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De la rue Saint-Vincent à la place du Calvaire

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Le lapin à Gill: l'analyse

(article paru, accompagné d'autres visuels, dans le HS de Télérama "Les bohèmes")

Au commencement était le lapin. Sauté, en gibelotte, il constituait le mets choisi des guinguettes, au faubourg, et leur enseigne : à Belleville, sur celle du Lapin vengeur, le léporidé flinguait le cuistot ; à Montmartre, en chapeau claque huit reflets, une bouteille chapardée à la patte, il s’échappait de la casserole, Lapin agile autant qu’à Gill. Le célèbre caricaturiste en était l’auteur, Gill pinxit, moins d’une dizaine d’années après la Commune.
Corneille et fille à Berthe au Lapin agile
A la Belle Époque, c’était le père Frédé, ou plutôt Berthe, qui fricassait l’animal rue des Saules : son bonhomme avait trop fournie une barbe dont les poils auraient gâté la sauce, mais qui ne le gênait pas pour la guitare. Au Bateau-Lavoir, rue Ravignan, Picasso en était à sa période bleue, la fille de Berthe en fit les frais, et une corneille, vue comme elle dans l’estaminet : le visage émacié, rentré dans des épaules maigres, effleure en même temps que la main un plumage plus brun que noir.
Frédé a été auparavant le tenancier du Zut, c’est dire qu’il a de la répartie ; il a aussi un âne, connu pour ses flatulences. Picasso a un voisin, Van Dongen, le « Kropotkine du Bateau-Lavoir », et bientôt une compagne, Fernande Olivier, rencontrée à la fontaine où chaque locataire s’en vient tirer son eau. Voilà que le sombre hidalgo se détend, sa palette éclate, il se représente en Arlequin à une table du Lapin agile, tournant presque le dos à Germaine, danseuse du Moulin-Rouge pour laquelle son ami Carlos Casagemas s’est suicidé. - C’est après ce drame que Picasso a vu la peinture en bleu.
A l’arrière-plan du tableau, le père Frédé, ses sabots, sa guitare, son bonnet de trappeur. Bien sûr, le peintre en fait cadeau au mastroquet. Dorénavant, sous le plafond bas plus culotté qu’une vieille pipe, les habitués, certains soirs, voient double avant même d’avoir bu : Pablo, Germaine, Frédé assis devant Pablo, Germaine, Frédé, la toile punaisée au mur comme un trompe l’œil, effet vache-qui-rit. A cette seule différence que Picasso n’est pas en Arlequin mais en bleu d’ouvrier zingueur. On est en 1905.
Frédé, à temps perdu, fait de la céramique ; les convives y font des vers, y compris les dessinateurs, ce qui compte dans le dessin de presse, plus que le trait c’est la légende. Charles Genty dédie à l’hôte ce tercet : « Pots de lapin, pots ! Oh les jolis pots de lapin d’argile ! Potier, tu as trouvé le succès dans un four. »
Entre un Christ grandeur nature de Léon-John Wasley, dont les bras en croix servent le plus souvent de porte-manteaux et, plus grand que lui, un moulage de l’Apollon citharède, - il y a aussi un truc obscène, un perroquet de Pierre Girieud, des nuages de fumée -, le tout jeune Charles Dullin dit des poèmes de Baudelaire, de Verlaine, de Villon. Frédé se lisse une barbe satisfaite : « Ah ! ce soir, ce soir nous avons une vraie soirée d’art. Faisons de l’art ».
A la place de Dullin, ce peut être Gaston Couté, Francis Carco...

A la mi-février, Apollinaire est monté jusqu’à la pile chancelante d’ateliers, accrochée comme un dahu à flanc de pente, il a toqué à une porte. « Et derrière la porte les pas lourds d’un homme fatigué, ou qui porte un faix très pesant, vinrent avec lenteur et quand la porte s’ouvrit ce fut dans la brusque lumière la création de deux êtres et leur mariage immédiat.
Dans l’atelier, semblable à une étable, un innombrable troupeau gisait éparpillé, c’étaient les tableaux endormis et le pâtre qui les gardait souriait à son ami.
Sur une étagère, des livres jaunes empilés simulaient des mottes de beurre. Et repoussant la porte mal jointe, le vent amenait là des êtres inconnus qui se plaignaient à tout petits cris, au nom de toutes les douleurs. »[1]
Apo la pipe et Picasso le chapeau
Il n’y a pas que le vent, tout est en bois dans cette dizaine d’ateliers, tout s’entend, complète promiscuité, et Picasso, toujours le crayon à la main, y croque Apollinaire, - ces deux-là se sont trouvés, ne se quittent plus -, jusque dans l’onanisme ou la défécation.
Apollinaire a introduit André Salmon, Picasso leur a présenté son fidèle Max Jacob, l’un ou l’autre a qualifié l’empilement d’ateliers en ponts et coursives de Bateau-Lavoir, bateau, on voit pourquoi, lavoir pour les éclats de voix des batteuses ? Picasso a pu tracer à la craie bleue sur sa porte, maintenant qu’ils étaient au moins trois de ce genre dans sa bande : Au rendez-vous des poètes.

Hormis André Warnod, à Montmartre dès ses neuf ans, fonds de culottes sur les bancs de Rollin (aujourd’hui lycée Jacques Decour ; Poulbot aussi y est passé), ceux qui vont peupler la butte cette avant-guerre viennent de partout : d’Andalousie et d’Italie, des Pays-Bas, de Nouméa et même de Sedan selon qu’ils sont Picasso, Modigliani, Van Dongen, Carco ou Dupaquit. Celui-là, qui sera le premier maire de la Commune libre de Montmartre après la supposée der des der, a, quand commence notre récit, 35 ans ; Max Jacob en a 30, Apollinaire, Picasso et Salmon vingt-cinq, Modigliani ou Carco vingt.

En face du Bateau-Lavoir, au coin de la rue Berthe, le critique Arsène Alexandre, directeur artistique du Rire a son pavillon. Tout ce qui peint sur la butte sait a priori dessiner, et à 100 000 exemplaires vendus chaque samedi, le Rire a tout de l’aubaine. Les Sedanais Dupaquit et Delaw, qui habitent l’hôtel du Poirier, en face, ont su en trouver le chemin ; Poulbot, naturellement. Girieud n’y a pas réussi : à chaque passage, il repeint le mur d’un jet de jaune pipi.
Picasso a refusé mordicus l’en-attendant, les garde-fous ; Wasley aussi : «  je ne veux pas me dire, quand je serai vieux : Tu n’as pas osé ! » Il ne sera jamais vieux, Verdun aura sa peau.

On est déjà fin novembre, début décembre 1908. Picasso vient de dégoter chez le père Soulier, le brocanteur de la rue des Martyrs, la providence des mauvais jours qui achetait indistinctement tout ce qu’on lui apportait, l’Eve d’Henri Rousseau, un portrait de Yadwigha, hiératique dans une robe d’un noir de jais. Pour 5 francs ! Il décide de donner une fête en l’honneur du vieux bonhomme qui n’a pas, comme eux, bouffé de la vache enragée à 20 ans mais à plus de quarante, abandonnant tout à coup la tranquillité de la douane pour la peinture à temps plein.
Dès 6 heures, pas mal des invités sont déjà chez Azon, aux Enfants de la Butte, à siroter l’apéro en écoutant l’orgue électrique à pièces. C’est à peu près à ce moment-là que Pablo réalise qu’il s’est gouré dans la date chez le vivandier du coin et que le repas ne viendra pas. Fernande retrousse ses manches, entreprend une paella de dernier recours ; Gertrude Steinécume les environs en quête de tout ce qu’elle pourra trouver. Pour le vin, on peut compter sur 50 bouteilles. A 8 heures, la bande rigolarde et chantante arrive à l’atelier : des planches sur des tréteaux, des bancs, au-dessous d’une douzaine de lampions, dangereuse folie dans ce tas de bois. Les premières gouttes de cire commencent à tomber sur les épaules quand Apollinaire introduit le héros de la soirée, petit homme aux cheveux blancs sous le béret, appuyé sur sa canne. Ses yeux bleus étincellent à la vue de son tableau entouré de guirlandes, de la banderole « Honneur à Rousseau », de l’espèce de trône qu’on lui a préparé.
Apollinaire porte un toast, 24 vers pour 50 bouteilles : « Ces vins qu’en ton honneur nous verse Picasso, Buvons-les donc… O peintre glorieux de l’alme République Ton nom est le drapeau des fiers Indépendants Et dans le marbre blanc, issu du Pentélique, On sculptera ta face, orgueil de notre temps. »[2] D’ailleurs, chuchote-t-on à l’oreille du récipiendaire, cet homme à la belle prestance (en fait un locataire du Bateau), là-bas, est M. le ministre des Beaux-Arts. Rousseau remercie de quelques airs de violon.
A minuit, tout Montmartre s’associe à l’hommage, Frédé a même amené l’âne Lolo. Apollinaire demande à Gertrude Stein et Alice B. Toklas de bien vouloir faire découvrir à la compagnie quelque chant indigène des Peaux-rouges, ce à quoi elles se refusent absolument. André Salmon et Maurice Cremnitz, qui se sont au préalable rempli la bouche de savon, bavent tout ce qu’ils peuvent de bulles, les yeux blancs, simulant une attaque de délirium tremens parce que ces trois américains (Léo Stein accompagne sa sœur), habillés de soirée, décidemment les agacent. Marie Laurencin se lance dans un tournis de derviche avant de s’asseoir sur les gâteaux. Salmon s’écroule de même, dans la pièce où l’on s’est débarrassé, sur les chapeaux de ces dames. Azon vient prévenir qu’une invitée est dans le caniveau. Où sont passé, dans ce tourbillon, Braque, Gris, Modigliani peut-être, Max Jacob, Maurice Raynal et Vlaminck ? Rousseau a encore le temps de glisser à Picasso, avant qu’à 3 heures du matin les Stein ne le remmènent, « En somme, toi et moi on est les plus grands peintres ; moi dans le genre moderne, toi dans le genre égyptien. »
L’adjectif fait sans doute référence à ces dames duBordel d’Avignon, comme Pablo en parle, songeant à celui d’une rue de Barcelone.
La rue de Barcelone d'où sont issues les Demoiselles

A la fin de l’hiver, André Warnod n’arrivant guère à s’extirper d’un impressionnisme qui, comble, ne le fait même pas manger, va sonner chez Comoedia. Le directeur du titre en fait son envoyé spécial dans la bohème, articles et dessins. Comme du temps de Murger, les rapins vont retrouver en temps réel leurs farces, leurs banquets et leurs bals dans ses colonnes. Évidemment, Warnod, le premier à décrire l’ambiance du Lapin agile, est encore au premier rang quand, au début de 1910, Roland Dorgelès, 24 ans itou, s’empare de Lolo, 10 ans, lui tient sinon la main la queue, plus concrètement y attache un pinceau, le trempe dans des couleurs successives et mène l’âne à la toile vierge comme la vache au taureau. Le tout devant photographe et huissier, les conjurés masqués d’un loup noir. Pourquoi la presse n’inventerait-elle pas elle-même les canulars bohèmes plutôt que de se borner à les relater ? C’est le numéro du 1er avril (1910) de Fantasio, nouvelle publication du Rire, qu’on prépare.
L’anagramme du baudet archétypique des fables, Aliboron, fournit une signature : Boronali. Avec un prénom comme Raphaël et Adriatique dans le titre, c’est un triple coup de pied de l’âne au futurisme transalpin. Pour faire bon poids, un manifeste de l’excessivisme accompagne le tableau : « Ravageons, ravageons les musées absurdes ; piétinons les routines infâmes des faiseurs de boîtes de bonbons… Ne nous laissons pas rebuter par les braillements des putois écorchés vifs qui agonisent sous la Coupole, etc. »
Le Salon des Indépendants n’a ni jury d’admission ni récompenses, c’est même sa raison d’être. On ne dupe donc, en y faisant accrocher Coucher de soleil sur l'Adriatique, aucun « putois de la Coupole » ni d’ailleurs. De surcroit, Girieud, l’un des conjurés, a mis Signac, son président, dans la confidence. Le Matin trouve la toile risible, pas beaucoup plus et pas moins que « en bloc, MM. Marinot, Crotti, A. Lhote ; Van Dongen, Rouault, Girieud, Henri Matisse, qui eurent du talent et semblent aujourd’hui se moquer d’eux-mêmes. » Marie Laurencin est plus loin dans la liste des réprouvés.
Dans sa majorité, la critique est plus encline alors à refuser toute novation qu’à tout gober : Rouault, Matisse, etc., autant d’ânes ! Pourtant, après que Fantasio a dévoilé le pot aux roses, publiant photos et constat d’huissier, une foule de curieux s’écrase aux Indépendants. Pour convenir qu’effectivement entre Rouault, Matisse et Aliboron…?

L’été précédent, André Salmon, après un mariage sur la butte, la veille du 14 Juillet (« On a pavoisé Paris parce que mon ami Salmon s’y marie », constate Apollinaire), est parti pour Montparnasse. Picasso a descendu la butte jusqu’au boulevard de Clichy trois mois plus tard. Ca sent la fin.
Le coup de grâce tombe le 29 juin 1913 : le manifeste de l’Anti-tradition futuriste, d’Apollinaire, dit « MER.....DE...... » à toute une série de choses dont Montmartre. Et « ROSE aux » Picasso, Max Jacob, Salmon, Mac Orlan, Carco qui sont ainsi arrachés à l’identité montmartroise.  Quinze jours plus tard, un nouveau venu, Mac Delmarle, enfonce le clou d’un autre manifeste, que signera Marinetti, tout entier dirigé contre Montmartre :« Il faut détruire Montmartre, vieille lèpre romantique, cerveau pourri couronné d’une calotte, pesant sur Paris… »[3]
Poulbot met en garde ces « forbans du futurisme » : « Qu’ils ne s’aventurent pas sur ma Butte, ils n’en sortiraient pas vivants ! »
C’est la guerre qui prendra la pioche : un bon tiers des bohémiens de la rue Saint-Vincent, la rue des Saules, la place du Calvaire y sera fauché.





[1]Le poète assassiné dans Œuvres en prose complètes.
[2]Les Soirées de Paris, n° 20, 15 janvier 1914.
[3]Comoedia et Paris-Journal des 13 et 15 juillet.

Le Paris des Bichons

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Les amis des Goncourt, dits Bichons

Le 1er décembre 1851, vers dix heures et demi du soir, Maxime du Camp quitte L’Élysée. Le président Louis-Napoléon l’y a invité après qu’il lui eut, six jours plus tôt, montré les photos du voyage fait en Égypte avec Flaubert. Maxime a rendez-vous maintenant avec Théophile Gautierà l’Opéra-Comique. Quand il arrive salle Favart, place des Italiens (auj. Boieldieu), le dernier acte du Château de Barbe bleucommence. Le rideau tombé, il raccompagne Théo à l’appartement qu’il occupe avec Ernesta Grisi et Judith, leur fille de six ans, rue Rougemont. Là ils bavardent encore un peu devant la porte du 14, puis Maxime regagne son domicile du square d’Orléans, où chez lui, au 3eétage, il trouve Louis de Cormenin, très préoccupé : il est passé vers minuit devant l’imprimerie nationale, rue Vieille-du-Temple, et il l’a vue gardée par une compagnie de la garde municipale, ce qui ne présage rien de bon...
Quand Paris se réveille, ses murs sont couverts d’affiches annonçant que l’Assemblée nationale est dissoute : le coup d’État est en marche. Pour ce qui est de la lecture, on est servi ; qui va se soucier de la parution du premier roman de MM. Edmond et Jules de Goncourt, vingt-neuf et vingt-et-un ans, En 18... ? Comme les deux frères sont maîtres de la date - ils sont rentiers depuis qu’ils ont hérité de leur mère en 1848, et ils publient à compte d’auteur -, ils font repousser la sortie au 5. Mais la veille, Louis-Napoléon Bonaparte aura fait tuer 400 personnes sur le Boulevard, au petit bonheur, et dans la bonne humeur : l’un des chefs de brigade de la division Carrelet, Reibell, lançant à travers la mitraille à leur voisin Sax, inventeur du saxophone comme on l’imagine : « Et moi aussi je fais de la musique ! » Humour militaire dont Victor Hugo nous a gardé la mémoire, tandis que personne n’aura vu En 18....
Ce même 2 décembre 1851, les frères ont décidé de commencer un journal, Jules tenant la plume pour deux ; leur mère, en mourant, avait uni leurs mains, le couple fraternel ne devait plus jamais se disjoindre, à l’exception de deux journées à la mi-novembre 1859. Il écrit dans leur « jolie boîte de reps » du 4eétage, au fond de la cour du 43, rue Saint-Georges, à deux pas des ateliers de Sax, « tout enfermée et plafonnée de tapisseries, pleine de dessins aux marques bleues », autour d’une crédence Louis XVI et d’un poêle de faïence, fruits de beaucoup de temps passé à chiner chez les antiquaires.
Études de mœurs contemporaines. Gallica
Six semaines plus tard, ils débutent dans le journalisme, à l’hebdomadaire l’Éclair de leur cousin Villedeuil, où ils vont bientôt rendre compte du Salon. Puis c’est «une série d'études sur les bas-fonds de la grande cité» qui les envoie à Londres pour une dizaine de jours, avec ce Gavarni qui vient d’y séjourner plusieurs années, et dont Gautier écrivait déjà avant son départ, en introduction à ses Œuvres choisies : « L’antiquité et la tradition n’ont rien à revendiquer dans son talent ; il est complètement, exclusivement moderne. Ni Athènes, ni Rome n’existent pour lui : c’est un tort aux yeux de quelques-uns, c’est une qualité pour nous... dans nos pantalons, il a mis nos jambes, et non celles de Germanicus... »
D’avoir côtoyé longuement la misère londonienne avait encore accru son réalisme et son pessimisme.

Le jour où tu voudras publier...

Entre temps, ils ont également donné un conte, Monsieur Chut, à laRevue de Paris, titre que viennent de reprendre Arsène Houssaye, Gautier, Maxime du Camp et Louis de Cormenin, sous ce mot d’ordre : « Depuis l’idéal le plus éthéré jusqu’au réalisme le plus absolu (...), nous admettons tout, avec la forme pour seule condition. » Depuis octobre 1851, les directeurs ont ainsi « admis » Banville, Lamartine, Musset, Sand, Nodier, Champfleury, le conte romain de Bouilhet, Melœnis, sur 80 pages, en novembre, enfin Baudelaire, en mars et avril. « Il y avait dans les deux derniers numéros de la Revue deux articles curieux sur Edgar Poe. Les as-tu lus ? » demande Flaubert à Louise Colet, le 2 mai 1852.
Outre qu’on y défend la forme, en littérature, on y célèbre celles de Mme Sabatier à la moindre occasion : « A trois heures du matin, pour ranimer les admirations qui commençaient à s’éteindre, Mme S*** - la seule statue de Clésinger– a fait son entrée dans un flot de dentelle à faire damner les vierges de Cologne. Sa tête merveilleusement gracieuse et fine s’entourait d’une couronne de glaïeuls à fleurs d’argent dont les longues feuilles retombaient jusque sur les bras (les mêmes qui manquent à la Vénus de Milo). Nous dirons qu’elle était Nympharum pulcherima. »
Il ne s’agissait là que d’une entrée à un bal de la salle Favart. Plus tard, Gautier, sans occasion, y donnera un poème : Apollonie.
Et la Revue de Paris l’attend, lui, Flaubert - « Le jour où tu voudras publier, tu trouveras, ce qui n’arrive à personne, ta place prête et réservée » lui a écrit Du Camp – attend son Madame Bovary, ce roman auquel il s’est mis le 19 septembre 1851, sur un sujet de fait divers, « un de ces incidents dont la vie bourgeoise est pleine », que lui avait suggéré Bouilhet à Croisset, deux ans plus tôt, après qu’il les eut assommés, Du Camp et lui, de quatre jours de lecture de sa Tentation de Saint-Antoine.
Tant de sollicitude n’a pour effet que d’irriter l’ermite de Croisset, jusqu’à mettre en péril sa relation avec Du Camp, auquel il répond, plein de superbe : « Je t’ai dit que j’irais habiter Paris quand mon livre serait fait et que je le publierais si j’en étais content. (...) Être connu n’est pas ma principale affaire. (...) Je vise à mieux, à me plaire. »

De l’Éclair, les Goncourt passent au Paris, autre titre, quotidien celui-ci, de leur cousin Villedeuil, dont les rédacteurs sont Alphonse Karr, Henri Murger, Dumas fils, et où Gavarni va donner tous les jours une lithographie, dans des séries qui s’appelleront les Partageuses, les Lorettes vieillies, les Études d'androgynes, les Invalides du sentiment, les Anglais chez eux, les Parisiens et surtout les célèbres Propos de Thomas Vireloque puisque, chez Gavarni, la légende, prise à la rue, compte autant que le dessin. A compter de novembre 1852, au Paris, chaque rédacteur a la responsabilité d’un jour de la semaine, et donc des quatre éditions quotidiennes calées sur les cours de la Bourse ; aux Goncourt échoit le mardi. Le mardi 17, ils y poursuivent leur Lorette, qui en est à son troisième épisode, et ils y font à partir d’anecdotes inédites et de fragments de lettres autographes qu’on leur a communiquées, le compte rendu d’un ouvrage imaginaire Ruelles et Alcôves [sic], in-18, qui vaut à la Librairie Nouvelle, presque en face sur le boulevard des Italiens, plus de cinquante demandes « d'amateurs de livres modernes ».

Leur maître : Gavarni.

La Librairie Nouvelle, fondée trois ans plus tôt par Bourdilliat et Jacottet  au 15, coin du boulevard des Italiens et de la rue de Gramont, pour lancer le livre bon marché, le Balzac à 1 franc, cette « Maison de l’Évènement et du Bien-Être universel » qui a publié les discours de Hugo d’avant le coup d’État, est un véritable salon où se retrouvent journalistes et gens de lettres. Les Goncourt y publient avec leur cousin Villedeuil, Mystères des théâtres, reprise de leurs chroniques. La Librairie publie aussi Louise Colet : « On ne dira jamais de moi ce qu'on dit de toi dans le sublime prospectus de la Librairie nouvelle, lui écrit Flaubert : "Tous ses travaux concourent à ce but élevé" (l'aspiration d'un meilleur avenir). » Après une rupture de plus de trois ans, Flaubert a repris, à l’été 1851, ses relations avec sa vieille maîtresse, mais celle-ci est maintenant veuve et souhaiterait qu’il l’épousât. Et elle demande de plus en plus d’avis, de conseils, de corrections sur son travail alors que Flaubert a déjà tant à faire avec le sien.
Tout en exerçant le métier de journaliste, les Goncourt fréquentent maintenant, chez Peyrelongue, marchand de tableaux dans cette même rue Laffitte dont le Paris occupe le coin, la bohème artistique, Nadar, qui vient d’annoncer à l’Éclair la sortie prochaine de son Panthéon, longue farandole de près de 250 figures dans quatre disciplines, et Henri Murger. On excursionne en groupe dans des auberges de villages, autour de la forêt de Fontainebleau, où Murger songe à s’établir, et les frères se souviendront de la vie des rapins aux champs quinze ans plus tard pour un roman qui s’appellera Manette Salomon. Leur Lorette, illustrée par Gavarni pour la publication chez Dentu, connaît un grand succès. Edmond porte la barbiche dite à l’impériale, Jules semble avoir une petite mouche au-dessous du nez ; ils ne sont pas aussi élégants que Gavarni, «très fashionable dans sa mise», veste de velours noir sur laquelle tranche le «blanc d'un foulard de l'Inde» noué en cravate, mais Edmond fume comme lui la cigarette, des Maryland, quand les peintres sont plutôt à la pipe.
Ils accompagnent souvent celui qu’ils se sont choisis pour maître, à Auteuil où il s’est installé avec sa femme et ses deux fils dans une maison avec jardin, 49 route de Versailles, près du Point-du-Jour, dans l'ancienne maison du brodeur des manteaux impériaux de Napoléon Ier. Gavarni leur raconte comment, quand il habitait près de chez eux, avec sa mère, 1 rue Fontaine, à l’angle de la rue Pigalle, un grand appartement du premier étage, au-dessus d’un pharmacien, éclairé par treize fenêtres, il avait inventé des mécanismes très compliqués, à la Robert Houdin, pour ouvrir la porte de sa chambre sans avoir à sortir de son lit, ou faire se croiser sans qu’elles le sachent des personnes qui ne devaient surtout pas se voir. Sa mère recevait alors le mercredi mais lui, c’était chaque soir, cinq ou six amis dont Liszt, et Balzac qui venait y lire ses épreuves. Puis il avait épousé une musicienne, Jeanne de Bonabry. Juste avant qu’ils ne déménagent, Sax, « malgré ses propres embarras », avançait un millier de francs à Berlioz pour qu’il puisse partir en Russie, et Balzac prêtait au musicien sa pelisse fourrée.

Des fenêtres sur le Luxembourg.

Le 12 février 1853, les frères Goncourt sont traduits en police correctionnelle en même temps qu’Alphonse Karr, pour avoir cité quelques vers jugés licencieux dans l’un de leurs papiers. La mise en scène est si imposante pour un délit de presse que Karr fait comme s’ils étaient effectivement au théâtre : « Il y a eu répétition hier, dit-il en riant aux Goncourt ; je le tiens d'un avocat! » Mais eux, s’être vu infliger un blâme, c’est plus qu’ils n’en peuvent supporter, ils abandonnent le journalisme et se réfugient dans l’histoire, qu’ils écrivent en chinant, comme ils se meublent, par un collage des autographes qu’ils récoltent. Ainsi naît leur Histoire de la société française pendant la révolution, pour laquelle ils ont lu 15 000 documents.
Maxime Du Camp reste seul propriétaire de la Revue de Paris : Louis de Cormenin va prendre la rédaction en chef du Moniteur universel, journal officiel dont le ministre Achille Fould entreprend de faire le principal quotidien français, et Gautier y publie dorénavant un feuilleton chaque semaine, en sus de sa collaboration à la Presse.
L’ami Bouilhet est venu s’installer à Paris ; il apprend le mandarin à titre documentaire, dans la perspective d’écrire un poème de neuf chants et de six mille vers, qui aurait pour titre Conte chinois. « Ami », il l’est de Flaubert, bien sûr, et ce n’est pas là un vain mot : du simple fait d’avoir lu, chez Louise Colet, un poème de Bouilhet, Mme Roger des Genettes s’attirait l’amour de l’auteur, ce qui peut se comprendre, mais aussi l’amitié éternelle de l’ami du poète.
L’ermite vient quelquefois à Paris voir son ami Bouilhet donc, ou voir Louise quand il ne lui propose pas l’hôtel du Grand-Cerf, à Mantes, qui est plus proche de Croisset. A Paris, Flaubert s’attarde même pour l’hiver, à partir de novembre 1854, après avoir rompu définitivement avec Louise, dans une chambre de la rue de l’Est, (auj. bd Saint-Michel, au sud de la rue Auguste-Comte) d’où il voit le Luxembourg.
Le café Riche reconverti en banque en 14-18. Gallica

Le petit singe est mort, Kokoli, que les frères avaient acheté au Havre, trois mois plus tôt, et qui a sauté par la fenêtre du 43 rue Saint-Georges. Alexandre Dumas a installé son Mousquetaire, un quotidien du soir, dans la cour de la fameuse Maison dorée, comme le Paris, au coin du boulevard des Italiens et de la rue Laffitte. Roger de Beauvoir, Aurélien Scholl, un ancien du Corsaire-Satan, y écrivent, et s’ils ne sont plus journalistes, les frères peuvent voir les mêmes au restaurant Dinochau, à l’angle des rues Navarin et Breda (auj. Henri Monnier). Leur territoire est si petit : en bas, la salle Favart, la Librairie Nouvelle, et le café du Helder qui vient d’ouvrir à la place des Bains chinois et du hammam, au 27 boulevard des Italiens, et qui sera célèbre pour son absinthe. Sur le trottoir d’en face, le café Riche, au coin de la rue Le Peletier ; puis la rue Laffitte, ses journaux, ses marchands d’art, qui monte vers le quartier Bréda où ils demeurent, au revers du square d’Orléans, et poursuit jusqu’à la villa Frochot de la Présidente.

Madame Bovary, c’est fini.

