme son cadet, est son témoin. Charles et Louise savent signer l’un et l’autre ; Hippolyte aussi mais ce n’est pas le cas de Gracy, son épouse. Le premier enfant du couple, Charles, comme son père, naitra dès le 24/11/1845 rue du Grenier Saint-Lazare.

 

 On descend la rue Notre-Dame de Bonne Nouvelle, on traverse le boulevard, on prend l’impasse Bonne Nouvelle, on traverse le

 

jardin Yılmaz Güney (inauguré en 2017), qui rentre pile dans notre balade ferroviaire en ce qu’il remplace un ancien hall de stockage de la Sernam, la société de fret de la SNCF, désaffecté à la mi-1990, squatté jusqu’en 2006 par le Théâtre de Verre, etc.

 

On tombe rue de l’Échiquier, qu’on prend à droite

 

Nombreuses sont ici les maisons que les Marche ont pu connaître : les n° 18, 10, 8 sont du tout début du 18ème ; les n° 24-26, le 13, les 2-4, le 1 de la fin du 18ème ; les n° 15, 12, 11, 9, 7 de la première moitié du 19ème siècle.

 

On arrive rue du Fbg-St-Denis que l’on remonte à gauche

 

Les n° 39, 41 sont de 1800. Le Passage de l’Industrie, au n° 42, de 1830 ; le n° 44 de la première moitié du 18ème siècle. Les n° 51 – 53 de la première moitié du 19ème.

 

Les Marche s’installent à l’ancien 62 rue du Fbg-St-Denis, face à la cour-passage des Petites-Écuries (correspondant à peu près aux n° 54 ou 56 actuels,) postérieurement à la naissance de Charles junior, sans doute en 1846, qui est certainement aussi l’année où Charles père entre comme tourneur aux ateliers de La Chapelle du chemin de fer du Nord. Félicité Louise, la première fille du couple naitra ici le 30/12/1847.

 

C’est cette adresse qui figure au bas de la lettre de réponse que Charles Marche envoie à différents journaux le 26 mai 1848, identifiant l’expéditeur sans aucun doute possible comme l’« ouvrier [qui] dicta le décret où le Gouvernement provisoire, à peine formé, s’engageait à assurer l’existence des travailleurs par le travail, à fournir du travail à tous les citoyens, etc. », pour citer Marx dans Les Luttes de classes en France.

« Citoyen rédacteur, J’ai lu dans plusieurs journaux “que cet audacieux et intrépide ouvrier qui, par son langage énergique, était parvenu à arracher le décret relatif à l’organisation du travail, le citoyen Marche, était arrêté“. Quel motif pourrait donc avoir le gouvernement de la République de me faire incarcérer ? Ouvrier obscur, je me suis lancé avec autant d’ardeur que de loyauté dans la voie que suivent les hommes qui ont, depuis le 24 février, proclamé et gouverné la République. J’ai, au nom de tous les travailleurs mes frères, exposé à l’Hôtel de Ville les besoins et la nécessité d’organisation dans le travail, et le 25 février j’ai obtenu du gouvernement provisoire le décret relatif à cette organisation. Ce décret, rendu après mûre délibération, est fort loin d’être un décret arraché, les besoins de l’époque le disent assez hautement. Ce que j’ai réclamé dès le principe, j’en ai demandé plus tard l’exécution, et je saisirai toutes les occasions favorables pour le réclamer, parce que je suis logique, parce que je suis l’interprète du désir des travailleurs, parce que loin d’être un homme politique, je ne suis qu’un ouvrier désireux de voir réaliser enfin les améliorations si solennellement promises.

Quant à l’organisation de la grève du chemin de fer du Nord, les ouvriers ont assez de discernement et de probité pour agir d’après leur conscience et non d’après de sottes instigations. Je n’ai fait que proclamer, au nom de tous mes camarades, l’acte de justice qui avait été accordé la veille, pour ainsi dire, aux ouvriers du chemin de fer d’Orléans.

     Que mes amis se rassurent, je suis libre encore.

     Marche jeune, ouvrier mécanicien, rue du Faubourg-Saint-Denis, 62. »

 

Un mois plus tard, la terrible répression de l’insurrection de juin fait 3 à 5 000 morts chez les ouvriers parisiens.

On savait, par une déposition du maître-mécanicien François Cavé devant la commission de l’Assemblée nationale enquêtant sur ces faits, au 1er juillet, que Charles Marche n’y avait pas été tué, mais à lire La République du 15 mars 1849, rendant-compte de la séance de l’avant-veille devant la Haute Cour de justice de Bourges jugeant Blanqui, Barbès, Félix-Vincent Raspail, l’ouvrier Albert et, par contumace, Louis Blanc et Caussidière, on tombe sur le procureur général Baroche demandant au témoin Ramonnet : « Marche, qui est mort depuis, ne vous avait-il pas proposé de vous prêter un pistolet pour aller à la manifestation ? »

La naissance d’un troisième enfant au 62, rue du Faubourg-Saint-Denis, le 28 octobre 1849, celle de leur deuxième garçon, Eugène, vient lever le doute. On peut aussi y voir, — la société française maîtrisant ses naissances depuis la Grande Révolution —, un indice sur la situation matérielle de la famille qui aurait pu être inquiétante : au sortir de la grève de mai 1848 menée au chemin de fer du Nord par Charles Marche, la compagnie avait licencié son personnel parisien en bloc, ne le rembauchant ensuite qu’un par un de sorte de laisser 19 indésirables sur le carreau. Au début de juillet 1848, le Nord avait fait pire : une réorganisation totale se traduisant par le licenciement de 1 100 ouvriers et de cinq ingénieurs, pour ne plus laisser aux ateliers de La Chapelle que 400 personnes, chiffre à ne plus dépasser désormais : 300 pour les ateliers des machines et 100 pour les ateliers des voitures. Une partie de l’outillage de La Chapelle était conséquemment transportée aux ateliers d’Amiens et de Lille (dont l’augmentation de personnel ne pourrait se faire que par un recrutement local et non par transfert), une autre vendue.

Que Charles Marche soit encore au chemin de fer du Nord ou bien ailleurs, cette naissance donne à penser que sa famille n’est pas dans la misère.

 

On remonte encore la rue du Fbg-St-Denis

 

Le n° 71, à l’angle sud-ouest de la rue des Petites-Écuries, est du17ème siècle, l’une des plus anciennes maisons du faubourg. Les n° 83 et 87 sont de la fin du 18ème siècle.

 

Au n° 84, soit exactement au 2, passage du Désir, leur nouveau domicile, Louise Marche met au monde le 27 avril 1852 leur quatrième enfant et leur deuxième fille, GracéePauline. Gracée est une autre orthographe du prénom de sa tante Gracy, l’épouse d’Hippolyte, et de sa cousine Gracy Marie, bientôt 7 ans, fille de ses oncle et tante. Charles Marche a donc échappé aussi aux « crimes du 2 Décembre » 1851, ceux du coup d’état de Louis Napoléon Bonaparte. Cependant, la sollicitude que continue de lui manifester un quatuor de professeurs blanquistes ou réputés tels interdit de penser qu’il soit passé au travers des répressions gouvernementale ou patronale grâce à un reniement de ses convictions.

 

Les n° 86 et 94 sont du début du 19ème siècle.

 

On prend la rue de la Fidélité

 

Au percement des boulevards de Magenta et de Strasbourg, la façade du XVIIe siècle de l’église Saint-Laurent, hors alignement, va être détruite et l'église allongée d'une travée entre 1863 et 1867 ; une nouvelle façade de style néogothique flamboyant, ornée de sculptures, et une flèche en plomb lui étant adjointes. Un fronton en lave émaillée de Paul Balze sera ajouté en 1870.

Ce n’est donc pas la configuration existant au 1er janvier 1848, baptême de Félicité Louise Marche, dont Hippolyte est le parrain. Pas davantage au baptême d’Eugène, le 29 octobre 1849, ni, le 29 avril 1852, à celui de Gracée dont la tante Gracy est la marraine.

 

Par le bd de Magenta, on va reprendre la rue du Fbg-St-Denis.


 

Au n° 132, naquit Victor Schoelcher. Au n° 148, le passage Delanos, reconnaissable à la tête de vache qui orne son portail, est une ancienne laiterie dont les étables entouraient les deux premières cours, de 1830.

 


L’embarcadère du Nord se situait en face de la rue des Magasins (auj. de St-Quentin). Le projet de cette ligne internationale était né en 1843, l’année de l’« enrichissez-vous » de Guizot. Dans ce type de partenariat public-privé, l’État acquérait les terrains, construisait ouvrages d’art et gares et y posait les rails, avant de concéder l’ensemble à une compagnie qui y ferait circuler ses trains, ici une société emmenée par RothschildFrères qui, heureuse adjudicataire à l’automne 1845, avait pu passer à l’exploitation et à l’inauguration de l’embarcadère de Paris dès le 14 juin 1846. [Sa façade sera démontée en 1857 et remontée à l'identique sur la gare de Lille-Flandres.]

Et à l’inauguration de l’embranchement vers le détroit de Douvres, la Démocratie pacifique du 4 septembre 1848 écrivait : « Hier matin, à huit heures, un convoi spécial partait de l’embarcadère du chemin de fer du Nord. Dans un superbe wagon on voyait le ministre des Travaux publics, MM. Rothschild, des ingénieurs, plusieurs notabilités, etc., etc. Les autres wagons étaient montés par différents citoyens, des Calaisiens et des Dunkerquois. Il s'agissait d'aller faire l'inauguration solennelle des deux importants embranchements du chemin de fer du Nord sur Dunkerque et Calais. A cette occasion, de grandes fêtes et réjouissances étaient préparées dans les deux villes. »

 

Avant la mi-mai 1853, la famille Marche remontera sa rue du Faubourg-Saint-Denis jusqu’à l’embarcadère et, par le chemin de fer du Nord, en longeant l’atelier de La Chapelle où Charles a été si longtemps derrière son tour, gagnera le détroit du pas de Calais et, de là, Londres. La « dernière lettre » de Marche que reçoit LouisMeyer, l’un des professeurs du quatuor évoqué plus haut, y a été postée.

 

Au n° 200, l’hôpital Fernand Widal, est l’œuvre de Théodore Labrouste en 1858. Henry Murger, l’auteur des Scènes de la vie de bohème, dont Puccini a tiré son opéra, La Bohème, y est mort.

 

Avant la rue Cail, peut-être à l’emplacement du n° 210, immeuble datant de 1901, s’étendaient depuis 1826 sur bientôt deux hectares et demi, les ateliers de François Cavé, surmontés d’une cheminée de cinquante mètres de haut. Cette fabrique totalement intégrée, « où s’opèrent tous les travaux depuis la fusion de la fonte et le travail de la forge jusqu’aux derniers ajustages », a été la première et longtemps la seule à Paris à fabriquer des locomotives à vapeur quand celles-ci venaient encore essentiellement d’Angleterre. Dès la fin de 1844, elle a été l’adjudicataire d’un lot de douze machines avec tenders et pièces de rechange, destiné au tronçon Paris – Clermont-de-l’Oise du chemin de fer du Nord. La fourniture de pièces de rechange, des roues en particulier, maintient des relations étroites avec l’atelier de réparation de La Chapelle. Les sept à huit cents ouvriers travaillant chez Cavé, ajoutés à ceux du Nord, forment ainsi un ensemble de quelque deux mille ouvriers, soit la plus grosse concentration industrielle de Paris, devant Ch. Derosne & Cail.

Cela fait du haut faubourg Saint-Denis un quartier qui connaît les drames de l’industrie moderne. Le 15 janvier 1848, par exemple, « au moment où une quantité de quarante milliers de fonte métallique était en ébullition, une trouée s’est faite au bassin du fourneau de fusion, et la fonte s’est répandue tout à l’entour comme si elle fût sortie d’un cratère volcanique. Huit ouvriers, qui n’ont pu se sauver assez rapidement, ont eu les pieds atteints jusqu’à la cheville. Les malheureux sont dans un état affreux, et les hommes de l’art craignent d’être obligés de leur faire l’amputation des jambes. Cet affreux malheur a jeté la consternation dans la grande usine et dans tout le quartier.[1] » Deux d’entre eux succomberont à leurs blessures.

Le constructeur mécanicien François Cavé, d’origine modeste, n’a pas fait d’études d’ingénieur et s’est formé sur le tas. Il sera l’un des trois délégués des maîtres-mécaniciens au collège patronal de la Commission du Luxembourg, avec ErnestGouin, dont les ateliers sont aux Batignolles, et Chapelle, le fondeur et constructeur de la rue du Chemin-Vert.

 

Le 16 mars 1848, Marche a cosigné avec Cavé une lettre-réponse à La Liberté, « journal des idées et des faits », qui avait publié le matin même cette nouvelle :

« Les ouvriers de M. Cavé ayant réclamé, outre la diminution d’une heure de travail, 1 fr. d’augmentation par jour, M. Cavé crut devoir leur dire que, ne pouvant accéder à des conditions aussi dures, il préférait se retirer des affaires et qu’il les congédiait. Nous regrettons d’avoir à ajouter qu’à la suite de ces paroles, M. Cavé eut à subir de graves voies de fait, auxquelles il ne s’est soustrait que par miracle. »

Ce que démentait la lettre-réponse :

« “les ouvriers de mon établissement n’ont pas demandé d’augmentation de 1 franc par jour, mais bien une diminution de deux heures de travail, ce que j’ai accepté provisoirement ; je n’ai été exposé à aucun mauvais traitement de leur part.“

Les délégués des mécaniciens, Marche, Baigneux, Ledos (Léon), tant en leurs nom qu’au nom de tous les autres délégués des mécaniciens de Paris, se joignent à M. Cavé pour certifier la bonne et loyale conduite des ouvriers. »

 

En 1853, l’année ou Marche immigre aux Etats-Unis, Cavé céde son usine à une compagnie et ne s’y réserve d’autre titre que celui d’ingénieur-conseil. Voyant après quelques mois que ses avis ne sont pas écoutés, il se désintéresse de l’entreprise qui périclite avant d’être démantelée.

Des Grands boulevards aux barrières, le Faubourg Saint-Denis



La barrière dite de La Chapelle ou de Saint-Denis, est flanquée d’un pavillon de Ledoux, poste de garde et d’octroi. En juin 1848, une barricade « formidable » s’est élevée devant les ateliers de Cavé, deux cents pas plus bas, bien protégée sur ses arrières par ce mur des Fermiers généraux comme on l’appelle encore depuis Louis XVI, six mètres de haut et cinquante centimètres d’épaisseur. Pour l’attaquer, le 7ème de ligne aura recours au canon dès le samedi 24, avant d’ajouter une batterie de flanc rue Rochechouart, mais c’est seulement en la prenant à revers par une percée du mur à la barrière Poissonnière et son escalade à la barrière Rochechouart que la ligne, la mobile et les gardes nationaux d’Amiens et de Rouen parviendront à l’enlever le dimanche.

 

On est maintenant hors Paris, à La Chapelle. Au-dessus de la rue de Jessaint s’étend l’atelier de La Chapelle pour l’entretien et la grosse réparation des locomotives et des voitures, auquel l’ingénieur OscarValerio a ajouté la construction de wagons. Y travaillent un millier d’ouvriers spécialisés – Marche, on l’a dit, y est tourneur –auxquels s’ajoutent deux cent cinquante manœuvres, une soixantaine d’apprentis, vingt-cinq contremaîtres et au moins cinq ingénieurs. Sans compter les employés du secrétariat, et cela fait une entreprise quasi semblable aux nôtres. Plus haut encore, vient la gare des marchandises, celles-ci étant toujours au-delà du mur douanier qui enserre jusqu’en 1860 le Paris des 12 arrondissements.

 

On prend la rue de Jessaint, dont le côté gauche (les numéros impairs) n’existe plus

 

C’est 19, rue de Jessaint qu’habite François Ramonnet, l’ami mécanicien de Charles Marche, que l’on a vu plus haut interrogé par le procureur Baroche, sans que, curieusement, il ne démente la prétendue mort de Marche — mais les comptes-rendus d’audience sont la plupart du temps parcellaires.

Alors que Marche et les siens sont déjà aux États-Unis depuis dix-sept ans, passés par New-York, Saint-Louis, puis une ferme du Missouri, avant de nouveau Saint-Louis, avec dans l’intervalle trois années d’enrôlement dans les rangs de l’Union lors de la guerre de Sécession, on peut lire dans LaMarseillaise du 23 février 1870, dans sa rubrique de petites annonces dite le « bulletin des travailleurs », une demande d’emploi émanant de François Ramonnet. On peut constater, par l’adresse qui y figure, que Ramonnet, toujours au 19, rue de Jessaint, à La Chapelle, n’en a, lui, jamais bougé.

 

On redescend dans Paris par la rue de Maubeuge

 

 Du côté droit de la rue, l'hôpital de la République (ex-Louis Philippe et futur Lariboisière, en 1854), dont seul, à l’extrémité opposée, le pavillon sud-ouest est déjà construit, va servir, le 25 juin 1848, de bastion aux insurgés qui crénèlent le mur d'enceinte de l'hôpital en espaçant sur son faîte des moellons du chantier, et percent de meurtrières le mur d’octroi, au nord.

 

En restant sur le trottoir de gauche, on continue tout droit sous les quatre arcades

 

À main droite, le siège social de la Cie du Chemin de Fer du Nord, construit en 1862 en même temps que la nouvelle gare, sous la direction de l'architecte Jacques Hittorff (né à Cologne, l’une des destinations, par la Belgique, du chemin de fer du Nord ).