Flaubert, revenu à Paris pour l’hiver, y a maintenant un domicile 42 boulevard du Temple, au 3e étage, au-dessus de l’appartement de sa mère : « une antichambre, 2 pièces à feu ayant chacune une fenêtre sur le boulevard ; une salle à manger, une autre pièce à feu, une cuisine sur la cour, WC à côté de la cuisine, sortie de service » Il en est au chapitre 8 de la troisième partie de Mme Bovary. Les Goncourt font paraître chez Dentu, au Palais royal, 13 galerie d’Orléans, leur Histoire de la société française pendant le Directoire, faite sur le modèle de celle de la Révolution, mais ils fréquentent maintenant Maria, une sage-femme, qui sera leur maîtresse commune deux ans plus tard, et qui va leur fournir des récits plus contemporains pour de futurs romans. Ils publient chez le même une compilation de leurs articles de l’Éclair : Une voiture de masques, et donnent à l’Artiste, revue qui accueillit Delacroix, Johannot, Baudelaire ou Jules Janin, que le cadet des Goncourt considère comme un modèle, le récit de leur récent voyage en Italie : L’Italie la nuit.
Louise Colet se venge, en février 1856, avec Une histoire de soldat, dans laquelle Flaubert, sous les traits de Léonce, n’a pas le beau rôle. Il y aurait de quoi s’inquiéter, la poétesse est vive : au temps qu’elle habitait 2 rue Bréda, elle y avait poignardé, en juillet 1840, Alphonse Karr pour une allusion faite à ses amours avec Victor Cousin. La victime avait ensuite, dans sa chambre du 6eétage, au 46 rue Vivienne, dans l’écrin que constituaient les vitres peintes en violet et les murs tendus d’étoffe noire, exposé l’arme du crime, soulignée d’une étiquette qui disait : « Donné à Alphonse Karr par Mme Colet... dans le dos. » Mais au printemps Flaubert achève Mme Bovary après cinquante-cinq mois de travail, et la publication en commence dans la Revue de Paris le 1er octobre pour s’échelonner jusqu’au 15 décembre au rythme d’une cinquantaine de pages par numéro du bimensuel.
A peine Flaubert est-il un peu installé que Du Camp l’entraîne chez Apollonie, « Présidente » du petit groupe depuis qu’un soir Henri Monnier, doyen d’âge, s’est récusé alors qu’on s’attribuait, pour rire, des fonctions honorifiques. Le dimanche soir, il y a là le compositeur Ernest Reyer, celui qui met en notes les mélodies que lui chantonne Pierre Dupont et signe la chronique musicale de la Revue de Paris, Gautier, que Flaubert connaît depuis le 28 octobre 1849, lorsque Du Camp, à la veille de leur départ pour l’Orient, avait organisé aux Trois Frères provençaux un dîner d’adieu et de préparatifs à la fois, avec leur aîné et prédécesseur en matière de voyages, et leurs amis Louis Bouilhet et Louis de Cormenin, qui fréquentent aussi chez Mme Sabatier, comme Baudelaire.

La palpitation du serpent.

Ici palpite la Femme piquée par un serpent, de Clésinger, statue couchée, grandeur nature, dont on dit qu’hormis la tête, sculptée d’un visage impersonnel, c’est un simple moulage d’Apollonie au sortir de l’amour, et que Gautier avait feint l’étonnement, dans La Presse, après le Salon de 1847,  « de voir le marbre s'agiter dans sa blancheur froide et glaciale, et faire impression sur la foule comme la plus chaude peinture. » De tous, Flaubert est le seul qui montera directement à l’assaut, sans barguigner mais sans résultats, si l’on en croit la dédicace à venir de Madame Bovary : "à notre belle, bonne et insensible Présidente ».

A l’été, Flaubert a commencé à remanier sa Tentation de Saint-Antoine ; il en publie des fragments dans la Revue de Paris mais les menaces de poursuites enflent contre Madame Bovary, et elles seraient certainement pires concernant un sujet religieux comme la Tentation. Il renonce à celle-ci et prépare activement sa défense, cherchant pour son avocat, chez les piliers de l’Église, des descriptions plus crues que tout ce qu’on peut lui reprocher. 
Après les avoir citées devant la 6e chambre de police correctionnelle, le 29 janvier 1857, son avocat termine sa plaidoirie par ces mots : « Vous lui devez non seulement un acquittement mais des excuses ! » L’impératif moral ne suffirait peut-être pas mais les juges ont reçu des recommandations de l’impératrice et du prince Napoléon, avec lequel Du Camp chasse l’hiver, et ils l’acquittent en effet, le 7 février, conjointement avec le directeur de la revue et l’imprimeur. Le roman paraît en volume chez Michel Lévy, 2 bis rue Vivienne, à la fin d’avril.
« Du jour au lendemain, Gustave Flaubert était devenu célèbre », se rappellera Maxime Du Camp.
Le 3 janvier 1857, les frères ont rencontré à l’hebdomadaire de la rue Laffitte, celui qui en est le rédacteur en chef depuis un mois, dont ils confient aussitôt le portrait à leur journal : «  Au bureau de L’Artiste, Théophile Gautier, face lourde, les traits tombés dans l’empâtement des lignes, une lassitude de la face, un sommeil de la physionomie, avec comme des intermittences de compréhension d’un sourd, et des hallucinations de l’ouïe qui lui font écouter par derrière, quand on lui parle de face. Il répète et rabâche amoureusement cette phrase : De la forme naît l’idée, une phrase que lui a dite, ce matin, Flaubert, et qu’il regarde comme la formule suprême de l’école, et qu’il veut qu’on grave sur les murs ».
Le 11 avril, les Goncourt, qui ont presque fini Les hommes de lettres, une pièce qui attaque la bohème journalistique, sont à nouveau sur le motif : « A cinq heures été à l’Artiste : Gautier, Feydeau, Flaubert... grande discussion sur les métaphores....... à la suite de quoi, une terrible discussion sur les assonances....... Tant d’importance donnée au vêtement de l’idée, à sa couleur et à sa trame, que l’idée n’était plus que comme une patère à accrocher des sonorités et des rayons. Il nous a semblé tomber dans une discussion de grammairiens du Bas-Empire. »

Flaubert chez les Goncourt.

Flaubert a un nouveau projet qui s’appelle encore pour lui Carthage, et qui s’intitulera plus tard Salammbô et, en ce mois de mai, il lit un ouvrage de 400 pages sur le cyprès pyramidal, - ce gros volume pour décrire un seul arbre ! - et les 18 tomes de la Bible de Cahen ; le 26 juillet, il aura déjà lu cent volumes concernant la cité punique.
Les frères apprécient davantage le rédacteur en chef de l’Artiste à leur seconde rencontre: «  Théophile Gautier ce styliste à l’habit rouge pour le bourgeois, apporte dans les choses littéraires le plus étonnant bon sens, et le jugement le plus sain, et la plus terrible lucidité jaillissant en petites phrases toutes simples, d’une voix qui est comme une caresse. Cet homme, au premier abord un peu fermé, ou plutôt comme enseveli au fond de lui-même, a un grand charme, et devient avec le temps sympathique au plus haut degré. » Il ont terminé leur pièce, qu’ils lisent à Paul de Saint-Victor, l’un des critiques les plus élégants de l’époque, feuilletoniste au Pays, à la Presse, à la Liberté, qu’ils ont rencontré au café Riche. Le Gymnase la refuse, le Vaudeville pareillement ; ils s’obstinent, ils en feront un roman, et s’isoleront autant qu’il est nécessaire : « il faut, pour pondre, une retraite et comme une nuit à l'esprit.»
L’ermite de Croisset en sait quelque chose, qui pioche – c’est son mot – inlassablement, en Tunisie pour l’heure, du 16 avril au 12 juin 1858, après quoi il défait et recommence tout, et pioche encore à Paris l’hiver. « On sonne, c’est Flaubert à qui Saint-Victor a dit que nous avions vu quelque part une masse à assommer, à peu près carthaginoise, et qui vient nous demander l’adresse. » Sous le lustre en cristal de Bohême, dans le magasin de porcelaine des Goncourt, il est là, le 11 mai 1859 : « très grand, très fort, de gros yeux saillants, des paupières soufflées, des joues pleines, des moustaches rudes et tombantes, un teint martelé et plaqué de rouge. » 
Eux ont terminé Charles Demailly, qui est le nom romanesque des Hommes de lettres. C’est un roman à clés : Champfleury y est Pommageot, Nadar s’y appelle Couturat, Théodore de Banville y prend le nom de Boisroger, Gautier y apparaît sous les traits de Masson ; y sont dépeints aussi Constantin Guys ou Aurélien Scholl, qui était chez eux encore tout récemment, avec Eugénie Doche, la Dame aux camélias de la création, six ans plus tôt, au Vaudeville du 27 rue Vivienne, (emporté par le percement de la rue du Quatre-Septembre). Le couple était venu admirer leurs collections de costumes du XVIIIe siècle.
De cette attaque contre la presse, personne ne veut, pas plus en volume qu’à la scène ; finalement, c’est à compte d’auteur, chez Dentu, qu’ils publient leur Charles Demailly au début de 1860. Dès le lendemain de la parution, les voilà « boulevard du Temple, dans le cabinet de travail de Flaubert, dont la fenêtre donne sur le boulevard et dont le milieu de cheminée est une idole indienne dorée. Sur sa table, des pages de son roman qui ne sont presque que ratures. De grands, de chauds et de sincères compliments sur notre livre, qui nous font du bien au cœur ; une amitié dont nous sommes fiers... » Gavarni, Saint-Victor les félicitent également, mais Janin, la référence de Jules, éreinte le livre dans le Journal des Débats.

Des semaines de silence.

C’est encore chez Flaubert, où ils déjeunent quinze jours plus tard, que Bouilhet raconte une anecdote : l’amour platonique d’une religieuse de Rouen pour l’un de ses collègues internes, qu’il trouve pendu un matin ; la sœur vient pour une dernière prière muette dans la chambre du mort, et Bouilhet lui glisse dans la main une mèche de cheveux qu’il a coupée sur le corps. L’histoire constituera l’intrigue de leur futur roman, Sœur Philomène.
Le«  trio d’ours et de solitaires ensauvagés », comme ils l’écriront de Flaubert et eux, est désormais solidement constitué. Il n’y a guère loin du quartier Bréda au boulevard du Temple et, hormis les visites réciproques, Flaubert reçoit le dimanche, sur son grand divan de cuir surmonté d’un moulage de la Psyché de Naples, la pittoresque actrice Suzanne Lagier, et Sari, son amant, directeur du théâtre des Délass’Com’, et ne sort guère que chez la Présidente, ou rue de l’Arcade, chez Jeanne de Tourbey, nom de scène, après que Marc Fournier, directeur de la Porte-Saint-martin, l’eut lancée sur les planches, d’une jeune personne qui a débuté dans la galanterie. Alexandre Dumas fils l’a présentée tout récemment à Sainte-Beuve et le quinquagénaire est déjà le Pygmalion de cette jeune fille de 25 ans, aux yeux gris, au simple bouquet de violettes en guise de bijou.
Le plus éloigné des amis est Gautier, que les deux directeurs du Moniteur, Paul Dalloz et Julien Turgan, voulaient comme voisin, et qui les a rejoints à Neuilly, 32 rue de Longchamp.
Sinon, l’on pioche ; « il faut être un honnête homme et un bourgeois honorable pour être un homme de talent. J’en juge par Flaubert et par nous », dira encore le journal des Goncourt, qui raconte aussi que Flaubert aurait interdit à son domestique de lui parler de toute la semaine, ne lui autorisant qu’un : « Monsieur, c’est dimanche. » le dernier jour.
Grâce aux recommandations que leur a fournies Flaubert, ils visitent aux alentours de Noël pour leur Sœur Philomène, mais « 10 heures en tout », écriront-ils en preuve de l’acuité de leur sens de l’observation, le service de Velpeau à l’hôpital de la Charité, desservi par les religieuses de Saint-Augustin, et qui avec ses 474 lits, au 47 rue Jacob, est alors le quatrième hôpital de Paris. Sœur Philomène, publié à la Librairie nouvelle le 13 juillet 1861, après un refus de Michel Lévy qui l’a trouvé lugubre, marque leurs débuts dans la veine réaliste et l’arrivée de l’hôpital dans la littérature.
Pendant que Flaubert travaille comme un damné, l’existence est plus légère du côté de chez Gautier, qui s’écrit une pièce pour son anniversaire, interprétée par toute sa petite famille dans la chambre des filles, rue de Longchamp, dans des décors peints pour l’occasion par Puvis de Chavannes. Les Goncourt y sont le 31 août, comme ils sont chez Gavarni le 8 novembre, qui donne une fête pour célébrer ses retrouvailles avec Sainte-Beuve, à laquelle il a convié aussi Philippe de Chennevières, conservateur du Louvre, et Veyne, le médecin qui soigne son asthme. On y a, dans la soirée, une idée épatante, celle de la prolonger par un rendez-vous régulier, tous les quinze jours, le samedi par exemple, au restaurant Magny dont Sainte-Beuve est un habitué, avec pour première échéance ce 22 novembre.

Chez la princesse Mathilde. Concert dans la grande serre. Gallica
Le salon de la princesse Mathilde.

Flaubert est au dîner de la « société Gavarni » du 6 décembre 1862 ; il lui a fallu demander l’adresse - 3 rue Contrescarpe-Dauphine (auj. Mazet) – qu’il ne connaissait pas, de ce fameux Magny et de ses deux salles sur deux étages où Rossini avait créé son tournedos. Il s’est enfin arraché à son Salammbô, qui vient de paraître douze jours plus tôt. Il en a obtenu 10 000 francs de Michel Lévy et laisse courir le bruit, pour attiser la curiosité, qu’il l’a vendu le triple. Il devient l’homme à la mode ; il a même droit à une parodie au théâtre du Palais-Royal : Folammbô ou les Cocasseries carthaginoises. La cour, qui pour ses bals costumés ne sortait guère du Louis XV, se veut à présent exotique : Flaubert est invité par la princesse Mathilde, interrogé par l’Impératrice sur le costume de Salammbô et bientôt prié de fournir des dessins. La critique est moins enthousiaste mais un article de George Sand dans la Presse sera le point de départ de l’amitié des deux écrivains.

Si l’étiquette a finalement forcé l’Impératrice à renoncer à la moulante robe punique, Mme Rimski-Korsakov a osé un costume peu opaque et peu couvrant qui a choqué. Flaubert est stigmatisé par les prédicateurs de Sainte-Clotilde et de la Trinité pour avoir inventé des costumes obscènes et « vouloir ramener le paganisme ». Les Goncourt hantent précisément, à ce moment-là, ces « églises chic, Saint-Thomas-d’Aquin, Sainte-Clotilde, etc. » pour se documenter sur la piété mondaine en vue d’une peinture de la bourgeoisie qu’ils ont en projet depuis longtemps et qui sera publiée sous le titre de Renée Mauperin.
En face de chez Flaubert, Bonvalet. Gallica

Une nouvelle adresse, celle de l’hôtel particulier du 24 rue de Courcelles, offert par l’empereur à sa cousine, la princesse Mathilde, qui reçoit le mercredi artistes et gens de lettres dans le damas pourpre de ses salons et le velours vert émeraude de sa salle à manger, prend place dans le territoire des ours ensauvagés. Les « bichons », épithète que Flaubert distribuait assez généreusement mais qui, reprise par l’entourage de la Princesse, sera désormais réservée aux frères Goncourt, gênés par le bruit des ateliers de Sax, se cherchent une maison rue du Rocher, où Maxime Du Camp est installé depuis longtemps, au 43, dans un petit hôtel de deux étages, qui comprend quatre pièces à chaque, à quoi s’ajoute en bas la cuisine et un cabinet. Mais ils ne trouvent rien. Quand au bruit, Flaubert qui est presque en face du restaurant Bonvalet, en a sa part les jours de noce et de fenêtres ouvertes où il ne perd ni un quadrille ni un cri.


            Que faire le vendredi saint ?

La piste des ermites, outre ses lieux, a ses dates : l’anniversaire de Théo et son petit théâtre, Pierrot posthume et Le Tricorne enchanté ; les dîners Magny qui, à partir d’avril, passent au lundi, - « On paye dix francs par tête ; le dîner est médiocre. On fume beaucoup ; on parle en criant à tue-tête, et chacun s’en va quand il veut », écrira George Sand quand elle s’y joindra après qu’on l’eut prié durant trois ans - enfin le vendredi saint, « jour bien difficile à passer pour un sceptique », comme l’écrit Flaubert, sans compter, ajoute-t-il, « la question des domestiques ». Formule où l’on ne sait guère s’il s’agit de respecter leur foi, ou de ne pas risquer par l’exemple de les détourner d’une piété qui est un sûr soutien au respect dû à leurs maîtres.

L'hôtel de la Païva. Atget. 1901. Gallica

Le plus baroque sera ce vendredi saint où les Goncourt feront maigre chez une courtisane, et non des moindres puisqu’il s’agit de la Païva, dans son somptueux hôtel particulier du 25 Champs-Élysées, pendant que Sainte-Beuve organisait des ripailles pour le prince Napoléon, le cousin de l’empereur très catholique. Le mari de la femme de ménage des bichons, mécanicien au chemin de fer, est autrement conséquent : il fait maigre le vendredi saint, pour la mort de Jésus, et maigre encore à Pâques parce que l’homme ne peut être ressuscité. 

Début 1864, la princesse Mathilde se déplace rue Saint-Georges pour voir les collections des Goncourt qui commencent à être réputées. Flaubert détonne toujours dans la bonbonnière des bichons, comme à l’hôtel de la rue de Courcelles : signalant à Goncourt qu’il a à bouger pour ne pas risquer de tourner le dos au prince Napoléon, ce que l’étiquette réprouve, il ajoute : « Oh ! il ne vous en voudrait pas... » prêtant ainsi des mœurs particulières à Plon-Plon. Mais Bouilhet est pire encore : quand la princesse Mathilde prêtera son atelier d’aquarelliste passionnée à l’appareillage des costumes de sa Conjuration d’Amboise, qui doit se donner à l’Odéon en cette fin d’octobre 1866, on entendra Nieuwerkerke, son favori, pour lequel on a créé le poste de surintendant des Beaux-Arts, remonter épouvanté en disant : « Il y a en bas un auteur qui sent l’ail ! »

 

Renée Mauperin paraît chez Charpentier le 12 mars 1864. Challemel-Lacour en rend compte dans le Temps trois jours plus tard : « Ils sont de l’école de M. Théophile Gautier et de M. Flaubert, dont le procédé est connu. Il consiste à regarder les choses avec les yeux du peintre, à y distinguer les plans, les jeux de l’ombre et de la lumière, l’effet que font les objets rapprochés d’une certaine manière sous un certain jour. » Une école du regard donc, et Gautier donnait effectivement pour tâche aux mots, en préface à Émaux et Camées de véhiculer « le moins de pensée possible », et ainsi finalement une école réaliste, la réalité étant la seule chose qui se donne à voir, ce qui n’est guère le cas de l’Olympe. Rendant compte d’Idées et sensations, deux ans plus tard, qu’ils ont dédié à Flaubert, Sainte-Beuve reprochera encore aux Goncourt leur conception trop picturale de la littérature.


            Le premier roman naturaliste.

            Après s’être attelé au Château des cœurs, une féerie écrite avec Bouilhet et d’Osmoy, qui devait le distraire de son indécision entre les deux projets de Bouvard et Pécuchet et de L’Éducation sentimentale, Flaubert a finalement opté pour ce dernier. Et comme de coutume, la gestation est terriblement douloureuse.
Germinie Lacerteux paraît à la mi-janvier 1865 chez Charpentier. Le livre, dédié à Théophile Gautier, a été inspirée aux Goncourt par l’histoire de Rose, leur vieille domestique, un peu une seconde mère pour eux, morte trois ans plus tôt et dont ils n’ont appris qu’alors, avec effarement, la vie cachée, torrent de « fureurs érotiques » connues de tout le quartier, ignorées d’eux seuls. « Champfleury est dépassé, je crois ? », leur écrit Flaubert, et Zola salue dans un feuilleton cette œuvre qui « monte à la tête comme un vin puissant » où l’on verra le premier roman naturaliste.
Rédigeant la scène du bal chez la Maréchale de l’Éducation sentimentale, Flaubert se rappelle le « Bal paré chez la Présidente », comme l’indique son carnet de notes, où Théo était venu en Turc, Maxime Du Camp en Hindou, Ernest Reyer en chimpanzé, et lui en chef indien, avec un plumeau pour coiffure et une passoire pour tomahawk. Séparée à présent de Mosselman, Apollonie Sabatier vit dans un modeste rez-de-chaussée au 10 rue de la Faisanderie, ses objets d’art ont été dispersés, elle s’occupe à la peinture de petits portraits et à la réparation de miniatures. Pour Flaubert, « c’est la Trappe », une existence de « mort-vivant », quatorze heures de travail par jour.
Reminy, prêtre, diable, violoniste et Hongrois
Le Moscove, le « doux barbare », l’autre géant, en un mot Ivan Tourgueniev, est arrivé à la table de Magny ; la Princesse fait faire à tous, pour leurs séjours à Saint-Gratien, des robes de chambre bleues sur un modèle turc, mais le comble de l’exotisme, c’est encore chez Gautier qu’on le trouve : « Il y a ce soir, à côté de Flaubert, de Bouilhet, de nous, un vrai Chinois, avec ses yeux retroussés et sa veste de velours groseille, le professeur de chinois des filles de Gautier. Il y a un peintre exotique, qui a, jusqu’aux genoux, des bottes de sept lieues et des yeux volés à un jaguar. Il y a le violoniste hongrois Reminy, avec sa tête glabre de prêtre et de diable ; il y a son accompagnateur, un petit bonhomme gras et douteux, éphébique et féminin, avec sa tête d’Alsacienne, les cheveux blonds, en baguettes, tombant droit de la raie du milieu de sa tête (...). Il y a enfin, accompagnée de son fils, la femme d’un dieu, la veuve d’un Mapah, Mme Ganneau. »
Ting-Tun-Ling, qui sert de professeur à Judith et Estelle, s’installera bientôt complètement dans la famille, et son enseignement sera assez efficace pour que Bouilhet puisse correspondre en chinois avec Judith.

L’opposition des écologistes.

« Le prolongement du chemin de fer d'Auteuil va amener la disparition d'une propriété devenue presque historique par le nom du célèbre artiste qui l'habite : Gavarni », écrit Jules Lecomte dans Le Monde Illustré du 27 juin 1863. Courant au long des fortifications depuis 1851, attendant de franchir la Seine par le viaduc du Point du Jour, (aujourd'hui remplacé par le Pont de Garigliano), le chemin de fer dit « de Ceinture » menace la propriété du mathématicien, de l’inventeur, qui est aussi jardinier : « Mouvements de terrains, bassins, rocailles, escaliers, la pierre mêlée à la verdure, il n'avait rien épargné sur le choix et dans la dépense. C'est là qu'il fallait aller pour voir une curieuse collection de ces arbres, dits « arbres verts », conifères au feuillage persistant, pour lesquels l'hiver n'existe pas, et qui sont si fort à la mode aujourd'hui. Sa collection rivalisait presque avec celle du petit Trianon ; c'était une création chérie du grand artiste, dont rien ne restera ! Les rails passeront sur l'emplacement de l'atelier même ... »
Henriette Maréchal à l'Odéon. Gallica
Et l’urbanisme empire, qui frappe aujourd’hui « le grand homme qui appelait [les Goncourt] ses petits », et qui n’en a plus que pour trois ans à vivre dans un petit hôtel de l'avenue de l'Impératrice (aujourd'hui avenue Foch), va avoir d’autres conséquences encore pour les deux frères. La jeunesse du Quartier latin ne supporte pas la destruction de la Pépinière du Luxembourg, établie par la Convention sur un terrain dépendant de l’ancien couvent des Chartreux, où Victor Hugo aimait à rêver, et quand la Henriette Maréchal des bichons, qui passe pour avoir été reçue sous la pression de la princesse Mathilde, se retrouve au Français, cette jeunesse étudiante y trouve l’occasion de manifester son hostilité au régime. Une cabale dirigée par Georges Cavalier, dit Pipe-en-bois, polytechnicien qui sera, en 1871, quelque chose comme directeur des promenades et plantations, bref « l’Alphand de la Commune », fait tomber en moins d’une semaine une pièce pour laquelle on prévoyait un immense succès.
Flaubert avait évidemment rempli son devoir - « On ne vient pas pour s’amuser aux 1ères des amis, mais pour les servir » - déclinant une invitation dans la loge de la Princesse pour faire plus efficacement la claque au parterre. Tout ce qui touche à « l’avant-scène » fait partie du métier des lettres : quand sa Conjuration d’Amboise est programmée à l’Odéon, Bouilhet s’installe à l’hôtel Corneille, en face du théâtre, pour surveiller les répétitions, rameute le ban et l’arrière-ban des relations pour la 1ère - George Sand, et la Princesse Mathilde, et Edma Roger des Genettes, son ancienne maîtresse -, « chauffe » la presse pendant toute la quinzaine qui précède au Café de Suède et chez Dinochau, tandis qu’au baisser de rideau, d’Osmoy court encore durant deux heures « pour le succès de son ami, tous les cafés Tabourey du Quartier latin, forcé de boire des verres de vin avec la bohème basse des arts et des lettres ».

Zola et les Impressionnistes.

Le 17 avril 1866, Flaubert est le témoin de Judith Gautier qui épouse Catulle Mendès contre l’avis et en l’absence de son père, qui déteste le gendre et l’a surnommé « Crapulle Membête ». Chez Magny, le 21 mai, « Mme Sand fait son entrée en robe fleur de pêcher, une toilette d’amour, que je soupçonne mise avec l’intention de violer Flaubert », dit le journal des Goncourt. C’est avec élégance désormais que s’habillera Flaubert, à compter du 13 août, où il est nommé chevalier de la Légion d’honneur, comme le note, amusé, Maxime Du Camp. Le 27 mai 1867, Gautier assiste, en expert, au pavillon d’Égypte de l’Exposition universelle, au démaillotage d’une momie et, le soir, il se promène avec les Goncourt dans l’expo. Le 25 juin, il lui faut mettre, auprès du ministre de l’Intérieur, sa démission dans la balance pour faire passer dans le Moniteur Universel un article consacré à la reprise d’Hernani et y rappeler avec émotion les luttes d’autrefois.
Manette Salomon, le cinquième roman des Goncourt, dédié « A la table de Magny », - « autel d’Epicure, desservi par un vivandier de renom » autour duquel « se sont formés en couronne, Messieurs les beaux athées », écrit Louis Veuillot -, a failli paraître en même temps que l’ouverture de l’Exposition universelle. Leur plaidoyer en faveur de l’art libre et jeune des vingt années précédentes, où l’on retrouve Delacroix, Decamp, Millet et Corot, en eût sans doute été occulté par la découverte des canons de Krupp.
Quand Zola a consacré un premier article à Manet dans l’Évènement, le peintre, lui écrivant pour le remercier, lui avait donné rendez-vous au café de Bade, 26 boulevard des Italiens, où il était tous les jours de 5 h 30 à 7 h. Mais c’est maintenant au café Guerbois de la Grande Rue des Batignolles (auj. av. de Clichy), n° 9, que se réunissent autour de lui Pissaro, Monet, Renoir, Fantin-Latour et Bazille, et là que Zola voit son ami aixois Cézanne quand il est à Paris. C’est autour de ses bocks que l’on discute « d’impressions », mot qui se retrouvera au bas d’une toile de Monet cinq ans plus tard, dans l’atelier du photographe Nadar, au 35 boulevard des Capucines, et de là dans la presse avec le destin que l’on sait. A ces impressionnistes, les Goncourt sont plutôt imperméables, et ils exècrent Courbet que loue Zola, mais cet homme, de vingt ans le cadet d’Edmond et de Flaubert, de dix ans celui de Jules, a fait part dans Mes Haines de son admiration publique pour eux – Germinie Lacerteux l’enthousiasme - comme pour Flaubert.
Pour l’heure, les bichons doivent déménager : Jules, déjà malade de la syphilis, ne supporte plus le bruit des saxophones, de la circulation ni le demi fou qui, dans l’écurie au bas de chez eux, frappe les chevaux d’une façon qui les empêche de dormir au quatrième. Ils s’intéressent d’abord au Parc-aux-Princes, un lotissement ouvert à Boulogne dix ans plus tôt, où Jeanne de Tourbey a « une maison bizarre, presque cocasse, ressemblant à une petite maison d’un sultan de Crébillon fils, mais qui nous a charmés, ensorcelés, par le je ne sais quoi de son originale étrangeté. Elle nous plaît sans doute parce qu’elle n’est pas la maison bourgeoise de tout le monde. Avec cela, un beau jardin, de vrais arbres ».

Le Paris des Bicchons II

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Le naturalisme, c’est la République mise en mots

Les Goncourt à Auteuil.

C’est chez Jeanne de Tourbey que Courbet a rencontré Khalil Bey, l’ambassadeur turc qui lui a commandé L’Origine du monde. Mais cette demeure extraordinaire échappe aux Bichons et ils se rabattent sur une autre qui ne l’est guère : 53 (auj. 67), boulevard Montmorency, à Auteuil, dans un lotissement aménagé par le même architecte, Charpentier.
Dans la lointaine plaine de Passy, il n’y avait guère que Jules Janin, qui y occupait une parfaite copie de chalet suisse aux galeries de bois découpé et au toit largement surplombant : « Il fallait un certain courage pour s’installer dans ce désert, sur une voie à peine tracée, et pendant trois hivers, nous restâmes seuls, effrayés de cette solitude et de ce grand silence. »
Désormais, sur le parc et le château de Boufflers, qu’a achetés Émile Pereire pour faire passer le chemin de fer de ceinture, la « Villa Montmorency » s’ouvre par un portail monumental où quatre cariatides supportent un linteau affichant son nom, derrière lequel une cinquantaine de maisons, souvent occupées par des Anglais, ont déjà été construites en 1860, autour d’un rond-point orné d’une fontaine, parfois en brique et généralement du type qui s’élève au même moment à Trouville, Dinard ou Arcachon. C’est dans une maison louis-philipparde que les Goncourt emménagent le 19 septembre 1868, six semaines après l’avoir achetée. Au rez-de-chaussée, un vestibule, la cuisine, la salle à manger ainsi qu’un grand et un petit salon. Le 1erétage est celui d’Edmond : bureau, chambre, salle de bains, cabinet dit « de l’Extrême-Orient ». Le 2e est à Jules, avec sa chambre et deux petites pièces inoccupées.
Après le long bagne journalistique qui vient de le conduire à la rubrique théâtrale du nouveau Journal Officiel, Gautier est nommé bibliothécaire de la princesse Mathilde, aux appointements de six mille francs par an. Il vient de l’apprendre de la bouche de Sainte-Beuve, et il demande aux Goncourt si la princesse « a vraiment une bibliothèque ? »
A la fin de l’année, les deux frères font la connaissance de Zola, qui dîne chez eux dès le 14 décembre et, lorsque leur roman suivant, Madame Gervaisais, est prêt de sortir, ils lui préparent ce qu’il pourrait en dire : « Un livre où les auteurs de Germinie Lacerteux ont essayé de donner une note nouvelle et inattendue ; un livre qui, sous la forme émouvante du roman, va entrer dans la bataille religieuse du temps présent. »
Zola fera effectivement ce papier de lancement, doublé deux mois plus tard d’une longue étude, qui se résume ainsi : « C’est là tout le livre : un cas psychologique, compliqué d’un cas physiologique. » Un autre jeune homme de 28 ans, comme Zola d’origine provençale et monté pauvre à Paris, vient de publier le Petit Chose, conte où est décrite la maison qu’il habita au coin de la rue des Abbayes et de la rue Bonaparte (emplacement actuel du square Laurent Prache) et que la formation de la place Saint-Germain-des-Prés a fait disparaître.

Le premier des Rougon.

Zola, et sa compagne, tout en restant aux Batignolles, sont passés du 4e sur la cour du 23 rue Truffaut, lieu de l’écriture de Madeleine Féra,à un pavillon avec jardin de la rue La Condamine, au n° 14, où il est possible d’accueillir un ami aixois,  Paul Alexis. De là, Zola expédie à l’éditeur Lacroix une liste de dix romans, le premier, La Fortune des Rougon, étant joint à l’envoi, le tout devant former L'Histoire d'une famille, fresque satirique, commençant au coup d'Etat du 2 décembre 1851, des groupes sociaux bénéficiaires du régime impérial. Albert Lacroix accepte aussitôt et lui propose un contrat à long terme lui garantissant une rémunération mensuelle de 500 francs.

Le 19 juillet 1869, le portier du 42 boulevard du Temple réveille Flaubert, à l’aube, pour lui remettre une dépêche qui annonce la mort de Bouilhet, à quarante-sept ans. Flaubert, à qui sa mère a pu reprocher que « la rage des phrases [lui ait] desséché le cœur », rien qu’en apercevant par la vitre du train les clochers de Mantes, où Bouilhet a vécu si longtemps, a « cru devenir fou », - « et je suis sûr que je n’en ai pas été loin », écrira-t-il. Arrivé à Rouen, dans le jardin de son ami, il « se roule sur l’herbe, profère des choses inintelligibles ».
Brébant en 1933. Meurisse. Gallica
Sainte-Beuve meurt trois mois plus tard, Flaubert et Sand suivent tous deux son enterrement mais ne parviennent pas à se rejoindre tant la foule est considérable. Flaubert a transporté ses pénates parisiennes dans la toute récente rue Murillo, au 4eétage du n° 4, - « Vue admirable » écrit Georges Sand qui le visite alors qu’il est encore en travaux -, et Magny étant trop attaché au souvenir de Sainte-Beuve, Flaubert fait déplacer la société chez Paul Brébant, à l’angle des 32 boulevard Poissonnière et 2 rue du faubourg Montmartre.
Et avec tout ça, l’Éducation sentimentale a quand même fini par être mise en vente chez Michel Lévy le 17 novembre 1869, à quatre jours des élections complémentaires de Paris, alors que l’empereur tarde toujours à convoquer le Corps législatif après le succès de l’opposition en province. A part celle de Zola, les critiques favorables ne sont guère nombreuses dans la presse, et les bourgeois de Rouen trouvent qu’« on devrait empêcher de publier des livres comme ça, (textuel), » écrit Flaubert à Sand, « que je donne la main aux rouges, que je suis bien capable d’attiser les passions révolutionnaires, etc. ! etc. ! »
Le 12 janvier 1870, Gautier se trouve au milieu des mouvements populaires qu'a provoqués la mort de Victor Noir : cent mille personnes accompagnent la dépouille au cimetière de Neuilly, et la rue de Longchamp est derrière. Il n’en va pas moins dîner chez la princesse Mathilde. Cinq jours plus tard, à un autre dîner, sans doute chez Flaubert, Maxime Du Camp, de façon assez inattendue, propose à Tourgueniev de suivre par le menu, de l’intérieur, l’exécution capitale de l’assassin Troppmann, affaire dont tout Paris résonne. Du Camp ne fait pas de la littérature réaliste mais de la sociologie ; il rassemble depuis plusieurs années déjà ses enquêtes sur Paris, ses organes, ses fonctions et sa vie dans la seconde moitié du XIXe siècle
L'enterrement de Victor Noir. Les hommes ont coupé les traits des chevaux pour tirer eux-mêmes le corbillard. Gallica

Rendez-vous est pris pour le lendemain soir à 11 heures, devant la statue du prince Eugène, (à l’emplacement de l’actuelle place Léon Blum) d’où l’on montera jusqu’à la Grande-Roquette toute proche (168, rue de la Roquette).

Une exécution capitale.

A leur arrivée, la foule qui attend là tous les jours est parcourue d’une onde ; « - On vous prend pour le bourreau », explique Du Camp au géant russe qui en a la stature. On gagne les bureaux du commandant de la place, on ressort voir assembler la guillotine, et retour à l’appartement directorial où l’on somnole entre le punch et le chocolat, servi à l’arrivée de l’aumônier, à 6 heures. A 6 h 20, un groupe de quatorze personnes se dirige vers la cellule du condamné pour quarante minutes d’un cérémonial absurdement compliqué avant que sa tête ne tombe.
Du Camp et Tourgueniev hèlent ensuite un sapin, comme on appelle les fiacres, jamais si bien nommés qu’aujourd’hui, et ils rentrent sans naturellement pouvoir parler d’autre chose, Tourgueniev jusqu’au 50 rue de Douai, où il loge avec le couple Viardot, Du Camp descendant ensuite la rue de Saint-Petersbourg, pour retrouver le ménage Husson, qui partage son appartement depuis déjà cinq ans.
A quatre heures de l’après-midi, Tourgueniev est déjà chez George Sand, 5 rue Gay-Lussac ; elle ne l’a pas vu depuis plus de vingt ans, quand il commençait d’accompagner partout son amie Pauline Viardot : « Il est charmant, la vieillesse, les cheveux blancs, la barbe l’ont embelli. Il parle mieux français. » Tourgueniev lui raconte évidemment la fin de Troppmann.
Le surlendemain soir, George descend à pied jusque chez Magny, pour tomber sur le télégramme d’excuse de Théo : il est malade ; elle dîne donc seule avec Flaubert. Puis le « vieux troubadour » et sa « chère maître » reviennent à pied jusque chez elle, fument et causent une heure, enfin vont jusqu’à l’Odéon voir deux actes de l’Affranchi, supputant si la pièce va tomber, celle de Sand faisant la queue derrière.

Jules n’aura pas trouvé le calme dans la maison d’Auteuil, gêné par les enfants des voisins et par le train de la Petite Ceinture ; il s’y éteint le 20 juin 1870 ; il n’a pas quarante ans. Dans la période où il était si amoindri, Edmond a été sur le point de le tuer pour se suicider ensuite, ainsi qu’il l’avoue à Flaubert. Il demandera plus tard à son exécuteur testamentaire de publier cette lettre, en « témoignage que je n’ai pas été, ainsi que le dit Champfleury, un animal à sang froid, mais que j’étais un être sensible, et que j’ai vraiment, vraiment aimé sur la terre ! » Pareillement, « Théo, qu’on accuse d’être un homme sans cœur, pleurait à seaux » à l’enterrement de Jules, raconte Flaubert à sa nièce. Ces hommes aiment ; en tous cas, ils aiment leurs amis, leurs frères.

La faute au classicisme.

C’est maintenant la guerre qui s’annonce. Le 22 août 1870, Edmond de Goncourt note dans leur Journal où il a repris la plume de Jules : « Je vais voir Gautier qui pleure avec moi, la maison qu'il a arrangée, l'angelus ridens et artistique de sa vieillesse », et qu’il faut quitter devant l'avance allemande. La Fortune des Rougon, qui avait commencé d’être publiée dans le Siècleà la fin de juin, est interrompue par la guerre ; Zola quitte Paris le 7 septembre. Le 17, Gautier se réfugie avec ses sœurs à Paris, 12 rue de Beaune, dans un « logement d'ouvrier » comme le qualifie Edmond ; quelle injustice quand on songe aux fortunes que se font des auteurs comme Ponson du Terrail ! Dans son désespoir, il ne trouve qu’un responsable à tous les maux dont souffre la France : « c'est le classicisme ».
Le 10 décembre, Edmond note dans le Journal : « Tout le monde fond, tout le monde maigrit (..) Gautier se lamente de porter des bretelles pour la première fois : "son abdomen ne soutenant plus son pantalon ". »Néanmoins, Gautier demande à Victor Hugo une intervention en faveur de sa jument Catherine : « Théophile Gautier a un cheval, ce cheval est réquisitionné. On veut le manger. Gautier m'écrit et me prie d'obtenir sa grâce, note Hugo. Je l'ai demandée au ministre. J'ai sauvé le cheval. »
Mais la Commune tuera l’homme... deux ans plus tard, le 23 octobre 1872. C’est ce qu’affirme Flaubert à Sand : « Moi, je vous dis qu’il est mort du dégoût « de la charognerie moderne ». C’était son mot. Et il me l’a répété cet hiver plusieurs fois. « Je crève de la Commune ! », etc. »
Pour Flaubert, la Commune, le commun, le règne de la plèbe, la démocratie, la république, c’est tout un : « Le 4 septembre a inauguré un ordre de choses où les gens comme lui n’ont plus rien à faire dans le monde... » C’est pourtant le 4 septembre qui a éradiqué la Commune comme Rome l’avait fait de Carthage ; quand il écrit des romans, Flaubert est plus perspicace. Reste qu’à part Edmond de Goncourt et Tourgueniev tous les confrères l’horripilent, et qu’ils ne sont plus que « quelques fossiles qui subsistent, égarés dans un monde nouveau. »
Alors on serre les rangs mais on élargit un peu le cercle : Flaubert fréquente les jeudi de Pauline Viardot, rue de Douai, autant dire ceux de Tourgueniev - « Il n’y a que le bon Tourgueniev qui me cause une satisfaction complète ! Quel homme ! quelle conversation ! quel goût ! Je lui ai lu Saint Antoine ; il m’en a paru content... » - et y retrouve un peu de joie : à l’occasion du carnaval de 1873, il arrivera jusqu’aux oreilles de George Sand qu’il s’y est taillé « un si beau succès, en pâtissier ».

Après la Commune.

Dès l’été de 1869, Flaubert avait repris son vieux Saint-Antoine, trois ans plus tard, il en avait fini, mais il le gardait « dans un bas d’armoire », s’étant fâché avec Michel Lévy qui ne lui avait donné que 16 000 francs de l’Éducation sentimentale quand lui se rappelait avoir conclu à 20 000. Depuis, Flaubert s’amuse avec les éditeurs : « je leur fais monter mon escalier plusieurs fois, sans leur donner de réponse définitive, bien décidé à ne traiter avec aucun. » Georges Charpentier semble tout de même le mieux reçu ; l’éditeur vient de prendre le relais d'Albert Lacroix pour ce qui est du cycle de Zola : il a publié La Fortune des Rougon et La Curée et mensualise l’auteur aux conditions précédentes.
On voit maintenant Zola, et Daudet, chez Mme Viardot. Tourgueniev est invité à Auteuil. Le 16 mars 1873, Edmond de Goncourt rencontre Alphonse Daudet dans l'appartement parisien de Flaubert, au parc Monceau. Un an plus tard, les liens sont déjà assez forts pour que l’on se fabrique un mini-Magny à cinq, qui deviendra le « dîner des auteurs sifflés » quand Flaubert, attiré sur les planches par la reprise d’un canevas laissé par son ami Bouilhet, aura écrit et donné le 11 mars 1874, au Vaudeville, le Candidat. « Pour être un Four, c’en est un ! », écrit-il aussitôt à sa « chère maître ».
Flaubert en était donc pour l’échec de son Candidat, Zola avec Les Héritiers Rabourdin, Goncourt avec Henriette Maréchal, Daudet pour son Arlésienne. « Quant à Tourgueniev, expliquera Daudet il nous donna sa parole qu’il avait été sifflé en Russie, et, comme c’était très loin, on n’y alla pas voir. »

C'est au café Guerbois que Manet rencontre le graveur Émile Belot, qu'il peint dans le Bon Bock, et cet autre graveur, et poète, Marcellin Desboutin, qui est son modèle pour l'Artiste, comme il sera celui de Degas dans l'Absinthe, aux côtés de l'actrice Ellen Andrée. On a voulu voir dans le Bon Bock une protestation nationaliste, un de ces Alsaciens, doté de ses attributs provinciaux, pipe et bière, que la guerre venait de nous arracher. Il y avait plutôt là les armes du réalisme de la brasserie Andler, dans une truculente manière hollandaise qui allait être bien reçue du Salon. Mais dans ce qui se buvait chez Guerbois, dans le passage du bock à l’absinthe, se manifestait aussi la transition d’une école à l’autre.
Flaubert a finalement vendu son Saint-Antoineà Charpentier, « à d’excellentes conditions ». La Tentation est parue d’abord en Russie, en traduction, et elle est mise en vente à Paris le 31 mars. Aussi va-t-il pouvoir s’atteler, « dans 6 semaines », à un « effrayant bouquin » qui lui « demandera quatre ou cinq ans ». Il s’agit de Bouvard et Pécuchet. Depuis des mois déjà, il se livre à des lectures préparatoires, et rien que pour situer le domicile de ses deux bonhommes, il a fait des repérages à Dieppe, à Paris, à Saint-Gratien, dans la Brie et dans la Beauce, sans compter la route qui va de La Loupe à Laigle. En une journée, il a été de Paris à Rambouillet en chemin de fer, de Rambouillet à Houdan en calèche, de Houdan à Mantes en cabriolet, puis re-chemin de fer jusqu’à Rouen pour arriver à Croisset à minuit. « Prix : 83 francs ; car il en coûte pour faire de la littérature consciencieuse ! »

De l’indépendance de l’art.

Il en coûte aussi de faire de la peinture. Paul Alexis, dans l’Avenir national, conseille aux artistes de prendre en mains l’organisation d’une exposition indépendante régulière et de s’associer en corporation. C’est ce qu’essayaient de faire quelques peintres réunis autour de Monet, qui lui disent compter sur l’appui de son journal à leurs projets : se crée bientôt une « Société anonyme des artistes peintres, sculpteurs et graveurs » – Manet et James Tissot refusent pourtant d’y adhérer -, et une exposition de 165 œuvres s’ouvre pour un mois dans le local que leur prête Nadar, 35 boulevard des Capucines, à l'angle de la rue Daunou, au 2ème étage, le 15 avril 1874. L’entrée est payante, le catalogue également. Outre Impression, soleil levant, de Monet, est exposé aussi son Boulevard des Capucines, vu d’une fenêtre, en plongée, montrant une foule de passants réduits à des points minuscules sous un ciel d’hiver plombé.
« Quand on ne s’adresse pas à la Foule, il est juste que la Foule ne vous paye pas, écrivait Flaubert à George Sand au milieu de son conflit avec Michel Lévy. C’est de l’Économie Politique. Or je maintiens qu’une œuvre d’art (digne de ce nom et faite avec conscience) est inappréciable, n’a pas de valeur commerciale, ne peut pas se payer. Conclusion : si l’artiste n’a pas de rentes, il doit crever de faim ! Ce qui est Charmant. Et on parle de l’indépendance des lettres ! On trouve que l’Écrivain, parce qu’il ne reçoit plus de pension des grands, est bien plus libre, bien plus noble. Toute sa noblesse sociale maintenant consiste à être l’égal d’un Épicier. Quel progrès ! »
Edmond de Goncourt a en projet de léguer sa fortune à une académie, qui verserait à dix hommes de lettres une pension de 6 000 francs, et doterait un prix annuel de prose d’une récompense de 5 000 francs. Un premier testament, qu’il rédige le 14 juillet 1874, fait académiciens : Gustave Flaubert, Paul de Saint-Victor, Louis Veuillot, Théodore de Banville, Barbey d’Aurevilly, Eugène Fromentin, Philippe de Chennevières, conservateur du musée du Luxembourg, nommé six mois plus tôt directeur des Beaux-Arts, Émile Zola, Alphonse Daudet et Léon Cladel.
La Conquête de Plassans, le quatrième volet des Rougon-Macquart, est paru et, au mois de mars 1875, le cinquième, La Faute de L'abbé Mouret. Zola perçoit désormais une rétribution proportionnelle aux ventes, c’en est définitivement fini de ses problèmes financiers. Le couple emménage 21 rue Saint-Georges (auj. des Appenins), reçoit le jeudi. Henry Céard s’y rend, y amènera ensuite Huysmans ; Paul Alexis, qui a rencontré Maupassant chez Flaubert, le conduit chez Zola. « Et ce fut là que se rencontrèrent, pour la première fois, un groupe de jeunes hommes, que les journaux ont désigné sous cette appellation énormément spirituelle : « la queue de Zola » ».

Ils étaient une demi-douzaine...

Les mauvaises affaires du mari de sa nièce, à laquelle Flaubert sacrifie tout pour l’aider, le menacent d’une ruine complète. Il manque devenir fou, « très sérieusement ». Il abandonne son « grand roman », son « chien de roman », qui est au-dessus de ses forces, et songe à un petit conte, la légende de saint Julien l’Hospitalier, « pour voir [s’il est] encore capable de faire une phrase ». Il déménage et va occuper un appartement contigu de celui de sa nièce, à l’angle du Faubourg-Saint-Honoré et du boulevard de la reine Hortense (auj. av. Hoche). « Les fenêtres donnaient sur une mer de toits, hérissés de cheminées, raconte Zola. Flaubert ne prit même pas le soin de le faire décorer. Il coupa simplement des portières dans son ancienne tenture à ramages. Le bouddha fut posé sur la cheminée, et les après-midi recommencèrent dans le salon blanc et or, où l’on sentait le vide, une installation provisoire, une sorte de campement ». Ses fidèles du dimanche sont « d’abord le grand Tourgueniev qui est plus gentil que jamais, Zola, Alphonse Daudet et Goncourt. »
Ce qui ne signifie pas une totale identité de vues : « Voilà deux hommes que j’aime beaucoup et que je considère comme de vrais artistes : Tourgueniev et Zola, écrit Flaubert à George Sand. Ce qui n’empêche pas qu’ils n’admirent nullement la prose de Chateaubriand et encore moins celle de Gautier. Des phrases qui me ravissent leur semblent creuses. (...) Goncourt, par exemple, est très heureux quand il a saisi dans la rue un mot qu’il peut coller dans un livre. Et moi très satisfait quand j’ai écrit une page sans assonances ni répétitions. » Et, dressant plus loin un parallèle entre Daudet et Zola : « L’un a le charme et l’autre la Force. Mais aucun des deux n’est préoccupé avant tout de ce qui fait pour moi le but de l’Art, à savoir : la Beauté ! »
Pourtant quand il se terre à Croisset, à Paris, « on ne sait plus que faire le dimanche », lui écrit Zola à l’hiver de 1876, « au nom de tout le petit cénacle » ; Flaubert « lui gâte son hiver ».

Au printemps suivant, Flaubert surmonte sa répugnance pour la presse et laisse paraître Saint Julien, le petit conte écrit près de deux ans plus tôt, dans le Bien public ; deux autres, Un cœur simple et Hérodias sont publiés dans Le Moniteur universel. C’est le moment que choisit « la queue de Zola », ces jeunes nés autour de 1850 que sont Paul Alexis, Henry Céard, Léon Hennique, J.K. Huysmans, Guy de Maupassant et Octave Mirbeau, pour inviter à dîner chez Trapp, 109 rue Saint-Lazare, à côté de la gare, le lundi 16 avril 1877, Flaubert, Goncourt et Zola. « Ils étaient une demi-douzaine chez Trapp, lira-t-on dans les Cloches de Paris. Ils ont 3 maîtres : Gustave Flaubert, Ed. de Goncourt, Émile Zola ». L’habitude s’installera d’y voir le dîner de fondation du naturalisme, et l’on retrouvera l’étiquette dans Le Gaulois un peu plus tard : « les naturalistes admirent Flaubert, comme de raison. La perfection de son style les jette... dans un véritable découragement » ; ils savent l’Éducation sentimentale par cœur.

Flaubert maître d’école.

Une école ? « Mais je m’abîme le tempérament à tâcher de n’avoir pas d’école ! (...) Je regarde comme très secondaire le détail technique, le renseignement local, enfin le côté historique et exact des choses, ose-t-il écrire à George Sand, lui qui pour Bouvard et Pécuchet aura lu 1 500 volumes ! Je recherche par-dessus tout, la Beauté, dont mes compagnons sont médiocrement en quête. »
Ce qu’il préfère chez « les jeunes gens », comme il les appelle, ce qui lui paraît le plus « rafraîchissant », c’est la pochade de salle de garde qu’écrit Guy de Maupassant, et pour les répétitions de laquelle il hisse sa grande carcasse de vieux colosse jusqu’au 5eétage de l’atelier de Maurice Leloir, quai Voltaire, se déshabillant un peu plus à chaque étage, en compagnie parfois du Moscove. Il est vrai que Maupassant est le fils d’une amie d’enfance et, à ce titre, son protégé.
Le lit Valtesse/Barbedienne
A la deuxième représentation de A la feuille de rose, qui se donne dans l’atelier du peintre Becker, 26 rue de Fleurus, ils sont là, le Moscove et lui, en compagnie d’Edmond de Goncourt, de Zola, qui boucle le déménagement que lui a permis le succès de l’Assommoir, au 23 rue de Boulogne (auj. Ballu), et l’achat, à Médan, d’« une cabane à lapins » ; de la toujours truculente Suzanne Lagier, et de Valtesse de la Bigne que l’on reverra bientôt, elle, son hôtel du 98 boulevard Malesherbes et son lit par Barbedienne, dans Nana. Les «jeunes gens » qui n’y sont pas acteurs en sont, bien sûr, spectateurs eux aussi.
Flaubert ne va plus cesser de s’enquérir de cette récréation : « Et la feuille de rose, que devient-elle ? Quand la verra-t-on ? » demande-t-il à Zola quand il parle d’autre chose que de l’horreur des temps. « Mon ami Zola veut fonder une école. Le succès l'a grisé, tant il est plus facile de supporter la mauvaise fortune que la bonne, écrit-il à Edma Roger des Genettes. Je crois que personne n'aime plus l'art, l'art en soi. Où sont-ils ceux qui trouvent du plaisir à déguster une belle phrase ? Cette volupté d'aristocrate est de l'archéologie. » Ou encore, à la même : « Ah ! Pauvre littérature, où sont tes desservants ? Qui aime l'art, aujourd'hui ? personne. (voilà ma conviction intime.) les plus habiles ne songent qu' à eux, qu' à leur succès, qu' à leurs éditions, qu' à leurs réclames ! Si vous saviez combien je suis écœuré souvent par mes confrères ! Je parle des meilleurs. » 
Le 9 mai 1878, il rend à ses presque pas encore confrères, avec Zola et Goncourt, leur dîner Trapp, en invitant chez Riche les « jeunes réalistes, naturistes, naturalistes, qui nous ont traité l’année dernière », comme Edmond les nomme superlativement dans son Journal.
Miss Lala que se disputent Edmond et Degas
Edmond revient au roman, huit ans après la mort de son frère, un roman réaliste certes mais choisissant son sujet ailleurs que dans le peuple ; l’histoire de deux frères, justement, des clowns, des acrobates, dont une femme brise l’unité, provoquant un accident qui laisse le cadet infirme. Pour sa documentation, il va dans l’atelier de Degas, 19 bis rue Fontaine, voir Miss Lala, la fameuse acrobate du cirque Fernando, que le peintre, qui la fait poser à ce moment-là, met à sa disposition. Si le réalisme est le reflet de la réalité, il peut choisir, du réel, le beau plutôt que le laid.
[Miss Lala est au cirque Fernando, en gros, de la mi-décembre 1878 (exactement du mardi 10 décembre) à la mi-février 1879, avant le Cristal Palace de Londres. Elle y est à nouveau à partir du 25 octobre 1879; ce soir-là, Miss Kaira fait une chute (Le Figaro du lendemain, p.3). Et à l'Hippodrome du Champ-de-Mars à l'automne 1897. Il est question de la visite au cirque dans le Journal des Goncourt à la date du 11 février 1879 : "le travail de la note d'après nature, de la saisie rapide et fiévreuse pendant toute une soirée, dans un cirque, de ces riens qui durent une seconde..." Degas, lui, y était les 19, 21, 24 et 25 janvier.]

L’écriture qui sent bon et la République.

« Le Réalisme (...) est venu au monde aussi, lui, pour définir dans de l’écriture artiste, ce qui est élevé, ce qui est joli, ce qui sent bon », explique la préface des Frères Zemganno, qui paraît le 30 avril 1879 chez Charpentier. Au même moment, Zola affirme que le réalisme est la République mise en mots : « Aujourd’hui, notre République paraît fondée, et dès lors elle va avoir son expression littéraire. Il doit y avoir accord entre le mouvement social, qui est la cause, et l’expression littéraire, qui est l’effet. Cette expression, selon moi, sera forcément le naturalisme. »
Au réalisme, au nom si incertain, l’éditeur Charpentier fournit des fonts baptismaux, littéralement : après avoir demandé à Flaubert d’être le parrain de son deuxième enfant, et à Zola celui du troisième, voilà qu’il sollicite Edmond pour le dernier. Les « jeunes gens » ont en projet de lancer un hebdomadaire, La Comédie humaine, auquel Ed. de Goncourt a promis de collaborer, dont la sortie est annoncée pour le 15 octobre, puis pour le 6 novembre, et qui ne paraîtra jamais. Guy de Maupassant, accompagné de Tourgueniev, dîne ce mercredi chez Nina dite de Villard, 82 rue des Moines, au rez-de-chaussée devenu l’atelier de Franc-Lamy, le jeune et nouvel amant de l’hôtesse qui, massive maintenant et aux charmes débordants, joue au piano, en robe japonaise, du César Frank ; elle servira de modèle physique à la mère d’Yvette.
Et Flaubert est mort. « Au fond, nous étions les deux vieux champions de l’école nouvelle, et je me trouve bien seul aujourd’hui », confie Edmond à son journal, le 8 mai 1880.