 

On descend la rue de Compiègne, le bd de Magenta. Au pan coupé du marché St-Quentin (1866), on prend le passage de la Ferme St-Lazare, puis par la Cour de la Ferme St-Lazare, la rue Léon Schwartzenberg, le jardin St-Lazare de la médiathèque Françoise Sagan, on rejoint à nouveau la rue du Fbg-St-Denis

 

Au passage, on aura vu la sous-station Magenta de la Compagnie Parisienne de Distribution d’Électricité (1924-26, béton armé) ; la chapelle et l’infirmerie (classées : façade sur jardin de la médiathèque, galerie du r-d-c, 2 escaliers), de Louis-Pierre Baltard (père de Victor Baltard), 1834 ; la crèche Paul-Strauss, 1935.

 

Les nos 105 (sur le pignon duquel s’affiche le portrait de saint Vincent de Paul, 1987), 103, 101 et 99, sont des immeubles de rapport construits par les pères de la Mission, les Lazaristes, au début du 18ème siècle.

 

Face au premier logis des Marche, on tourne à droite dans la Cour-Passage des Petites Écuries. C’est le trajet que n’a pas pu ne pas faire Charles pour fréquenter les séances du Club Blanqui.

 

Le 13 mars 1849, LeConstitutionnel entendait le procureur général Baroche, lors du procès déjà évoqué, demander au témoin Ramonnet à propos de la manifestation du 16 avril 1848 : « Un nommé Marche, orateur du club Blanqui, vous avait engagé à prendre des pistolets ? »

Aucune raison d’apporter plus de crédit à Baroche pour cette phrase que pour son autre, précédemment citée, concernant « Marche, qui est mort depuis ». Sauf que si Marche n’a pas été orateur du club Blanqui, il aurait été le seul à n’en pas être au moins auditeur, comme on le comprendra plus loin.

Le n° 5 est de la 1ère moitié du 19ème.

 

On débouche rue d’Enghien

 

À notre gauche, le n° 16 est l’ancienne imprimerie du Petit Parisien, 1876 ; mais c’est à droite que l’on tourne. Les n°s 26, 27, 40 à 44, sont de style Louis Philippe ; le n° 51, qui fait l’angle avec la rue du Fbg Poissonnière, est la maison Orsel, de 1792.

 

On prend à g. la rue du Fbg Poissonnière

 

Le n° 16-18, rue du Fbg Poissonnière, angle rue de l’Échiquier, est fin 18ème, début 19ème ; n° 17 : bureaux de l’administration se prolongeant, rue Bergère, par le central téléphonique, 1911-14. Suit, du même architecte, François Le Cœur, à l’angle Bergère/Conservatoire, un bureau de poste de 1919.

 

On s’est engagé rue Bergère

 

1 rue Bergère, maison à pan coupé est construite en 1782-85 par François-Joseph Bélanger, architecte des Menus-Plaisirs, pour Etienne Morel de Chefdeville, dont le monogramme “M“ orne les ferronneries des balcons du deuxième étage.

 

On a tourné, à dr., rue du Conservatoire

 

La Société républicaine centrale (dite Club Blanqui) s’est constituée en association salle de la Redoute du Tivoli d’hiver, 45, rue de Grenelle-Saint-Honoré ; est passée salle Valentino, 251, rue Saint-Honoré ; a connu trois séances dans chapelle St-Hyacinthe pour s’établir enfin au Conservatoire de Musique. L’entrée principale s’en trouvait alors rue du Faubourg-Poissonnière, au n° 17 devant lequel nous sommes passés. Une seconde entrée se trouvait rue Bergère, d’où le nom donné parfois de club de la rue Bergère. La rue du Conservatoire comme la rue Sainte-Cécile n’ont été ouvertes qu’en 1853.

On cite maintenant Maurice Dommanget : « Des montagnards en armes et cravatés de rouge, envoyés par la préfecture de Police, surveillaient l’entrée de la rue Bergère, accès à la salle des Menus-plaisirs mise à la disposition de Blanqui tous les soirs sauf le dimanche, vers sept heures et demie. Pour pénétrer, il fallait faire queue comme au théâtre entre la muraille et une balustrade et, comme au théâtre, il fallait payer sa place. Il se faisait même aux alentours, ainsi qu’au voisinage des spectacles, un commerce assez actif de billets de faveur et de places dans certaines loges. C’est que le club attirait une affluence considérable non seulement, comme il était normal, de prolétaires et de républicains accentués, mais aussi de conservateurs ou même de simples curieux qui dési­raient voir de près l’homme passant “pour le plus terrible des révo­lutionnaires“. Et de même que des bourgeois s’y risquaient en redingotes et en chapeau mou, on y trouvait des femmes du monde parées de bijoux. Un membre a pu dire que “les tribunes étaient garnies de dames comme au théâtre“. L’une d’elles, au cours d’une collecte en faveur de la légion germanique n’offrit-elle pas sa mon­tre enrichie de diamants ? On y venait de très loin pour voir “le monstre“ mais, comme le dit un témoin, “après l’avoir vu et entendu, on était tout étonné de le trouver si raisonnable et si doux“. Des amateurs anglais venus de Londres en excursion pour entendre Blanqui réclamer des têtes s’en retour­nèrent déçus, la réalité ne correspondant pas à leurs espérances. “Ces pauvres théâtres de Paris ont dû bien souffrir de la concur­rence que nous leur faisions, dira Blanqui plus tard. La plupart des clubs étaient bien plus comiques que le Palais-Royal.“

Les membres ou simples sociétaires prenaient place à l’orchestre et au parterre. Ils étaient pourvus d’une médaille en cuivre servant de carte d’entrée et comportant, outre les mentions utiles adé­quates, des formules républicaines, des figures emblématiques telles que le bonnet phrygien et le niveau égalitaire avec tout autour l’avers, l’inscription : “République française, Blanqui prési­dent“ et, au revers : “République démocratique, sociale et univer­selle.“ Seuls les porteurs de cette médaille avaient le droit de parole et de vote. Le simple auditeur, privé de tout droit à délibérer, recevait un billet d’entrée pour la soirée ou une carte rouge valable pour un mois sur laquelle figuraient son nom, sa profession et son domicile. Cette carte revêtue du cachet ovale de la société et portant en tête la devise républicaine “Liberté, Égalité, Fraternité“, contenait deux avertissements : l’un à gauche spécifiant que la parole est interdite au porteur, l’autre à droite notant que le citoyen qui troublera l’ordre “sera exclu de l’assemblée“. Quant au bureau, il siégeait sur la scène, autour d’un tapis vert à gauche des auditeurs. Enfin, domi­nant le club, se dressait la forte personnalité d’Auguste Blanqui. »

On y verra Baudelaire, Sainte-Beuve, Leconte de L’Isle ; les économistes Alphonse Toussenel et François Vidal, rédacteurs au Travail Affranchi et membres de la Commission du Luxembourg, tant d’autres.

 

Par la rue Sainte-Cécile, on retombe dans larue du Fbg Poissonnière, face au n°30 :

 

Hôtel Benoît de Sainte-Paulle, 1773-78 ; n° 23, Maison Bellot des Marais, vers 1800 ; n° 19-21, François-Joseph Bélanger vers 1788.

 

On prend la rue de l’Échiquier à gauche

 

N° 40, maison de 1789 ; n° 43, hôtel du baron Louis, ministre des Finances sous la Restauration ; n° 39, Restauration ; n° 34, angle rue d'Hauteville, vers 1830.

 

On passe la porte cochère du n° 27 vers le jardin Yilmaz Güney

 

N° 3 impasse Bonne-Nouvelle, (angle avec 26 bd de Bonne Nouvelle), Immeuble Restauration / Monarchie de Juillet. En face, le central téléphonique de Bonne Nouvelle, côté impasse, est de 1954-59-65, sur le boulevard, il est de 1954. Il a remplacé ici le Bazar Bonne-Nouvelle.

Le Bazar Bonne-Nouvelle, sur 5 niveaux, combinait un marché de comestibles au sous-sol, un bazar d'ustensiles de maisons au rez-de-chaussée, le grand Café de France au premier étage, des salles de spectacles (théâtre, cirque) et des salons de réunion au deuxième étage ainsi qu'une galerie de peinture. Du 11 janvier au 15 mars 1846, une exposition s’était tenue là au profit de la caisse de secours de la société des artistes, dont les pièces maîtresses étaient dix tableaux de David, — dont le Marat, son « chef d’œuvre », à lire Baudelaire, qui poursuit ainsi dans le Corsaire Satan du 21 janvier 1846 : « M. Ingresétale fièrement dans un salon spécial onze tableaux, c’est-à-dire sa vie entière, ou du moins des échantillons de chaque époque, — bref, toute la Genèse de son génie. M. Ingres refuse depuis longtemps d’exposer au Salon, et il a, selon nous, raison » de lui préférer, c’est le titre de l’article, « Le musée classique du Bazar Bonne-Nouvelle ».

 

Après l’envahissement de l’Assemblée nationale, le 15 mai 1848, la Société républicaine centrale a été dissoute par décret et les chefs blanquistes ont dû passer à la clandestinité. Pour lui succéder, le poète, romancier et historien Alphonse Esquiros, grand admirateur de Lamennais devenu blanquiste avec la même ferveur, annonce le 11 juin l’ouverture d’un Club du peuple, dans la salle des spectacles-concerts du Bazar Bonne-Nouvelle, au n° 20 du boulevard. Le journal qu’il lance en même temps, L’Accusateur public, sera « le journal de tous les sociétaires du club et tous les membres du bureau en seront rédacteurs ». Le n° 4 du journal va donner la composition du bureau : président, Alphonse Esquiros ; vice-présidents, Deflotte et Pierre Lachambeaudie ; secrétaires, Feuillâtre, Béraud, Leroué, [Eugène] Fombertaux fils ; membres du bureau : Toupie, Marche, Guitera, Morel, Desjobert, Javelot, Pétrimant, Lefèvre, Thomassin.

Marche est pour la première fois au bureau d’un club et ce club est blanquiste, et l’on va enfin pouvoir lire ce qu’il pense de la situation. Déjà, on a trouvé dans les n° 3 et 4 les signatures de Pierre Lachambaudie et de Thomassin, les initiales F., celle de Feuillâtre sans doute, et G. ou C.G., de Guitera. Le n° 4 du bihebdomadaire a paru le 21 juin, le suivant devrait sortir le 26…

Évidemment, il y aura eu entre temps les quatre « journées de Juin » ; il ne paraîtra jamais.

 

On rejoint la porte St-Denis puis, entre celle-ci et la porte Saint-Martin, on fait l’aller sur un trottoir, le retour sur l’autre

 

Les chefs blanquistes passés à la clandestinité n’ont pu réapparaître en public que grâce à l’anonymat permis par les rassemblements très denses qui se tiennent chaque soir boulevard Saint-Denis. L’ex-club Blanqui étrenne là un fonctionnement péripatéticien, de la porte Saint-Denis à la porte Saint-Martin et vice versa : durant une heure chaque soir, on argumente, on écoute, on réfléchit tout en marchant. Et puis le 28 mai, le docteur Lacambre, Fomberteaux père, puis Flotte sont arrêtés et emprisonnés à la Conciergerie. Blanqui l’a été deux jours plus tôt et enfermé au château de Vincennes.

Tous les soirs, ouvriers et gamins continuent de déborder sur la chaussée du boulevard, rendant difficile la circulation des voitures. Tous les soirs la garde nationale fait des charges, des sommations, des arrestations ; la foule hue et siffle, chante la Marseillaise et le Chant du départ, crie « À bas Thiers ! », et joue à ce question-réponse : « Nous l’aurons ! – Quoi ? – La République démocratique et sociale ! » Cependant, un détail devrait alerter : au « Quoi ? » on entend certaines voix répondre : « Poléon ! »

Le 7 juin tombe la loi sur les attroupements armés, première loi répressive depuis la révolution. Pour qu’un attroupement soit dit « armé », il suffit de plusieurs hommes portant des armes cachées ou d’un seul portant des armes apparentes. Dès la deuxième sommation, ne pas obtempérer est passible d’un à trois ans de prison ; si le rassemblement est dispersé par la force, la peine encourue est de cinq à dix ans.

Le Club du peuple, on l’a vu, prend alors le relais de l’expression blanquiste, jusqu’aux massacres qui mettent fin aux journées de Juin.



[1]Journal des débats politiques et littéraires, 17 janvier 1848, p. 3.

 


SUR LES TRACES DE CHARLES MARCHE (PAR JJ WITZIG INTERPOSÉ) AU FAUBOURG SAINT-MARCEL

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Plan de Téort, 1848

Ce sont les journées de juin 1848 qui vont tracer la géographie du Paris révolutionnaire et barricadier que l’on retrouvera tel quel en 1871 et encore en 1944.

« La ville était divisée en deux camps », écrira Friedrich Engels dans la Nouvelle gazette rhénane du 28 juin, par les rues du Faubourg St-Denis et St-Denis, Saint-Jacques et du Fbg St-Jacques. « Ce qui était à l'est était occupé et fortifié par les ouvriers ; c'est de la partie ouest qu'attaquait la bourgeoisie et qu'elle recevait ses renforts. »

Sur la carte hachurée de barricades, les lignes de chemin de fer, qui tracent l’expansion de l’industrie moderne, ne font pas exception : seules les compagnies ferroviaires de l’Est parisien, celle du Nord et celle d’Orléans (celle de Strasbourg n’est pas achevée), prennent leur part au combat.

Les deux personnages principaux de Du drapeau rouge à la tunique bleue, Charles Marche et Jean-Jacques Witzig, qu’on ne suivra pas ici jusqu’aux États-Unis où leurs trajectoires se recouperont à nouveau, sont l’un et l’autre « cheminots », mécanicien tourneur aux ateliers d’entretien–réparation du chemin de fer du Nord pour le premier, mécanicien à la traction du chemin de fer d’Orléans pour le second. Nous avons marché sur les traces de Marche, autour des gares du Nord et de La Chapelle, dans un billet précédent, nous nous baladerons cette fois autour de l’embarcadère d’Orléans (Austerlitz), de la gare marchandises et du dépôt d’Ivry.

Au départ de la librairie SMDbooks, par les rues N. Roret, Lebrun, l’av. des Gobelins, la rue du Banquier, enfin le jardin Kateb Yacine qui, avec ses jardins familiaux, fera fonction de machine à remonter le temps, on arrivera devant l’entrée de l’ENSAM, 151 bd de l’Hôpital

L’école nationale supérieure des arts et métiers n’a remplacé ici les abattoirs dits de Villejuif qu’en 1912. En 1848, il n’en existait encore que trois : celles de Châlons (depuis 1806), d’Angers (à partir de 1815), d’Aix-en-Provence après 1843, chacune desservant vingt-sept départements.

Le jeune J.J. Witzig, est entré à celle de Chalons à l’âge légal de 13 ans, mais n’y est resté que deux années sur les trois réglementaires, une décision ministérielle du 30 août 1838 l’en ayant radié sans que l’on en sache la raison. L’admission des 300 élèves s’y faisait, après qu’il avaient déjà effectué un an d’apprentissage, par des examens départementaux dont le classement déterminait l’attribution de bourses complètes, de ¾ ou de ½ pensions. A raison de 5 heures de théorie le matin, que suivaient l’après-midi 7 heures de pratique (dont ½ h de pause), on y formait sinon des ingénieurs comme aujourd’hui, en tout cas des élèves qui seraient pour les deux tiers « des ouvriers habiles et instruits » et pour l’autre « des contremaîtres et des chefs d’ateliers », voire, à leur tour, « des constructeurs distingués ».

Cette même année 1838 où Witzig était renvoyé de l’école, le polytechnicien Georges-Luc Clarke achetait en Angleterre au créateur de la traction à vapeur sur voie ferrée lui-même, George Stephenson, quinze locomotives, ainsi que des machines-outils destinées à l’atelier de réparations du chemin de fer d’Orléans à naître : le tronçon Paris-Corbeil n’ouvrira qu’à l’automne 1840. Le rapport qu’il publia sur sa mission en Angleterre et en Belgique, plein de détails sur le fonctionnement des chemins de fer de ces deux pays est toujours disponible en librairie.

En 1848, on retrouve J.J. Witzig mécanicien au dépôt d’Étampes du chemin de fer d’Orléans (il est entré en fonction à la compagnie au 15 janvier 1845), dépôt qui compte trois machines voyageurs, cinq machines marchandises, plus une de réserve, soit neuf machines au total, ce qui en fait un dépôt plus important que celui de Paris-Ivry. Witzig est connu à Étampes comme « communiste icarien », c’est-à-dire partisan d’Étienne Cabet et de la décision de ce dernier, devant les embûches rencontrées en France, d’aller mettre en œuvre la communauté des biens dans une colonie du Texas.



Dès le 15 mars, les mécaniciens-conducteurs et les chauffeurs revendiquent, outre des augmentations, le « droit d'élire (leurs) chefs immédiats tels que chef et sous-chef de dépôt ». Moins de deux semaines plus tard, la Compagnie d’Orléans se voit contrainte de céder : elle déclare ces postes vacants et Witzig est aussitôt élu par ses camarades chef du dépôt d’Étampes, poste qui lui donne le pouvoir de délivrer des laissez-passer pour Paris aux mécaniciens-conducteurs, soit la possibilité pour ceux-ci de rencontrer leurs homologues des autres compagnies de chemin de fer de la capitale.

Du coup, quand une partie de la presse écrira, au lendemain de l’insurrection de juin, le 26, qu’une locomotive fantôme a été vue sur la ligne, neuf hommes serrés dans la machine, trois rencognés dans le tender, au milieu desquels on suppose que se dissimulait Cabet, Witzig, qui avait reçu le père de l’Icarie chez lui dix jours plus tôt, sera naturellement soupçonné d’être impliqué dans l’affaire... qui s’avèrera rumeur sans fondement.