A l’académie posthume des Goncourt, Flaubert est remplacé par Maupassant ; Eugène Fromentin, décédé en 1876, l’avait été par Paul Bourget. Paul de Saint-Victor, qui meurt en 1881, laisse prendre place Henry Céard. « Le grand russe Tourgueniev » s’est tu qui, rapporte Maupassant, de l’avis unanime de Médan était, de tous les raconteurs de vive voix, « le plus merveilleux à notre connaissance » et, chez Riche, les impressionnistes prennent la place des auteurs sifflés. Les peintres qui viennent de tenir leur 6e Exposition collective, 35 boulevard des Capucines, comme la première fois, et au complet alors que l’année précédente Monet, Renoir et Sisley avaient fait défaut au 10 rue des Pyramides, y ont décidé, pour célébrer l’unité retrouvée, d’un dîner mensuel auquel Monet continuera de se rendre même quand il habitera Giverny.

Les Daudet au grenier.

Les droits d'auteur de la réédition d’En 18..., ce livre qui avait été éclipsé par le coup d’État, permettent à Edmond de faire aménager par Frantz Jourdain, au deuxième étage de la maison d’Auteuil, ce « Grenier » qui ressemble à « une des plus riches huttes de l’Exposition universelle », à en croire Jules Renard. « Des trois chambrettes du second de la maison, dans l’une desquelles est mort mon frère, il a été fait deux pièces. La moins spacieuse ouvre sur la plus grande, par une baie qui lui donne l’aspect d’un petit théâtre dont la toile serait relevée. De l’andrinople rouge au plafond, de l’andrinople rouge aux murs, autour de portes, de fenêtres, de corps de bibliothèques peints en noir ; et sur le parquet, un tapis ponceau semé de dessins bleus, ressemblant aux caractères de l’écriture turque. Comme meubles, des ganaches, des chauffeuses, des divans recouverts de tapis d’Orient, aux tons cramoisis, aux tons bleus, aux tons jaunes, miroitants et chatoyants. »
Les Daudet viennent, en avant-première, visiter ce Grenier, qui ne sera inauguré que le dimanche 1er février 1885. Les rencontres dominicales y seront désormais rituelles pour les dix ans à venir, à l’exception des mois d'été. Quant aux Daudet, c’est le jeudi après-midi qu’on se rend 31 rue de Bellechasse, si l’on y va pour Monsieur : il est assis derrière son bureau du rez-de-chaussée, les quelques sièges, devant, sont réservés aux dames et les autres restent debout. Julia, sa femme, reçoit le mardi, dans une pièce décorée d’un marbre de Rodin et d’un de ses portraits, par Renoir.
Les jeunes fréquentent aussi un autre « grenier », d’un aussi jeune qu’eux, Robert Caze, un rescapé de la Commune, qui reçoit le lundi, 44 rue Rodier, dans le tabac et dans la bière - Edmond a cessé de fumer son paquet quotidien de Maryland le 10 mai 1882 -, Huysmans, Hennique, Alexis mais aussi Pissaro, Seurat et Signac, et les élèves de la classe de rhétorique du lycée Fontanes (auj. Condorcet), Rodolphe Darzens et Ephraïm Mikhaël.
L’été, Edmond et les Daudet se transportent chez la princesse Mathilde, à Saint-Gratien, et tout le monde à Champrosay, près de Draveil, dans l’Essonne, où les Daudet ont acheté une maison au bord de la Seine. La parution de l’Oeuvre brouille Zola avec Cézanne, l’ami de jeunesse mais aussi avec Renoir et Pissaro, qui ne le reverront pas. C’en est fini des jeux d’eau, « j’ai trois canots qui pourrissent à Médan », avoue Zola, au Grenier. A quoi Alphonse Daudet répond : « - Mais, il ne manque pas de jeunes gens, ici, qui ne demanderaient, peut-être, qu’à ramer... » Ironie, sans doute ; presque au même moment, à Champrosay, J.-H. Rosny aîné, pour « faire plaisir à Goncourt » rédige un « manifeste des Cinq », « jeunes hommes soucieux de défendre leurs œuvres – bonnes ou mauvaises – contre une assimilation possible aux aberrations du Maître », entendez Zola, qu’il donne au Figaro, où la publication de la Terre est en cours.

Des académies incompatibles.

On peut croire que le jeune homme a fait plaisir, en effet, puisqu’il prendra sur le testament de Goncourt la place d’Henry Céard, rayé pour l’occasion. Quant au Maître, il n’a guère de rancune et sera l'un des initiateurs, aux côtés de Daudet, Goncourt, Bourget, Barrès et Courteline, d’une pétition publiée par Le  Figaro en défense de Lucien Descaves, l’un des signataires du « manifeste », et de ses Sous-offs poursuivis par le ministre de la Guerre.
A Auteuil, Edmond fait planter dans le jardin une quarantaine de pivoines envoyées du Japon par Hayashi, collectionneur et marchand d'art qu’il a rencontré à l’Exposition universelle de 1878, et revu à la galerie de Siegfried Bing, 22 rue de Provence, à l’angle de la rue Chauchat, où Van Goghétudie les ukiyo-e de la maison et feuillette ses livres. Zola songe à l’Académie française, ce qui est incompatible avec celle des Goncourt : « Je vois avec peine M. Zola me quitter brusquement et abandonner, je ne dirai pas renier, ses convictions d’autrefois. » Le voilà remplacé, sur le testament, par Octave Mirbeau. La mort s’est chargée d’en ôter Barbey d’Aurevilly, auquel succède Léon Hennique. De tous les jeunes des soirées de Médan, seul Paul Alexis n’y figurera jamais.

Edmond fait placer sur la façade de la maison d'Auteuil, à la rampe du balcon, un double du médaillon de Jules qu’il a demandé à Lenoir pour la tombe de son frère. Dans son Là-bas, Huysmans enterre le naturalisme de Zola, mais fait l'éloge de Flaubert et des Goncourt. Edmond, dans le Journal, explique qu’il a certes voulu dématérialiser le naturalisme mais qu’il a tout de même inventé des personnes «vivantes» alors qu’il voit décadents et symbolistes se contenter de sonorités. Bourget et Maupassant s’effacent du testament au profit de Rosny jeune et de Paul Margueritte qui fut signataire du manifeste anti-Zola.
En 1892, des codicilles au testament d’Edmond prévoient, si la réalisation de ses biens ne donne pas tout de suite les produits escomptés, une période provisoire pour son académie avec, en place de pension, un dîner mensuel à 20 F par tête pendant les mois de novembre à mai, et 1 200 F pour le prix annuel. Ils indiquent également le critique d’art Roger Marx comme conseiller à la vente, et désignent Siegfried Bing pour la dispersion des japonaiseries.
En 1894, Quand Jean Grave est jugé, au nom des lois hyper-scélérates, pour son livre La Société mourante et l'anarchie, Edmond de Goncourt, que La Libre Parolede Drumont accuse d'être plus corrupteur encore que l'anarchiste, fait parvenir, par Frantz Jourdain, un témoignage en faveur de l'accusé.
Le 28 juin 1896, un dernier Grenier réunit à Auteuil Octave Uzanne, Georges Lecomte, romancier et critique d’art, et Gustave Toudouze, romancier. Edmond s’éteint trois semaines plus tard, le 17 juillet, à Champrosay. Zola lui rend hommage lors des obsèques.

Drumont et Zola aux cordons du poêle.

Le dernier état du testament listait : Alphonse Daudet, J.K. Huysmans, Octave Mirbeau, J.-H. Rosny l’aîné, Rosny le jeune, Léon Hennique, Paul Margueritte, le critique d’art Gustave Geffroy ; il y manquait deux noms pour arriver à dix. Les héritiers naturels attaquent le testament ; les héritiers littéraires l’emportent par un jugement du 5 août 1897, qui sera confirmé par la cour d’appel le 1er mars 1900. Entre temps, Alphonse Daudet, l’exécuteur testamentaire, est mort, à 57 ans, le 16 décembre 1897, au 41 rue de l’Université où il venait de déménager. Édouard Drumont, dont le défunt a été le témoin et dans un duel, et au tribunal, à la parution de la France juive, et Zola tiennent les cordons du poêle. Pas même un mois plus tard, Émile Zola écrira au Café Durand, 2 Place de la Madeleine, une lettre ouverte au président Félix Faure que publiera l'Aurore : J'accuse.

L’Académie Goncourt est définitivement constituée en 1903 : Alphonse Daudet y a été remplacé par son fils, Léon ; pour les deux noms manquants, on a élu Lucien Descaves et Elémir Bourges. Le roux Mirbeau grisonne déjà au-dessus de ses yeux jaunes et de son teint brique, sillonné de plis ; Hennique a été blond, il a toujours les yeux gris bleu ; Elémir Bourges, frileux au point de prendre ses repas en pardessus, sous lequel il porte plusieurs gilets de laine superposés, en semble encore élargi à côté de Paul Margueritte, très grand, très frêle. Tous ne reçoivent provisoirement que 3 000 francs de pension, la réalisation des japoneries, en baisse, n’ayant pas donné les produits escomptés.
Dans les années qui suivent, les Goncourt, nom sous lequel on n’entend désormais plus les frères mais les académiciens, éliront Jules Renard, en remplacement de Huysmans, Judith Gautier, puis Henry Céard pour lui succéder, en 1918, trente ans après qu’il eut été rayé du testament.

Les sectateurs de l’idéal, ou les contemporains fin de siècle I

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Nous voici célèbres maintenant ! Des chefs d’École, quoi !


« Ainsi le romantisme, après avoir sonné tous les tumultueux tocsins de la révolte, (...) abdiqua ses audaces héroïques (...) ; dans l’honorable et mesquine tentative des Parnassiens, il espéra de fallacieux renouveaux, puis finalement, tel un monarque tombé en enfance, il se laissa déposer par le naturalisme auquel on ne peut accorder sérieusement qu’une valeur de protestation ». Jean Moréas, Le Symbolisme, 1886.
« Mettons que symbolisme ait surtout voulu dire à un certain moment anti-naturalisme, anti-prosaïsme » Gustave Kahn en 1894.

De Charleville (Ardennes), le 24 mai 1870, Arthur Rimbaudécrit à Théodore de Banville : « Cher Maître, Nous sommes aux mois d'amour ; j'ai presque (ce mot est biffé) dix-sept ans. (...) si je vous envoie quelques-uns de ces vers [Ophélie, Sensation, Credo in unam qui sera connu ensuite commeSoleil et chair], - et cela en passant par Alph. Lemerre, le bon éditeur, - c'est que j'aime tous les poètes, tous les bons Parnassiens, - puisque le poète est un Parnassien, - épris de la beauté idéale... »
Le 14 juillet 1871, il lui écrit à nouveau, cette fois de chez Charles Bretagne, Avenue de Mézières, à Charleville, « Vous rappelez-vous avoir reçu de province, en juin 1870, cent ou cent cinquante hexamètres mythologiques intitulés Credo in unam. Vous fûtes assez bon pour répondre ! C'est le même imbécile qui vous envoie les vers ci-dessus », en l’occurrence, Ce qu'on dit au Poète à propos de fleurs.
Le « Vous fûtes assez bon pour répondre ! » est peut-être pure ironie, on ne sait si réponse il y eut, en tous cas le poème floral, à la différence des précédents, est railleur.
Fin août, rentrant de l’Artois où il s’est mis au vert, peut-être sans raison, après la terreur qui frappait la Commune, Verlaine trouve chez Lemerre, l’éditeur du Parnasse contemporain, passage Choiseul, une lettre d’un ami de jeunesse, Charles Bretagne, « dix lignes de recommandation très énergique » en faveur d’un nommé Arthur Rimbaud, qui se dit un fervent admirateur de ses œuvres et lui soumet cinq poèmes. Après avoir lu Les Effarés, Les Assis, Les Douaniers, Le Cœur volé et Accroupissements, Verlaine, enthousiaste, transporté, les montre à tous ses amis : Albert Mérat et Léon Valade, ses collègues de bureau de l’Hôtel de Ville, ses voisins de pages dans le premier Parnasse contemporain, de chaises le samedi chez Leconte de L’Isle et, pour Valade, son témoin de mariage ; à Ernest d’Hervilly, Charles Cros, Philippe Burty, puis, ayant reçu une seconde lettre non seulement presque implorante mais encore accompagnée de trois nouveaux poèmes aussi formidables que les premiers, - Mes petites amoureuses, Paris se repeuple, Les Premières Communions - Verlaine décide de faire venir incontinent le jeune génie à Paris et met la bande à contribution pour qu’ensemble on lui paye voyage et séjour : « Venez, chère grande âme, on vous appelle, on vous attend ! »

Gare à Rimbaud !

Le 10 septembre 1871, Verlaine et Charles Cros attendent donc sur un quai de la gare de Strasbourg, (auj. de l’Est), fébriles, tellement excités qu’ils ne voient pas le voyageur passer à côté d’eux. Ils repartent, rageant, à pied, jusque chez les beaux-parents de Verlaine, 14 rue Nicolet, où bien installé dans le grand salon, conversant avec Mme Paul Verlaine et Mme Mauté, la mère de celle-ci, ils découvrent Arthur Rimbaud, « l’Enfant sublime », « beauté du diable ».
Le Rat Mort en 1929. Meurisse Gallica
Le séjour parisien d’Arthur commence par une longue et déréglée tournée des bistrots parisiens, du café du Gaz, rue de Rivoli, annexe du bureau de Verlaine quand il travaillait à l’Hôtel de Ville, à l’Académie du 176 rue Saint-Jacques, aux murs doublés de quarante tonneaux, dont l’on met l’un en perce à chaque décès académique, d’où le nom de l’établissement où résonnent encore les souvenirs de Musset et de Murger, en passant par le Rat Mort. Cela commence sur le trajet jusqu’à la tête de ligne de l’omnibus Place Pigalle – Halle-aux-Vins, pour se ramifier dans le quartier latin après la descente à l’arrêt du boulevard Saint-Michel. « Un mur du n° 100 du café de Cluny », celui des toilettes, en porta la trace de deux quatrains scatologiques du plus jeune.
Devenu indésirable chez les beaux-parents Verlaine, où il chaparde les crucifix et fait décrocher des murs les tableaux qui l’indisposent, Rimbaud sera, décident les amis, pris en charge à tour de rôle par chacun d’eux. C’est Charles Cros qui s’y colle le premier et l’emmène dans son appartement et laboratoire – l’homme est inventeur autant que poète -, au 13 de la rue Séguier ; Arthur s’y torche avec un numéro de l’Artiste dans lequel son hôte est publié.
Puis Banville lui offre une chambre de bonne sous les combles de l’immeuble du 10 rue de Buci dont il occupe le premier étage ; Arthur se déshabille à la fenêtre, jette ses vêtements pleins de poux par dessus la gouttière, et reste planté là nu comme un ver. Il est mis à la porte au bout de huit jours. Vient le tour d’Ernest Cabaner, le pianiste, secrétaire et permanent du Cercle zutique, qui siège dans une grande salle, à l’entresol de l’hôtel des Étrangers, au confluent de la rue Racine et de la rue de l’École-de-Médecine sur le boulevard Saint-Michel. Il y a là un piano droit, l’alcool que renouvelle le secrétaire et le haschich qu’on y apporte, et un livre d’or, l’Album zutique, sur lequel versifient, dessinent Charles Cros et ses frères Antoine et Henri, Léon Valade, Albert Mérat, le caricaturiste André Gill, qui sont des habitués mais aussi, au passage, Germain Nouveau, Jean Richepin, Paul Bourget, Camille Pelletan.

Ivre comme un bateau.

On invite Rimbaud au dîner des Vilains Bonhommes, appellation que les Parnassiens ont reprise à leur compte après qu’elle leur a été distribuée par la presse au sortir de la première du Passant, de Coppée, à l’Odéon, deux ans plus tôt, dîner qui se tient place Saint-Sulpice, au coin de la rue Bonaparte, au premier étage d’un café. Rimbaud y lit son Bateau ivre. L’enthousiasme est tel chez les petits parnassiens – les grands : Coppée, Mendès, Heredia n’y seront guère sensibles – qu’on emmène le prodige chez Banville pour un bis, dont Rimbaud sort en marmonnant : « Vieux con ! », le maître s’étant montré réservé quand au fait de faire parler un bateau, vaisseau lui semblant d’ailleurs un mot plus approprié dans un poème.
Le Cercle zutique mettant fin à une existence qui n’était vieille que de deux mois, ses ex membres se cotisent pour louer au diable d’Ardennais une piaule infecte dans un hôtel assorti de la rue Campagne-Première, au coin du boulevard d’Enfer (auj. Raspail). Quand tout le Parnasse est au complet à l’Odéon, « circulant et devisant au foyer, sous l’œil de son éditeur Alphonse Lemerre », la presse dénombre le blond Catulle Mendès et le flave Mérat, Léon Valade, Dierx, Henri Houssaye, et « le poète saturnien Paul Verlaine [qui] donnait le bras à une charmante personne, Melle Rimbaud. »

Le nouveau dîner des Vilains Bonshommes, à la fin de janvier 1872, porte encore mieux son nom que les précédents : Rimbaud y interrompt un diseur de vers, Etienne Carjat le rappelle à l’ordre et Rimbaud, affreusement ivre, empoigne une canne épée, se rue sur le photographe-poète, lui éraflant la main en espérant pire si Verlaine n’avait réussi à se saisir de l’arme pour la briser sur son genoux. Désormais, les gentils resteront bonshommes mais le vilain n’y sera plus admis, et Carjat, de retour chez lui, détruit les plaques photographiques qu’il a faites jusque-là du faux poupon aux yeux bleus sous la tignasse châtain-clair, dont deux seulement réchappent au massacre.
Fantin-Latour avait en projet « un anniversaire », le cinquantième de la naissance de Baudelaire qui, sur le modèle de « l’hommage à Delacroix », aurait réuni autour d’un portrait du poète, « les douze apôtres » que son ami Edmond Maître était chargé de réunir : Hugo, Gautier, Leconte de L’Isle, Banville, etc.
1er rg: Verlaine, Rimbaud, Valade, d'Hervilly, Pelletan et fleurs en guise de Mérat; 2e rg: Bonnier, Blémont, Aicard
Les vedettes s’étant récusées, Fantin-Latour était passé au second cercle, en commençant par Verlaine et Rimbaud mais quand les Goncourt sont dans son atelier, le 18 mars, « il y a sur le chevalet une immense toile représentant une apothéose parnassienne de Verlaine, de d’Hervilly, etc., apothéose où il se trouve un grand vide, parce que, nous dit-il naïvement, tel ou tel n’ont pas voulu être représenté, à côté de confrères qu’ils traitent de maquereaux, de voleurs », ou de quasi criminel, comme Mérat Rimbaud, ce qui obligera le peintre à le remplacer par un pot de fleurs, à droite, au premier plan. Verlaine, lui, a posé. A tout le moins, il y a trouvé le prétexte de journées entières d’absence et de retards quotidiens à dîner rue Nicolet.

Le pardon et le couteau.

Pour obtenir le pardon de sa femme et de sa belle famille, Verlaine a réexpédié Rimbaud dans ses Ardennes, d’où ils correspondent secrètement par l’intermédiaire de Louis Forain. Mais après deux mois, n’y tenant plus, il le fait revenir, ce qui a lieu le 4 mai. Un peu plus tard, ils sont tous deux, en compagnie de Charles Cros, au café du Rat mort, 7 place Pigalle, au coin de la rue Frochot, qui a déjà sorti sa terrasse d’été. Rimbaud les convainc de participer à une expérience, leur demande de mettre les mains sur la table mais, le couteau nécessaire sorti de sa poche, il incise brutalement les poignets de Verlaine, qui se lève en reculant, et Rimbaud en profite pour le frapper, par deux fois, à la cuisse. C’est la vengeance, après deux mois de mise au rencard.
Le 16 mai, Théodore de Banville rend compte du tableau de Fantin-Latour, et y décrit Rimbaud « un tout jeune homme, un enfant de l’âge de Chérubin, dont la jolie tête s’étonne sous une farouche broussaille inextricable de cheveux, et qui m’a demandé un jour s’il n’allait pas être bientôt temps de supprimer l’alexandrin. » Huit jours plus tard, Verlaine est invité à dîner par Victor Hugo, à deux pas du café du crime : le poète habite 66 rue La Rochefoucauld mais prend ses repas en face, 55 rue Pigalle, chez Mme Drouet. Verlaine boite encore très bas, et doit expliquer à son hôte qu’il a des furoncles aux jambes. 
Rimbaud est de plus en plus irascible, irrité de toutes les compromissions de Verlaine à l’égard de ses famille et belle-famille, et Verlaine, comme pour prouver le contraire, en rajoute dans l’odieux à leur égard. La chaleur de l’été parisien vient aviver les tension, Rimbaud, déménagé d’un hôtel de la rue Monsieur-le-Prince à une chambre de « trois mètres carrés » à l’hôtel de Cluny, rue Victor-Cousin, n’en peut plus et, le 7 juillet 1872, vers dix heures du soir, à la gare du Nord, les deux compères prennent le large.

Cellulairement.

Puis c’est la Belgique, l’Angleterre, la prison, la province, pour Verlaine une absence de dix ans. Pendant cet exil, on ne parle plus guère de lui, à Paris, que chez Nina de Villard, où Germain Nouveau entretient son souvenir. Verlaine a rencontré Nouveau à Londres, curieux de connaître celui qui lui avait succédé, comme compagnon de fugue, auprès de Rimbaud. A l’été de 1874, Nina vient de s’installer avec sa mère, Mme Gaillard, veuve d’un riche avocat lyonnais, dans une maison qui n’a pas quatre ans, 82 rue des Moines. On avait vu, dans son précédent salon, rue Chaptal, avant la Commune, beaucoup de Parnassiens ; ils ne la fréquentent plus depuis qu’elle a suivi dans son exil genevois, son amant, Edmond Bazire, opposant à l’Empire puis journaliste au Tribun du peuple de P.O. Lissagaray. La troisième édition du Parnasse contemporain– ou Banville, Coppée et Anatole France font le tri pour Leconte de L’Isle et Alphonse Lemerre – vient de refuser et les envois de Verlaine, et l’Après-midi d’un faune de Mallarmé, et les poèmes de Charles Cros. On a donc toutes raisons, dans le salon du premier étage, le mercredi et le dimanche, d’écouter quand Nina quitte le piano dont elle joue merveilleusement, les Dizains réalistes et vengeurs de Nouveau, qui parodient les bonzes parnassiens.
On voit ici Manet et Mallarmé, qui y font connaissance, Villiers de l’Isle-Adam, qui collabora lui aussi au Tribun du peuple et qui frappé par le guignon s’exclame « Ah ! je m’en souviendrai de cette planète ! », Ernest Cabaner, le musicien zutique, Maurice Rollinat et Émile Goudeau, qui sont les seuls à demander qu’on leur serve de la bière, Charles Cros à qui l’hôtesse a inspiré le Coffret de Santal et les tendres sentiments qu’il renferme.
Manet fait le portrait de Nina, dans la Dame aux éventails, et celui de Mallarmé, avec le même tissu en toile de fond ; le poète publie sur le peintre, dans Renaissance, un article louangeur qui scelle une grande amitié qui durera jusqu’à la mort du second. Mallarmé connaît Villiers depuis plus de dix ans - comme Nina, rencontrée en forêt de Fontainebleau quand il enseignait à Sens. Par celui-ci, qui a connu Baudelaire, qui parle en tous cas beaucoup de leur familiarité, il est relié au plus grand poète du demi-siècle, auquel il s’est identifié au point de craindre de devenir fou quand il a appris l’attaque dont il était victime, et « qu’il n’a jamais vu, si ce n’est pendant quelques secondes énigmatiques sur l’impériale d’un omnibus, en allant mettre une lettre à la poste, rue d’Amsterdam ». C’est le même lien à Baudelaire qu’il cultivera auprès de Manet.

En allant au collège, passez à l’atelier.

Mallarmé va maintenant parfois au café Guerbois, à la Nouvelle-Athène, place Pigalle, qui sera le cadre de l’Absinthe de Degas, au Riche du dîner mensuel mais il est tous les jours dans l’atelier de la rue Saint-Petersbourg, alors que Manet ne lui rendra sans doute jamais ses visites. Il est vrai que c’est sur son chemin, entre le quatrième étage du 29 rue de Moscou, où il habite, et le lycée Fontanes (auj. Condorcet) où il enseigne : « En allant au collège, passez à l’atelier. J’aurai grand plaisir à vous serrer la main. » Au 4 de la rue de Saint-Petersbourg, une ancienne salle d’escrime en rez-de-chaussée, quatre fenêtres sur la place de l’Europe et la rue Mosnier (auj. de Berne), Mallarmé rencontre ainsi Duranty et Zola, Berthe Morisot, Degas, Monet, Pissarro.
Manet illustrera la traduction par Mallarmé du Corbeau, d’Edgar Poe, en 1875, et l’Après-midi d’un faune l’année suivante. M. De Callias, l’ex-mari de Nina, lui écrit pour le menacer de poursuites au cas où le tableau représentant celle-ci porterait son nom d’épouse, c’est à dire le sien. Villiers de l’Isle-Adam préfère, chez l’hôtesse, le dimanche : « les soirées y sont plus intéressantes » - ou les repas plus copieux ? – « parce que, ce jour-là, ceux qui ont des parents dînent en famille ». Il est loin le temps de sa splendeur, et il n’aura duré que trois mois. Peu après son arrivée à Paris, ayant fait un héritage, il a eu une calèche et deux chevaux, qui stationnaient toute la journée devant le café de Madrid où fréquentaient ses amis Catulle Mendès et Léon Dierx. Quand la voiture bougeait, c’était pour traverser le boulevard et attendre devant le café des Variétés. Et puis il avait fallu tout vendre. La veille du jour fatal, il aurait bien fait une promenade mais laquelle ? Le cocher lui avait suggéré : « Monsieur le comte, si nous allions au Bois ? », et ils étaient partis pour un tour du lac sans précédent ni suite. Il habitait maintenant une modeste chambre, 10 rue Clairaut, où il écrivait à plat ventre sur le tapis. Verlaine et Germain Nouveau s’occupaient, épistolairement, d’un projet d’édition des Illuminationsde Rimbaud.
Dans son atelier de la place de l’Europe, sous la devise « Faire vrai, laisser dire » que portent les invitations, et l’écriteau  « A la concurrence du Jury » que ses jeunes collègues ont placé sous ses fenêtres, Manet expose, à compter du 15 avril 1876, les deux toiles refusées par le Salon : l’Artiste, un portrait de Marcellin Desboutin, et Le Linge. Pendant le même temps, dix neuf Impressionnistes, qui depuis deux ans ne se soucient plus du Salon, exposent pour la deuxième fois leur peinture. Près de quatre-cents personnes vont défiler chaque jour chez Manet, dont Méry Laurent, qui habite trois étages en-dessous de chez les Mallarmé et dont le poète est amoureux comme un collégien.

Ce siècle avait 82 ans...

« Ce sera l’originale gloire de Paul Verlaine d’avoir conçu, vécu et bâti une œuvre d’art qui, à elle seule, reflète, en l’agrandissant, la renaissance d’idéalité et de foi dont ces dernières années ont vu s’épanouir la floraison. » Émile Verhaeren, Impressions III.