Le bâtiment de l’ENSAM s’étend jusqu’à la rue Pinel

Cette rue s’appelait encore en 1848, rue de l’Hôpital Général. L'Hôpital Général, créé par Louis XIV en 1656, n’était pas un établissement de soins mais « le renfermement des pauvres mendiants de la ville de Paris et ses faubourgs ». Il s’agissait, la mendicité étant à compter de cette date frappée d’interdiction à Paris, et un corps d'archers spécialisés mis sur pied pour la faire respecter, « que les pauvres mendiants valides et invalides de l'un et l'autre sexe soient enfermés dans un hôpital pour y être employés aux ouvrages, manufactures et autres travaux, selon leur pouvoir ». L’Hôpital Général se composait de cinq lieux où ils et elles étaient réparties selon leur sexe et leur âge : la Salpêtrière, Bicêtre, la Pitié, la maison Scipion (maison d'accouchement et d'allaitement sous le nom de Sainte-Marthe, nom toujours visible à son portail), et la savonnerie de Chaillot. Aux femmes écherraient les anciens bâtiments d’un arsenal et de sa fabrique de poudre (d’où le nom de Salpêtrière), sommairement réaménagés.

On ne commencera à prodiguer des soins à la Salpêtrière que vers 1780 avec la création de l’Infirmerie générale. Dès la fin du 17ème siècle, quatorze loges abritaient les aliénées enchaînées, loges qui venaient d’être reconstruites par Charles François Viel entre 1786 et 1789, peu avant l’arrivée de Philippe Pinel donc, nommé médecin-chef en 1795, qui allait délivrer les malades de leurs chaînes. Ces loges sont toujours visibles aujourd’hui.

On poursuit le long du bd de l’Hôpital jusqu’à la place Louis Armstrong

Jusqu’en 1818, l’enceinte d’octroi, dite « mur des fermiers généraux », — mur de 6 m de haut et de 50 cm d’épaisseur, percé de place en place de portails grillés appelés « barrières » et flanqués parfois d’un pavillon de l’architecte Claude-Nicolas Ledoux, à la fois poste de garde et bureau de perception — cette fortification fiscale de Paris, (de l’autre côté on était à Ivry), suivait le boulevard de l’Hôpital depuis la barrière de Fontainebleau (auj. place d’Italie) pour se confondre ici avec le mur extérieur de la Salpêtrière rue des Deux Moulins (auj. Jenner) et rue Bruant. La barrière des Deux Moulins s’ouvrait donc là où nous sommes, avant que l’annexion du village éponyme, (renommé en 1806 « d’Austerlitz »), ne la repousse place aujourd’hui Pinel tandis que le mur d’octroi suivrait désormais le bd de la Gare, aujourd’hui Vincent Auriol.

La barrière, le village avec elle, tirait son nom de deux moulins à vent qui depuis 1660 fournissaient en farine la boulangerie de la Salpêtrière, installée rue Scipion dans les mêmes bâtiments de l’hôtel Sardini que l’institution Sainte-Marthe citée plus haut. Cette boulangerie deviendrait dix ou quinze ans plus tard la boulangerie de l’Hôpital Général et resterait celle des hôpitaux de Paris jusqu'en 1974. Les deux moulins en question étaient très vite devenus insuffisants, si bien que Louis XV, en 1769, cédait à l’Hôpital Général ses moulins de Corbeil, dont l’architecte Charles-François Viel reconstruisait une douzaine au débouché de l’Essonne dans la Seine. Ces moulins, absolument indispensables à l’approvisionnement de Paris en farines — les Grands Moulins de Corbeil restent encore auj. les premiers de France — feront du chemin de fer d’Orléans et de son embranchement de Corbeil la ligne stratégique, ce qui explique que la compagnie propriétaire sera mis sous séquestre dès le 4 avril 1848.

Le Jardin central, inauguré en 2019, a été dédié à Federica Montseny, ministre de la Santé de la Seconde République espagnole au tournant de 1936 et 1937, où elle avait œuvré à rendre l’avortement légal. Elle est l’auteur de Révolutionnaires, Réfugiés & Résistants, éd. CNT, 2018, témoignages sur l’accueil réservé en France à ceux de la retirada, dont un certain nombre, soldats de la 2e DB et en particulier de sa 9ème compagnie, la Nueve, majoritairement républicains espagnols, avaient été les premiers à entrer dans Paris le soir du 24 août 1944. La Voie de la Libération qu’ils ont suivie — de la Porte d'Italie à l'Hôtel de Ville — est balisée rue Esquirol (rue d’Austerlitz en 1848), par une fresque murale sur une hauteur de cinq étages.

On croise l’entrée principale du groupe hospitalier Pitié-Salpêtrière

On est ici du côté “Pitié“ du groupe hospitalier : la Nouvelle Pitié s’y est installée entre 1905 et 1911, après la démolition de l’ancienne, en 1896, remplacée trente ans plus tard par la grande mosquée de Paris.

On croise le portail d’entrée du 18ème siècle de la Salpêtrière

Il faut imaginer, « un peu au-dessous de la porte de l'Hôpital », le carrosse de Des Grieux. Le chevalier a résolu de faire évader Manon, il fallait pour cela la déguiser en homme et il s’est revêtu de plusieurs habits masculins superposé, mais il a oublié la double culotte !

« L’oubli de cette pièce nécessaire nous eût sans doute apprêtés à rire, si l’embarras où il nous mettait eût été moins sérieux. J’étais au désespoir qu’une bagatelle de cette nature fût capable de nous arrêter. Cependant je pris mon parti, qui futde sortir moi-même sans culotte. Je laissai la mienne à Manon. Mon surtout était long, et je me mis, à l’aide de quelques épingles, en état de passer décemment à la porte.

Le reste du jour me parut d’une longueur insupportable. Enfin, la nuit étant venue, nous nous rendîmes dans un carrosse un peu au-dessous de la porte de l’hôpital. Nous n’y fûmes pas longtemps sans voir Manon paraître avec son conducteur. Notre portière étant ouverte, ils montèrent tous deux à l’instant. » « La porte de l’hôpital », ce n’est pas celle-ci, qui est de 1756, Manon Lescaut est de 1731.

Mais comment en est-on arrivé là ? Colbert, déjà, tirait de l’enclos de la Salpêtrière les futures épouses et mères de colons qu’il destinait au Québec : sur 770 de ces « filles du Roy », ainsi qu’on les appelle, déportées de France entre 1663 et 1673, près du tiers en provenait, comme le rappelle une plaque apposée dans la cour Sainte-Claire de l’hôpital. En 1684, dans ce lieu déjà d’enfermement, a été construite une prison, « La Force », destinée pour son quartier dit du « Commun » au tout venant des criminelles, voleuses, débauchées et libertines, gibier des archers, et pour « La Grande Force », sur lettres de cachet à quelques prisonnières de marque.

La Force, le puits de Manon

Cette même année était fondée la compagnie du Mississippi, dont l'homme d'affaires écossais John Law— futur contrôleur général des Finances du royaume de France, et inventeur du « système de Law » — allait prendre le contrôle en 1717. Les prisonnières de « La Force » seront désormais orientées vers le Mississipi et les Antilles pour y être appariées aux quelque 7 000 colons que Law a réussi à y faire partir, dont 200 travailleurs et mécaniciens, outre 500 esclaves de Saint-Domingue, pour les mines de plomb du sud du Missouri. Ce sont ces déportations vers la Louisiane française, qui s’étendait alors jusqu’aux Grands Lacs en passant par le pays des Illinois, qui servent de toile de fond au roman de l’Abbé Prévost. Et c’est au Missouri qu’on retrouvera, cent-trente ans plus tard, Jean-Jacques Witzig, les Icariens et Cabet lui-même, rejoint pour le premier par Charles Marche.  

En 1823, la Salpêtrière devient l’Hospice Vieillesse-femmes (l’Hospice Vieillesse-hommes est à Bicêtre). À l’avènement de la IIe République, en 1848, les hospices civils passent sous l’administration de l’Assistance publique.

On poursuit jusqu’au débouché du pont d’Austerlitz

Ce n’est pas celui de 1848, il a été refait deux fois depuis. Sur les barricades qui le ferment, le 24 février 1848, ce sont les ouvriers de la gare de marchandises d’Ivry que l’on retrouve. Dès le lendemain, après que Marche a dicté le décret sur le droit au travail, Garnier-Pagès, maire de Paris, qui vient de signer en même temps que Louis Blanc ce décret, en prend un autre : « Au nom du peuple français, le gouvernement provisoire, considérant que le chemin de fer d’Orléans est la principale voie par laquelle arrivent les denrées, donne mission à M. Banès [directeur de la Cie] de faire continuer le service et ordonne à la Garde nationale des communes traversées par la ligne du chemin de fer de prêter main forte à l’exécution de cette mesure. » La ligne de Corbeil, on l’a dit, est celle des moulins de l’Essonne.

On se déplace devant la grille du jardin des Plantes, dos à la Galerie de Paléontologie et d’Anatomie comparée (1898)

La gare actuelle est de la deuxième moitié des années 1860 et construite, pour sa partie côté Seine, sur l’emplacement de la prison de la Garde nationale, dite hôtel des Haricots, installée là de 1837 à 1864. Les conseils de recrutement communaux n’appelaient en réalité au service dans la Garde nationale, théoriquement obligatoire pour tous les Français entre 20 et 60 ans (par périodes, bien sûr), que ceux ayant les moyens de payer leur uniforme et leur armement, (leur cheval pour les officiers), ce qui en faisait la milice bourgeoise qui avait été jusqu’à la révolution de Février, le ferme soutient du roi bourgeois Louis Philippe. Le refus du service était puni de quelques jours de détention, d’où cette prison. À l’hôtel des Haricots, les cellules 7, 8 et 14 étant réservées aux artistes, le critique musical Albert de Lasalle y a fait établir le relevé de tout ce qui en ornait les murs, dessins, poèmes et partitions juste avant que le chemin de fer d’Orléans ne la démolisse pour agrandir sa gare ; pour l’anecdote, le résultat en est visible sur Gallica.

Le premier embarcadère du chemin de fer d’Orléans se situait à droite de l’actuelle allée de la cour d’arrivée, qui correspond grossièrement à l’ancienne rue de la Gare. Il est mis en service le 20 septembre 1840 (six ans avant l’embarcadère du Nord), la ligne n’atteignant Orléans qu’en mai 1843. Les bureaux y font face aux premières maisons du bd de l’Hôpital.

On a vu les ouvriers des ateliers et de la gare marchandise d’Ivry sur la barricade du pont d’Austerlitz le 24 février, mais en temps normal, ceux qui fréquentent la gare de Paris, ce ne sont que les conducteurs et chauffeurs. La ligne compte au total vingt-sept machines en service chaque jour, chacune avec son équipage ; pour ce faire, la compagnie emploie quarante mécaniciens conducteurs, dix-sept autres lui étant prêtés de surcroît par la Compagnie du Centre à laquelle elle est associée. Un certain nombre d’entre eux sont probablement anglais : un tiers des mécaniciens du Nord, par exemple, le sont, et la totalité de ceux du chemin de fer de Rouen et du Havre.

Les mécaniciens se sont regroupés dès les premiers jours de la révolution en une « Société fraternelle des chemins de fer français », alors qu’on est encore très loin de toute compagnie nationale, quatre-vingt-dix ans avant la SNCF, qu’il n’existe que des compagnies privées. Si la traction forme déjà l’aristocratie ouvrière, (les chauffeurs sont payés 43% de plus que les ouvriers des ateliers d’entretien-réparation, et les mécaniciens-conducteurs le double des chauffeurs), leur Société fraternelle est encore plus élitiste et n'admet en son sein que les mécaniciens brevetés, en en excluant aussi bien les élèves-mécaniciens que les chauffeurs. Sa première revendication vise des conditions de travail et de salaire identiques à celle des mécaniciens anglais employés en France.

Le 15 mars 1848, la traction réclame, outre des augmentations, le « droit d'élire (les) chefs immédiats tels que chef et sous-chef de dépôt », l’institution d’un conseil de discipline paritaire, enfin des temps de repos compensatoires. Elle obtient des augmentations allant de 9 à 12%, et l’élection des chefs lui est accordée dans le principe, son application devant se faire au cas par cas chaque fois qu’un chef ou sous-chef titulaire quittera son poste pour départ à la retraite, obtention d’avancement, etc. Les mécaniciens exigent alors son application immédiate et, le 28 mars, la direction se voit contrainte de déclarer tous ces emplois vacants de sorte qu’ils puissent être pourvus par élection. C’est ainsi que Witzig a été élu à Étampes.

Le 4 avril, le gouvernement provisoire décide de la mise sous séquestre du chemin de fer d’Orléans, et François-Clément Sauvage, l’administrateur désigné, pour en finir avec cette « corporation isolée et exclusive » que sont les mécaniciens conducteurs, fusionne traction et matériel (les ateliers de fabrication et d’entretien des machines) en une entité unique qu’il place sous l’autorité de Georges-Luc Clarke, auparavant ingénieur en chef du matériel.

Le 1er mai, tout le monde est dans la gare de Paris, ceux des ateliers d’Ivry et ceux de la traction, y compris sans doute le dépôt d’Étampes, ouvriers et employés mêlés, bannières en tête, pour écouter le ministre des Travaux Publics, Marie (Pierre Marie de Saint-Georges, dit) : « En établissant la République, nous avons eu la ferme intention de répartir avec justice le produit du travail entre les travailleurs. Les administrations passées n'avaient attribué à l'ouvrier que le salaire. II est juste que nous fassions mieux, et que chacun ait désormais sa part aux bénéfices. L'administration du chemin de fer d'Orléans avait admis ce principe mais avec des distinctions de catégories qui doivent maintenant disparaître. II n'y a plus pour nous qu'une seule catégorie, celle des travailleurs (…) ! À l'avenir donc, les parts dans le bénéfice seront faites dans la proportion du traitement. »

« À l'avenir donc », mais pour le passé ? Les parts dans les bénéfices de l’année 1847 qui doivent être distribués maintenant ? C’est désormais là que se porte la revendication.

Le 3 juin, un membre de la Société fraternelle des chemins de fer français, mécanicien à la compagnie du Nord, vient annoncer à l’ingénieur Sauvage, séquestre de l’Orléans et du Centre mais surtout représentant de l’État, une grève générale sur tous les chemins de fer si le renvoi des mécaniciens anglais du chemin de fer de Rouen n’est pas immédiatement prononcé. Le nouveau ministre des Travaux publics, Ulysse Trélat, prend les devants et arrête qu'« aucun mécanicien ou chauffeur ne pourra quitter le service du chemin de fer auquel il est attaché sans prévenir l'administration au moins un mois à l'avance ». Il doit signer « dans le délai de trois jours », « un engagement écrit » par lequel il « déclare se soumettre à l'exécution pleine et entière de tous les ordres de service », et déposer en garantie de cet engagement une caution égale au montant d'un mois de salaire. Les autorités locales, la Garde nationale, la gendarmerie et la force armée, requis d'intervenir partout où de besoin, en seront une seconde caution.

Si les conducteurs savent faire l’unité à l’échelon des « chemins de fer français », ils le savent pour leur seule corporation. Voyant qu’ils ne pourront imposer cette revendication catégorielle malgré leurs fonctions stratégiques dans le travail, ils renoncent à leur grève.

On traverse la rue Buffon pour s’arrêter face à l’ancien embarcadère

 



Le 20 juin, l’Assemblée nationale décide de la fin des ateliers nationaux : pour tous leurs ouvriers célibataires, ce sera l’enrôlement dans l’armée ou la suppression de toute indemnité ; pour les ouvriers non natifs de Paris, l’envoi forcé à des travaux de terrassement en Sologne. Le 22 juin, ceux qui ont été convoqués à la gare d’Orléans pour un prochain départ voient revenir un groupe parti précédemment sur la base du volontariat et qui n’a rien trouvé en province pour l’accueillir. Rentrent aussi par le train de Corbeil, des brigades qui ont abandonné précipitamment leurs chantiers en découvrant dans Le Moniteur ce qu’ils qualifient de « décret de proscription ». Tous ensemble montent vers la place du Panthéon, lieu habituel de rassemblement des Ateliers nationaux parce qu’il était celui de la paye quotidienne du soir. Une délégation est envoyée rencontrer la Commission exécutive (qui a remplacé l’ex-gouvernement provisoire) ; Marie, qui y a été nommé ministre du Travail se montre insultant. Louis Pujol, le délégué, qui en rend compte, part avec ses mandants ameuter le faubourg Saint-Antoine. Le 23 juin, toute la moitié est de Paris s’hachure de barricades ; on entend, on lit, tracés sur des morceaux de drap : « Du pain ou du plomb ! », « Mourir en combattant ou vivre en travaillant ».

Le 24 juin, des barricades, boulevard de l'Hôpital, rue Buffon, place Valhubert, rue de la Gare cernent l’embarcadère d’Orléans. Les fonctionnaires des bureaux et les dirigeants de la compagnie s'y trouvent bloqués, privés de communications directes avec Paris, sinon par un long détour par le sud, tandis qu’« un grand nombre d'hommes en armes de la commune d'Ivry, soutenus par une partie des ouvriers, des mécaniciens et des employés de la compagnie, se sont emparés de la gare d'Ivry » Quand ses enfants, qu’il a voulu mettre à l’abri en les envoyant dans leur maison de l’Essonne, comme Hippolyte Carnot (ministre de l’Instruction publique), le raconte dans son journal, parviennent à la gare, « les rails ont été enlevés sur une étendue de plusieurs kilomètres », ce qui voudrait dire jusqu’au dépôt d’Ivry.

Le 25, dans l'après-midi, un détachement de gardes mobiles, on cite ici un article de presse, s'avance « par le Jardin des Plantes et engage un feu assez vif avec les insurgés des barricades de la rue de Buffon et de la place Valhubert. Vers quatre heures, M. Clarke était debout à la fenêtre de son cabinet du 1erétage, situé sur le devant des bureaux de l'administration du chemin de fer, au boulevard de l'Hôpital. Il avait demandé qu’on lui envoyât des troupes pour empêcher l’enlèvement des rails. Inquiet de ne pas voir les troupes arriver, voulant s’assurer des dispositions des insurgés qui s’approchaient du chemin de fer, il était monté au premier étage d’où il examinait les allures des factieux. Une balle partie des maisons vis-à-vis, où plutôt du Jardin-des-Plantes même, l’atteignit en pleine poitrine. »

Clarke était capitaine de la 12ème légion (correspondant à l’ancien 12ème arr., soit le 5ème et le nord du 13ème actuels) de la Garde Nationale, du coup, quantité de récits font de lui une victime de l’insurrection. Il suffit, pour les démentir, de lire le compte-rendu du Conseil d’Administration de la Compagnie d’Orléans, qui le dit « mort atteint d’une balle dans l’exercice de ses fonctions ».