A l’instigation d’Edmond Bazire se prépare la fête des 80 ans de Victor Hugo. Ce jour-là, 600 000 personnes vont défiler devant le 124 de l’avenue qui déjà, de son vivant, porte son nom, et où il va demeurer de 12h à 18h à son balcon, hiératique, en attendant que Rodin, auquel Bazire le présente, coule ce buste dans le bronze.
Méry Laurent, a été le modèle de Manet pour l’Automne, un Bar aux Folies Bergères et quelques pastels. Elle a transféré son salon de la rue de Rome à la villa Les Talus, 9 boulevard Lannes, dont Manet a peint la fenêtre, vue du jardin, avec ses fleurs grimpant le long des volets. Au bout du siècle, elle sera un modèle de Proust.
Au Quartier latin, le cénacle a été remplacé par le cercle, assemblée, auditoire devant lequel chacun, fût-il le plus novice des débutants, vient déclamer son poème. Au cercle des Hydropathes, ils sont de soixante-quinze à trois cent cinquante le vendredi après-midi, souvent au Café de l’avenir, à l’angle de la place et du quai Saint-Michel, qui ce jour en écoutent un qui leur déclare : « Messieurs, c’est un ami qui vous salue. On dit / Qu’au pays de Murger enfin on se réveille. (...) / On dit que le Pays-latin s’agite et vente. (...) / Que le combat est proche et qu’il faut se compter : / On n’a pas oublié ceux de mil huit cent trente... »
Le 25 juillet, Verlaine fait sa rentrée dans l’arène littéraire en publiant dans la revue de Léon Vanier, Paris-moderne, Le Squelette ; ce sont ses premiers vers acceptés par une revue depuis dix ans. Il habite pour l’heure à Boulogne, à l’hôtel du Commerce, 5 rue du Parchamp, mais le tram à un cheval de la ligne Auteuil-Saint-Sulpice le relie au Voltaire de la place de l’Odéon, où il retrouve ses vieux amis Valade et Mérat, Catulle Mendès, auxquels se sont ajoutés Jacques Madeleine et Georges Moinaux, dit Courteline, les jeunes directeurs de ce Paris-moderne créé en mars 1881. C’est encore dans cette revue, dans le numéro du 10 novembre, que paraît son vieil Art poétique qui date de 1874 et de la prison de Mons : « De la musique avant toute chose, / Et pour cela préfère l’Impair, / Plus vague et plus soluble dans l’air, / Sans rien en lui qui pèse ou qui pose. »
Grâce à quoi il entre en contact avec les gens de la Nouvelle Rive Gauche, revue que fondent précisément le même jour, rue du Cardinal-Lemoine, d’ancien « cercleux » comme dit Edmond de Goncourt : Léo Trézenik, Georges Rall et Charles Morice. La rencontre débute en malentendu et se retourne en son contraire : elle mettra la revue au service de Verlaine qu’elle place en position de Maître, dont Charles Morice se fait le dévoué serviteur. Le poète de l’Impair s’est avancé dans Paris, avec sa mère, jusqu’à un 5eétage du 17 rue de la Roquette, où il reçoit maintenant le « prince des jeunes éphèbes », Charles Morice, ou le « gentilhomme du Péloponnèse », monocle et moustache en pointe d’yatagan, qui s’en va répétant « Je suis un Baudelaire avec plus de couleur », Jean Moréas.

Un ennui d’on ne sait quoi qui vous afflige !

Steinlen 1896 Gallica
L’efflorescence des cercles se poursuit : Charles Cros ressuscite des Zutistesà la Maison de bois du 139 de la rue de Rennes, tandis qu’Émile Goudeau, l’ancien animateur des Hydropathes, s’est associé avec le peintre Rodolphe Salis dans la création d’un « cabaret Louis XIII », le Chat noir, au 84 du boulevard Rochechouart. Comme les Hydropathes auparavant, le Chat noir a une revue de même titre, qui paraît le samedi. C’est dans son numéro du 26 mai 83 que paraissent sous l’intitulé « Vers à la manière de plusieurs », quelques poèmes de Verlaine dont Langueur : « Je suis l’Empire à la fin de la décadence, / Qui regarde passer les grands Barbares blancs / En composant des acrostiches indolents / D’un style d’or où la langueur du soleil danse. (...) / Ah ! tout est bu, tout est mangé ! Plus rien à dire ! (...) /  Seul, un ennui d’on ne sait quoi qui vous afflige ! »
Un autre groupe, d’élèves du lycée Fontanes, qui compte René Ghil, Stuart Merrill, Tristan Bernard, se fonde, sur des valeurs romantiques et parnassiennes, autour d’un journal polycopié, Le Fou. Puis un jour, Catulle Mendès leur donne une conférence, à la fin de laquelle il leur lit, presque du bout des lèvres, des vers « dissidents », ceux de Verlaine, et ceux de « ce petit homme, le plus effacé des maîtres, dont nous aurions oublié le nom si par la suite... », de Stéphane Mallarmé donc, professeur dans l’établissement, l’Après-Midi d’un Faune. « Je me rappelle notre émotion commune et soudaine, écrira René Ghil : nous aurions voulu crier et nous multiplier, d’un coup nous sentîmes que quelque chose d’inconnu et qui nous hantait était là en puissance. »
Mallarmé est à nouveau mis à l’honneur par la publication dans Lutèce, nouveau nom de La Nouvelle Rive gauche, maintenant 16 boulevard Saint-Germain, des études, accompagnées de longues citations, que Verlaine y consacre aux Poètes Maudits : Tristan Corbière, Arthur Rimbaud et Stéphane Mallarmé. Pour leur édition en volume, illustrée, Verlaine fera s’inspirer le graveur du portrait de Mallarmé fait par Manet. Le peintre vient de mourir ; « J’ai, dix ans, vu tous les jours mon cher Manet, dont l’absence aujourd’hui me paraît invraisemblable », écrit Mallarmé à Verlaine.
Au 87 rue de Rome, Mallarmé fume sa pipe en écume de mer et corne, dont le tuyau est orné d’un cheval courant tête baissée, face au tableau qui le montre dans un costume et avec un cigare qui sont une mise en scène du peintre. Aux murs, on voit encore, quand on vient chez lui le mardi, toujours de Manet, « le baryton Faure dans Hamlet d’Ambroise Thomas » ; et une aquarelle de Berthe Morisot. Il a rencontrée celle-ci dans l’atelier de Manet, dont elle a épousé le frère, Eugène, et il fréquente parfois, le jeudi soir, le haut salon rose du rez-de-chaussée du 40 rue de Villejust (auj. Paul Valéry), attenant à un jardin où Mme Eugène Manet travaille.

La décade décadente.

Huysmans est maintenant l’un des familiers des mardis de la rue de Rome. Tournant le dos au naturalisme, il a contacté Mallarmé à propos des illustrations que Gustave Moreau avait faites pour son Hérodiade, dont il avait besoin pour documenter A Rebours. Moreau a exposé pour la dernière fois au Salon de 1880 et, avec la mort de sa mère, et celle de son ami Fromentin, il est devenu tout à fait ermite, même s’il est « un ermite qui sait l’heure des trains », comme le dit Degas. A rebours, paraît en 1884 ; il dépeint un héros, Des Esseintes, dégoûté de « la vulgaire réalité » et des « manières américaines », qui n’aime que les écrivains latins de la décadence et les modernes Baudelaire, Verlaine et Mallarmé, qui collectionne les œuvres de Gustave Moreau et d’Odilon Redon, et dont les recours à l’artifice, lui qui « voulait des fleurs naturelles imitant des fleurs fausses » ne sont que « des élans vers un idéal ».
Le mouvement « décadent », si l’étiquette flotte encore quelque peu, est maintenant affirmé, tellement que, rançon du succès, il a déjà sa caricature avec les Déliquescences, poèmes décadents d’Adoré Floupette, chez Lion Vanné, éditeur, félidé en qui il faut voir bien sûr Léon Vanier qui, jaloux paraît-il des lauriers d’Alphonse Lemerre, veut faire du 9 quai Saint Michel la « bibliopole des modernes » ;  et le mouvement gagne au-delà des lettres. En mai 1884, s’ouvre le premier Salon des Indépendants, ces refusés du Salon officiel. Seurat y donne sa Baignade, aux côtés d’œuvres de Signac, de Henri-Edmond Cros, de quelques autres que Félix Fénéon, le rédacteur en chef de la Revue indépendante qu’Édouard Dujardin lance au même moment, défend presque seul.
Un mois plus tard, ces artistes achèvent de s’organiser en une Société des Artistes Indépendants, aux statuts de laquelle collaborent Paul Signac et Georges Seurat, âgés respectivement de 21 et 25 ans, et Odilon Redon qui, leur aîné de vingt ans, en devient le président. Ils se retrouvent, le soir, au Café d’Orient, au Café Marengo et, le lundi, chez Signac, au 6eétage du 130 boulevard de Clichy tandis que Félix Fénéon entraîne aux réunions « symbolistes » qu’il organise dans son bureau du 79 rue Blanche, Seurat, le peintre scientifique, celui qui a assimilé les ouvrages de théoriciens comme Charles Blanc, selon lequel « la couleur, soumise à des règles sûres, se peut enseigner comme la musique ».
Dans le premier numéro de la Revue Indépendante, les « Notes sur le théâtre » de Mallarmé s’agrémentent de quatre dessins de James Whistler, et bientôt le jeune Édouard Dujardin, qui porte le cygne de Lohengrin épinglé à son veston, demande à Mallarmé un article pour une autre revue qu’il envisage de lancer, la Revue wagnérienne, dont le premier numéro sera vendu le 8 février 1885 à la porte de ces « Concerts » créés par Charles Lamoureux quatre ans plus tôt dans le but de faire connaître la musique de Wagner en France.

Tout ce que nous n’avions pas encore écrit.

« Richard Wagner, rêverie d’un poète français », n’y paraît qu’à l’été, puis Mallarmé est plus affirmatif encore dans un sonnet, Hommage à Wagner, publié au numéro de janvier 86, aux côtés de poèmes de Verlaine, Charles Morice, René Ghil, Stuart Merril, d’articles de Huysmans et Wyzeva qui ont vu les idéaux de Bayreuth dans les toiles de Degas et de Moreau. Théodore de Wyzeva, l’un des co-fondateurs du titre, musicologue français né en Russie d’ascendance polonaise, classera un peu plus tard dans « la littérature wagnérienne », Huysmans, Zola, Villiers de l’Isle-Adam, Verlaine et Mallarmé.
Des lithos d’Odilon Redon et de Fantin-Latour orneront les pages de la revue durant ses trois ans d’existence et, une fois de plus, Fantin-Latour fait poser l’époque, Autour du piano, cette fois. On y voit au clavier Emmanuel Chabrier, musicien dont l’audition de Tristan et Isolde a décidé du destin ; celui qui lui tourne les pages, Benoît Camille, est un traducteur du Faust de Goethe et des Souvenirs de Wagner, Adolphe Julien, en haut de forme, en est le biographe – comme il sera celui de l’auteur du tableau -, Antoine Lascoux, à la droite d’Edmond Maître, est un champion de la cause wagnérienne qui organise chez lui des soirées musicales en son honneur ; Vincent d’Indy (fume-cigarette) est un autre propagandiste de l’Idée, et l’influence de Wagner sur sa musique est considérable, enfin Amedé Pigeon, est le correspondant pour l’Allemagne du Figaro.
A la brasserie Pousset, rue du faubourg Montmartre, un jeune Belge dont le séjour parisien est une récompense à la fin de ses études de droit, Maurice Maeterlinck, voit passer quelquefois Catulle Mendès, toujours charmeur, et surtout y rencontre Villiers de l’Isle-Adam. Pendant sept mois, il viendra presque tous les jours, de son hôtel de la rue de Seine, pour l’entendre : « Il nous traitait en égaux comme s’il avait lu tout ce que nous n’avions pas encore écrit. Il avait vingt ans de plus que le moins jeune d’entre nous, se souviendra-t-il. Il avait des yeux voilés d’énigmes, fanés et fatigués de regarder dans l’âme ou dans l’au-delà et d’y voir ce que d’autres ne voient point et n’y verront jamais (...). Vêtu d’un pardessus et d’une redingote élimés, il portait sa discrète misère avec la dignité d’un roi provisoirement détrôné. Il achevait d’écrire l’Ève future dans une chambre nue et sans feu », 45 rue Fontaine.
Émile Verhaeren a lui aussi rencontré Villiers, quelques années plus tôt, à Sèvres, chez Léon Cladel, puis Huysmans l’a introduit chez Mallarmé, où il est assidu. « Mallarmé tournait des pages de Redon, comme s’il eût avec crainte soulevé des plis de plus en plus sacrés, au travers desquels transparaissaient les formes du Mystère », dira René Ghil. Ces pages ce sont celles de la suite de lithos intitulée Hommage à Goya, puis celles inspirées par la Tentation de Saint-Antoine. Et Mallarmé, l’ami de Manet, « chef de l’école impressionniste » avait-il écrit, qui fréquente aussi Monet et Renoir, - chez Manet puis chez Berthe Morisot, il est vrai, Renoir ne vient jamais aux mardis sous prétexte qu’il n’est pas un intellectuel -, Mallarmé va aider à la première exposition, chez Durand-Ruel, d’un Odilon Redon qui a tracé son chemin à l’écart de l’impressionnisme parce qu’il le trouvait « bas de plafond ».

Paris lumineux, ténébreux et formidable.

De fait, le groupe impressionniste n’existe plus, Monet, Renoir, Sisley se sont retirés de la 8e exposition impressionniste – il n’y en aura plus d’autre -, qui s’ouvre le 15 mai 1886 pour un mois, 1 rue Laffitte, où Degas a accepté Seurat et Signac, les Pissarro père et fils, qui exposent dans la même salle, ceux que Félix Fénéon nomme Néo et Camille Pissarro scientifiques, qui pratiquent la fragmentation méthodique de la touche basée sur le contraste des tons. Le peintre réaliste Théo Van Rysselberghe qui, avec Ensor et quelques autres, fait partie du Cercle des XX, formé autour de l’Académie de Gand et animé par l’écrivain Octave Mauss, rejoignant à Paris son ami Verhaeren est séduit par l’art de Seurat et va opter pour le divisionnisme.
Dans son domaine, le supplément littéraire du Figaro, le 18 septembre 1886, ressent lui aussi un besoin de démarcation : « Depuis deux ans, la presse parisienne s’est beaucoup occupée d’une école de poètes et de prosateurs dits « décadents ». Le conteur du Thé chez Miranda (en collaboration avec M. Paul Adam, l’auteur de Soi), le poète des Syrtes et des Cantilènes, M. Jean Moréas, un des plus en vue parmi ces révolutionnaires de lettres, a formulé, sur notre demande, pour les lecteurs du Supplément, les principes fondamentaux de la nouvelle manifestation d’art. » Et Jean Moréas est péremptoire : « Nous avons déjà proposé la dénomination de Symbolisme comme la seule capable de désigner raisonnablement la tendance actuelle de l’esprit créateur en art. Cette dénomination peut être maintenue. »
N’est-ce pas un paradoxe que d’accorder tant d’importance aux mots quand, loin d’un art de la nomination, on entend pratiquer celui de l’évocation ? « Symboliste, Décadente ou Mystique, les écoles se déclarant ou étiquetées en hâte par notre presse d’information adoptent, comme rencontre, le point d’un Idéalisme qui (pareillement aux fugues, aux sonates) refuse les matériaux naturels et, comme brutale, une pensée directe les ordonnant : pour ne garder de rien que la suggestion », précise Mallarmé en février 1887.
Émile Verhaeren, peu après, illustre la définition d’un exemple, en proposant de l’appliquer aux murs de l’école, à la capitale : « Un poète regarde Paris fourmillant de lumières nocturnes, émietté en une infinité de feux et colossal d’ombre et d’étendue. S’il en donne la vue directe, comme pourrait le faire Zola, c’est à dire en le décrivant dans ses rues, ses places, ses monuments, ses rampes de gaz, ses mers nocturnes d’encre, ses agitations fiévreuses sous les astres immobiles, il en présentera, certes, une sensation très artistique, mais rien ne sera moins symboliste. Si, par contre, il en dresse pour l’esprit la vision indirecte, évocatoire, s’il prononce : « une immense algèbre dont la clé est perdue », cette phrase nue réalisera, loin de toute description et de toute notation de faits le Paris lumineux, ténébreux et formidable. »

Le dernier retour de Verlaine

Après une nouvelle absence ardennaise de près de deux années, Verlaine est revenu à Paris, dans une chambre à l’arrière de la boutique d’un marchand de vin, qu’il faut traverser pour la rejoindre, au fond d’une cour de la rue Moreau qui joint celle de Charenton à une voûte du viaduc du chemin de fer de Vincennes. Adresse que Mallarmé donne presque plus simplement, sur une lettre qu’il lui envoie : « Tapi sous ton chaud macfarlane / Ce billet, quand tu le reçois / Lis-le haut ; 6 cour Saint-François / Rue, est-ce Moreau ? cher Verlaine. »
Mais cette joliesse est sans grand rapport avec les lieux que décrits Francis Viélé-Griffin : « une grande cour  aux larges pavés gras de lessive et de déchets alimentaires... un lavoir laissait échapper la vapeur de son essoreuse et des gaillardes aux manches retroussées vidaient à même le ruisseau leurs baquets d’eau bleue... Une chambre de rez-de-chaussée, triste et nue : deux chaises ; une table devant la fenêtre sans rideaux portait des livres, parmi lesquels nous reconnûmes, non sans émotion, nos premières plaquettes ; un lit, à rideaux de lustrine verte, faisait face à la fenêtre et, l’œil fixe vers la cheminée sans glace où s’accumulaient brochures et journaux, un mauvais portrait de Verlaine, toile nue et sans cadre, pendait à un clou. C’était sinistre. »
Mallarmé vient le visiter dans son taudis, avec René Ghil, le disciple qui à 24 ans, publie son premier Traité du Verbe avec un Avant-dire du professeur de Fontanes : « Je dis : une fleur ! et, hors de l’oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d’autre que les calices sus, musicalement se lève, idée même et suave, l’absente de tous bouquets. » Ghil « vit intensément cette heure unique, qui dresse face à face les deux maîtres du symbolisme.
- Et ! mais, nous voici célèbres maintenant, Mallarmé ! Des chefs d’École, quoi !, lance Verlaine.
- Oui. Qui eût dit cela ? »
Verlaine au François Ier
A quarante ans un peu passés, Verlaine en fait plus de soixante, sa chambre misérable n’est que le point de départ, et de chute, d’une tournée quotidienne des cafés, qui va du François Ier, 69 boulevard Saint-Michel, (remplacé plus tard par la gare du Luxembourg), au Cluny, en passant par le Vachette, au 27 du boulevard Saint-Michel, le fief de Moréas, pour ne s’en tenir qu’à l’axe du quartier Latin. Et elle alterne avec celles d’hôpitaux, que Verlaine va fréquenter maintenant vingt fois, dont neuf à Broussais, où « la petite salle de six lits, qu’il affectionnait, se trouvait à l’entrée sur la gauche, le long du chemin de fer de ceinture », chambre carrée avec une seule fenêtre donnant sur le jardin.

Les sectateurs de l'Idéal II

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Sur le couvercle d’une boîte de cigares.

Gallica
Ses hospitalisations valent à Verlaine dix fois plus d’articles que la parution de Sagesse, et à son chevet défilent Huysmans, Robert de Montesquiou, Marie Krysinska, la pianiste du Chat Noir maintenant transporté 12 rue de Laval et dont la revue atteint désormais un tirage de 17 000 exemplaires, Gabriel Vicaire, le co-auteur des Déliquescences d’Adoré Floupette, Francis Poictevin, romancier disciple d’Edmond de Goncourt et décadent, Maurice Barrès et Anatole France, André Gide et Pierre Louÿs, enfin, le 8 janvier 1890.
Aux mardis, Francis Viélé-Griffin, d’abord peintre, devenu poète sous l’influence de Jules Laforgue, introduit là par Henri de Régnier, aide Mallarméà traduire le Ten O’clock, une conférence donnée par Whistler le 20 février 1885, dans laquelle le peintre explique que le critique d’art ordinaire, à ne voir dans un tableau qu’histoire ou anecdote, « la surprenante invention qui aura fondu couleur et forme dans une si parfaite harmonie, ce que le résultat a d’exquis, il demeure sans les comprendre. »
Vincent Van Gogh a rencontré Signac dans la boutique de couleurs du père Tanguy, et ils s’en vont ensemble peindre à Asnières, où dans son atelier en bois, dans le jardin de ses parents, ils visitent aussi Émile Bernard renvoyé de l’atelier Cormon. Mallarmé vient de voir, à l’ex galerie Goupil, boulevard Montmartre, - Boussod et Valadon successeurs -, que dirige Théo Van Gogh depuis une décennie, les “Dix Marines d’Antibes“ de Monet. « Je sors ébloui de votre travail de cet hiver, écrit-il au peintre ; il y a longtemps que je mets ce que vous faites au-dessus de tout... »
 Aussi lui demande-t-il son concours pour un projet, le Tiroir de Laque, pour lequel il sollicite également Degas qui sans doute aime plus l’homme que le poète, Renoir, et Berthe Morisot qui sera la première à s’acquitter de sa tâche en lui donnant huit pointes sèches. Presque la seule également, et quand, par l’intermédiaire de Verhaeren, le livre sera publié chez Deman, en 1891, sous le titre de Pages, il aura simplement un frontispice de Renoir.
A l'académie Julian, au 31 rue du Dragon, Sérusier rapporte à l'automne 88, à ses amis Bonnard, Maurice Denis, Ibels, Piot, Ranson, Roussel, Vallotton, Vuillard, le talisman peint au bois d'amour de Pont-Aven par tons purs juxtaposés sur le couvercle d’une boîte de cigares. Et quand s’ouvre l’Exposition Universelle, au début de 1889, sur la place du Champ-de-Mars, en face du Pavillon de la Presse, au café des Arts, dont Volpini est un directeur qui n’a pas encore reçu ses glaces, les toiles du « Groupe Impressionniste et Synthétiste » viennent en boucher les trous dans la tenture rouge grenat. Profitant de l’aubaine, les amis ont uniformément encadré de baguettes blanches dix-sept toiles de Gauguin, vingt-trois d’Émile Bernard, celles de Laval, d’Anquetin, de Schuffenecker, ont réalisé une affiche, rayée comme le drapeau américain, et sont allés la coller eux mêmes, de nuit, dans tout Paris, montant sur les épaules les uns des autres pour leur éviter, si haut, d’éventuelles lacérations.

Les Nabis ou l’intelligence de la nature.

« L’Impressionnisme devenait le Synthétisme, expliquera Maurice Denis, formule décorative, hiératique, de simplification et de déformation, qui aboutissait au Symbolisme, c’est à dire à la transposition de la nature dans le domaine de l’intelligence et de l’imagination ».
Villiers de l’Isle-Adam a présenté à Mallarmé Georges Rodenbach, le condisciple de Verhaeren à Gand. Maurice Denis fait déjà des esquisses pour ce qui sera le frontispice de Sagesse, de Verlaine. Le 27 février 1890, chez Mme Eugène Manet, devant une trentaine de personnes, dont Henri de Régnier, Paul Dujardin, Théodore de Wyzewa, Mme Mallarmé, sa fille Geneviève, et naturellement Julie Manet et ses cousines, Paule et Jeannie Gobillard, future épouse de Paul Valéry, Stéphane Mallarmé répète la conférence qu’il vient de prononcer dans plusieurs villes de Belgique à commencer par Gand, consacrée à Villiers de l’Isle Adam : « Un homme au rêve habitué, vient ici parler d’un autre, qui est mort... »
Au printemps, les Eugène Manet achètent une propriété à Mézy, près de Mantes, où une chambre est naturellement réservée à Mallarmé. Quand il n’y vient pas, il écrit et adresse, par exemple, l’enveloppe de ce quatrain : « Sans t’endormir dans l’herbe verte / Naïf distributeur, mets-y / Du tien, cours chez Madame Berthe / Manet, par Meulan, à Mézy. » Il en fera quantité comme cela, mettant même en vers la gueule du lévrier qu’il a offert à Julie et qui transmet sans doute la lettre des mains du facteur à celles de l’enfant. Mais il arrive aussi qu’il soit, à 9 heures, gare Saint-Lazare, salle d’attente de la ligne de Mantes, pour, avec Berthe, faire le trajet d’une heure et, le dimanche 13 juillet 1890, aller avec elle jusqu’à Giverny, chez Monet, qui lui offre, à l’issue de sa visite, une petite toile, un méandre de rivière. « Une chose dont je suis heureux, écrira Mallarmé à Berthe, c’est de vivre à la même époque que Monet. »
Vuillard dessine un programme pour le Théâtre Libre que crée Antoine, soutenu par Lucien Descaves, et Sérusier participera lui-aussi, plus tard, à cette entreprise pourtant naturaliste ; Bonnard fait l’affiche France-Champagne que l’on voit sur les murs de Paris, Gauguin est maintenant un visiteur du mardi tandis que l’État refuse le don de l’Olympia de Manet au Louvre. Les Nabis, selon le mot hébreu, qui signifie prophètes, que leur a proposé le poète Cazalis, font leurs débuts au Salon des Indépendants et chez Le Barc de Boutteville, 47 rue Le Peletier. C’est dans cette boutique que se formera le jeune Vlaminck qui, alors militaire, écrit et dans l’anarchie et, des contes grivois, dans la revue Fin de siècle.
Sérusier est « le Nabi à la barbe rutilante », Bonnard, le Nabi très japonard, Denis, le Nabi aux belles icônes, Cazalis, le Nabi Ben Kallyre c’est-à-dire « à la parole hésitante ». A l’instigation de Maurice Denis, ils vont se réunir tous les mois très régulièrement jusqu’en 1896 pour le dîner de L'Os à moelle, chez Cabouret, passage Brady, dans le 10e arrondissement, sans les femmes mais chacun apportant une icône, une image qui sera le point de départ des discussions. « Se rappeler qu’un tableau, a déjà écrit Denis – avant d’être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote – est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées ».

Les verres, sur le marbre, tenaient une onde verte...

Dans une chambre d’hôtel exiguë, son installation au 110 rue du Bac n’étant pas encore achevée, Whistler réalise le portrait de Mallarmé qui servira de frontispice l’année suivante à Vers et Prose. Gauguin achève, avant son départ, un autre portrait du poète sur lequel charbonne un corbeau, référence à Poe que Mallarmé traduit. Le 23 février 1891, Gauguin a mis 30 tableaux aux enchères à Drouot pour financer son voyage à Tahiti, un mois plus tard, un banquet lui est offert par ses amis, au café Voltaire, auquel est naturellement Mallarmé. Quand Gide, que Barrès a présenté au Banquet Moréas, vient rue de Rome, il y a aux murs, outre le Berthe Morisot et les Manet, « un paysage de rivière de Monet, un autre portrait du poète, eau-forte de Whistler, un pastel de fleurs d’Odilon Redon. Sur le vaisselier, un plâtre de Rodin représentant une nymphe nue saisie par un faune, et une bûche de bois orangé où Paul Gauguin avait sculpté un profil de Maori », ainsi que le décrit Camille Mauclair.
Le journaliste Jules Huret entame, pour le Figaro, une vaste enquête sur l’évolution littéraire. Si, du camp naturaliste, Paul Alexis lui câble : « Naturalisme pas mort. Lettre suit. », quand il se tourne vers les Symbolistes, en tête desquels il a placé Mallarmé et Verlaine, c’est au François Ier qu’il se rend pour rencontrer ce dernier, là où Valery, que Pierre Louÿs, condisciple de Gide à l’école Alsacienne vient d’amener aux mardis, ne le rencontrera jamais : « Quelque chose d’invincible m’a toujours retenu d’aller faire la connaissance de Verlaine. / J’habitais tout auprès du Luxembourg ; il m’eût suffi de quelques pas pour atteindre la table de marbre où il siégeait de onze heures à midi, dans un arrière-café qui s’achevait, je ne sais pourquoi, en grotte de rocaille. Verlaine, jamais seul, était visible à travers le vitrage. Les verres, sur le marbre, tenaient une onde verte, qu’on eût dit puisée dans la nappe émeraude d’un billard, bassin de cette nymphée. »
Au Théâtre d’Art de Paul Fort, à la fin de chaque représentation, le rideau reste levé trois minutes sur un tableau nabi encore en chantier ou juste achevé. Le 21 mai 1891, à l’initiative de Charles Morice, le Théâtre d’Art donne au Vaudeville une représentation au bénéfice de Paul Verlaine et de Paul Gauguin, un acte en vers de Verlaine, un autre de Catulle Mendès, une piécette de Maeterlinck, une enfin de Morice, avec les meilleurs acteurs du temps dans des décors de Gauguin ; des lectures, dont le Corbeau dans la traduction de Mallarmé ; illustrations des programmes par Eugène Carrière, Sérusier et Ary Renan, le petit neveu d’Ary Scheffer. Finalement, le coût d’une mise en scène trop luxueuse fait qu’il n’y aura pas de bénéfices, mais Debussy, qui à 19 ans a été pianiste au Chat Noir qui s’ouvrait dans l’atelier de Rodolphe Salis, et qu’on qualifiera un jour – en août 1900 - de « Verlaine de la musique », était dans la salle et en a profité pour demander à Maeterlinck la permission de mettre de la musique sur la Princesse Maleine, cette pièce qu’Octave Mirbeau, dans le Figaro du 24 août 1890, saluait comme « l'œuvre la plus géniale de ce temps, et la plus extraordinaire (...), supérieure en beauté à ce qu'il y a de plus beau chez Shakespeare. »

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La Revue Blanche et le parfum Idéal.