Le 28 juin, Ulysse Trélat, médecin adjoint d’une division de la Salpêtrière devenu ministre des Travaux Publics de la Commission exécutive, signe le licenciement de l’ensemble du personnel des gares et ateliers d’Ivry et de Paris, et de tous les conducteurs et chauffeurs des deux compagnies associées, celle d’Orléans et celle du Centre.

 


Le lendemain, Sauvage décide d’une pension annuelle de 1 500 F pour la veuve de G-L Clarke (ce qui correspond à 4 F, soit le salaire journalier des ouvriers, multiplié par 365 jours) sa vie durant, tant qu’elle restera en état de viduité, et de la même annuité pour son fils durant dix ans. Le montant des deux pensions sera pris sur la participation aux bénéfices revenant aux employés et, si les bénéfices s’avèrent insuffisants, imputé comme dépense d’exploitation au chapitre du budget Accidents et indemnités.

Sur la barricade de la rue Buffon d’où peut-être est parti le coup de feu fatal à Clarke, il y a eu, le 25 juin à la mi-journée, quelqu’un dont on reparlera plus loin, Henri Daix, dit « le pauvre de Bicêtre », un indigent de 44 ans, que l’on aurait vu armé d’une pince pour arracher des pavés qu’il aurait forcé les présents à porter sur la barricade ; puis, armé d’un fusil, il aurait tiré sur la mobile. Le témoin qui déposera devant le conseil de guerre de février 1849, l’incriminera de plus, allusivement, dans la mort de Clarke, en disant qu’il l’a aperçu juste avant qu’une balle ne frappe Clarke avec lequel il discutait. Mais si Daix reconnaît sa présence à la barricade Buffon, il dit en être parti pour celle de la barrière de Fontainebleau qu’il aurait rejointe vers 15h30. C’est d’ailleurs et uniquement pour le meurtre du général Bréaà la barrière de Fontainebleau qu’il comparaît, avec 25 autres personnes, devant ledit conseil de guerre.

On emprunte l’allée menant à la cour de l’arrivée, correspondant grosso modo à l’ancienne rue de la Gare

François Mauriacécrira dans Le Cahier noir, qu’il publie en 1943 aux éditions de Minuit sous pseudonyme : « A quel autre moment de l'histoire les bagnes se sont-ils refermés sur plus d'innocents ? A quelle autre époque les enfants furent-ils arrachés à leur mère, entassés dans des wagons à bestiaux, tels que je les ai vus, par un sobre matin, à la gare d'Austerlitz ? ». Ces enfants et ces wagons, François Mauriac ne les a pourtant vus que dans le récit bouleversé de sa femme, complété peut-être, plus tard, par les mots de son fils Claude.

Ces mots, Claude Mauriac, qui accompagnait à la gare sa mère allant rejoindre son mari déjà à Malagar, les a noté dans son journal à la date du 20 juillet : « Un long train de marchandises, cerné par des forces policières imposantes, avec de pâles visages d'enfants pressés aux étroites ouvertures des wagons à bestiaux. Voilà ce que j'ai vu, hier matin, à la gare d'Austerlitz où j'avais été conduire maman à son train. […] Maman est bouleversée par ce spectacle. Notre séparation en fut attristée. Toute la matinée j'ai gardé la hantise de cette vision déshonorante : un convoi de gosses juifs, mené vers quel bagne ? Et les mères ? Où étaient les mères ? On ne peut imaginer l'étendue des souffrances ainsi engagées ». Mauriac, Claude, Les espaces imaginaires. Le temps immobile, 2, Paris, Grasset, 1975.

On traverse la gare et, par l’av. Pierre Mendès-France et la rue David Bowie, on arrive sur la rue Gisèle Freund, qui longe les voies comme le faisait l’ancienne rue de la Gare

Par-delà les voies, la vue plonge sur la Salpêtrière : le premier ensemble au débouché du nouveau pont est celui de l’école des infirmières, de 1907, mais juste à gauche du pont, le long bâtiment bas, est l’ancien logement des archers du roi.

Le logement des Archers


Derrière lui, de l’autre côté de la rue des Archers, le bâtiment clair dont on ne voit que le dernier niveau (le troisième) et les combles, c’est la Force, entourant quatre cours successives qui se succèdent en s’éloignant perpendiculairement de nous. Le "puits de Manon", où elle venait chercher l’eau de sa toilette, se trouve dans l’une de ces cours intérieures. Puis vient après la plateforme des déchets, le bâtiment perpendiculaire suivant, aux six chiens assis, est celui de la lingerie. Faisant partie de l'ancien Petit Arsenal dont c'était le pavillon d'État-Major, il avait été transformé d’abord en une « chapelle Saint-Denis », qui serait remplacée en 1678 (après dix ans de travaux) par la chapelle Saint-Louis. Datant de 1634, c’est donc le bâtiment le plus ancien de la Salpêtrière, antérieur de plus de vingt-cinq ans à l’Hôpital Général et aux pavillons Mazarin et Montyon (1660). Enfin, mais on ne les aperçoit pas d’ici, masquées qu’elles sont par le service central des blanchisseries, s’étendent en enfilade jusqu’au droit du château d’eau, les trois « petites loges » des aliénées.

La lingerie avant son ravalement

 

On retrouve l’av. P.M.F., on prend le bd Vincent Auriol puis la rue Eugène Freyssinet

Au sud (à g.) du boulevard de la Gare (auj. Vincent Auriol), on est à Ivry en 1848. La gare des marchandises et les ateliers du chemin de fer d’Orléans, sur une partie de l’emplacement desquels sera construite, à la fin des années 1920, la halle de la Sernam, qui restera en activité jusqu’en 2006, (l’actuelle station F), tout cela est « la gare d’Ivry ».

C’est ici que les hommes d'équipe et de journée débutent la grève dans les tout premiers jours de mars, sur, comme l’écrit l’administration, à la fois des « questions de salaires et d'intervention directe dans la conduite du service » : 4 Francs par jour au lieu de 3,50 F/j ; la journée de 12 heures et non plus de 15 à 16 heures comme c’était trop souvent le cas pour les hommes de nuit [il faut considérer que sur des durées pareilles, deux coupures de repas sont nécessaires, soit 14 heures de présence pour 12 heures de travail] ; enfin que le nommé Sarrazin, premier chef d'équipe, soit renvoyé immédiatement de la gare.

Ils exigent une réponse pour le 6 mars au plus tard. La direction accorde le passage à 3 équipes de 12 heures repas compris, soit l’application du décret pris par le gouvernement provisoire le 2 mars sur la journée de 10 heures effectives pour l’agglo parisienne, lequel décret abolit aussi le marchandage. Concernant les salaires, la direction répond qu’ils sont identiques à ceux du Nord et du Rouen, tout en reconnaissant que « sur ces deux chemins le service des hommes est beaucoup moins pénible, les gares étant d'une étendue suffisante et d'une disposition convenable pour que la presque totalité des travaux se fasse à couvert ». Enfin elle refuse catégoriquement le renvoi de Sarrazin — qui, quelque temps plus tard, sera « violemment expulsé par ses subordonnés. »

Dès ces premiers jours, des émissaires ont été envoyés aux chemins de fer de Rouen et du Nord pour les associer à la coalition. Puis les ouvriers des ateliers de réparation et d’entretien réussissent ce que les mécaniciens-conducteurs n’ont pas su faire, étendre la coalition au-delà de leurs entreprises : aux ateliers de construction mécanique parisiens. Des conducteurs de locomotives, il n’y en a que dans les chemins de fer, des mécaniciens tout court, il y en a ailleurs et l’unité peut se faire d’autant mieux que les grandes entreprises de construction mécaniques, fournisseurs des compagnies ferroviaires, sont en relations constantes avec leurs ateliers.

Finalement, les ouvriers des ateliers de réparation en grève, vinrent, accompagnés des délégués des principaux ateliers de construction mécanique de Paris, réclamer l'abolition du marchandage et la réduction de la durée du travail à neuf heures, soit une de moins que ce que venait de fixer le décret gouvernemental du 2 mars.

Trois jours avant la fin de leur ultimatum, fixée au 10 mars, les trois délégués des ouvriers mécaniciens au Luxembourg, Jean-Pierre Drevet (travaillant chez Ch. Derosne & Cail), Thomas Colin (de chez Gouin) et Louis Lavoye, de l’Orléans, signaient avec les patrons de l’Orléans et du Nord, au Vauxhall de la rue de la Douane (aujourd’hui Léon-Jouhaux), la journée de 9 heures. Sur cette durée, une seule coupure de repas suffit, jugent-ils, ce qui ramène le temps de présence sur le lieu de travail à 10 heures.




Au début mai, les ouvriers des ateliers de construction des wagons et machines locomotives de la gare d'Ivry réussissent de surcroît à entraîner les mécaniciens-conducteurs de la compagnie pour revendiquer maintenant un franc d'augmentation/jour pour tous sans distinction d'état ni de salaire ; cela correspond pour eux à une augmentation moyenne de 25%, qu’ils obtiennent rapidement, les charpentiers exceptés. Dès le 6 mai, Marche et ceux du Nord vont exiger, en faisant référence à la Compagnie d’Orléans, les 1 F/jour, et une participation aux bénéfices provenant des travaux de construction et réparation du matériel pour tous les employés, ouvriers et aides.

 

Et puis arrivent l’insurrection de Juin. La gare d’Orléans est reprise le 25 ; le service complètement rétabli sur les lignes de la compagnie deux jours plus tard. Le 28 juin, la Cie d’Orléans – l’État donc, elle est toujours sous séquestre — licencie en bloc tout son personnel pour le réembaucher individuellement en laissant les indésirables à la porte.

Par l’escalier, à dr., et la rue Maurice et Louis de Broglie qui le prolonge la rue Louise Weiss traversée, on arrive rue du Chevaleret

Après les horribles massacres de juin, vient encore la répression. Sur 96 inculpés d’Ivry, tels qu’on peut les retrouver dans la base de données de Jean-Claude Farcy et Rosine Fry (http://inculpes-juin-1848.fr/index.php), 21 appartiennent au Chemin de Fer d’Orléans : 6 y sont dits employés et 3 ouvriers sans plus de précision, mais on rencontre aussi 1 sous-chef de gare, 1 chef d’équipe, 1 conducteur, 1 chauffeur, 2 hommes d’équipe, 1 facteur, 1 aiguilleur, 1 poseur de rail, 1 lampiste ; ils ont entre 24 et 51 ans. Un seul est né à Ivry, 1 autre à Corbeil, à l’autre bout de la ligne ; les autres le sont, pour 3 d’entre eux, à Paris, 2 en Seine-Inférieure, 2 en Seine & Oise, 1 en Seine-et-Marne, 1 en Belgique, puis 1 dans chacun des départements du Jura, du Lot, de la Gironde, du Nord, de l’Indre, du Calvados, de l’Yonne, de la Moselle. Sur ces 21 cheminots, 9 habitent la rue du Chevaleret, où l’on trouve aussi 7 autres inculpés, presque tous ouvriers mécaniciens, sans autre indication de leurs lieux de travail. Sur les 21 cheminots de l’Orléans, 12 seront libérés, les autres connaîtront les pontons (ces navires à quai servant de prison) de Brest, le fort du Hommel à Cherbourg, etc…


 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le message de la presse par ces choix de cadrage : Voilà ce que vous ont apporté la Commission du Luxembourg et les ateliers nationaux

Par les rues Clisson, Jeanne d’Arc, du Dr Charles Richet, on arrive rue Nationale, en rattrapant ainsi l’itinéraire de la Nueve, que l’on suit jusqu’à la barrière des Deux Moulins ou d’Ivry

Habitent à la barrière, Nicolas Lahr, 29 ans, maçon et pompier dans la Garde Nationale, né en Belgique, et son frère Pierre, 24 ans, né au Luxembourg, qui sont parmi les 25 inculpés dans l’affaire du général Bréa, traduits devant le conseil de guerre. Celui-ci condamne à la peine de mort, le 7 février 1849, Daix, « le pauvre de Bicêtre », Nicolas Lahr, Nourrit, Choppart et Vapreaux jeune ; Lahr cadet est libéré. Des cinq condamnés à mort, seuls Daix et Lahr aîné seront guillotinés le 17 mars 1849, exceptionnellement sur le lieu de leur crime, soit à la barrière Fontainebleau (place d’Italie), cernée par 20 000 hommes de troupes.

On ne rappellera pas ici l’affaire Bréa. On reproduira juste ici les lettres adressées par deux exilés républicains à Victor Schoelcher en train de faire l’Histoire des crimes du 2 Décembre (cf sur Gallica, p. 357 et 360).

« L’insurrection avait été vaincue dans ce quartier dès le samedi soir ; le général Bréa avait établi son quartier général sur la place du Panthéon. Le dimanche matin, entre huit et neuf heures, j’allai chercher mes enfants, à leur pension chez M. Amiel, rue Saint-Jacques. A l’angle de la rue Neuve-Soufflot et de la rue Saint-Hyacinthe, je vis fusiller Raguinard, caporal de la GN, mécanicien rue des Fossés-Saint-Jacques, à bout portant, en présence de plus de cinquante gardes nationaux sous les armes. A la même place, j’aperçus une autre victime dont je n’ai pu savoir le nom. M’autorisant alors de ma qualité de représentant du peuple, je voulus faire comprendre aux gardes nationaux l’énormité de ce meurtre, et observer que n’ayant pas même été pris durant le combat, mais le lendemain seulement, ces deux malheureux pouvaient avoir été victimes d’une méprise ou d’une vengeance particulière. Mes observations ne me valurent que d’atroces menaces.

Tout cela s’était passé à une très-petite distance du lieu où se tenait le général Bréa. S’il n’avait tout ordonné, il avait certainement tout entendu, tout su, sans rien empêcher. Ce fut le soir du même jour que le général fut fait prisonnier, à son tour, à la barrière de Fontainebleau, l’une des plus voisines de son quartier général, où l’insurrection avait conservé ses positions, et à son tour fusillé par les insurgés. Il s’était, dit-on, présenté comme parlementaire, et devait être protégé par cette qualité. Cela n’est que trop vrai ; mais les citoyens fusillés dans la matinée presque sous ses yeux, pour la part qu’ils étaient accusés d’avoir prise au combat de la veille, n’étaient pas moins protégés par toutes les lois de la guerre et de la civilisation.

J’ai déposé de ces faits dans le procès des insurgés de la barrière de Fontainebleau, comme d’une des mille preuves qu’en toute circonstance ce sont les prétendus défenseurs de l’ordre qui ont pris l’initiative du brigandage.

 Lettre de Félix Mathé, Représentant du peuple [de l’Allier, à la Constituante puis à la législative, exilé après le 2 décembre] à V. Schoelcher, Londres, 12 mars 1852.

« J’ai connu Lahr, qui fut condamné à mort dans l’affaire dite du général Bréa, en 1848. C’était un excellent ouvrier qui, à force de travail, d’économie, de sobriété était parvenu à amasser une somme de 4,000 fr. qu’il avait employée, en 1847, à l’achat d’un fonds de logeur et de marchand de vin situé barrière des Deux-Moulins.

Jusqu’à la révolution de février, il n’avait pris aucune part à la politique. On sait qu’à cette époque les travaux cessèrent dans un grand nombre d’ateliers. Beaucoup de ceux qui logeaient chez Lahr, privés de travail, ne purent lui rembourser les avances que l’on est obligé de faire dans des maisons de ce genre. C’est à partir de ce moment, c’est-à-dire vers la fin d’avril, qu’il se mit en relation avec les agents les plus actifs de M. Bonaparte. Ses frères, qui travaillaient avec moi, disaient tous les jours que un ou plusieurs messieurs se rendaient dans son cabaret (principal rendez-vous des Allemands), et que toutes leurs conversations concernaient Louis-Napoléon. Il finit par être tellement exalté pour le neveu de l’empereur, comme ils disaient tous, qu’un jour il vint débaucher ses trois frères, qui travaillaient avec moi à la mairie du 12e arrondissement de Paris ; je fus les chercher chez le marchand de vin qui fait l’angle de la rue Saint-Jacques et de la rue Soufflot. Aussitôt qu’ils m’aperçurent, ils m’offrirent un verre de vin, et en choquant le verre, sur un signe de Lahr, ils crièrent par trois fois : Vive Louis-Napoléon ! Vive le petit Louis ! Nous le voulons et nous l’aurons !

J’ai su par plusieurs de mes amis, présents à la lutte de la barrière de Fontainebleau, que Lahr distribuait du vin aux combattants pour être plus utile à son prince ; car vous pouvez attester qu’il avait reçu de l’argent. Je tiens ce fait de son frère et de deux de ses meilleurs amis. » Martin Nadaudà Victor Schoelcher, de Londres, le 1er mars 1852

Par les rues de Campo-Formio (ancienne rue des Étroites ruelles), Duméril, et Jeanne d’Arc, on rejoint la rue Jules Breton

On aura aperçu, au départ de la rue Pinel, au no 9, le siège récent de la Fédération française du « Droit humain », la première et la plus ancienne fédération de l'Ordre maçonnique mixte international « le Droit humain ». On arrive, au no 5 de la rue Jules Breton, devant le temple égyptianisant (1912-14) qui fut la demeure de Georges Martin, le cofondateur de l'Ordre en 1901. La cofondatrice, Maria Deraismes, née en 1828, a donc eu 20 ans en 1848 quand fut institué par la Deuxième République naissante un suffrage qualifié d’« universel » et pourtant seulement masculin, qui avait certes élargi l’ancien système censitaire de 246 000 électeurs à près de 10 millions, mais en excluant un nombre égal de femmes de l’« universel ».

On rejoint notre point de départ par les rues Pirandello et Le Brun

Beaucoup des renseignements sur les cheminots du Corbeil et Orléans proviennent du travail de Jean-Pierre Amalric, qui a eu accès à des archives détruites depuis par le creusement de la gare souterraine banlieue d’Austerlitz : « La révolution de 1848 chez les cheminots de la Compagnie du Paris-Orléans », Revue d’histoire économique et sociale, vol. 41, n° 3, 1963, p. 332-373.

COMMENT CHARLES MARCHE N’A ÉTÉ NI « TRANSPORTÉ » NI COLON EN ALGÉRIE

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 Présentation de :

à la librairie Jonas, Paris 13ème, le 10/01/2024.

 

La révolution de 1848 est très présente dans la toponymie parisienne, avenues, boulevards et métros : Barbès, Blanqui, Ledru-Rollin, Louis Blanc, etc. Dans le 13ème, sur le mode de la rue ordinaire, la rue de Tolbiac parcourt les deux bouts de la chaîne, de la rue Albert, l’ouvrier coopté au gouvernement provisoire le 24 février, à la rue Damesme, le sabreur mortellement blessé lors de sa sanglante besogne répressive du 24 juin. La rue Albert, on en veut à la Troisième République de ne pas l’avoir baptisée, en 1896, plus justement rue de « l’ouvrier Albert », ou rue « Albert, ouvrier », seule dénomination, dans les actes officiels du gouvernement provisoire, la presse de l’époque ou l’historiographie, d’Alexandre Martin, son nom à l’état-civil. La plaque s’est vue précisée, il y a quelques décennies, par ces mentions : « Ouvrier mécanicien – Homme politique 1815-1895 », mais ce n’est qu’un pis-aller. L’attribution à Damesme, décidée par Napoléon III, est restée non explicite sur la plaque de l’autre rue, taisant le général comme le répresseur et, à défaut de « cancel », on s’en accommodera.

MARX 1818 - 1883       MARCHE 1819 - 1893


On a dit les deux bouts de la chaîne : 24 février – 24 juin, quatre petits mois, un mois et demi de plus seulement que la Commune. Un bain de sang au bout, un peu moindre que celui de la Semaine sanglante. Une présence bien plus forte dans la topographie — mais on manque vraiment d’une rue Marche — mais bien plus faible dans les mémoires, si bien que Michèle Riot-Sarcey et Maurizio Gribaudi ont pu coécrire, en 2008, 1848 La révolution oubliée, (La Découverte).

 

48, c’est pourtant une révolution qui se produit sous les yeux de Marx, lequel arrive à Paris dans les premiers jours de mars avec sa femme, leurs trois enfants, Jennychen, Laura et le petit Edgar, âgé à peine d’un an, et, j’allais dire surtout, dans ses bagages, un millier d’exemplaires du Manifeste du parti communiste, en allemand, tout frais imprimés. Passager du Bruxelles-Paris du chemin de fer du Nord, son train passe devant les ateliers de la Cie, à La Chapelle, où Marche est mécanicien tourneur, puis Charles Marx (on francise à l’époque les prénoms étrangers), à l’embarcadère du Nord, descend en voiture la rue du Faubourg-Saint-Denis — le bd Magenta, le bd de Strasbourg n’ont pas été percés, le flux des circulations, c’est l’étoile à trois branches de la révolution espagnole : la rue du Fbg-St-Denis jusqu’à la porte du même nom, puis les grands boulevards à droite et à gauche.

Descendant vers l’arc de triomphe, donc, Charles Marx passe devant le logis de Charles Marche qui habite au 62 rue du Fbg-St-Denis (n° 54 – 56 actuels, face au passage-cour des Petites-Écuries. Mais pour goûter l’homonymie presque parfaite des deux noms, Charles Marche est notre Karl Marx, encore faut-il savoir ce que l’historien californien (de Santa Cruz), Mark Traugott, méconnaissait encore en 2015, je le cite : « on ignore presque tout de Marche – à commencer par son prénom ».

 

Sitôt débarqué, Marx donne à traduire en français leManifeste du parti communisteà son vieux complice du Vorwärts, le médecin Hermann Ewerbeck qui, l’année précédente, avait mis en allemand le Voyage en Icarie de Cabet. Ewerbeck se met au travail, et intéresse à la publication de la traduction à venir une personne à laquelle il enseigne l’allemand, Charles Paya, créateur d’une petite agence de presse démocratique et républicaine. C’est une dépêche sortie de l’agence de Paya qui, le 23 mai 1848, indique que « le citoyen Marche, cet intrépide et audacieux ouvrier qui, dans la journée du 25 février dernier, est parvenu, par son énergique langage, à arracher, séance tenante, le fameux décret relatif à l’organisation du travail, et qui, employé au chemin de fer du Nord, a organisé la grève qui dure encore maintenant », a été arrêté.

Lequel Marche répond aussitôt aux journaux qui ont diffusé la nouvelle : « Que mes amis se rassurent, je suis libre encore », et il signe « Marche jeune, ouvrier mécanicien, rue du Faubourg-Saint-Denis, 62. » On en sait déjà un peu plus : que vit aussi à Paris un Marche aîné, son père ou son frère.

 

LE Ve ARRONDISSEMENT ET LA CHAPELLE

La traduction du Manifeste est achevée au 13 juin 1849, date à laquelle les députés de la Montagne, Ledru-Rollin à leur tête, engagent le fer, tout pacifiquement, lorsque le président de la République élu en décembre, Louis Bonaparte, envoie au mépris de la constitution des troupes françaises et républicaines rétablir le Pape dans ses États temporels. Marx, revenu à Paris, est à nouveau le témoin oculaire de ce dernier soubresaut démocratique, et de son échec : Hermann Ewerbeck est emprisonné pour deux bons mois mais, surtout, Paya, arrêté lui aussi, se voit condamné à la déportation par la Haute Cour de justice de Versailles. Il faudra attendre 1885 pour lire une traduction française du Manifeste, celle de Laura, la deuxième fille de Marx, qui aura entretemps épousé Paul Lafargue.

 

Par Ewerbeck, par Paya peut-être, ces deux contemporains - Marx n’est que de 9 mois l’aîné de Marche – auraient pu se rencontrer. Mais Marx est d’emblée accaparé par l’urgence d’empêcher une Société démocratique allemande, ainsi qu’elle se nomme elle-même, d’aller de France et les armes à la main établir par la force la République en Allemagne. Dans ce but, et Engels l’ayant rejoint à Paris le 21 mars, ils écrivent « au citoyen Cabet », qui fait partie comme eux et selon les termes mêmes de leur lettre, du « parti communiste » (à ne pas entendre ici, pas plus que dans le titre du Manifeste, comme un parti au sens propre mais comme un courant de pensée). Marx et Engels demandent à Cabet d’insérer dans sonPopulaire un communiqué mettant en garde les ouvriers allemands contre ce qui serait « un croc-en-jambe à la révolution en Allemagne ».

On a cité deux fois déjà Cabet, et on en profite pour dire que la biographie secondaire de ce livre, celle de J-J Witzig, mécanicien au chemin de fer d’Orléans, lui, comme Marche l’est à celui du Nord, est justement un ami de Cabet, qu’il précédera en Amérique pour y préparer l’implantation de l’Icarie, cette cité idéale où doit régner la communauté des biens.

 

Finalement, Marx et Engels, n’ayant rien pu faire pour barrer la route à l’inconscience de la Légion allemande repartent par le chemin de fer du Nord, (et repassent devant… et devant…), direction Cologne, « la partie la plus avancée de l’Allemagne », le 6 avril. Ils ne se sont pas munis d’armes mais d’un programme : des « Revendications du Parti communiste en Allemagne », qui sont la « République une et indivisible », « l’armement général du peuple », le suffrage universel [masculin, inutile de le préciser, à l’instar de celui qui vient d’être proclamé en France], la nationalisation des domaines princiers et féodaux, des banques privées, des moyens de transport ; l’instauration de « forts impôts progressifs », la séparation de l’Église et de l’État et « l’instruction générale et gratuite du peuple ».

Marx et l’ouvrier Marche, qu’attendait et qu’annonce le Manifeste, resté de l’allemand pour les Français, se seront seulement croisés.

 

Revenons donc aux premiers jours de la révolution et passons, pour changer, à Proudhon et à ses Confessions d’un révolutionnaire,pour servir à l’histoire de la Révolution de Février, (3eédit., p. 67) : « Le 24 février avait eu lieu la déchéance du Capital ; le 25 fut inauguré le gouvernement du Travail. Le décret du gouvernement provisoire qui garantit le droit au travail fut l’acte de naissance de la République de février. »

Par « déchéance du Capital », Proudhon veut sans doute seulement dire la chute de la monarchie bourgeoise de Louis Philippe, assimilée au capital financier, c’est-à-dire, dans sa pensée, à Rothschild et consorts.

En réalité, le 24 février, qu’est-ce qui avait bien pu déchoir le Capital ? La petite place donnée au gouvernement provisoire à Albert ?

Louis Philippe vient d’abdiquer. Au National, journal de l’opposition dynastique, rue Le Peletier, une poignée de députés se cooptent en gouvernement provisoire. À la Réforme, journal de l’opposition républicaine, rue Jean-Jacques Rousseau, quelques publicistes travaillent à s’adjoindre à la liste ; par des navettes entre les deux titres, on doit arriver à un consensus. Quand d’une fenêtre du 1erétage des bureaux de la Réforme, Louis Blanc égrène à une foule rassemblée dans un silence solennel, le chapelet des noms sur lesquels on s’est entendu, un nom supplémentaire monte de la cour, littéralement un nom d’en bas : « Albert ! Albert ! » La plupart des gens de La Réforme ne le connaissent pas, écrit Louis Blanc, qui assure ne l’avoir jamais vu. C’était, poursuit-il,

 

un pauvre ouvrier mécanicien qui tirait peut-être son dernier coup de fusil à quelque barricade au moment même où, loin de lui, à son insu, ses camarades acclamaient son nom. […] il n’avait jamais figuré au milieu des notabilités démocratiques. N’y avait-il pas dans ce seul fait l’avènement d’un monde tout nouveau ? (c’est moi qui souligne) C’était l’idée du travail réclamant sa place dans le gouvernement des choses humaines ; c’était la souveraineté du Peuple demandant à être représentée par un homme du Peuple. Ce fut les yeux humides que j’inscrivis : « Albert, ouvrier ».

 

Dans un complément ultérieur à ses Pages d’histoire de la révolution de février 1848, (Révélations historiques, en réponse au livre de lord Normanby intitulé : A Year of Révolution in Paris, Bruxelles, 1859, t. 1er, p. 76), Louis Blanc parlera non plus seulement de « l’avènement d’un monde tout nouveau », mais de « l’avènement d’un ouvrier au pouvoir ».

 

Aux yeux humides de Louis Blanc fera écho six jours plus tard, dans la même tonalité sentimentale, une « Proclamation du gouvernement provisoire aux ouvriers » : « Et maintenant, citoyens, hâtez-vous de reprendre vos travaux. Songez qu'une heure de retard est un trésor perdu pour la patrie. Vous êtes une des forces et une des sollicitudes du gouvernement provisoire de la République. Il vous aime ; ayez confiance en lui, et sachez bien qu'il est presque plus impatient de votre bonheur que vous-mêmes. »

 

Le 25 février, lendemain du jour où Albert a été invité à la table des grands, autre ambiance, que le même Louis Blanc décrira ainsi : « nous étions occupés de l’organisation des mairies, lorsqu’une rumeur formidable enveloppa tout à coup l’Hôtel de Ville. Bientôt, la porte du conseil s’ouvrant avec fracas, un homme entra, qui apparaissait vraiment à la manière des spectres. Sa figure, d’une expression farouche alors, mais noble, expressive et belle, était couverte de pâleur. Il avait un fusil à la main, et, ardemment fixé sur nous, son œil bleu étincelait. Qui l’envoyait ? que voulait-il ? Il se présenta au nom du Peuple, montra d’un geste impérieux la place de Grève et, faisant retentir sur le parquet la crosse de son fusil, demanda la reconnaissance du droit au travail. »

Lamartine, poursuit Louis Blanc, s’avance « vers l’étranger d’un air caressant », se met « à l’envelopper des plis et replis de son abondante éloquence. Marche – c’était le nom de l’ouvrier – fixa pendant quelque temps sur l’orateur un regard où perçait une impatience intelligente ; puis, accompagnant sa voix d’un second retentissement de son mousquet sur le sol, il éclata en ces termes : – Assez de phrases comme ça ! »

 

Dans une description jusque-là inédite de l’entrée en scène de Marche, que vous découvrirez dans le livre, vous l’entendrez poser d’abord et avant même toute revendication plus concrète, cette question de démocratie directe :

« Et d’abord nous demandons pourquoi nous sommes forcés, pour arriver jusqu’à eux [ceux qui se disent nommés par nous], de renverser des gens qui nous barrent le passage ? Qu’avez-vous à nous répondre ? »

 

Puis Marche exige que soit reconnu le droit au travail, et adopté le drapeau rouge comme une affirmation, une garantie de la couleur sociale de la république. Là encore, vous verrez, selon les témoins oculaires, Marche réclamer tantôt le droit, tantôt le drapeau, rarement les deux à la fois, et l’hypothèse que je propose pour résoudre cette contradiction.

 

1. Les 8 versions du 25 février

 

On dispose de pas moins de huit versions différentes de cette scène inaugurale, dont deux inédites, celle de Félix Bouvier, secrétaire du gouvernement provisoire les premiers jours, et qui la raconte, dans la presse, exactement six semaines après les faits, et celle d’Hippolyte Carnot, appuyée sur son journal et jamais publiée. A la fin, Marche sort de l’Hôtel de Ville avec le décret qu’il a « arraché séance tenante », « dicté », écrira Marx dans Les Luttes de classes en France. Louis Blanc et Garnier-Pagès le signent les premiers, Lamartine l’entérine plus tard, malgré qu’il a juré, selon l’une des versions : « Vous me ferez couper la main avant que je signe cela », et, selon une autre : « Vous me mettriez à la bouche de vingt pièces de canon que vous ne me feriez pas signer… »

Pour faire résumer l’évènement par un autre anarchiste, Charles Benoist, choisi par esprit de clocher rive gauche (les Temps nouveaux, dont on cite ici le numéro du 3 août 1907, étaient alors rue Broca après avoir été rue Mouffetard), « L'ouvrier Marche parlant au gouvernement provisoire, c'est, dans « la rumeur formidable » et par « le geste impérieux » du Nombre, [Benoist reprend là les termes de Louis Blanc] le travail signifiant sa volonté, et dictant sa loi — la loi — à l'État. »

 

Après cette débauche de descriptions, huit pour une scène qui aura duré ½ h, 1 heure ? et qui malgré leur nombre laisse des questions irrésolues, plus rien ! À lire l’historien américain Donald C. McKay : « Marche, après cette unique apparition, retourne d’où il vient, dans l’oubli ». L’affirmation date de 1933, mais on a vu Traugott, cent dix-huit ans plus tard n’être pas plus avancé.

Fini Marche portraituré par Lamartine en « Spartacus d’une armée de prolétaires intelligents », par Louis Blanc en « orateur (au) regard perçant d’impatience intelligente » — intelligents jusque dans leur impatience, ces ouvriers de 48 !

Retourné dans l’oubli parce qu’a la salve de portraits tirée par Bouvier, Carnot, Freycinet, Garnier-Pagès, Lamartine, Louis Blanc, lord Normanby, Pelletan, a succédé le feu roulant des journées de Juin ? L’hypothèse qu’il y ait été tué, on a pu la lire ici ou là comme plus que probable. Trois mille, cinq mille ? ouvriers ont été fauchés sur les barricades ou fusillés sans jugement celles-ci tombées — Jacques Houdaille va jusqu’à 12 000 dans « Les détenus de Juin 1848 », (article de Population, 36e année n° 1, janvier février 1981, p. 164 à 171), mais il se borne à y reprendre Les journées de juin (1966), du douteux Pierre Dominique (nom de plume de P. D. Lucchini), directeur durant l’occupation de l'Office français d'information de Vichy puis rédac-chef de Rivarol.

 

Les barricades de juin 1848 dans le XIIe arrondissement de l'époque, rive gauche

2. La déposition du constructeur mécanicien Cavé

 

Sauf que dès le 1er juillet 1848, un démenti à cette hypothèse était donné non pas dans un document confidentiel, rare, peu accessible, que sais-je encore, mais dans un recueil qui est un usuel pour tout historien s’intéressant à la période, le Rapport fait au nom de la Commission d’enquête sur l’insurrection qui a éclaté dans la journée du 23 juin et sur les événements du 15 mai. François Cavé, constructeur mécanicien installé depuis des lustres en haut du faubourg Saint-Denis, qui après avoir fourni des locomotives à la Cie du Nord continue de livrer des roues et d’autres pièces détachées à l’atelier de réparations et d’entretien de La Chapelle où Marche est tourneur, dépose le 1er juillet devant la commission parlementaire, et il lui dit ceci concernant Marche : « Il n’a pas été arrêté. Depuis les évènements, il se promène vêtu avec recherche. Cependant, il y a quelque temps, les ouvriers, les sachant, lui, sa femme et ses enfants fort malheureux, avaient fait une souscription à leur profit ; mais ce n’est pas cette souscription qui peut le mettre en état de vivre comme il le fait, car il ne travaille plus. »

 

« Il n’a pas été arrêté », donc il ne le sera plus. Au 1er juillet, le filet est plein, près de 12 000 insurgés y ont été ramassés. Dès le 27 juin, un décret de l’Assemblée nationale a créé pour eux une peine originale, « la transportation » dans les colonies française d’outre-mer « autres que celles de la Méditerranée », une décision qui sera prise sans jugement, sans magistrats et sans contradictoire par des commissions administratives. Seuls les « chefs, fauteurs ou instigateurs » auront droit à une justice certes militaire mais respectant certaines formes, c’est-à-dire aux conseils de guerre.