De nouvelles revues se créent : Pierre Louÿs fonde La Conque ; des lycéens de Condorcet, Marcel Proust, Horace Finaly, Fernand Gregh, Robert Dreyfus, Daniel Halévy, qui forment déjà un groupe qu’ils désignent comme Le Banquet, en souvenir de celui de Platon, lui adjoignent une publication. Surtout, en octobre est lancée la Revue Blanche, qui va réunir autour d’elle "des peintres intelligents", comme l'écrira près de dix ans plus tard Thadée Natanson qui les oppose ainsi à ceux du Salon des Artistes français. Dorénavant, on se retrouve dans les bureaux de la revue, 1 rue Lafitte, qui deviennent un lieu de discussion comme l’Os à moelle, et on y expose, comme Vuillard qui montre là ses travaux pour la toute première fois.
Ici, même le parfum que Thadée envoie chercher chez Houbigant par Lala, l’une des chambrières de son père, pour en imprégner ses mouchoirs innombrables de chez Charvet, s’appelle "L'Idéal". Jules Laforgue y écrit : « Je suis si exténué d’art. / Me répéter, quel mal de tête ! » mais aussi : « Moi, créature éphémère, un éphémère m’intéresse plus qu’un héros absolu... Telle grisette de Paris,... la Jeune Fille d’Orphée de G. Moreau, nous fera seule sangloter, nous remuera jusqu’au tréfonds de nos entrailles, parce qu’elles sont les sœurs immédiates de notre éphémère, et cela avec son allure d’aujourd’hui, sa coiffure, sa toilette, son regard moderne. »
Les Natanson s’installent l’été à la Grangette, à Valvins, au bord de la Seine, pour être tout à côté de Mallarmé qui, depuis 1874, y loue l’étage de l’ancienne auberge de Cayenne. Ceux qui, comme Vuillard, vont peu aux mardis, viendront à la Grangette et fréquenteront là le poète, tandis qu’à l’inverse, à Paris, on voit les Natanson à l’atelier qu’ont pris en commun Bonnard, Maurice Denis, Vuillard et Lugné-Poe au 28 de la rue Pigalle. Les trois derniers étaient condisciples au lycée Condorcet, comme avec eux, Sérusier et Roussel. Un autre ancien, Gabriel Trarieux, emmène Maurice Denis chez Mme Finaly pour qu’il y peigne un décor, et c’est l’occasion d’une rencontre avec Gide et les poètes symbolistes.
Le peintre Henri Lerolle, professeur à l’académie Julian et fondateur de l’Union centrale des Arts décoratifs, ne craint pas de commander à Maurice Denis, qui n’a que 21 ans, un plafond peint, qui sera l’Échelle dans le feuillage, où le fresquiste place quatre fois sa fiancée, Marthe Meurier. Henri Lerolle, bon violoniste amateur, est le beau-frère d’Ernest Chausson, et le soutien financier de Debussy, qui dédiera ses Images oubliéesà l’une de ses deux filles, Yvonne. « Il n’est pas défendu, lui recommande-t-il, d’y mettre sa petite sensibilité des bons jours de pluie. » Maurice Denis illustrera la Damoiselle élue de Claude Debussy, rencontrera ici Ernest Chausson, Paul Dukas, Vincent d’Indy, César Franck et, chez les Chausson, à Paris comme au château qu’ils louent à Luzancy, en Seine et Marne, Raymond Bonheur, Degas, Henri de Régnier, André Gide, Pierre Louÿs.

Personne n’a parlé comme lui.

Le matin du 10 mars 1892, une messe est célébrée à Saint-Germain l’Auxerrois, accompagnée de trois extraits du Parsifal de Wagner, et de trois fanfares pour harpes et trompettes d’Erik Satie. Cet office d’un genre nouveau inaugure avec une pompe particulière le 1er Salon Rose+Croix qui s’ouvre chez Durand-Ruel, en sa galerie du 11 rue Lepelletier. Un sâr Peladan, arrivé à Paris dix ans plus tôt, a ressuscité un culte du 15e siècle dont il est, bien sûr, le mage : « Le Salon de la Rose+Croix veut abattre le réalisme, réformer le goût latin et créer une école d’art idéaliste. » A défaut d’un culte durable, il se tiendra tout de même un salon annuel jusqu’en 1897, dernière édition, galerie Georges Petit, à laquelle participera Georges Rouault, après qu’on n’aura vu aux cimaises Rose+Croix aucun nabi, à l’exception de Félix Valloton, mais Anquetin, Filiger, Khnopff, Schwabe, et Aman-Jean, qui vient de faire un portrait de Verlaine sur son lit d’hôpital à Broussais.
Après la mort d’Eugène Manet, le 13 avril 1892, Berthe a demandé à Stéphane Mallarmé d’être le tuteur de Julie. Quand Mallarmé arrive au café Riche, où Renoir l’a invité à fêter son exposition, il sort d’un conseil de famille. Du 7 au 21 mai, Renoir a montré les toiles de ce qu’il appelle « sa manière aigre » - quand les autres disent « Ingres » - ou le retour du dessin quand, après son voyage d’Italie, il avait pris conscience d’être allé « au bout de l’Impressionnisme » et de ne savoir « ni peindre, ni dessiner. »
Debussy a introduit le prince Poniatowsky chez Mallarmé, Paul Valéry a été emmené aux mardis par Pierre Louÿs : « Je fus frappé par la douceur de l’homme et de l’intérieur, par la couleur générale des choses qu’éclairait une lampe toute baignée de nos fumées, par la grâce un peu ironique de Geneviève Mallarmé, par la voix délicate, grave, merveilleusement musicale de son père. Personne n’a parlé comme lui. »
Berthe Manet a laissé le rez-de-chaussée du 40 rue de Villejust pour louer de l’autre côté de l’avenue Foch, rue Weber, un appartement dont elle transforme une partie en atelier ; c’est là désormais que se font les visites de Mallarmé, Degas ou Renoir. Les Nabis se retrouvent le samedi après midi dans l’atelier de Paul Ranson, 25 boulevard du Montparnasse, « le Temple », dont France, Mme Paul Ranson, est « la lumière ». Ils se réunissent aussi, le premier dimanche de chaque mois, dans les salons du conseiller d’État Georges Coulon, grand ami de Casimir Ranson, député radical-socialiste et père de Paul. Ils ont chez lui leur théâtre de marionnettes, auquel travaillent Maurice Denis, Lacombe, Verkade, Sérusier et Vuillard, les costumes étant réalisés par France Ranson et Marie Vuillard ; le dimanche des rameaux, ils y ont donné les Sept Princesses de Maeterlinck.

Verlaine la prend au sucre

Dans les locaux de la Revue Blanche, a lieu une grande rétrospective de Georges Seurat. On y voit le seul portrait qu’il ait fait, une Jeune femme se poudrant, dans le miroir de laquelle était aussi son unique autoportrait, jusqu’à ce que l’un de ses amis lui signale que cela pouvait donner à jaser sur de prétendus liens l’unissant au modèle. Maintenant qu’un vase de fleurs l’a remplacé, et qu’il est mort, ils savent que la jeune femme, Madeleine Knobloch, était précisément la compagne du si secret Seurat.
Gustave Moreau est maintenant professeur aux Beaux-Arts. « Il voudrait nous faire croire que les dieux portaient des chaînes de montres », disait de lui Degas, toujours si drôle. Mais ce n’est pas là ce que le maître enseigne, plutôt une technique très savante alliée au respect de la personnalité de chacun. Pour Rouault par exemple, déjà son élève, il fera beaucoup plus, le soutiendra de toute sa confiance.
Après Villiers de l’Isle-Adam en 1888, après Mallarmé deux ans plus tard, Verlaine est invité à Gand par Maeterlinck pour une conférence, en 1893. A son arrivée en gare, « une fenêtre de troisième classe s’ouvre à grand bruit et encadre la tête faunesque du vieux poète qui nous crie : - Je la prends au sucre ! » C’est devenu son salut habituel, sa façon gentiment cavalière d’exiger, avant toute autre chose, son absinthe.
Le tout jeune critique Camille Mauclair s’est associé à Lugné-Poe, qui n’a guère que deux ans de plus, pour fonder le Théâtre de l'Oeuvre ; le 17 mai 1893, ils montent Pelléas et Mélisande, de Maeterlinck, aux Bouffes parisiens, devant Mallarmé, Henri de Régnier, James Whistler, Henri Lerolle, Léon Blum et Claude Debussy. Déjà peut-être celui-ci songe-t-il au drame musical en retrouvant Gabrielle Dupont au 10 rue Gustave Doré où ils viennent de s’installer après la rue de Londres : « Je voulais à la musique une liberté qu'elle contient peut-être plus que n'importe quel art, n'étant pas bornée à une reproduction plus ou moins exacte de la nature, mais aux correspondances mystérieuses entre la Nature et l'Imagination. » A la fin de l’année, sa décision sera prise.
Marthe Meurier se dédouble, se décuple pour être à la fois le modèle de Toutes les Muses de Maurice Denis. Bonnard, Vuillard, Sérusier, Roussel - qui épouse Marie, la sœur de Vuillard -, sont les décorateurs du Théâtre de l’Oeuvre, et dessinent les programmes pour les représentations données le plus souvent aux Bouffes du Nord. Bonnard multiplie pour la Revue Blanche lithographies puis affiches. Ibels peint Verlaine assoupi sur la banquette verte du Voltaire, Eugène Carrière, délaissant ses maternités charbonneuses qui faisaient dire à Degas : « On aura encore fumé dans la chambre des enfants », fait son portrait ; Bonnard illustre une réédition de Parallèlement : le poète postule, à l’Académie française, au fauteuil de Taine !

La peinture et le perroquet.

Gauguin est revenu de Tahiti et s’en est retourné, avec Charles Morice et Henri de Régnier, aux mardis de la rue de Rome ; surtout, ayant touché un héritage, il donne de bruyantes soirées dans son atelier du 6 rue Vercingétorix, au 2eétage, où il s’est installé avec Annah la Javanaise, un singe, et un perroquet. Ce n’est pas lui qui aurait pu répondre à Eugène Carrière lui demandant, devant l’explosion de ses couleurs quelque terne que fût l’objet représenté, jusqu’où il irait donc s’il avait à peindre un perroquet, comme le ferait Matisse : « Je ne sais pas trop, je n’ai pas de perroquet. » Lui en a un ! Le 4 novembre 1893, Gauguin exposait ses œuvres tahitiennes chez Durand-Ruel ; c’était un fiasco complet.
Félix Fénéon, le théoricien des Néos-impressionnistes plus que de la guerre sociale, est inculpé dans l’opération anti-anarchiste qui, en vertu de « lois hyper-scélérates », frappe extrêmement large et connaîtra son épilogue dans le « procès des 30 », le 8 août 1894. Signac avait fait de lui un portrait dont le titre aurait suffi à éclairer le jury sur les théories de l’accusé : Sur l’émail d’un fond rythmique de mesures et d’angles, de tons et de teintes, portrait de M. Felix Fénéon. Un autre témoin de moralité picturale, Toulouse-Lautrec, l’aurait montré en spectateur de la danse mauresque de la Goulue, à la Foire du Trône, aux côtés d’Oscar Wilde et de Jane Avril. Qu’en aurait pensé la cour ?
Mallarmé part en retraite, il résidera maintenant de plus en plus à Valvins. Quand les Natanson et leurs amis y arrivent avec le bateau à vapeur de Paris, ils l’aperçoivent sur son voilier, "La Yole à Jamais Littéraire" marquée de ses initiales, S.M., qu’il vernit, grée et astique lui-même avec un soin maniaque.
Verlaine est élu sinon à l’Académie, du moins Prince des Poètes à la mort de son vieil ennemi Leconte de Lisle. Son Altesse vit écartelée entre deux maîtresses Eugénie Krantz, qui sous le nom de Nini Mouton a été en vogue au bal Bullier sous le Second Empire, et Philomène Boudin, dite Esther en galanterie. Quand, le 25 octobre 1894, aux Soirées du café Procope, une nouvelle représentation à bénéfice est donnée, avec au programme Madame Aubin, comédie en un acte, une conférence de Laurent Tailhade et des récitations de vers, devant Yvette Guilbert, les Rothschild, Jules Claretie et l’on en passe, c’est l’ex Nini Mouton qui est la plus rapide pour lui en extorquer la recette.
A l’été 1895, Émile Verhaeren est à Paris, chez Signac qui lui a laissé son appartement du 15 rue Hégésippe Moreau pendant qu’il est à Saint-Tropez. Verhaeren déjeune chez Toulouse-Lautrec, Henri de Régnier, les Rodenbach, dîne chez Vielé-Griffin. Bientôt, c’est Maurice Maeterlinck qui vient s’établir à Paris avec la cantatrice Georgette Leblanc, la sœur de Maurice, le père d’Arsène Lupin.

« La tombe aime tout de suite le silence... »

Berthe Manet est morte. Mallarmé, Geneviève sa fille, Renoir et Degas, continuent d’aller voir Julie qui est retournée rue de Villejust mais y habite désormais avec ses cousines un appartement du 4eétage où Degas prend une photo que Paul Valéry décrira ainsi : « Auprès d’un grand miroir, on y voit Mallarmé appuyé au mur, Renoir sur un divan, assis de face. Dans le miroir, à l’état de fantômes, Degas et l’appareil, Madame et Mademoiselle Mallarmé se devinent. Neuf lampes à pétrole, un terrible quart d’heure d’immobilité pour les sujets furent la condition de cette manière de chef-d’œuvre. »
Le 1er Salon de l’Art Nouveau s’ouvre chez Bing le 25 décembre 1895, avec 600 articles, et une forte participation des Nabis. Gauguin est reparti, définitivement, pour les îles malgré le résultat piteux d’une seconde vente aux enchères à Drouot. De là-bas, il écrira que « La couleur est vibration de même que la musique. » Comme en prélude au Salon de l’Art Nouveau, Debussy a donné celuià l’Après-midi d’un faune, le 22 décembre, devant Mallarmé et Louÿs, dans le cadre de la Société Nationale de Musique, salle Érard, 13 rue du Mail.

Verlaine s’éteint le 8 janvier 1896, au 39 rue Descartes, son dernier domicile après qu’il eut habité, entre Esther et Eugénie, de part et d’autre de la montagne Saint-Geneviève, 5 rue Broca, 20 rue de la Glacière, 48 rue du Cardinal Lemoine, 16 rue Saint-Victor, entre autres. Cinq mille personnes suivent le cercueil de cette adresse à l’église Saint-Etienne-du-Mont voisine, puis jusqu’au cimetière des Batignolles, où Mallarmé lui rend hommage : « La tombe aime tout de suite le silence... »
Frontispice d'Odilon Redon. Gallica
Bonnard expose pour la première fois chez Durand-Ruel, et Alfred Mellerio, que l’on verra à ses côtés dans le tableau de groupe des Nabis peint par Denis, théorise Le mouvement idéaliste en peinture : «  Le réaliste prend pour but final de reproduire la nature dans la sensation directe qu’elle fait éprouver ; l’idéaliste ne veut y voir que le point de départ éloigné de son œuvre. Tout réside pour lui dans la transformation cérébrale entièrement subjective que lui fait subir notre esprit. »
La Grangette devenant trop petite, les Natanson se sont un peu éloignés, à Villeneuve-sur-Yonne, mais de toutes façons quand Mallarmé meurt à Valvins, début septembre, les vacances sont finies et de l’un et l’autre village les amis sont partis. Dans le cimetière de campagne, le dimanche de l’enterrement, « M. Renoir est bien émotionné ; Roujon prononce en tremblant quelques paroles au nom des vieux ; Paul Valéry prend ensuite la parole au nom des jeunes ; mais il est tellement émotionné qu'il ne peut continuer », note Julie Manet dans son journal.

Cet impressionniste est musicien.

L’hiver précédent, Mallarmé travaillait avec Odilon Redon à la réalisation d’Uncoup de dés, le peintre se proposant de « dessiner blond et pâle » pour que l’on pût tenter l’impression sur papier blanc, directement sur celui du texte. Le roman de Camille Mauclair, le Soleil des morts, qui paraît à ce moment, prolonge la vie des mardis de la rue de Rome et de la maison de Valvins.
Théo Van Rysselberghe et Maria, sa femme, qui sera « la petite dame » de Gide, son amie et confidente, s’installent à Paris, à la Villa Aublet du 44 rue Laugier, tandis que les Verhaeren emménagent 206 rue Championnet, dans la tristesse qui suit la mort de Mallarmé,  et un mois avant que ne meure à son tour Georges Rodenbach. Chez Durand-Ruel, la dernière exposition d'ensemble des Nabis se tient, en 1899, en hommage à Odilon Redon. Mais déjà, à l’Académie Carrière, dans la cour du Vieux Colombier, où Eugène vient corriger une fois par semaine, Matisse, qui s’est lié dans l’atelier de Gustave Moreau avec Marquet, Camoin et Manguin, rencontre maintenant Derain et Jean Puy. De Gustave Moreau professeur, Suarès écrira : « Ils ne savent même pas ce qu’ils lui doivent. Nul éloge ne vaut celui-là. Il a eu la vertu de comprendre ce qui lui était le plus contraire et qui aurait dû lui répugner le plus. »
Les quatre premiers font atelier commun à l’académie Camillo, rue de Rennes et, sur le motif, Matisse et Marquet, son cadet de six ans, se retrouvent autour du Pont Saint-Michel, à côté donc de l’appartement de l’aîné qui s’est installé sur le quai au 2ème étage du numéro 19, devant Notre-Dame, au Luxembourg. Un petit héritage a permis à Manguin d’acquérir, 61 rue Boursault (auj. La Bruyère), une maison flanquée d’un petit jardin, où il est possible d’installer un atelier démontable. Quand l’académie Camillo aura fermé, quand on aura épuisé le charme de l’atelier de Jean Biette, rencontré à l'académie Carrière et installé rue Dutot, dans le 15e, on se retrouvera chez Manguin.
Le propriétaire et Jeanne sa femme y reçoivent Debussy et Ravel, que Matisse accompagne parfois au violon. Concernant Debussy, Jean Marnold écrira, après Pelléas et Mélisande, que « Le compositeur est un artiste de la plus rare originalité. Il a trouvé des nuances insoupçonnées pour colorer l'interprétation de sentiments, d'images, d'« impressions ». Il affectionne tout particulièrement le terme « impression »; […] Mais cet impressionniste est musicien. Ses « impressions » se traduisent naturellement en combinaisons sonores, et les « impressions » neuves, inopinées, qu'il suscite chez autrui, sont la conséquence de combinaisons inédites, nouvelles. » Le petit groupe de peintres qui subissent l’ascendant de Matisse travaillent par tons purs, avec des bleus, des écarlates, des orangés.
Au Salon des Indépendants d’avril 1901, dans les Serres de la ville de Paris, Matisse et Marquet sont les deux seuls à s’exprimer ainsi, tandis que Verhaeren évoque dans le Mercure de France, les néo-impressionnistes : Signac, Van Rysselberghe, Cross, Luce ; Ensor qu’il met un peu à part, et les symbolistes : Denis, Vuillard, Bonnard qui exposent autour de deux toiles de Cézanne.

Van Gogh plus que mon père.

Jacques-Émile Blanche, André Gide et ses amis, etc. Détail
Chez Bernheim jeune, rue Laffitte, la  rétrospective Van Gogh du printemps donne à voir l'Arlésienne, la Chambre à coucher, la Nuit étoilée... Derain et Vlaminck sont venus s’y conforter dans la voie qu’ils explorent ensemble à Chatou ; Vlaminck est bouleversé : « ce jour-là, écrira-t-il, j’aimai Van Gogh plus que mon père. » Derain l’y présente à Matisse, et peu après tous trois exposeront ensemble dans la toute petite galerie de la menue Berthe Weill, rue Victor Massé.
Aux Indépendants, Verhaeren a vu également, de Jacques-Émile Blanche, André Gide et ses amis au café maure lors de l'exposition universelle de 1900, à savoir André Gide, Henri Ghéon, Eugène Rouart, le mari d’Yvonne Lerolle, Charles Chanvin et Athman-ben-Sala, le jeune homme que Gide aurait volontiers ramené de Tunisie cinq ans plus tôt si sa mère, et Marie, la vieille servante, n’avaient poussé les hauts cris. Par bonheur, Ghéon vient de trouver une solution au problème. « La caractérisation de chaque modèle est en tout point réussie et la personnalité se devine. Les attitudes sont naturelles et spécialisées. L’ensemble est ancré dans la vie. Seul, le sourire de M. Ghéon se fige » écrit Verhaeren, qui juge que Blanche se rapproche-là « de ce grand et discret peintre qui a nom Fantin-Latour ».
On retrouve André Gide, la tempe appuyée sur sa main droite, écoutant Émile Verhaeren qui, chez lui, à Saint-Cloud, fait la lecture à Félix Le Dantec, Francis Vielé-Griffin, Henri-Edmond Cross,  Maurice Maeterlinck, les bras croisés sur le dossier du fauteuil de Gide, Félix Fénéon, accoudé à la cheminée, Henri Ghéon, et l’on cite aussi Stuart Merrill, tels que les a peints Théo Van Rysselberghe dans sa Réunion littéraire, trois ans plus tard.

Le 15 octobre 1904, le Salon d'Automne ouvre au Grand Palais, Matisse y expose quatorze œuvres. Quatre ans plus tôt, avec Marquet, ils y peignaient des guirlandes au plafond pour gagner leur vie ; Marquet disait, en rigolant : - Encore six heures et nous aurons fini notre journée. Matisse lui criait : - Tais-toi, ou je te tue ! Aujourd’hui, c’est Othon Friesz, le Viking venu du Havre avec Dufy, son camarade d’enfance, qui est frappé par une sorte de révélation. Dufy aura un temps de retard : « Devant le Luxe, Calme et Volupté de Matisse, j’ai perçu de nouvelles raisons de peindre, et le réalisme impressionniste perdit pour moi son charme, à la contemplation du miracle de l’imagination introduite dans le dessin et la couleur. » Le duo havrais, après celui de Chatou, rejoint les anciens de l’atelier Gustave Moreau. Chez Manguin, Matisse et Marquet peignent et s'y peignent peignant le même modèle, et L’Académie rue Boursault, qui y vient sur la toile n’a toujours pas pu être attribuée de façon certaine à un seul des trois.

La cage aux Fauves.

Il leur manquait un nom. Au Salon d’Automne de 1905, ont été mis ensemble par le placeur Matisse avec la Fenêtre ouverte, peinte à Collioure, et la Femme au chapeau, la sienne, posant quai Saint-Michel, La Promenade, La Jeune Femme en Robe japonaise au Bord de l'Eau ; Vlaminck, avec La Vallée de la Seine à Marly, La Maison de mon Père, Le Crépuscule, L'Étang de Saint-Cucufa ; Marquet et Anthéor, Menton, Agay, Les Rochers rouges du Trayas, Camoin, Manguin qui expose La Sieste, Sur le Balcon, Sous les Arbres, Les Chênes Lièges, Le Pré, Valtat, et Rouault, le marginal. « Comme, au centre de la galerie où voisinaient les purs, on avait installé par contraste, un gracieux petit buste d’enfant d’Albert Marque, Louis Vauxcelles qui passait là, dit à Matisse : - Tiens ! Donatello dans la cage des fauves... La boutade, répétée, se cristallisa en définition. »
Pour Noël, André Gide qui patientait depuis des mois - « J’attends de cette maison ma force de travail, mon génie. Déjà tout mon espoir y habite », écrivait-il dans son Journal du 17 mai -, emménage avenue des Sycomores, dans la villa Montmorency. Cocteau décrit la maison que Gide y a fait construire comme une « maison symbolique, où les fenêtres ne regardent pas en face. A l’intérieur, des couloirs, des escaliers s’entrecroisent, se contredisent. » Dès l’entrée, un escalier grimpe ainsi autour des quatre murs jusqu’en haut, et ne dessert pas pour autant toute la maison. Dans ce hall, l’Hommage à Cézanne, de Maurice Denis : dans la galerie d’Ambroise Vollard, autour d’un tableau de Cézanne, on voit, à gauche, Redon, Vuillard, Mellerio, le critique d’art, Vollard et Denis lui-même et, à droite, Seruzier, Ranson, Roussel, Bonnard et Marthe Meurier devenue Mme Maurice Denis.
Dans le grand salon, René Piot peindra autour de la cheminée, cinq ans plus tard, une immense fresque  représentant des groupes de danseuses au milieu de papillons. Mais Gide donne lecture de ses manuscrits à ses amis dans sa bibliothèque, depuis un pupitre surélevé de quelques marches, dans cette salle comme une église, montant jusqu’à la charpente, avec ses petites fenêtre placées tout en haut du mur, sous le toit. Derrière le lutrin, la porte menant à son cabinet de travail comme à la sacristie : une toute petite pièce avec un fauteuil et un bureau encastré dans le mur.
Matisse et Friez ont installé un atelier dans l'ancien couvent des Oiseaux, que la nouvelle loi sur les congrégations vient de libérer, 84-88 rue de Sèvres. Matisse y peint la Joie de Vivre, qui sera aux Indépendants de 1906, - vernissage le 20 mars -, et qu'achète aussitôt Léo Stein. Dans l’appartement de Matisse, 19 quai Saint-Michel, le décor est étrangement semblable à celui de Mallarmé : des Baigneuses de Cézanne, une Tête de garçon de Gauguin, un plâtre de Rodin, tous achetés chez Vollard, et deux pastels d'Odilon Redon.
Le Rat Mort de Derain
et celui de Vlaminck
Après Monet et Degas, Vlaminck peint le Rat mort, où Rimbaud poignarda Verlaine, où fréquenta « la petite danseuse de 14 ans », Marie van Goethen, et Derain y trouve la Femme en chemise. Ambroise Vollard, le marchand des Nabis, a pris des engagements avec Derain dès février 1905, et acheté en bloc tout l'atelier de Vlaminck un an plus tard.
Madame Matisse figure doublement dans les salons des Stein, 27 rue de Fleurus et rue Madame, Gertrude et Léo ont acquis la Femme au Chapeau, Michael et Sarah son Portrait à la raie verte. Matisse rencontre là Picasso dont Léo et Gertrude viennent d'acheter la Fillette au panier de Fleurs.

Les amis de Montparnasse et l’école de Paris. I

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A la fin tu es las de ce monde ancien...

« Comme mon ami Chagall je pourrais faire une série de tableaux déments / Mais je n’ai pas pris de notes en voyage / « Pardonnez-moi mon ignorance / Pardonnez-moi de ne plus connaître l’ancien jeu des vers » / Comme dit Guillaume Apollinaire (...)
Je suis triste je suis triste / J’irai au Lapin agile me ressouvenir de ma jeunesse perdue / Et boire des petits verres / Puis je rentrerai seul / Paris / Ville de la Tour unique du grand Gibet et de la Roue », écrit Blaise Cendrars dans sa Prose du Transsibérien et de la petite Jeanne de France.
Meurisse. Gallica
La tour Eiffel était là depuis l’expo du centenaire de la Révolution, et la Grande Roue, guère démocratique puisque divisée en voitures de première et de seconde classe – sans compter cinq voitures restaurants -, l’avait suivie, neuf ans plus tard, en prévision de celle de 1900, et s’était posée non loin d’elle, au 74 de l’avenue de Suffren qui bordait alors le Champ-de-Mars. L’une et l’autre étaient visibles de Montmartre et de Montparnasse, l’une et l’autre allaient figurer dans les toiles de Diego Rivera et de Robert Delaunay.

Une place pavée de la butte Montmartre, avec des marronniers autour d’une fontaine Wallace et, dans le cercle des maisons, l’hôtel du Poirier, où logeait Modigliani il y a peu, un bistrot qui s’appelle « Zut » et un restaurant « chez Azon » ; le pavillon, à l’angle de la rue Berthe, d’Arsène Alexandre, patron du Rire et organisateur du Salon des Humoristes, la remise, au fond d’une cour, dont Max Jacob a fait sa tanière, où il reçoit pourtant le lundi, enfin un amoncellement d’ateliers de guingois dont les trois étages de poutres grimpent au-dessus des jardins, le rez-de-chaussée sur la place correspondant au deuxième étage du côté de la pente champêtre : le Bateau Lavoir. Ici l’on croise Pablo Picasso, « petit, noir, trapu, inquiet, inquiétant, aux yeux sombres ; une mèche épaisse, noire et brillante, balafrant le front intelligent et têtu », en bleu d’ouvrier zingueur, flanqué des imposants Braque, Derain, Apollinaire et Salmon, comme Napoléon de ses grenadiers.
On est en 1908 ; Van Dongen, que Picasso appelait le « Kropotkine du bateau-lavoir », n’y est plus. Ce soir, derrière la porte sur laquelle Pablo avait tracé à la craie bleue, « Au rendez-vous des poètes », dans l’atelier, on a débarrassé les murs, à part quelques beaux masques nègres, on y a accroché à la place d’honneur le portrait de Yedwiga, acheté chez le père Soulier, ce brocanteur plus que marchand d’art, de la rue des Martyrs, et on a improvisé un trône pour son auteur : le douanier Rousseau, 64 ans, presque le grand-père de ces jeunes gens nés dans les années 1880.

Le genre moderne et le genre égyptien.

Sont réunis pour le banquet, Apollinaire, qui vient en voisin, de la rue Léonie, au pied de la Butte, et Marie Laurencin, son amour ; André Salmon, le secrétaire de la revue Vers et prose, monté du sous-sol, Gertrude Stein, qui connaît bien Picasso pour l’avoir regardé fixement durant les quatre-vingt-dix séances de pose qu’il lui a imposées deux ans plus tôt, le poète Maurice Cremnitz, Georges Braque, Fernande Olivier, que Picasso a rencontrée sous un orage d'été au seul point d'eau des lieux et qui est devenue sa compagne il y a déjà trois ans, et quelques autres encore, dont un voisin doté d’une belle barbe blanche qui lui donne une prestance du diable, restaurateur de tableaux que l’on présente au douanier comme le ministre des Beaux-Arts.
On prononce donc des discours, tout ce qu’il y a de plus pompiers, on chante, sur l’air de la Gandourah« Braque a des mérites incontestés / Et notre Picasso / N’est pas un sot / Mais ce qu’il y a de plus beau / C’est la peinture, de ce Rousseau / Qui dompte la nature / De son magique pinceau / Tigres, fleurettes, / Dans ses tableaux / Font mille pirouettes / Chantons tous vive Rousseau », et Apollinaire rédige derechef un poème à sa gloire. Le douanier répond avec son violon, en leur jouant quelques airs à lui. On boit beaucoup, et Rousseau a le mot de la fin, en glissant à l’oreille de Picasso : « En somme, toi et moi on est les plus grands peintres ; moi dans le genre moderne, toi dans le genre égyptien. »
Comme en une photo souvenir, Marie Laurencin met sur la toile, peu après, Apollinaire et elle, Picasso et Fernande, un Groupe d’artistes que lui achète Gertrude Stein, et qui constitue sa première vente. Elle reprend l’idée pour une seconde version, un peu plus tard, en y rajoutant son acheteuse et les poètesMarguerite Gillot et Maurice Cremnitz, sous le titre : Apollinaire et ses amis, dont elle fait don au dédicataire. Il l’accrochera dans son nouvel appartement puisqu’il quitte, en octobre 1909, son deuxième étage du 9 rue Léonie (auj. Henner) pour la même situation au 15 rue Gros, afin de se rapprocher d’elle qui habite 10 rue La Fontaine, plus près de la grosse usine à gaz du quai de Passy que du tout récent pont Mirabeau. Auparavant, André Salmon a convolé en justes noces, le 13 juillet, et Apollinaire, profitant de ce que les fanions tricolores ont envahi rues et édifices, a pu lire ce poème à la cérémonie : « On a pavoisé Paris parce que mon ami André Salmon s’y marie ».
C’en est donc fini de Montmartre, des soirées du "Lapin Agile », le cabaret du 4 rue des Saules, où le grand Frédé, " le tavernier du quai des brumes" comme dit Max Jacob, joue de la guitare pour un Christ de plâtre grandeur nature de Wasley, un Arlequin et une créature en boa de plumes accoudés au comptoir sur une toile de Picasso, un moulage de l’Apollon citharède, quelques rapins, quelques poètes, quelques truands et quelques anarchistes, dont Victor Serge et ses amis des Causeries populaires.

En dégringolant de la butte.

De l’autre côté du Sacré-Cœur, dont la construction n’est pas achevée, au bout de la rue du chevalier de La Barre, « un carrefour irrégulier étalait son pavé au sommet d’un croisement de rues dont l’une était en pente raide et l’autre en escaliers gris. Face à une vieille et haute maison à volets verts les Causeries populaires et la rédaction de l’anarchie, fondées par Libertad, occupaient une maison basse, pleine du bruit des presses, de chansons et de discussions passionnées. » Des discussions que l’on poursuivait, accoudés aux barrières du chantier de la basilique, en regardant les toits de Paris, « un océan de toits gris, au-dessus desquels ne s’élevaient la nuit que peu de lumières sans force et de vastes halos rougeoyants de places en délire. »
Fini aussi du cirque Médrano, 63 boulevard de Rochechouart, de son patron, le clown Boum-Boum, de ses lutteurs, de ses acrobates, qui avaient fait la « période rose » de Picasso ; du restaurant "chez Vernin", rue Cavalotti, de l'académie de peinture Humbert, 94 boulevard de Clichy près du Moulin Rouge, où Marie Laurencin, un pince-nez au-dessus du visage pas maquillé, retenu par un fil rejoignant les cheveux bruns nattés en chignon, avait travaillé à côté de Georges Braque et de Francis Picabia. Dans ces parages, elle avait connu Henri-Pierre Roché, un temps son amant.
Finie aussi, pour Modigliani, la maison close du 8 rue d’Amboise, où il allait comme au musée voir les portraits des pensionnaires peints par Toulouse Lautrec sur les murs du grand salon quelques années plus tôt, que la tenancière faisait visiter en racontant, encore émerveillée, le vernissage auquel l’artiste avait convié ici le Tout Paris. Finie la colonie d’artistes que le docteur Paul Alexandre, à peine plus âgé que lui, avait ouvert au 7 rue du Delta avec son frère Jean, le sculpteur Maurice Drouard et le peintre Henri Doucet, et les sculptures sur des poutres de chêne prises au chantier de la station Barbès-Rochechouart toute proche. Modigliani s’installe à Montparnasse, 14 cité Falguière, la « cité rose » de la couleur de son crépi, d’ateliers reliés par des passerelles, qui s’ouvre entre les n° 72 et 74 de la rue Falguière, passé le bistrot de la mère Durchon, à l’entrée, où Gauguin avait déjà un atelier trente ans plus tôt.

Un Mexicain à Paris.

Le mexicain Diego Rivera arrive à Paris, étape d’un voyage qui doit le conduire à Bruges et Londres, en compagnie du peintre catalan Miguel Viladrich, ou de Luis de la Rocha. A la descente du train, il va directement rue Laffitte où il voit les nymphéas de Monet chez Durand Ruel, dont les locaux s’étirent entre le n° 16 et le 11 rue Lepelletier, et chez Clovis Sagot, l’ex clown de Médrano qui a fait d’une ancienne pharmacie une galerie bric-à-brac au n° 46, où sont exposées des œuvres qu’on dit « cubistes » depuis près d’un an : « M. Braque est un jeune homme fort audacieux. L’exemple déroutant de Picasso et de Derain l’a enhardi. Peut-être aussi le style de Cézanne et les ressouvenirs de l’art statique des Égyptiens, a écrit Louis Vauxcelles. Il méprise la forme, réduit tout, sites et figures et maisons à des schémas géométriques, à des cubes. » 
C’est là que Gertrude Stein a vu pour la première fois du Picasso avant de pousser jusqu’à l’atelier du peintre ; c’est sur le chemin de la boutique que Picasso a présenté l’un à l’autre Guillaume Apollinaire et Marie Laurencin.
Après une nuit dans un petit hôtel du Boul’ Mich’, revoilà Diego Rivera rue Laffitte, au n° 6, chez Ambroise Vollard, où il découvre une peinture – l’une des toiles de Picasso peintes en Espagne l’été précédent ? - qu’il observe avec une telle intensité qu’au bout d’un moment Vollard remplace le tableau par un autre, puis encore un autre jusqu’à tard dans la soirée. A l’hiver, Diego est de retour, de Belgique, avec la Russe Angelina Beloff, rencontrée à Bruges par l’intermédiaire de Maria Blanchard, une amie commune. Il s’installent 7 rue de Bagneux (auj. Jean Ferrandi), où Diego termine La Maison sur le pont entamée à Bruges ; il s’inscrit aux cours de Victor Octave Guillonet, boulevard de Clichy, où Picasso a maintenant appartement et atelier au n° 11.

Comme un croyant regarde les images saintes.

Son deuxième étage a protégé Apollinaire de l’inondation du bas Passy qu’il décrit en janvier 1910 dans l’Intransigeant. En mars, Rivera participe avec La Maison sur le pont et le Port de la Tournelleà la 16e exposition de la Société des Artistes Indépendants, qui a lieu dans des stands improvisés sur le cours la Reine et le pont des Invalides, aux côtés de Matisse, Vlaminck, Metzinger, Bonnard, Signac, et Henri Rousseau qui y expose le Rêve. Le douanier meurt début septembre et sept personnes seulement, dont Signac, suivent son corbillard jusqu’à la fosse commune de Bagneux.
Gallica
Diego Rivera est rentré à Mexico pour le centenaire de l’Indépendance ; à son retour à Paris, début 1911, il occupe avec Angelina un petit studio, 52 avenue du Maine, juste à côté de l’Académie russe, dirigée par Marie Vassilieff, aussi riche en émigrés politiques qu’en artistes, et bruissant donc de deux fois plus de débats qu’une académie ordinaire. Au Louvre, Waldemar George voit « devant l’Enterrement à Ornans un jeune homme inconnu, au front bas, au regard fuyant. Il avançait en rasant les murs. Il semblait en proie à la peur. Dès qu’on l’approchait, il faisait un écart. Il regardait les œuvres des maîtres d’autrefois comme un croyant regarde les images saintes. Il avait des mains de virtuose aux doigts étirés en longueur. » Il s’appelait Chaïm Soutine.
Rue Gros, Apollinaire a déménagé pour le rez-de-chaussée sur jardin d’un petit hôtel Second Empire, au n°37, où il héberge un ami, Gery-Pieret, et recèle du même coup les statuettes volées au Louvre par celui-ci. Arrêté le 9 septembre, il est conduit à la Santé, où il est « le quinze de la Onzième » le temps de six poèmes. Quelques jours plus tard, au Salon d’Automne, créé dix ans auparavant après le refus de Marquet, Manguin, Camoin et d’autres par le Salon de la Nationale, et présidé par Frantz Jourdain, - « Un fauteuil est aussi beau que la Victoire de Samothrace » -, Diego Rivera voit dans la salle VIII du Grand Palais ces œuvres cubistes qui sont « le chant du cygne de l’impuissance prétentieuse et de l’ignorance satisfaite », à en croire une presse à peu près unanime, à l’exception des chroniques d’Apollinaire dans l’Intransigeant et d’André Salmon dans Paris-Journal.
Gallica
En janvier 1912, Les Soirées de Paris sont conçues, au café de Flore, par les amis d’Apollinaire, pour l’aider dans une période difficile : le Pont Mirabeau, que va publier la revue, montre que son amour s’en va -, mais quand, dès le premier numéro, il y écrit qu’en peinture, « le sujet ne compte plus » et qu’ « un Picasso étudie un objet comme un chirurgien dissèque un cadavre », on lui répond que la revue n’a pas été créée « pour soutenir les peintres ignorants et prétentieux » dont il s’entoure. En février, cinq futuristes italiens sont chez Bernheim Jeune, 8 rue Laffitte : « Tout bouge, tout court, tout se transforme rapidement... »

Tu en as assez de vivre dans l'antiquité grecque et romaine.

Mac Orlan, qui a débuté au Rire, qui a épousé Margot, la fille des patrons du Lapin agile, fait partie d’une équipe de rugby-football fondée par Alain-Fournier, sous le patronage de Péguy, et qui regroupe « des jeunes gens se rattachant plus ou moins à la littérature et aimant les sports », selon la définition des fondateurs, aux cotés de Jacques Rivière, Jean Giraudoux et Gaston Gallimard. Jacques Rivière et Henri Fournier, le futur Alain-Fournier, reçoivent le baptême de l’air dans un avion piloté par son constructeur, René Caudron ; ils suivent tous les meetings aériens, les tentatives des frères Wright, qui viennent faire « gonfler » leur moteur dans le 11e arrondissement, celles de Farman...

Les restes d’Henri Rousseau vont occuper avec quelque retard, le 2 mars 1912, une sépulture décente à Bagneux (avenue des Tilleuls argentés, 95e division), et sur sa pierre est posé un médaillon d’Armand Queval, qui avait été son logeur au 2 bis rue Perrel (prolongement de la rue Pernety de l’autre côté de la rue Vercingétorix), tandis qu’Apollinaire y écrit au crayon un poème-épitaphe qu’Ortiz de Zarate, « l’unique Patagon de Paris », gravera l’année suivante en creusant le tracé de l’écriture toujours visible sur la tombe : « Gentil Rousseau tu nous entends / Nous te saluons / Delaunay sa femme Monsieur Queval et moi / Laisse passer nos bagages en franchise à la porte du ciel / Nous t'apporterons des pinceaux des couleurs des toiles / Afin que tes loisirs sacrés dans la lumière réelle / Tu les consacres à peindre comme tu liras mon portrait / face aux étoiles ».
Manuel Ortiz de Zarate, Henri-Pierre Roché, Marie Vassilieff, Max Jacob and Pablo Picasso devant La Rotonde vers 1915. The Bridgeman Art Library

Guillaume Apollinaire s’est réfugié dans l’atelier des Delaunay, 3 rue des Grands Augustins, où le peintre peint ses Fenêtres« des phrases colorées, vivifiant la surface de la toile de sortes de mesures cadencées... » que le poète met aussitôt en mots : « Du rouge au vert tout le jaune se meurt / Paris Vancouver Hyères Maintenon New-York et les Antilles / La fenêtre s'ouvre comme une orange / Le beau fruit de la lumière ».
C’est chez eux qu’il écrit Zone– d’abord Cri– qui sera placé en ouverture d’Alcools, en avril 1913, comme une proclamation :

« A la fin tu es las de ce monde ancien
Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin
Tu en as assez de vivre dans l'antiquité grecque et romaine
Ici même les automobiles ont l'air d'être anciennes... »
Son manifeste de l’Anti-traditionfuturiste, feuille volante du 29 juin 1913, était plus direct encore : « MER.....DE...... aux (suit une liste d’auteurs, de professions, de lieux dont Montmartre, aux côtés de Bayreuth, Florence et Munich) ROSE aux (suit une liste de noms propres qui réunit tous les cubistes, tous les futuristes italiens, tous les poètes amis) ».
Sous un laurier en fleurs, on parlait...
Pendant ce temps, Sonia Delaunay, entre ses murs couverts de compositions abstraites, et dans ses robes de « couleurs simultanées », prépare une poésie-peinture, le « Premier Livre Simultané », en orchestrant des couleurs au long d’un ruban de deux mètres de long – et le tirage de 150 exemplaires numérotés et signés atteindra ainsi la hauteur de la tour Eiffel : la Prose du Transsibérien et de la Petite Jehanne de France de Blaise Cendrars. Elle peint aussiLe Bal Bullier, ouUn  Tango au Bal Bullier, cette danse étant arrivé d’Argentine dans la salle increvable du 31 avenue de l’Observatoire. Et il y a encore, cette année-là, quatre « dîners de Passy », qui réunissent Apollinaire, Paul Fort, le sculpteur Raymond Duchamp-Villon, Albert Gleizes, les frères Auguste, Gustave et Claude Perret, Francis Picabia, Sébastien Voirol dans la maison de Balzac, rue Berton, à partir de juillet, autour de l’admiration pour Cézanne et pour sa leçon constructive ; et l’exposition de la Section d’Or, rue La Boétie, dans la galerie éponyme. Enfin la « Maison cubiste », dans le cadre du Salon d'automne, projet de maison meublée et décorée que présentent les frères Duchamp associés au décorateur André Mare, dans laquelle Marie Laurencin expose un vase et des médaillons décoratifs. Après quoi, c’est à l’Assemblée nationale que l’on discute de savoir s’il faut interdire les Palais Nationaux aux cubistes.
Entre la Catalogne et Tolède, où Léopold Gottlieb, le Polonais de Paris, les a généralement accompagnés, Diego Rivera et Angelina Beloff n’ont été à Paris que pour l’un ou l’autre des Salons, et ont profité de leur présence dans la capitale pour se déplacer au 26 rue du Départ, un immeuble où loge aussi Piet Mondrian qui loue depuis le printemps à Conrad Kikkert, peintre et critique hollandais. L’autre ami proche de Diego, avec Gottlieb, est le peintre mexicain Angel Zarraga, qui a son atelier, le n° 9, dans la Cité fleurie, construite entre les numéros 61 et 65 du boulevard Arago, dix ans après la fin de l’Exposition universelle de 1878, avec des pavillons de celle-ci, notamment celui de l’alimentation, à quoi on avait ajouté des frontispices et des statues provenant des ruines du palais des Tuileries restées en l’état depuis la fin de la Commune.
Apollinaire s’est établi 202 boulevard Saint Germain ; les Soirées de Paris sont rachetées par la baronne Hélène d’Oettingen et Serge Férat, richissimes émigrés russes, et domiciliées au 278 boulevard Raspail, dans l’ancienne garçonnière du peintre, tandis que les réunions ont lieu chez la baronne, au 229 du même boulevard : « Tous les jours, après le repas sur la terrasse, sous un laurier en fleurs, on parlait de la revue », se souviendra-t-elle. Serge Ferat, sous le nom de Jean Cérusse (phonétiquement « ces Russes », Hélène et lui), en est le directeur artistique, Apollinaire le directeur littéraire, et la baronne y écrit sous les pseudonymes de Roch Grey ou de Léonard Pieux.

Artistes, tueurs des abattoirs...

L’air du temps, des bribes de conversations, sont enregistrées par Apollinaire, un lundi de hasard, dans un restaurant franco-italien de la rue Christine : « La mère de la concierge et la concierge laisseront tout passer / Si tu es un homme tu m’accompagneras ce soir / Il suffirait qu’un type maintînt la porte cochère / Pendant que l’autre monterait / Trois becs de gaz allumés / La patronne est poitrinaire / Quand tu auras fini nous jouerons une partie de jacquet / Un chef d’orchestre qui a mal à la gorge / Quand tu viendras à Tunis je te ferai fumer du kief ».

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Passage Dantzig, Fernand Léger prépare la conférence qu’il doit donner sur Les Origines de la peinture et sa valeur représentative : « de toutes mes forces, je suis allé aux antipodes de l’impressionnisme... » La Ruche, 2 passage Dantzig, est une cité bourdonnante, de plus de cent ateliers et du double d’artistes. Le statuaire Alfred Boucher, a su accommoder les restes de l’Exposition universelle de 1900 - le pavillon de l’alimentation et des vins de la ville de Bordeaux, sa structure métallique d’Eiffel, et la grille de fer forgé du Pavillon des Femmes -, en faisant remonter le premier en forme octogonale, et en dressant la seconde en guise d’entrée ; le ministre de l’Instruction Publique n’avait plus qu’à venir inaugurer le tout.
Puis Alfred Boucher y avait ajouté un bâtiment de quatre étages avec des entrées de plein pied sur la rue pour les sculpteurs, une galerie d’exposition, un théâtre de 300 places, pour que la Ruche méritât mieux que jamais son nom laborieux. C’était aussi une Babel, avec un tiers de Polonais, sans compter qu’ « à l'angle du "passage" et de la rue de Dantzig, artistes, tueurs des abattoirs dans leurs blouses sanglantes et familiers des "fortifs" entretenaient les relations les plus curieuses », comme l’écrivait Maurice Raynal.
Aux Indépendants, en mars, Diego Rivera donne un Jeune homme au balcon, portrait d’un peintre mexicain de ses amis, Adolfo Best Maugard, soit un personnage vêtu à la mode dans un paysage vu de sa fenêtre du 26 rue du Départ : un train écumant hors de la gare Montparnasse avec, en fond, la Grande Roue qui continuait de tourner depuis l’expo de 1900. Mais la critique remarque davantage, dans l’expression du dynamisme de la vie moderne, L’Équipe de Cardiff, 3e représentation, de Robert Delaunay, montrant la même grande roue, la tour Eiffel, quelques publicités et un joueur bondissant pour s’emparer du ballon à l’occasion d’une touche.
Le 3 mai, Léger prononce sa conférence à l’Académie Wassilieff, qu’a créée 21 avenue du Maine, l’ancienne animatrice de l’académie russe, lasse des conflits de clans mais pas des échanges. Il explique qu’une œuvre, pour durer, doit conserver un équilibre entre « les trois grandes quantités plastiques que sont les Lignes, les Formes et les couleurs », et que « la valeur réaliste d’une œuvre d’art est parfaitement indépendante de toute qualité imitative. » 

Les amis de Montparnasse et l’école de Paris. II

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L'esprit nouveau est celui du temps même où nous vivons.

Diego Rivera entreprend quelques portraits cubistes, celui du sculpteur russe Oscar Miestchaninoff, celui du peintre, russe également, Alexandre Zinoviev, celui du sculpteur lithuanien Jacques Lipchitz. Angelina Beloff l’a introduit dans la communauté slave, ils sont des assidus de la terrasse de la Rotonde, quartier général de l’Europe centrale, et Diego s’est lié d’amitié avec Ilya Ehrenburg ; il a même peint une Nature morte à la balalaïkalà où les cubistes de la rive droite mettent une guitare espagnole.
Nature morte à la balalaïka 1913

Après les Indépendants, en mars 1914, Rivera est qualifié par Apollinaire, dans les Soirées de Paris, de « pas insignifiant du tout », ce qui l’enhardit suffisamment pour qu’il songe à une exposition individuelle. Berthe Weill, la petite dame aux verres si épais dans ses lorgnons de myope, accueille le mois suivant ses dix-sept tableaux dans sa minuscule boutique du 25 rue Victor Massé, basse de plafond, avec si peu de murs qu’il lui faut accrocher les toiles dès la plinthe. Apollinaire réitère dans le compliment minimal : cette fois, Diego est cubiste. Reste à rencontrer le chef de la bande, ce qui ne s’est pas encore fait, bien qu’il soit descendu de ses confins montmartrois pour prendre un atelier au 242 boulevard Raspail et, depuis bientôt un an, 5 rue Schoelcher. Jusqu’à ce qu’un matin, le chilien Ortiz de Zarate arrive, porteur d’un message : s’il ne va pas à Picasso, Picasso ira à lui !
Ce qui fut fait, et outre que l’on se montre ses toiles, on se présente ses amis, Rivera : Lipchitz, et Picasso : Juan Gris, Max Jacob et quelques autres. Là-dessus, Léopold Gottlieb et Moïse Kisling, qui ont des conceptions opposées de l’honneur de la Pologne, veulent absolument en découdre. Diego est le témoin du premier, au Parc des Princes, le 12 juin 1914, pour un duel qui commence au pistolet et finit au sabre, sans faire heureusement de victime. Autrement, Diego fréquente, le dimanche, la maison d’Alfonso Reyes, poète, écrivain, critique, l’un des fondateurs, à Mexico, de la société littéraire dite l’Athénée de la jeunesse, devenu sous-secrétaire de la légation du Mexique.
La déclaration de guerre atteint Diego et Angelina, en voyage avec Lipchitz, aux Baléares ; plutôt que de regagner Paris, ils vont à Barcelone, puis Madrid, où ils sont rejoints par Robert et Sonia Delaunay, Marie Laurencin et d’autres encore. Elle atteint Picasso dans le Midi : « lors de la mobilisation, j’ai conduit en gare d’Avignon Braque et Derain. Je ne les ai jamais retrouvés. » Foujita est à Londres à ce moment-là ; Kisling s’est engagé dans la Légion étrangère tandis que Gottlieb a rejoint les troupes de Pilsudski ; Férat s’est engagé lui-aussi, et beaucoup tentent de le faire, au moins dans « l’armée des travailleurs étrangers » mais souvent ils n’ont pas la santé suffisante. Blaise Cendrars, suisse, s’est engagé dans la Légion étrangère dès les premiers jours, et Guillaume Apollinaire a demandé la nationalité française pour pouvoir, en décembre 1914, à l’âge de 34 ans, aller à la guerre. Il a connu, avant de partir, de courtes amours avec Louise de Coligny-Chatillon (Lou), qui ont fini par une rupture douloureuse, une de plus.

Ce qui peut tenir sur une table de café.

L’État a mis sous séquestre les biens des Allemands, ceux-ci parfois obligés de s’enfuir pour ne pas être arrêtés au chef d’espionnage, et les premiers et rares soutiens du cubisme ont ainsi disparu : Wilhelm Uhde et sa petite galerie de la rue Notre-Dame des Champs, Daniel Kahnweiler et celle du 28 rue Vignon. La guerre prive presque tous les peintres étrangers des maigres subsides qui leur arrivaient de leurs lointaines familles, et il faut laisser la Ruche aux réfugiés. Soutine passe de Renault, qu'il quitte de peur d'y laisser ses doigts, au déchargement des wagons de la gare Montparnasse ; le poète polonais Zborowski doit se fait marchand de livres et de tableaux.

Diego revient d’Espagne en 1915 ; on le voit, sur une photo prise rue du Départ, lisant L’Information, le crâne rasé et la barbe également. L’écrivain Martin Luis Guzman, ancien de l’Athénée de la jeunesse, en exil depuis peu après avoir participé à la lutte armée aux cotés de Pancho Villa, vient poser chez lui durant six jours pour son portrait. Rivera fréquente la poétesse russe Marie Zetlin, et son écrivain de mari, Mme Volochin et le peintre André Lhote, ce Bordelais, ami de Jacques Rivière qui, pour sa première « montée » à Paris, six ans plus tôt, avait eu la chance de pouvoir laisser quelques-unes de ses toiles en dépôt chez André Gide, dans l’une des maison de cette même Villa Montmorency qu’habitèrent les Goncourt, mais avenue des Sycomores. Là, elles avaient voisiné avec l’Hommage à Cézanne, de Maurice Denis, qui en décorait le hall d’entrée.
Si, sur six toiles qu’avaient présentées cette année-là André Lhote au Salon d’Automne on ne lui en avait pris qu’une, la moins caractéristique, il exposait aux murs de l’appartement des Rivière, 24 rue Dauphine, pour lesquels il avait fait aussi un lit de bois sculpté, sans compter qu’à l’occasion de la première visite de Gide chez ses amis, il y avait apporté des moulages de ses statuettes. Les artistes français avaient eu ces chances-là, que leur enviaient leurs collègues étrangers, mais aujourd’hui ils étaient pour la plupart au front.

Quand il arrive à la Rotonde, avec son mètre quatre-vingts, sa barbe, son sombrero, Zadkin annonce « le vaquero mexicain » ; on entend : « voilà l’exotique ». Ici, les cubistes se sont mis à la pipe, retrouvant ainsi les us et coutumes de la brasserie Andler. C’est que leur univers pictural s’est à ce point rétréci, qui se limite à ce qui peut « tenir sur une table de café » qu’un objet de plus n’y est pas de trop, et que la condition pour qu’il figure sur la toile est de se le mettre d’abord à la bouche : on verra donc Picasso fumer la pipe, comme Rivera, comme Ehrenbourg.

Un musée à la préfecture de police.