Le 31 juillet, Cavaignac, le répresseur en chef, que l’Assemblée nationale vient de faire maréchal et président du Conseil des ministres, nomme une commission qui étudiera les lieux possibles de cette transportation. Les propositions affluent ; parmi celles-ci, deux concernent le Texas, et on les cite parce que c’est au Texas que Cabet et ses communistes, dont Witzig, envisagent d’établir leur Icarie. Finalement, le choix gouvernemental va s’arrêter sur l’Algérie, que l’Assemblée nationale avait écartée d’abord parce que trop proche, il semblait trop facile de s’en évader, et parce qu’on craignait que les transportés n’y répandent chez les indigènes leurs perverses idées démocratiques. La citadelle de Belle-Île formera à compter du 21 septembre, le dépôt provisoire de l’avant-transportation. 

Des commissions vont ainsi examiner le cas de 11 671 raflés ; 97 % d’entre eux habitent la Seine, 77 % Paris. Les ouvriers des métaux en représentent 20 à 23 %, soit le double de leur poids dans la population au recensement de 1856, le premier pour lequel on dispose de pourcentages par profession. Dans le Paris d’alors, celui à 12 arrondissements, c’est le VIIIe qui paye, de loin, le plus lourd tribut à la répression : 8,2 % de la population masculine adulte y est interpellée ; le XIIe vient en second. Le VIIIe, c’est le bastion de l’industrie « ancienne » de Paris, et des 4 quartiers de cet arrondissement, celui de Popincourt ­— Albert y est mécanicien chez le fabricant de boutons Bapterosses, dans l’actuelle rue Léon Frot (anc. de la Muette) — représente à lui seul près des trois-quarts des détenus de l’arrondissement : 1 036. Le second quartier parisien en termes de défèrement, celui de la Porte Saint-Martin (celui du domicile de Marche), dans le Ve, en compte moins de la moitié : 496. 

LE VIIIe ; la rue de la Muette entre Roquette et Charonne

J. Houdaille, prenant en compte les chiffres de 1856 pour les raisons dites plus haut, rapportés aux limites géographiques de l’actuel 13ème arrondissement, (soit le XIIe ancien, 122 815 habitants en 1856, plus la partie d’Ivry, commune alors de 13 000 habitants, comprise entre le mur des Fermiers généraux et les fortifications), montre qu’avec 1 434 suspects passant devant ces commissions, c’est 1,1 % de la population d’alors de ce 13ème anticipé, et 12,3 % du total des interpellés parisiens.

Sachant que les détenus sont à 97,5 % des hommes, et compte tenu de ce que les hommes adultes doivent représenter en gros le quart de la population, j’en arrive à environ 4,4 % des hommes adultes du futur 13ème déférés pour éventuelle transportation.

Sur cette même base (H = ¼ de la pop.), et en estimant maintenant une population moyenne entre les recensements de 1846 et de 1851, je trouve qu’à La Chapelle, où sont les ateliers de la Cie du Nord, c’est 9 % des hommes adultes de 1848 qui auront été arrêtés ; à Ivry, où sont les ateliers de la Cie d’Orléans, c’est 5,2 % de de la population masculine adulte qui l’aura été.

Voir aussi Jacques Houdaille, « Les détenus de Juin 1848 », dans Population, la revue de l’Ined, n° de janvier- février 1981, p. 164 à 171.

À Ivry, commune de 6 880 hab. en 1846, de 7 671 habitants en 1851, soit d’environ 1 820 hommes adultes en 1848, 96 personnes passent devant les commissions. Sur ce nombre, 21 appartiennent au chemin de fer d’Orléans : 6 y sont dits employés et 3 ouvriers sans plus de précision, mais on trouve aussi dans la liste, 1 sous-chef de gare, 1 chef d’équipe, 1 conducteur, 1 chauffeur, 2 hommes d’équipe, 1 facteur, 1 aiguilleur, 1 poseur de rail, 1 lampiste. Ils ont entre 24 et 51 ans.

Un seul est né à Ivry, 1 autre à Corbeil, à l’autre bout du premier embranchement ; les autres le sont, pour 3 d’entre eux, à Paris, 2 en Seine-Inférieure, 2 en Seine & Oise, 1 en Seine-et-Marne. Hors de Paris et des départements limitrophes, 1 est né en Belgique, puis 1 dans chacun des départements du Jura, du Lot, de la Gironde, du Nord, de l’Indre, du Calvados, de l’Yonne, de la Moselle.

Sur ces 21 cheminots, 9 habitent la rue du Chevaleret, qui est aussi celle de 7 autres déférés, presque tous ouvriers mécaniciens, sans autre indication de leur lieu de travail. Sur les 21 cheminots de l’Orléans, 12 seront libérés, les autres connaîtront les pontons (ces navires à quai servant de prison) de Brest, ou le fort du Hommel à Cherbourg, etc…

Voir la base de données de Jean-Claude Farcy et Rosine Fry, Inculpés de l’insurrection de Juin 1848, Centre Georges Chevrier - (Université de Bourgogne/CNRS), [En ligne].

 

Le XIIe et la portion d'Ivry entre mur des Fermiers généraux et fortifications

Fin novembre 1849, bien que diverses grâces aient diminué le nombre des justiciables de la transportation, environ 600 personnes croupissent encore sur les pontons de Cherbourg, et 1 200 à Belle-Île.

Finalement, 462 seront effectivement transportées en Algérie et il leur aura fallu attendre le début de 1850. Sur ces 462, 25 % habitaient la Rive Gauche Est, spécialement les rues Saint-Jacques, Mouffetard (qui s’étend alors sous ce nom jusqu’à la barrière de Fontainebleau, auj. place d’Italie), de la Montagne-Sainte-Geneviève et Saint-Nicolas-du-Chardonnet, autour de Polytechnique. Concernant les professions, 17 % des transportés (80 individus) exerçaient un métier du fer : fondeur, forgeron, mécanicien, tourneur et surtout serrurier.

 

Alors qu’il s’agissait surtout de ne pas risquer qu’ils contaminent la colonie, la loi de janvier 1850 envisage maintenant leur rédemption en colons. Elle stipule que : “Les individus transportés seront réunis sur les terres du domaine de l’État, et y formeront un établissement disciplinaire spécial. Trois années après le débarquement des transportés en Algérie, ceux qui justifieront de leur bonne conduite pourront obtenir, à titre provisoire, la concession d’une habitation et d’un lot de terre sur l’établissement. Après une nouvelle période de sept années, si le concessionnaire provisoire déclare vouloir s’établir en Algérie, et s’il a continué à tenir une bonne conduite, la concession deviendra définitive. Il sera pourvu par l’État aux dépenses de voyage des femmes légitimes et des enfants de transportés, quand l’état de l’établissement permettra qu’ils soient réunis à leurs maris ou à leurs pères.”

 

Marche, qui « n’a pas été arrêté », ne sera pas passé devant ces commissions administratives, Cavé nous l’a appris, mais il était possible, dès l’automne 1848, seize mois avant que les transportés ne finissent par arriver en Algérie, d’y partir en colon volontaire. Marche était dans une très mauvaise passe avant sa soudaine aisance, inexpliquée, des derniers jours de juin. Il y avait de quoi : « il ne travaille plus », dixit Cavé, sans doute depuis le 21 mai, quand suite à la grève, le personnel du chemin de fer du Nord a été licencié en bloc avant qu’une réembauche filtrante ne laisse dix-neuf meneurs dehors, dont probablement lui. N’a-t-il pas fallu une « souscription » des « ouvriers », sans doute ses ex-camarades du chemin de fer, pour le soutenir, ?

Le 19 septembre 1848, l'Assemblée Constituante votait un décret ouvrant « au ministère de la Guerre un crédit de 50 millions de francs pour l'établissement de 42 colonies agricoles dans les provinces d'Algérie ». Douze mille colons, installés aux frais de l'État, recevraient en plus d'une concession de terre de 2 à 10 ha selon l'importance de leur famille, une maison, des instruments, du bétail, des semences et des rations journalières de vivres pendant trois ans. L'Algérie ne comptait alors qu'une cinquantaine de villages de colonisation peuplés d'environ vingt mille colons ruraux. Les candidatures affluent, une commission dite des Tuileries les examine, composée de trois députés, des maires des VIIe, VIIIe et IXe arrondissements, et présidée par Ulysse Trélat, ex-médecin à la Salpêtrière, ex-ministre des Travaux publics — et, à ce titre, licencieur le 28 juin de l’ensemble du personnel des gares et ateliers d’Ivry et de Paris, et de tous les conducteurs et chauffeurs des deux compagnies associées, celle d’Orléans et celle du Centre — maintenant député-maire du XIIe. Dès le 8 octobre 1848, un premier convoi de colons part du quai de Bercy avec 800 personnes. Finalement, ils seront non pas 12 000 mais 14 000 heureux admis sur plus de 16 000 candidatures.

La Commission des Tuileries soulignera dans son rapport de janvier 1849 : « L'espérance de la propriété individuelle a été le véritable stimulant de la colonisation. Quelques-uns sont partis ayant l'esprit plus ou moins imbu de doctrines inapplicables. La Commission a appris par diverses lettres qu'ils se sont promptement modifiés et que ce sont ceux qui font avec le plus de zèle acte de propriétaire ». À tel point que, selon un témoignage de 1849 : « Les Arabes nomades désertent le voisinage des colons du décret, ils préféraient celui des colons civils qui sont, disent-ils, moins féroces de la propriété. Il suffit du moindre délit commis par des bestiaux arabes pour que les colons du décret en poursuivent rigoureusement la répression ».

Le problème de la légitimité de la colonisation elle-même ne semble pas s'être posé à ces républicains qu'on pourrait croire imbus du principe du droit des peuples à disposer de leur territoire. Y avait-il seulement un peuple dans cette Algérie que l'on devait justement peupler ? Les colons pouvaient en douter. On leur parlait de « France africaine », on refusait de les appeler des émigrants « afin d'effacer des esprits toute pensée d'expatriation, car l'Algérie est une terre à jamais française ».

Si la visée disciplinaire de la transportation s’était finalement transformée en colonisation accessoire, le colonat allait paradoxalement dépendre lui aussi de l'autorité militaire, « seule chargée de la création des colonies agricoles... Le service du génie exécute les travaux, celui de l'Intendance distribue les vivres et prestations de toute nature aux colons, celui des hôpitaux accueille les malades... En outre, les divers corps de troupes fournissent les officiers pour exercer les fonctions administratives et judiciaires ».

On cite depuis quatre paragraphes, Yvette Katan, « Les colons de 1848 en Algérie : mythes et réalités », Revue d’histoire moderne et contemporaine, tome 31, n°2, avril-juin 1984 : La France et ses colonies, pp. 177-202.

Les Ve (l’arrondissement de Marche, on l’a dit), VIe (celui du Temple et de Saint-Martin-des-Champs), VIIIe (le 11ème et les deux-tiers du 12ème actuels), et le XIIe (le 5ème actuel et le faubourg Saint-Marcel du 13ème) envoient à eux seuls 52,5 % des colons : 1 371 personnes (480 familles) pour le Ve, 1 221 personnes (381 familles) pour le XIIe, quatrième pourvoyeur.

Les ouvriers représentent 61,30 % des partants ; cette fois, les menuisiers-ébénistes y sont plus nombreux (15,3 %) que les métallos (11 %).

 

Mais peut-être Marche n’a-t-il pas eu besoin de partir pour l’Algérie ? La dernière fois qu’on l’a vu, que Cavé l’a vu, il se « promen[ait] vêtu avec recherche ». Si c’était grâce à l’argent bonapartiste, la nouvelle vague de répression qui va s’abattre ne le concerne évidemment pas. Si c’était grâce à l’argent légitimiste, étranger ; s’il n’y a là qu’une tentative de Cavé pour le salir, alors il faut s’attendre au pire. Après le 18 Brumaire de Louis Bonaparte (Marx), c’est-à-dire le coup d’État du 2 décembre 1851, la vague est deux fois plus haute que la précédente : 26 889 personnes, (à 99,3 % des hommes), sont poursuivies, à cette différence près qu’en 1848, Paris comptait pour 77 % d’entre eux, le département de la Seine pour 97 %, la province pour rien... En 1851, c’est exactement le contraire : Paris ne compte plus que pour 8,3 %, la Seine pour 10,8 % des poursuivis. Dans nos arrondissements et banlieues ouvrières et ferroviaires, on dénombre, dans le Ve, 281 inculpés en 1851 contre 827 en 1848 et, à La Chapelle, 52 contre 370 trois ans et demi plus tôt ; dans le XIIe, 160 en décembre 1851 contre 1 338 en juin 1848 et, à Ivry, 8 par rapport à 96. La classe ouvrière ne s’est pas mobilisée pour défendre la république bourgeoise qui l’a fait massacrer.

Dans le XIIe + Ivry, 168 hommes sont poursuivis, dont 9 métallurgistes (2 employés au chemin de fer d’Orléans, 5 mécaniciens, dont 1 tourneur, 2 serruriers), soit à peine plus de 5 % du total. 34, soit 20 %, seront condamnés à l’Algérie.

A l’échelle nationale, sur 26 889 poursuivis, 9 498 ont été désignés pour être transportés ; 6 247, soit 23 %, le seront effectivement.

Voir la base de données de Jean-Claude Farcy et Rosine Fry, Poursuivis à la suite du coup d’État de décembre 1851, Centre Georges Chevrier - (Université de Bourgogne/CNRS), [En ligne].

 

LIGOTÉS TROIS PAR TROIS PAR LES POIGNETS

Marche ne figure pas sur les listes. Revenons au témoignage de Cavé : « lui, sa femme et ses enfants ». Lamartine donnait à Marche 20-25 ans, plusieurs l’ont décrit les manches roulées au-dessus du coude, les bras nus ; on se le représentait du coup comme un Gavroche monté en graine, façon Liberté guidant le peuple : bras nus en février, et alors que le réchauffement climatique n’avait même pas commencé !

Et voilà Cavé qui nous dit que Marche est un père de famille ; ça change tout ! Jeune célibataire, certainement né en province comme bon nombre d’ouvriers parisiens (près de 70 % des inculpés de l’insurrection de Juin 1848 en sont natifs, par exemple), comment aurait-on pu l’identifier ? Plus âgé, l’homme aurait très bien pu être arrivé à Paris déjà marié et pourvu d’enfants : même problème pour le retrouver. Tandis que si, à 20-25 ans, il a déjà épouse et bambins, ce mariage, ces au moins deux naissances sont tout récents, 2-3 ans au plus, et ont eu lieu à Paris : pour avoir été délégué à l’Hôtel de Ville le 25 février, pour que ses camarades aient fait une souscription en sa faveur, Marche ne pouvait pas avoir débarqué la veille.

L’état-civil parisien d’avant l’annexion de 1860 était centralisé à l’Hôtel de Ville ; il a brûlé pendant la Commune mais a été reconstitué ; il est classé alphabétiquement. Il suffit de consulter la liste des mariages depuis 1845 d’individus nommés Marche, puis de croiser avec les naissances d’enfants Marche et d’en trouver au moins 2 ayant les mêmes parents, pour apprendre que Marche se prénomme Charles Michel, que Lamartine est un physionomiste médiocre : Charles Marche a 29 ans ; que sur les barricades, il se battait aussi pour Charles, 2 ans et 3 mois, et Louise, 2 mois.

En poursuivant les recherches d’état-civil au-delà de 1848, on constatera que lui et Louise Vincent, sa femme, fleuriste, auront un troisième enfant (et second fils) le 28 octobre 1849 – les Marche ne sont donc pas partis coloniser l’Algérie – et un quatrième (et seconde fille) le 27 avril 1852 – Charles Marche a donc échappé aux « crimes du 2 Décembre ».

Et peut-être peut-on ajouter qu’ayant donné la vie à deux enfants de plus, les Marche ne vivent sans doute pas dans la plus affreuse misère.

 

Le soupçon déjà évoqué plus haut se fait plus insistant. Répétons la déposition de Cavé : « Depuis les évènements [c-à-d depuis l’après-insurrection de juin], il se promène vêtu avec recherche, [alors qu’il ne vivait auparavant que de la souscription de ses collègues], (…) et ce n’est pas cette souscription qui peut le mettre en état de vivre comme il le fait, lui qui ne travaille plus. »

Au 1er juillet, Marche vivrait soudain sur le grand pied permis par l’or légitimiste, ou bonapartiste, voire étranger, enfin celui qui est censé avoir fomenté l’insurrection ? Marche n’a-t-il échappé à toutes les répressions comme à la misère que parce que, dès juin, il était un traître ? Il n’y a de vrai héros que mort au combat, les rescapés déçoivent toujours…

 

3. La lettre au Dr Lacambre

 

Heureusement, après les témoignages du 25 février 1848, puis la déposition de Cavé du 1er juillet, nous arrive un siècle plus tard un troisième renseignement décisif par une phrase de Maurice Dommanget dans La révolution de 1848 et le drapeau rouge, (1948), publié aux éditions Spartacus comme ce livre-ci : « Pour échapper à la répression, il [Marche] émigra en Amérique. Là-bas, non perdu de vue par les blanquistes, il était encore en 1879 à la tête d’un établissement agricole. »

Tiens, en 1879, Marche est donc toujours vivant, en Amérique, et que signifie ce « non perdu de vue par les blanquistes » ? Ces derniers lui collent-ils aux basques parce qu’après tant d’années ils n’ont pas renoncé à liquider l’infâme traître ?

Dommanget n’en dit pas plus, ce n’est pas son sujet, mais on pourra relire cette même phrase, inchangée, dans son Histoire du drapeau rouge des origines à la guerre de 1939, à la Librairie de l'Étoile, en 1967.

 

Dommanget a hérité des papiers du Dr Lacambre, un très proche de Blanqui, dévoué au vieux révolutionnaire jusqu’à avoir épousé l’une de ses très jeunes nièces, afin qu’elle pût tenir le ménage et de Blanqui et de lui-même sans que cette cohabitation avec deux hommes ne créât un scandale. L’épisode est assez savoureux pour mériter la digression :

En août 1865, Blanqui a pu s’évader et trouver refuge en Belgique. Lacambre échafaude des plans pour lui venir en aide et, trois ans plus tard, le 29 novembre 1868, a cette idée dont il présume qu’elle pourrait être reçue avec quelque ironie : « n’allez pas en rire », commence-t-il sa lettre à Blanqui. « Si l’une de vos nièces, Bérangère ou sa sœur, qui tiennent pension rue du Faubourg-Saint-Denis, était douée d’assez de dévouement pour se consacrer au service de deux vieillards, tout en servant en même temps une noble cause, à quelque titre que ce fût, dût-elle se marier avec moi si cela était indispensable, je m’arrangerais de façon à réaliser des ressources suffisantes pour notre existence à tous les trois, puis nous choisirions un séjour qui, tout en ne vous enlevant pas à vos influences indispensables, me permit à moi-même d’exercer ma profession. (…) Je ne connais pas beaucoup vos deux nièces et ne sais jusqu’où pourrait aller leur dévouement. (…) Bien entendu que Bérangère, comme la plus rieuse, la plus gaie et la plus légère, remplirait peut-être mieux les conditions nécessaires. » « N’en riez pas trop », répète-t-il encore. Bérangère a 23 ans, Marie, sa sœur, en a 34 ; le docteur Lacambre en a 53.

Lacambre revient à son idée dans un courrier à Blanqui du 9 décembre : « Quoique je n’aie pas de grands penchants pour le mariage, (…) je ferais le sacrifice pour nous mettre tous deux à l’abri des vicissitudes du service domestique — Pour peu que Bérangère soit dévouée et femme de ménage, je parviendrai bien à nous créer des ressources pour pouvoir nous suffire à tous en nous permettant de nous occuper sérieusement de nos affaires les plus chères. »

Blanqui peut regagner la France grâce à l’amnistie générale du 14 août 1869, et son ami Lacambre épouse presque aussitôt, le 11 septembre, à la mairie du Ve arrondissement, Rose, Inès, Juliette, Bérangère Barrellier, née le 1er juillet 1845, dernier enfant de Sophie Blanqui (la sœur aînée d’Auguste), et de Charles Barrellier.

Lacambre poussera encore plus loin le « sacrifice », sans qu’on comprenne cette fois en quoi il peut bien être utile à Blanqui, jusqu’à faire à Bérangère deux enfants : René Gilbert, le 17 septembre 1872, puis Laure.

 

 Revenons à nos moutons. Dans les papiers du désormais mari de Bérangère, Maurice Dommanget a trouvé une lettre, datéedu 19 août 1879, expédiée au docteur Lacambre par un sien ami de jeunesse, Louis Meyer, dont il était sans nouvelles depuis trente ans. C’est la lettre dont Dommanget résume la teneur dans la phrase citée plus haut. À la lire — Dommanget l’a déposée plus tard avec tous les papiers Lacambre et les siens propres à l’Institut d’histoire sociale — on constate que le grand historien du blanquisme nous en a donné une synthèse inexacte : rien n’y est dit du motif du départ de Marche et « la répression » n’y est pas suggérée ; il n’y est pas écrit non plus que Marche est « encore en 1879 à la tête d’un établissement agricole » mais qu’il l’était « il y a bien longtemps ».

Le point capital est qu’il en ressort que de mai 1848 à une date postérieure à juin 1857, le docteur Lacambre, Louis Meyer, professeur d’allemand, et Édouard Huet, futur président de la Société d’instruction républicaine de Paris, ont été en relation directe puis épistolaire avec Marche, ce qui exclut une trahison de la part de celui-ci en juin 1848. Ouf !

 

4. Une biographie 2.0

 

Voilà pour les informations accessibles à quiconque voulait savoir ce qu’était devenu Marche postérieurement au 25 février 1848, et se le demandant postérieurement à 1948. Pour le reste, il fallait attendre internet, la numérisation et les moteurs de recherche… pour découvrir, par exemple, dans l’Annuaire professionnel de St. Louis que Charles Marche, mécanicien, arrivant en ville à la mi-1857, s’y domicilie au n° 226 de la Troisième rue Sud, voisin de palier, en quelque sorte, de Jean-Jacques Witzig logé au n° 228. Ce qui ne peut être un hasard et induit, rétroactivement, une familiarité antérieure certainement nouée à Paris dans les grèves des chemins de fer de mai 1848.

Le pont, ferroviaire au niveau inférieur, qui, en 1874, raccorde à St. Louis les deux tronçons du chemin de fer transcontinental. J.-J. Witzig, décédé à cette date, ne le verra pas.

 

Marche a 58 ans quand, en juillet 1877, une grève nationale des chemins de fer traverse les États-Unis comme une locomotive emballée, donnant naissance, dans la ville où il réside, à ce que la presse appellera la Commune de St. Louis.

Incendie volontaire du pont ferroviaire enjambant la Lebanon Valley, Pennsylvanie. Harper's Weekly du 11 août 1877


LES BARRICADES DES MISÉRABLES, OU LA LUTTE DES CLASSES COMME MALADIE AUTO-IMMUNE DU PEUPLE

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Quand deux soixante-huitards, nés donc quarante-huitards (dix-neuf-cent-), se penchent sur une Révolution centenaire à leur naissance, est-ce parce que ça sent très fort le 18 Brumaire ?

 

Viennent de paraître, à deux mois d’écart, Du drapeau rouge à la tunique bleue, ma biographie historique de deux mécaniciens ferroviaires, Charles Marche et Jean-Jacques Witzig, grévistes de ce Mai-là, et la déambulation vagabonde d’Olivier Rolin derrière deux chefs-barricadiers de Juin, exilés duellistes Jusqu’à ce que mort s’ensuive : Emmanuel Barthélemy, mécanicien lui aussi, et Frédéric Cournet.

Dans la distribution travestie de 1848, deux de nos personnages se sont vu donner pour nom de scène Spartacus. Lamartine décrit Marche en « Spartacus de cette armée de prolétaires intelligents » qui, le 25 février, « força les consignes, pénétra en vociférant, en brandissant toutes sortes d’armes, entoura et pressa le gouvernement ». En Barthélemy, Alexandre Herzen décelait « une soif inextinguible, à la Spartacus, d’un soulèvement de la classe ouvrière contre la classe moyenne. Cette pensée était chez lui inséparable d’un désir sauvage d’exterminer la bourgeoisie. »[1] [Bourgeoisie et classe moyenne sont alors, chez Marx également, synonymes.]

En Barthélemy, quelque chose de Spartacus, selon le Times

« Les héros, ainsi que les partis et les masses de la première Révolution française accomplirent sous le costume romain et avec des phrases romaines la tâche de leur époque », écrit Marx dans le 18 Brumaire. Ceux de la seconde Révolution avaient adopté costumes et mots de la première mais, concernant les ouvriers mécaniciens, ces êtres que leurs pères n’avaient pas connus, ils en étaient restés au romain !

Pour un troisième de nos personnages, Victor Hugo osa la mise en abyme : « il y avait en Cournet quelque chose de Danton, comme, à la divinité près, il y avait en Danton quelque chose d'Hercule. »[2] Il avait oublié, ce faisant, l’autre membre de son duo funèbre, Barthélemy. Aussi Charles Hugo, l’un de ses fils, se hâta-t-il de réparer l’étourderie : « Il y avait quelque chose de Santerre dans Cournet, et il y avait dans Barthélémy quelque chose d'Hébert. »[3]

On a cité Marx mais c’est Engels qui, au lendemain même du coup d’état, avait refilé à son compère l’idée d’une répétition hégelienne de l’histoire, mais de tragique en bouffon : « piètre farce, Caussidière pour Danton, Louis Blanc pour Robespierre, Barthélemy pour Saint-Just, Flocon pour Carnot, et l’autre avorton et ses douze premiers venus de lieutenants criblés de dettes pour le petit caporal et ses maréchaux de la Table ronde. »

Bon, si on voulait trouver un peu d’authenticité, il y avait du décapage à faire.

 

Concernant les têtes d’affiche, Blanqui s’était déjà chargé de dire que derrière les farceurs, il y avait des assassins, et derrière leurs dindons des morts. Barthélemy lui ayant demandé un toast pour le banquet des Égaux, qui allait, à l’Highbury Barn Tavern de Londres, célébrer le troisième anniversaire de la proclamation de la république, le prisonnier de Belle-Île avait envoyé ceci :

« Quel écueil menace la révolution de demain ?

L'écueil où s'est brisée celle d'hier : la déplorable popularité de bourgeois déguisés en tribuns.

Ledru-Rollin, Louis Blanc, Crémieux, Lamartine, Garnier-Pagès, Dupont de l'Eure, Flocon, Albert, Arago, Marrast !

Liste funèbre ! Noms sinistres, écrits en caractères sanglants sur tous les pavés de l'Europe démocratique.

C'est le gouvernement provisoire qui a tué la Révolution. C'est sur sa tête que doit retomber la responsabilité de tous les désastres, le sang de tant de milliers de victimes.

La réaction n'a fait que son métier en égorgeant la démocratie.

Le crime est aux traîtres que le peuple confiant avait acceptés pour guides et qui l'ont livré à la réaction. »

 

Évidemment, le toast n’a pas été lu aux quelque 700 présents recensés par le Morning Post, Louis Blanc étant l’un des parrains de l’évènement, aux côtés de réfugiés blanquistes et de cette fraction de la ligue des Communistes que Marx-Engels nomment « la clique Willich-Schapper », — laquelle va d’ailleurs expulser manu militari du banquet les deux représentants de la fraction marxienne. Mais cet Avis au peuple (le titre du toast), ayant été publié par des journaux français, Louis Blanc dira d’abord qu’il s’agit d’une supercherie blanquiste : le soi-disant toast n’aurait jamais été envoyé ; Barthélémy avouera ensuite l’avoir reçu mais avoir préféré le garder pour lui ; enfin, Vidil révèlera qu’au contraire, le texte en a bien été porté à la connaissance du comité d’organisation qui, par 7 voix sur 13, s’est prononcé contre sa lecture publique.

Marx et Engels sautent sur l’aubaine, le traduisent et le diffusent à quelque trente mille exemplaires en Allemagne comme en Angleterre.

Ça donne une idée de l’ambiance dans ce petit monde de l’exil que l’on voit, lorsqu’il n’est pas en train de commémorer, passer du salon de la baronne von Brüning, sur les hauteurs de St John's Wood, — à lire Carl Schurz[4], Barthélemy y jette un froid certain —, à la salle d’armes de Rathbone Place, sur Oxford Street (fleuret, épée et sabre, y compris d’estoc, au grand dam des Allemands qui prohibent cet emploi du sabre, hélas pour eux la salle est française ! ; pistolet), — Wilhelm Liebknecht[5] y mène de fréquent assauts contre Barthélemy, et y voit Marx de temps en temps, affrontant des Français, réussir à compenser son manque de technique par beaucoup d’ardeur.

Barthélemy passera ainsi quelque cinq ans à Londres, sous les yeux des deux sexes, Madame Marx, qu’il effraye, la baronne Bruning, qu’il glace, Malwida von Meysenbug, préceptrice des filles d’Alexandre Herzen, qu’il charme : « L'impression que me fit cet homme fut si forte, que Herzen, qui l'avait trouvé très intéressant lui-même, se moqua de mon enthousiasme. »[6] Et les regards de Herzen, donc, et de Charles Hugo, de Liebknecht, futur fondateur du SPD et de la IIe Internationale, ou encore de Schurz. Tout cela hors de tout évènement, dans le cadre de la vie sociale ordinaire, ce qu’il faut pour une bonne peinture de caractère.

Par opposition, Marche ne nous est connu que dans le moment de son irruption du 25 février. Les hommes qui lui font face, Lamartine, Louis Blanc, Garnier-Pagès, etc., diront dans quels termes, sur quel ton, avec quels gestes il a revendiqué le droit au travail, et ils ne diront que cela. Sa biographie est matérialiste, tirée de ses seuls faits et gestes chacun dans son contexte, et Du drapeau rouge à la tunique bleue quasi totalement inédit.

 

La couv. de la brochure de CrimethInc (2016)

À Londres, Barthélemy était arrivé de surcroît en évadé de la prison des Conseils de guerre de la rue du Cherche-Midi, et il y finirait au bout d’une corde pour le meurtre de deux importuns qui s’étaient mis en travers de sa route alors qu’il partait assassiner Napoléon III. Entre temps, il avait été le témoin de Willich dans un duel logiquement tenu aux frontières, sur une plage belge, et le vainqueur d’un autre incongrûment organisé à deux pas du château de Windsor de la reine Victoria ; il y avait tué Cournet. Barthélemy était, de son vivant, « lionised », objet d’autant de curiosité que les lions de la Tour de Londres ; il l’est resté après son exécution, et rien que pour l’époque récente, on dispose, en anglais et à gauche, du fascicule de 36 pages d’un groupe anarchiste et dématérialisé, CrimethInc., qui l’affiche en couverture « Combattant prolétarien, Conspirateur blanquiste, Rescapé des galères, Vétéran des soulèvements de 1848, Fugitif, Duelliste, Voyou, & Presque ASSASSIN DE KARL MARX », on verra pourquoi plus loin. C’était en 2016. Deux ans plus tard, Marc Mulholland, professeur d’histoire moderne à Oxford, publiait The murderer of Warren Street: the true story of a nineteenth-century revolutionary, qui sera Daily Express Book of the year.
4ème de couv. du livre de Marc Mulholland (2018)

Dans l’un comme l’autre des deux titres anglais, les barricades anthropomorphes dites « La Charybde du Faubourg Saint-Antoine et la Scylla du Faubourg du Temple » qui, au début du tome 5 des Misérables,  expriment Barthélemy et Cournet à la façon dont Man Ray minéralise le marquis de Sade avec les pierres de la Bastille, occupent la place, imposante, qui leur revient chez Victor Hugo. Le proscrit de Jersey et Guernesey connaissait Cournet dès avant son exil : le 82, rue Popincourt, ateliers de l’ancien officier de marine, avait été la base d’où des représentants et « plusieurs blouses » étaient partis, le 2 décembre 1851, tenter de rallier à eux le faubourg Saint-Antoine par l’exemple de la pauvre barricade sur laquelle tomba Baudin[7]. Barthélemy, Hugo le connut à Londres.

Une amplification du résumé en cent quarante-six mots que donne Hugo de la vie de Barthélemy à la fin du premier chapitre de ce tome V, s’ouvrant sur l’« espèce de gamin tragique » de sa première ligne pour se clore sur « le drapeau noir », épitaphe du pendu, à la dernière, c’est déjà le procédé qu’utilisait l’historien italien Innocenzo Cervelli dans un article de 126 pages, (étayé de 432 notes infrapaginales), de la revue de l'Institut Gramsci, Studi storici, « Emmanuel Barthélemy, in memoria ».[8]Jusqu’à ce que mort s’ensuive inscrit ses 200 pages dans le même intervalle, Olivier Rolin n’apportant de neuf que les doigts légers dont il reprend l’enquête, le nez en l’air qu’il y garde en cheminant.

 

Innocenzo Cervelli, né pendant la guerre, a quelques années de plus que nous. Ce n’est pas ici un nous de majesté mais de baby-booming. Olivier Rolin s’interrogeant sur les raisons qui l’ont poussé à son livre, voit dans « l’ouvrier Barthélemy et l’ex-officier Cournet, deux types absolument différents mais qu’on rencontre toujours dans les grands tumultes révolutionnaires, qu’on peut distinguer en termes de classe, bien sûr — le prolétaire et le bourgeois —, mais aussi de façon plus existentielle : celui que des causes sociales, matérielles, obligent à vouloir la fin de l’ordre établi, passionnément mais aussi logiquement, dirait Rimbaud, et celui que le combat attire pour lui-même, avec tout ce qu’il entraîne d’oubli de soi, de fraternité rêvée, de vie dangereuse, de mépris et en même temps d’idéalisation de la mort — figures du militant et de l’aventurier, pour reprendre les mots de Sartre dans sa préface au Portrait de l’aventurier de Roger Stéphane, “qui s’affrontent, se connaissent et se reconnaissent, quelquefois s’allient et se combattent quelquefois“. Je crois que lorsque les jeunes gens de ma génération, la plupart, pas tous mais moi en tout cas, nous faisions nôtres les mots et souvent les actes de la révolution, c’est ce second modèle que nous poursuivions, sans nous l’avouer ni même le savoir. »

Ben, pas moi. C’est mon père, ouvrier mécanicien, que des « causes sociales, matérielles, oblig(eai)ent à vouloir la fin de l’ordre établi », mais s’il a voulu cette fin, il n’a rien fait pour la hâter ; je m’y suis senti obligé. N’ayant commencé à militer qu’à la fac, le gauchisme de l’époque m’a permis d’exprimer sociologiquement mon père tout en m’en distinguant. J’enfilai des habits trotskistes, Rolin se mit en Mao, c’est-à-dire en Staline.

 

Là où l’on s’attendait qu’il fît de Barthélemy et Cournet, comme il se le propose lui-même, « des personnages, et même des personnes », Rolin revient donc aux types, aux figures, en l’occurrence « absolument différentes » du militant et de l’aventurier. À quelques lettres près, il est marxiste, la clique « aventuriste » que l’on a vu plus haut nommée Willich-Schapper, l’étant aussi parfois Willich-Barthélemy.

Au Banquet des Égaux du 24 février 1851, Willich avait porté son toast « Au moyen extrême ! » et terminé ainsi : « Frères prolétaires, (…) C'est seulement quand les rois et leurs suppôts seront écrasés par nos armes, qu'ils seront à notre merci, sous notre glaive, et que la puissance du canon sera pour toujours assurée au Peuple, c'est alors seulement qu'il y aura possibilité de commencer la création du nouveau monde, annoncé par nos penseurs, tant désiré par les opprimés.

A l'armée révolutionnaire ! Au moyen extrême ! »

Au bas de quoi il signait, les toasts étant lus : « Auguste Willich, Capitaine d'artillerie, commandant des corps-francs pendant l'insurrection de Bade. »

 

Revenant, en 1885 et en Quelques mots sur l'histoire de la Ligue des communistes, Engels écrira : « La crise industrielle de 1847, qui avait préparé la révolution de 1848, était passée ; une nouvelle période de prospérité industrielle inouïe s'était ouverte ; et quiconque avait des yeux pour voir, et s'en servait, s'apercevait forcément que la bourrasque révolutionnaire de 1848 s'apaisait peu à peu. » C’était « une époque où Ledru-Rollin, Louis Blanc, Mazzini, Kossuth, (…) et tutti quanti, constituaient en masses à Londres de futurs gouvernements provisoires, non seulement pour leurs patries respectives, mais encore pour toute l'Europe, et où il ne restait plus qu'à réunir, au moyen d'un emprunt révolutionnaire émis en Amérique, l'argent nécessaire pour réaliser en un clin d'œil la révolution européenne, ainsi que les différentes républiques qui devaient en être la conséquence naturelle. (…) Que la plupart des ouvriers de Londres, en majorité des réfugiés, les ait suivis dans le camp des démocrates bourgeois, faiseurs de révolution, qui pourrait s'en étonner ? Bref, la réserve que nous préconisions n'était pas du goût de ces gens ; il fallait essayer de déclencher des révolutions ; nous nous y refusâmes de la façon la plus absolue. »

Si bien qu’outre l’assassinat de Ledru-Rollin, son souci constant, et avant de concentrer ses efforts à comment estourbir Louis Bonaparte, Barthélemy songea un temps à liquider un Marx jugé bien tiède. D’où sa désignation, sur la brochure anarchiste, en « presque assassin » dudit.

Pour tuer le futur Napoléon III, raconte Herzen, « il inventa un fusil doté d’un mécanisme spécial rechargeant celui-ci après chaque coup, de sorte que toute une série de balles pouvaient être tirées sur la même cible, l’une à la suite de l’autre. » « C’était un excellent mécanicien », remarque-t-il, ajoutant : « Notons en passant que ce fut des rangs des mécaniciens, des ingénieurs, des cheminots, que sortirent les combattants les plus résolus des barricades de Juillet. » [celles de Juin dans son calendrier julien.]

Le moment de rappeler, bien sûr, que Charles Marche et Jean-Jacques Witzig étaient mécaniciens et cheminots !

Les deux figures « absolument différentes » du militant et de l’aventurier, Barthélemy et Cournet, sont en fait pour Hugo absolument identiques, chacun des deux hommes-barricades étant en lui-même, Jekyll et Hyde, « la populace contre le peuple », « la Carmagnole défiant la Marseillaise ». Si bien que leur « duel funèbre » sera comme un redoublement de cet écartèlement intime. À preuve, la description que fait Hugo de la barricade du faubourg Saint-Antoine, celle de Cournet pourtant, des deux celui qui a sa sympathie : « elle attaquait au nom de la Révolution, quoi ? la Révolution. Elle, cette barricade, le hasard, le désordre, l'effarement, le malentendu, l'inconnu, elle avait en face d'elle l'assemblée constituante, la souveraineté du peuple, le suffrage universel, la nation, la République ».

Portrait imaginaire de Sade par Man Ray, 1936

 

La barricade est « sphinx », elle est « une énigme », Hugo reste, devant elle, comme pétrifié. À la publication des Misérables, en 1862. Le 24 juin 1848, au contraire, les barricades du Temple et du Marais lui posaient moins de questions, il en avait mené l’attaque et la prise « vaillamment », mais seulement « après avoir épuisé tous les moyens de conciliation ». Pire, devant celle érigée à l’angle des rues de Poitou et de Berry (auj. Charlot), alors que Pierre Turmel, capitaine de la 7ème légion de la garde nationale, en sortait et s’avançait en parlementaire vers les représentants Hugo et Galy-Cazalat,Hugo, si l’on en croit le témoignage que Turmel fit à Lacambre au terme de ses deux ans de prison, le saisit au collet et le livra traîtreusement aux soldats en leur disant : « Celui-ci, c'est le chef, gardez-le bien »[9]. Le lendemain, le parti de l’ordre avait à peine fini de noyer dans le sang l’insurrection, qu’Hugo résumait en ces termes, dans ses carnets, ce qui venait d’avoir lieu : « Sauver la civilisation, comme Paris l'a fait en juin, on pourrait presque dire que c'est sauver la vie au genre humain. »[10]

Le 28 septembre, Pierre Turmel passe en conseil de guerre. Son défenseur, Me Madier de Montjau demande que Victor Hugo soit cité comme témoin. Sollicité à quatre reprises, Hugo se refuse quatre fois à venir déposer. Quand il y consent enfin, le lendemain, et en retard sur l’heure fixée, c’est pour commencer ainsi : « Je dois dire bien haut qu’il n’appartient à personne, à aucune autorité, de déranger un membre de l’Assemblée nationale » Et comme le commissaire du gouvernement fait observer à « l’illustre poète » que « l’Assemblée qui fait les lois ne peut se mettre au-dessus des lois déjà faites : (…) la loi est une, elle est pour tout le monde » ; que des représentants assez nombreux, dont Galy-Cazalat, se sont d’ailleurs pliés à ce qu’Hugo qualifie « d’injonction », de « sommation », le député de la Seine continue de soutenir qu’une exception existe pour les représentants, et qu’il lui fallait défendre leur inviolabilité. Il termine en disant : « J’ai simplement à réserver mon droit, à le maintenir ».

Sur les faits, « trois mois après », il ne se rappelle que ceci : « un képi à galons d’argent, se débattait vivement au milieu des gardes nationaux qui l’entouraient ; il s’adressa à moi, en me disant, si j’ai bonne mémoire : “Citoyen représentant du peuple, je suis innocent ; faites-moi mettre en liberté !“ L’adjoint du 6e arrondissement et les gardes nationaux me dirent que c’était un homme dangereux, et je dus maintenir l'arrestation. Voilà tout ce que je puis dire. »[11] Turmel est condamné à 2 ans.

On peine à croire que la revendication hugolienne d’une exceptionnalité supra-judiciaire du représentant ne soit que l’expression d’une morgue hautaine ou de son embarras face à une nouvelle prière de Turmel après celle qu’il a déjà refusé d’entendre trois mois plus tôt. On préfère y voir une sacralisation de la fonction qu’il semble être le seul de l’Assemblée à porter à ce niveau de fétichisme. Quoi qu’il en soit, c’est assez loin du « tendre et profond amour du peuple » que L’Évènement, le journal populaire à 2 sous qu’il vient de fonder fin juillet avec ses fils pour soutenir la candidature de Louis-Napoléon Bonaparte à la présidence de la République, affiche en sous-titre à sa Une. 

Me Madier de Montjau souligne la contradiction :« M. Victor Hugo a écrit, sur les Dernières heures d'un condamné à mort, quelques pages qui resteront comme l’une des œuvres les plus belles qui soient sorties de l’esprit humain. Les angoisses de l’accusé ne sont pas aussi terribles que celles du condamné mais elles demandent aussi à ne pas être prolongées. Eh bien, si M. Victor Hugo, qui le pouvait comme M. Galy-Cazalat, était venu hier ici, Long [co-accusé] et Turmel auraient été jugés hier et ils n’auraient pas passé une nuit de plus sous le coup d’une accusation qui ne les expose à rien moins qu’aux travaux forcés à perpétuité. »

Au début de novembre, on peut encore lire dans l’Évènement, — dont le pendant du « tendre et profond amour du peuple » est, on a omis de le dire, « haine vigoureuse de l’anarchie » —, que « l’insurrection de juin est criminelle et sera condamnée par l’histoire, comme elle l’a été par la société. (…) Si elle avait réussi, elle n’aurait pas consacré le travail, mais le pillage ».[12] 

Le 24 février 1851, troisième anniversaire de la révolution, Paul Meurice, rédacteur en chef de l’Évènement hugolien, écrit « Le suffrage universel est le pouvoir supérieur et la justice suprême. Il a, en 1848, réparé une partie des fautes de la révolution ; il corrigera une partie des fautes de la réaction, en 1852. (…) M. Thiers décimant les électeurs [par la loi du 31 mai 1850, qui en supprime trois millions], commet la même erreur que M. Ledru-Rollin retardant les élections. »

Ledru-Rollin, ou plutôt le gouvernement provisoire, ne les avait reportées que de deux semaines ! Blanqui était favorable à un ajournement indéfini. Pour tous les révolutionnaires de février, il était clair qu’à cet instant-là, des élections étaient le contraire de la démocratie : après un demi-siècle sans droit de réunion, sans presse libre, elles ne pouvaient que faire le lit de la réaction. Les trois journées révolutionnaires des 17 mars, 16 avril et 15 mai, — Charles Marche en était, on ignore ce que fit Barthélemy — se sont faites dans un rapport de défiance vis-à-vis de la représentation : pour le report ou l’ajournement avant qu’elle ne soit élue, puis par l’intervention directe pendant sa session, le 15 mai, après qu’elle l’eut été. Voir, dans Du drapeau rouge, le journal inédit d’Hippolyte Carnot convaincu que les intrus « voulaient simplement déposer une pétition en faveur de la Pologne et défiler devant l’Assemblée, comme ils ont lu que cela se passait à la Convention. La parodie aura encore joué son rôle dans cette déplorable circonstance »

Ce même 24 février 1851, au banquet de l’Highbury Barn Tavern, Barthélemy — « Ouvrier mécanicien, proscrit de Juin 1848 », selon sa souscription dans la brochure commémorative — porte son toast « Au triomphe du Socialisme ! à la souveraineté véritable du Peuple ! » Pour rendre cette souveraineté véritable, Barthélemy ne croit pas à la démocratie directe de « trente-six-mille assemblées communales de la France » : « cette foule de citoyens dont l'éducation politique et surtout républicaine est encore si imparfaite ; de tant de milliers d'hommes que l'obligation du travail, et peut-être même l'indifférence viendraient éloigner des assemblées où se traiteraient leurs intérêts les plus chers, mais quelquefois les moins compris », ne délibérerait pas mieux qu’elle ne voterait. Des représentants. Restent nécessaires, encore que « les Socialistes ne se sont jamais servis que [du mot] de mandataire ou de commis, lequel exprime mieux la subordination de l'élu à l'électeur. »

Finalement, citant le Contrat social de Rousseau, il croit pouvoir en déduire que l’expression de la volonté générale, c’est la révocabilité à volonté de la représentation nationale :« nous voulons le gouvernement direct du Peuple par lui-même, mais nous le voulons possible et réel, et il ne saurait être tel, qu'à la condition d'être exercé par les mandataires du Peuple, rendus sérieusement responsables et incessamment révocables. »

On est évidemment assez loin de la conception du représentant manifestée par Hugo devant le conseil de guerre : le représentant ne devant pas même être « dérangé », c’est dire s’il pouvait être révocable !

Et puis Louis Bonaparte avait violé le suffrage universel [masculin] qui l’avait élu pour un mandat unique de 4 ans aux termes d’une constitution adoptée par des représentants eux-mêmes élus au suffrage universel [masculin]. Il était devenu Napoléon le petit.

Moins de trois mois après le pamphlet, dans un poème au titre anodin, « Au bord de la mer » baignant Jersey, Victor Hugo absolvait par avance qui se chargerait d’éliminer le tyran : « Tu peux tuer cet homme avec tranquillité. »[13] Sans autre rapport que de concomitance, Barthélemy venait de révolvériser Cournet en duel, après que le rolliniste (partisan de Ledru-Rollin) — ce qui était une circonstance aggravante — eut colporté des ragots le disant entretenu par une prostituée.

Charles Marche a dû passer par Londres avec femme et enfants, au printemps 1853, à peu près au moment où Barthélemy, ses témoins et ceux de feu Cournet sortaient de prison, le juge ne retenant que l’homicide involontaire et leurs cinq mois de préventive couvrant la peine légère à laquelle il les condamnait., Pendant qu’ils étaient à l’ombre, le partenaire de Barthélemy dans la « clique aventuriste », August Willich, rejoignait Kinkel à New York, l’un comme l’autre étant selon Marx « des entrepreneurs[14] de l'affaire de l'emprunt révolutionnaire anglo-américain ». Caussidière allait les suivre dans la capitale américaine pour y diffuser la récente adresse « Au peuple américain » de cette « Commune révolutionnaire » dont il était l’un des fondateurs, en même temps qu’y placer un équivalent de l’emprunt allemand : des bons de souscription à 1 franc, remboursables par un futur gouvernement révolutionnaire. Marche, arrivant à New York sur ses traces, pourrait voir dans la salle de réunion de la Société Républicaine Universelle des exilé français, au 80 Leonard Street (entre Church et Broadway), le vers de Hugo tracé sur les murs en lettres géantes : TU PEUX TUER CET HOMME AVEC TRANQUILLITÉ. Sous cette forme, ce n’est plus seulement une absolution, c’est un commandement, voire un mot d’ordre — aux jambages d’autant plus bravaches qu’on est à quelque six mille kilomètres du trône impérial ! 

 


 
La colossale barricade barrant la rue du faubourg du-Temple à la hauteur de la rue Bichat, autrement dite « la Scylla du Faubourg du Temple », celle de Barthélemy, gravée par Bonhommé qui nous en nomme les protagonistes : Au centre, le général Cavaignac, debout de dos au sommet de la passerelle ; en dessous, le cavalier Lamartine, tourné vers nous ; à la croupe de son cheval, le chef d’escadron d’état-major, Husson de Prailly, qu’on emporte sur une civière. À g., à l’entrée du pont tournant, le représentant Pierre-Napoléon Bonaparte, commandant la légion étrangère en Algérie, à côté de son cheval mort ; plus à g., derrière le cavalier portant la main à son haut de forme, l’officier d’état-major [Aynard de] Latour du Pin, grièvement blessé, tombant de cheval. Il n’y manque que Victor Hugo.

  

En 1862, dans les Misérables, Hugo requalifie Juin 48, à l’aune du pronunciamento du 2 décembre 1851, en « coup d’État populaire ». Marx observait déjà qu’à ne voir dans le premier, comme fait le proscrit de Jersey, que l’œuvre d’un seul individu, Napoléon le petit, c’est peindre celui-ci, en dépit de l’adjectif méprisant, en très grand homme. On pourrait ajouter encore qu’un coup d’État populaire, cela s’appelle une révolution.

Sa sanctification répétée de l’élection permet à Hugo et d’absoudre un éventuel tyrannicide et de se disculper lui-même : « Il arrive quelquefois que, même contre les principes, même contre la liberté, l'égalité et la fraternité, même contre le vote universel, même contre le gouvernement de tous par tous, (…) la populace livre bataille au peuple. » Ces « coups d'État populaires doivent être réprimés. L'homme probe s'y dévoue, et, par amour même pour cette foule, il la combat. Mais comme il la sent excusable tout en lui tenant tête ! comme il la vénère tout en lui résistant ! C'est là un de ces moments rares où, en faisant ce qu'on doit faire, on sent quelque chose qui déconcerte et qui déconseillerait presque d'aller plus loin ; on persiste, il le faut ; mais la conscience satisfaite est triste, et l'accomplissement du devoir se complique d'un serrement de cœur. »

On croirait entendre « on tire et on pleure », ce qui, outre le titre du documentaire de David Benchetrit (2000), a été un genre littéraire et cinématographique à part entière en Israël.

On croirait entendre les sophismes de Macron défendant sa contre-réforme des retraites : « On ne peut pas faire comme s'il n'y avait pas eu d'élection il y a quelques mois… »Ou, après les gilets jaunes : « ne parlez pas de répression ou de violences policières, ces mots sont inacceptables dans un État de droit. »

Ne penser qu’en termes de peuple et non de classes, aura permis à Hugo de voir en Juin 48 non le premier massacre de masse des ouvriers par la république, c’est-à-dire par la bourgeoisie républicaine, mais seulement une sorte de maladie auto-immune. « Mais, au fond, que fut juin 1848 ? Une révolte du peuple contre lui-même. »



[1]Passé et méditation, t. IV, éd. L’Âge d’homme, 1981, p. 75 à 90.

[2]Les Misérables, 5ème partie, Jean Valjean, p. 12-13.

[3]Les Hommes de l’exil, 1875, p. 30 à 42.

[4]Memoires de Carl Schurz, vol. I, chap. 14, 1908 pour la trad anglaise.

[5]Reminiscences of Marx and Engels, (trad. anglaise de Karl Marx zum Gedächtniss), éd. De Moscou, p. 112-13.

[6]Mémoires d’une idéaliste, t. II, Librairie Fishbacher, 1900, p. 20-21.

[7]Histoire d’un crime, in Œuvres Complètes, librairie Ollendorf, 1907, p. 379-409.

[8] 41ème année, n° 2, avril-juin 2000. Tous les textes correspondant à ces notes sont disponibles en ligne.

[9] Maurice Dommanget, Auguste Blanqui et la révolution de 1848, Mouton, 1972 ; repris par Cervelli.

[10]Choses vues1830-1848, 25 juin 48, p. 688.

[11] Voir le Moniteurà ces dates sur RetroNews.

[12]L’Évènement nº 94, 2 et 3 nov. 1848, RetroNews.

[13] Le 25 octobre 1852, repris dans les Châtiments début 1853.

[14] En français dans le texte.






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