A la terrasse, on trouve aussi Martov, le dirigeant des mencheviks, resté à l’écart du chauvinisme et qui, dans le journal de l’émigration russe, Golos (La Voix), créé à Paris au moment de l’offensive allemande contre la capitale, a lancé « un cri de protestation de la conscience socialiste contre la falsification de nos enseignements et contre la capitulation de nos représentants et dirigeants officiels ». Il est maintenant rédacteur de Naché Slovo (Notre Parole), le quotidien ayant changé de nom, aux côtés de Léon Trotski, arrivé à Montparnasse comme correspondant de guerre d’un journal de Kiev, de Lozovsky, futur secrétaire de l’Internationale syndicale rouge, de Lounatcharsky, futur Commissaire du peuple à l’éducation.
Kisling est revenu de guerre, en mai 1915, sérieusement blessé. Il se marie pourtant, et c'est une fête grandiose, qu'anime de sa bouffonnerie et de ses jeux de mots le poète cubiste Max Jacob, lui qui s'était juré pourtant de "ne jamais aller à Montparnasse", résolution écrite en gros sur son mur... pour le plaisir de la transgresser. A l’automne, Cendrars est amputé du bras droit. Braque est grièvement blessé lui aussi, trépané ; il lui faudra de longs mois de convalescence, on ne le reverra vraiment sur pied, au banquet qui l’accueille à l’académie Vassilieff, qu’en janvier 1917.
Soutine : Cité Falguière, vers 1914

Modigliani, après la Ruche, puis être repassé par Montmartre avec une poétesse anglaise, Béatrice Hastings, avoir logé sommairement rue Norvins et avoir eu un atelier au Bateau-Lavoir, atterrit à nouveau Cité Falguière. Modigliani travaille dehors, y sculpte ses cariatides : « plusieurs têtes de pierre, cinq peut-être, étaient posées sur le sol cimenté de la cour, devant l’atelier », raconte Lipchitz. Soutine, 23 ans, de dix ans son cadet, occupe un atelier à droite de la porte d’entrée du n° 11, d’où l’on voit la cheminée de l’Institut Pasteur. "Il détestait évoquer son amitié avec Modigliani, raconte Chana Orloff, il ne pardonnait pas à Modigliani de l'avoir entraîné à la boisson". Miestchaninoff, 29 ans, travaille dans le local contigu ; Foujita s’est installé là aussi.
Un jour, Brancusi découvre Modigliani évanoui près d’un bloc de pierre qu’il venait de tailler jusqu’à épuisement. Léopold Zborowski, qu’il a rencontré chez Lejeune, rue Huyghens, devient son marchand et, quand il les aura présentés l’un à l’autre, s’enthousiasme pour Soutine, qui n’a guère vendu jusqu’ici qu’aux commissaires Eugène Descaves, le frère de l’académicien Goncourt, et Léon Zamaron, dont le bureau, à la préfecture de police, est un musée de l’école de Paris. Zborowski lui verse désormais une pension, bien modeste, de cinq francs par jour mais c’est mieux que rien.

Quand finira la guerre ?

Profitant de l’empêchement de Uhde et Kahnweiler, Léonce Rosenberg a pris sous contrat l’essentiel des cubistes : Braque, Gris, Léger, Metzinger, Séverini, Lipchitz, Henri Laurens, et Rivera, sans doute à compter de 1916. Picasso lui-même vend par son intermédiaire mais sans exclusivité. Le 2 février 1916, Rivera écrit à Guzman que « Max Jacob, lors d’une visite chez Léonce Rosenberg », 19 rue de La Baume, a pris « pour un Picasso mon trophée de Mexico, que Picasso aime beaucoup ». Peu après, Diego fait un dessin ingresque d’un Soldat assis, qu’il dédie à « son cher ami Léonce Rosenberg », pendant que Picasso fait un portrait d’Apollinaire en uniforme, dédicacé pareillement : « A mon ami Guillaume Apollinaire ».
« Pendant que Rivera travaillait encore pour Rosenberg, raconte Marevna, Picasso passait le voir souvent à n'importe quelle heure, pour bavarder et regarder ses tableaux. Rivera rageait chaque fois et dit à plusieurs reprises : "Il m'emmerde, Pablo! S'il me chipe quelque chose, ce sera toujours Picasso, Picasso... mais de moi, on dira que je le copie! Un de ces jours, je vais le flanquer à la porte!" »
Bibli. de l'Univ. de l'Iowa
Une nouvelle revue, futuriste et cubiste, SIC(Sons, Idées, Couleurs) vient de voir le jour et, de même que Gautier avait pu rendre « les classiques » responsables de la défaite de 1870, elle accuse les passéistes d’aujourd’hui : « Vous qui avez ri ou craché sur Mallarmé, Manet, Sisley, Puvis, Rodin, Claudel, Marinetti, Picasso, Debussy, Dukas, Moussorgski, Rimski-Korsakov, / Vous qui avez pesté contre les chemins de fer, le télégraphe, le téléphone, les autos, les tramways électriques, les machines, les usines, (...) / C’est vous qui avez failli perdre la France... »
Ilya Ehrenbourg, devenu correspondant de guerre d’un journal russe, vient raconter les tranchées de Verdun rue du Départ, où l’on se demande « Quand finira la guerre ? », comme le montre un dessin de Marevna qui les représente sous ce titre : Diego, Ehrenbourg et Modigliani. Rivera a rencontré Marevna Vorobieva l’année précédente, mais c’est Angelina qui lui donne un fils : Dieguito.
Justement, elle n’en finit pas la guerre : Apollinaire est frappé à son tour, le 17 mars 1916, trépané. Pendant sa convalescence il écrit et publie le Poète assassiné, qui s’ouvre sur un frontispice de Rouveyre, le montrant à l’hôpital, la tête bandée. Cette prose, qui mêle le mythe à l’autobiographie, met en scène Picasso, alias «L'oiseau du Bénin», à l’origine de sa rencontre avec Marie Laurencin, ici Tristouse Ballerinette, qui ne l’aimera pas plus de huit jours. Picasso s’est retiré dans une petite villa avec jardin, 22 rue Victor-Hugo à Montrouge ; Soutine, Modigliani et Kikoïne ont loué une chambre-atelier à Clamart.

Quelques sonnets dénaturés de Blaise Cendrars.

L’exposition « L'Art Moderne en France » est organisée par André Salmon du 16 au 31 juillet 1916 chez Paul Poiret, très exactement dans la galerie que le couturier loue à Barbazanges, au 109 rue du Faubourg Saint-Honoré et, celle-ci étant accessible également par le 26 avenue d’Antin (auj. avenue Franklin-Roosevelt), sera appelée Salon d’Antin. C'est là que, pour la première fois, les Demoiselles d'Avignon portent leur nom, affiché à côté car la toile est présentée sans cadre, et là aussi que pour la première fois elles sont exposées publiquement : elles n’avaient pas bougé de l’atelier du peintre depuis leur création près de dix ans auparavant. Autour, des tableaux de Chana Orloff, Picasso, Gino Severini, Van Dongen, Marie Wassilieff ; devant : Gertrude Stein, Jacques Doucet, Georges Auric, Paul Valery, qui décrira par lettre l’évènement à André Breton ; au milieu, une matinée littéraire, le 21 juillet, sous la responsabilité d’Apollinaire.
Cendrars et son compatriote Émile Lejeune ont créé dans l’atelier de ce dernier, 6 rue Huyghens, une association, Lyre et Palette, qui y donne des soirées de concerts ou de conférences, aussi bien que des expositions ; en novembre 1916, Picasso, Ortiz de Zarate, Modigliani, Kisling y exposent, entre deux soirées de poésie et de musique, et sur la feuille-programme de l’une d’elles, on trouve quelques sonnets dénaturés de Blaise Cendrars, dédiés à Jean Cocteau, à Éric Satie, ou pleins de l’Académie Médrano ; d’autres jours, il y a là un concert de l’un ou l’autre de ces musiciens en rupture avec le romantisme de Wagner et l’impressionnisme de Debussy, que Cocteau voudra lancer comme « Les Nouveaux Jeunes » et qu’un critique rebaptisera plus simplement le « groupe des six ».
En février 1917, Picasso scandalise la Rotonde et ses fumeurs de pipe : il a accepté la proposition, que lui a faite Cocteau, de participer à la création d’un ballet, Parade. « Le pire fut que nous dûmes rejoindre Serge de Diaghilevà Rome et que le code cubiste interdisait tout autre voyage que celui du Nord-Sud entre la place des Abbesses et le boulevard Raspail », ironisera Cocteau. Modigliani est allé habiter 3 rue Joseph Bara chez Zborowski,  auquel il cède sa production pour quinze francs par jour.
Gino Severini, vers 1917
Un mois plus tard, Pierre Reverdy, qui vient précisément de lancer une revue, le 15 mars, au nom de la ligne de métro précédemment citée, Nord-Sud, y a donné un article, « Sur le cubisme », dont il reprend les envolées théoriques face à Diego Rivera et André Lhote, chez ce dernier, au 38 bis rue Boulard, et au sortir du restaurant Lapérouse. Rivera en vient aux mains, et Max Jacob, observateur du pugilat, prévient Jacques Doucet qu’il s’ensuivra certainement une coupure durable entre Lhote, Metzinger et les cubistes russes qui se rangeront derrière Rivera, et Braque, Gris, Picasso qui soutiendront Reverdy.

L’homme n’était qu’un bourgeois qui va à la messe.

« L’affaire Rivera » est portée en place publique et, au numéro 3 de Nord-Sud, le 15 mai, Reverdy signe Une nuit dans la plaine, conte dans lequel on reconnaît sans peine le glouton Rivera – ce pourquoi il était obèse –, en cannibale, « anthropoïde sans vergogne » se prenant pour un savant mathématicien (Rivera étudiait les théories de Jules-Henri Poincaré) alors qu’il n’est que le doyen d’une école de suiveurs.
Mais de tout cela, contrairement aux prévisions de Max Jacob, Picasso n’a cure : à Montrouge, il brosse le rideau de scène de Parade, pastiche de la peinture rudimentaire qui décore les baraques foraines : écuyères, Arlequin, jongleurs et guitariste. La première du ballet de Cocteau, au Châtelet, a lieu le 18 mai 1917 ; tout Montparnasse est là, les peintres en chandail et veste d’ouvrier au milieu des élégantes. Picasso a un sweater grenat et une casquette de jockey. Le rideau, aux couleurs pimpantes, s’ouvre sur des figures de trois mètres de haut, les Managers, dont il a eu l’idée, qui écrasent quelque peu par leur stature les personnages dansés. Or ces géants, il les a dessinés à la manière cubiste ; les autres ne sont que des danseurs : allégorie du triomphe de l’esthétique nouvelle sur la tradition ? A la musique de Satie, s’ajoute un collage de crépitements de Morse et de machines à écrire, de sirènes et autres bruits industriels. Le public en fait encore plus, et si les auteurs ne se font pas lyncher à la sortie, c’est uniquement parce qu’Apollinaire, préfacier du programme, - qu’il a placé sous l’égide d’un néologisme : « sur-réalisme » -, est là en uniforme, blessé de guerre.

Modigliani a rencontré Jeanne Hébuterne, une étudiante de 19 ans de l’Académie Colarossi, située 10 rue de la grande Chaumière, où enseigne l’un des futurs « constructeurs », André Favory. Elle devient sa compagne, et en juillet, pour ses 33 ans, il s’installe avec elle dans une chambre que loue pour eux Zborowski à coté de l’académie, au n° 8.
La révolution russe, - pour laquelle Ehrenbourg a déjà quitté Paris -, l’évolution du régime mexicain avec la signature d’une nouvelle constitution démocratique, tout pousse Diego Rivera à s’éloigner d’un Rosenberg qui promeut son écurie cubiste comme héritière de la tradition classique française. En septembre 1917, il rompt son contrat avec le galeriste, un an avant son terme, et monte le groupe « Les constructeurs », reprenant une formule d’Elie Faure, le neveu d’Élisée et d’Elie Reclus, qui avait réuni sous ce titre, en 1914, des études consacrées à Cézanne, Dostoïevsky, Lamarck, Michelet et Nietzsche. Il y voyait la grandeur de Cézanne dans ce que le peintre – l’homme n’était qu’un bourgeois qui va à la messe -, exprimait à son insu les forces de reconstruction sous-jacentes à une société se désagrégeant.
Diego peint ce qu’il voit de son logis du 26 rue du Départ, Couteau et fruits devant la fenêtre, en octobre, trois jours après la mort de Dieguito, son fils, emporté par la grippe espagnole, et le Chemin de fer de Montparnasse.

L'esprit nouveau est celui du temps même où nous vivons.

Le 26 novembre, un texte d’Apollinaire datant de 1912, « L'Esprit nouveau des poètes », est lu par Pierre Bertin au théâtre du Vieux-Colombier : « L'esprit nouveau est celui du temps même où nous vivons ». « Il lutte pour le rétablissement de l'esprit d'initiative, pour la claire compréhension de son temps et pour ouvrir des vues nouvelles sur l'uni­vers extérieur et intérieur qui ne soient point inférieures à celles que les savants de toutes catégories décou­vrent chaque jour et dont ils tirent des merveilles. » « Les poètes ne sont pas seulement les hommes du beau. Ils sont encore et surtout les hommes du vrai, en tant qu'il permet de pénétrer dans l'in­connu, si bien que la surprise, l'inattendu, est un des principaux ressorts de la poésie d'aujourd'hui. »
Le 3 décembre 1917, Zborowski organise la première exposition personnelle de Modigliani à la galerie de Berthe Weill, maintenant 50 rue Taitbout. Les nus exposés dans la vitrine font scandale et doivent en être retirés sous peine de saisie pour outrage à la pudeur ; du coup, rien n’est vendu. Quelques mois plus tard, en mars 1918, Zborowski envoie Modigliani se refaire une santé dans le midi, avec Jeanne qui est enceinte ; il y expédie également Soutine pour la même raison.
Diego Rivera, Pont à Arcueil, 1918
Guillaume Apollinaire épouse à Saint-Thomas-d’Aquin, le 2 mai 1918, celle qui a été son infirmière, Jacqueline Kolb, dite Ruby. Ses témoins sont Picasso et Antoine Vollard, ceux de sa future épouse : la femme de Picabia et Lucien Descaves ; Apollinaire, avec l’Hérésiarque et Cie avait obtenu trois voix au Goncourt en 1910. Le 12 juillet, Picasso convole à son tour, avec Olga Kokhlova, devant des témoins qui sont Apollinaire, Jean Cocteau et Max Jacob. Diego Rivera s’est installé chez Adam Fisher, à Arcueil, pour se protéger des bombardements qui frappent Paris ; il y peint le pont, l’avenue du Dr Durand, et le coude d’une rue. Il fait aussi le portrait de René Paresce, le peintre suisse-italien chez lequel les Trotski ont vécu, dans sa maison de Sèvres, en 1915. A l’été, avec Cocteau, André Lhote et sa femme, Adam Fisher et la sienne, Diego et Angelina vont au Piquey, sur le bassin d’Arcachon, « dans des paysages du Texas » où Cocteau « se promenait tout nu » l’été précédent.
« Les Constructeurs », Rivera, Lhote, André Favory, Eugène Corneau, Gabriel Fournier, le sculpteur Paul Cornet (dont Diego fera le portrait l’année suivante), et le sculpteur danois Adam Fisher, s’exposent collectivement chez Eugène Blot, rue Richepanse, durant les mois d’octobre et de novembre 1918, dans une manifestation organisée par Louis Vauxcelles, précédemment étiqueteur des « fauves » et du « cubisme ». Le 9 novembre, Apollinaire, resté affaibli par son opération, a été emporté par la grippe espagnole ; au-dessus de son lit de mort était toujours accroché le tableau de groupe de Marie Laurencin.

Picasso si.

En mai 1919, Modigliani est de retour à Paris et Jeanne, de nouveau enceinte, l’y rejoint avec leur fille, née le 29 novembre précédent, un mois plus tard. Le 8 juin, un hommage à Apollinaire est donné à la galerie de l’Effort moderne de Léonce Rosenberg ; parmi les lecteurs de ses poèmes, un jeune homme de 16 ans, Raymond Radiguet, que Cocteau dévore des yeux. Diego est de nouveau en Gironde, mais à Sainte-Foy-la-Grande, chez Elie Faure ; il fait le portrait  du fils de celui-ci, Jean-Pierre. S’il a pu déclarer à un journaliste, un peu plus tôt : « jamais je n’ai cru en Dieu, mais en Picasso si », c’est dans la vénération pour le « père Cézanne » qu’il communie à présent avec son hôte comme avec Louis Vauxcelles. Marevna lui donne une fille : Marika.
La tuberculose rattrape Modigliani le 22 janvier 1920 ; il est transporté inconscient à l’Hôpital de la Charité, 47 rue Jacob, il y meurt deux jours plus tard d’une méningite tuberculeuse sans avoir repris connaissance. Kisling l'a assisté jusqu’à la fin. Le lendemain, Jeanne Hébuterne enceinte de huit mois se jette du cinquième étage de l’immeuble de ses parents, laissant la petite Jeanne orpheline. Diego Rivera a une liaison avec Elen Fischer, l’épouse d’Adam. Le 21 décembre, c’est la reprise de Parade. Georges Auric, qui devient le critique musical de la NRF, y consacre au ballet un article, fort approuvé par Gide qui reprochait déjà à Cocteau « non point tant de suivre, que de feindre de précéder ».
En juillet 1921, Diego Rivera, laissant Angelina au rivage français, rentre au Mexique, où il se dépêche d'oublier, picturalement, Paris au profit de "l'art maya, aztèque ou toltèque", conscient de « la nécessité d’un art populaire capable de nourrir esthétiquement les masses ». Soutine ne rentre du Midi, où il a peint comme un forcené, que six mois plus tard, avec près de deux cents œuvres. A la fin de l’année, un riche américain, le docteur Barnes, en achète soixante-quinze d’un coup, pour 60 000 francs.

Les surréalistes : des amis exclusifs I.

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« Ils se sentaient voisins par les cent détails qui distinguent une génération des précédentes. Leurs mœurs, leurs sensibilités, leurs goûts étaient contemporains. Leurs aînés vivaient dans les cafés et demandaient à des philtres divers l’embellissement de leurs jours. Eux, ne se plaisaient que dans la rue et si, par hasard, ils s’arrêtaient à des terrasses, ils n’y buvaient que de la grenadine pour la belle couleur de cette boisson. » Aragon, Anicet ou le Panorama.
« [Le] romantisme, dont nous voulons bien, historiquement, passer aujourd’hui pour la queue » écrit dans le Second manifeste André Breton, qui souhaitera que « le centenaire de 1830 se marque à l’intérieur du surréalisme par des violences ».

Monnier avant Adrienne, même adresse. Grasset, 1897; Gallica
En septembre 1917, Louis Aragon, PCN achevé et en première année de médecine, est mobilisé au Val-de-Grâce ; au-delà d’une vitre, il aperçoit quelqu’un qui semble aussi peu concerné que lui par un bizutage en cours : « Nous avons été présentés l’un à l’autre, me semble-t-il, il y a de cela quelque temps, rue de l’Odéon, chez Melle Monnier, vous lisiez un numéro des Soirées de Paris ». André Breton, bien qu’il ne soit que de dix-huit mois son aîné, a déjà passé plus de deux ans sous les drapeaux, d’abord au service de santé de Nantes puis au centre psychiatrique de la IIe armée à Saint-Dizier.
Le lendemain, les deux jeunes gens descendent et remontent interminablement le boulevard Raspail, intarissables : ils étaient l’un et l’autre, sans se connaître, à la première des Mamelles de Tirésias, le 24 juin, au conservatoire Renée Maubel, rue de l’Orient, à Montmartre, où Jacques Vaché, en uniforme d’officier anglais, revolver au poing, « parlait de tirer à balles sur le public », et le public, ce soir-là, c’était Adrienne Monnier, la libraire, Sylvia Beach, son amie et Cyprian, la sœur de celle-ci, qui avait interprété Belle-Mirette dans la série Judex de Louis Feuillade...
Breton était en relation avec des hommes comme Apollinaire, qu’il avait rencontré au lendemain de sa trépanation, le 10 mai 1916, et qu’il devait revoir presque chaque jour jusqu’à sa mort, Max Jacob, Paul Valéry, André Derain, et Marie Laurencin. Ils s’arrangèrent pour être voisins de lit, et faire leurs gardes ensemble, au cours desquelles ils se lisaient à haute voix les Chants de Maldoror, et souvent à tue-tête pour couvrir les cris des fous du « 4e Fiévreux », rendus plus fous encore par les alertes aériennes : « Heureux celui qui dort paisiblement dans un lit de plumes arrachées à la poitrine de l’eider, sans remarquer qu’il se trahit lui-même. Voilà plus de trente ans que je n’ai pas dormi... »
Nul texte n’aurait pu tomber plus à propos : Breton était insomniaque dès l’adolescence et Aragon « paraissait ne jamais avoir besoin de dormir. » « Je cherche toujours la fatigue » dira-t-il à Matthew Josephson, auquel il semblait qu’il connaissait « chaque maison, chaque pierre de Paris » quand il le faisait marcher, la nuit durant, de Montparnasse à Montmartre.

Kraepelin et Freud m’ont donné des émotions très fortes.

 Breton présente à Louis Aragon ses amis : Théodore Fraenkel, condisciple du lycée Chaptal puis de la fac de médecine, Philippe Soupault, un fils de grands bourgeois liés à la famille Renault, dont le père est gastro-entérologue des hôpitaux, et peut-être Paul Éluard, dont il vient de faire la connaissance par Jean Paulhan. Éluard, à 22 ans, est marié depuis février avec Héléna Diakonova, dite Gala, qu’il connaît depuis ses 17 ans et le sanatorium de Davos où ils ont passé ensemble plus d’une année. Ils attendent un enfant, Cécile naîtra le 11 mai 1918, et ils habiteront au 4ème étage du 3 rue Ordener, trois étages au-dessus des parents de Paul.
Aragon, Breton et Soupault décident de fonder une revue « pendant l’hiver de 1917-18, le long du boulevard Flandrin, comme André Breton venait de montrer à Philippe les lettres de Jacques Vaché et que nous traînions dans la fumée du chemin de fer de ceinture », racontera Louis Aragon. Les jeunes gens, en attendant, donnent quelques articles à SIC, et à Nord-Sud. Aragon, nommé médecin auxiliaire en avril 1918, est envoyé au front en juin ; Breton, qui a raté l’examen, reste plus près de Paris, cantonné à Saint-Mammès, à côté de Moret-sur-Loing.
C’est en Alsace, qu’Aragon reçoit l’annonce que leur revue, Littérature, va sortir grâce à l’argent réuni par Philippe Soupault. Le premier numéro, publié le 19 mars, réunit sous une couverture austère : Gide, Valéry, Léon-Paul Fargue, André Salmon, Reverdy, Cendrars, Paulhan, Max Jacob et des nostalgies de jeunesse : « Je te regrette, ô ma rue Ravignan !... » Littérature est en dépôt général chez Adrienne Monnier, au 7 rue de l’Odéon, à la Maison des amis des livres.
Au cours de la permission qui suit, Aragon consacre deux soirées à relire avec Breton les Vingt-cinq poèmes de Tzara, dont il rend compte dans le second numéro de Littérature : la revue soutient Dada. Breton correspond avec Zurich : « J’ai fait peu de philosophie : une classe de collège et quelques lectures, mais la psychiatrie m’est très familière (je suis étudiant en médecine, quoique de moins en moins). Kraepelin et Freud m’ont donné des émotions très fortes. » L’année précédente, Breton a fait fonction d’interne provisoire, à la Pitié, dans le service de Babinski, l’élève préféré de Charcot, le grand patron d’une nouvelle neurologie.
Meurisse, 1920. Gallica
Aragon, enterré dans les tranchées, a la nostalgie des salles obscures, celles de l’Electric-Palace, du boulevard des Italiens, et des Folies-Dramatiques, cet ancien théâtre et Opéra populaire du 40 rue René Boulanger, où avaient été créées des opérettes comme la Fille de Mme Angot ou les Cloches de Corneville, heureusement remplacées par la moderne invention des frères Lumière. Dans le Film, la revue de Louis Delluc, il rappelle l’influence du septième art sur ses devanciers : « Avant l’apparition du cinématographe, c’est à peine si quelques artistes avaient osé se servir de tout ce qui chante notre vie, et non point quelque artificielle convention, ignorante du corned-beef et des boîtes de cirage. Ces courageux précurseurs, qu’ils fussent peintres ou poètes, assistent aujourd’hui à leur propre triomphe, eux qu’un journal ou un paquet de cigarettes savait émouvoir. Ces lettres qui vantent un savon valent les caractères des obélisques ou les inscriptions d’un grimoire de sorcellerie : elles disent la fatalité de l’époque. »

Notre bouche est plus sèche que les plages perdues.

Quand il rentre à Paris, démobilisé, vers la mi-juin1919, - Éluard l’a été un mois plus tôt-, Breton l’entraîne à La Source, un café du boulevard Saint-Michel, et lui lit les quatre premiers chapitres des Champs magnétiques : « Notre bouche est plus sèche que les plages perdues ; nos yeux tournent sans but, sans espoir. Il n’y a plus que ces cafés où nous nous réunissons pour boire ces boissons fraîches, ces alcools délayés et les tables sont plus poisseuses que ces trottoirs où sont tombées nos ombres de la veille... » 
Dans ce même café, Breton et Soupault ont noirci ce papier huit à dix heures par jour, la fatigue devant jouer son rôle et les plonger dans un état second, en essayant successivement plusieurs méthodes : écrire en alternance des phrases ou des paragraphes ou rédiger chacun de son côté et confronter les résultats. « J’écoutais donc, se souviendra Aragon. Cela était inscrit sur des cahiers d’écolier. André s’était placé de façon à ce que, d’où j’étais, je ne puisse voir l’écriture, savoir par l’écriture de qui était cette phrase, ce passage. Ils avaient écrit cela ensemble. André craignait apparemment que j’en eusse quelque agacement... »
Aussitôt, Aragon se met à son tour, dans ce même café, à l’écriture automatique. Il reprend ses études, il vit toujours chez sa mère, à Neuilly, d’où il vient en tram jusqu’au café basque Certâ, passage de l’Opéra, nouveau point de rencontre. « C’est ce lieu où vers la fin de 1919, un après-midi, André Breton et moi, écrira Aragon dans le Paysan de Paris, décidâmes de réunir désormais nos amis, par haine de Montparnasse et de Montmartre, par goût aussi de l’équivoque des passages, et séduits sans doute par un décor inaccoutumé qui devait nous devenir si familier ; (...) les tables n’y sont pas des tables, mais des tonneaux. Autour des tonneaux sont groupés des tabourets cannés et des fauteuils de paille ; presque chaque fauteuil de paille est différent de son voisin... »
Martial, 1877. Gallica
Un décor kitsch, un lieu suranné : c’est au Second Empire que ce passage était à la mode, quand il reliait le boulevard des Italiens à la rue Le Peletier où était l’Opéra jusqu’en 1867, et que l’on y trouvait l’un des premiers pâtissiers et confiseurs, « le Gâteau d’amandes », et l’un des premiers restaurants : l’ancien restaurant Leblond. S’y trouve désormais un Théâtre moderne, une scène érotique aux canevas immuables, - « un prétexte quelconque, fête du harem, album de photographies feuilleté en chantant, suffit pour faire défiler cinq ou six femmes nues qui représentent les parties du monde ou les races de l’empire ottoman » -, dont le chef-d’œuvre, Fleur-de-Péché, sera évoqué aussi bien par une note de Soupault dans Littérature que par Aragon dans le Paysan de Paris. Et le passage de l’Opéra offre encore une marchande de mouchoirs et un marchand de timbres-poste, un coiffeur qui eut pour client les Goncourt, Horace Vernet et peut-être Courbet, une maison close et des péripatéticiennes.

Il n’y a personne des Dadas, Monsieur.

Le Passage des Panoramas, voisin, avait été lui aussi un passage à filles, et même le haut lieu des plus chères, comme on peut le lire dans Nana. Du coup c’est là que, le 29 mars 1881, la police des mœurs qui avait tous pouvoirs et ne faisait pas le détail, avait interpellé une dame qui y stationnait dans l’attente de ses enfants. La méprise avait entraîné une relance de la campagne contre la police des mœurs et Mme Eyben, la victime, avait demandé l’autorisation de poursuivre le préfet de police, Louis Andrieux, sans succès, ce dernier étant aussi parlementaire. Mais le préfet avait dû supprimer sa brigade spécialisée puis, la presse de gauche ayant donné à entendre qu’il était compromis dans un scandale de mœurs, démissionner. Louis Andrieux était le père naturel d’Aragon qui, en choisissant le Certâ, commémorait en quelque sorte journellement et sans le savoir, dans la mesure où les faits remontaient à plus de seize ans avant sa naissance, la chute du policier des mœurs, son père.
Quand Aragon téléphone au Certâ et que ses amis n’y sont pas encore, il entend la caissière lui répondre le plus naturellement du monde : « Il n’y a personne des Dadas, Monsieur. » Justement, l’inventeur du Dada, Tristan Tzara, le Roumain explosif à tête de nihiliste slave qu’accentue un lorgnon, arrive à la gare de l’Est le 19 janvier 1920, et ils l’y attendent comme fut attendu Rimbaud, « cet adolescent sauvage qui s’abattit au temps de la Commune sur la capitale dévastée ». Tzara refuse toute filiation : « quelques amis et moi, nous pensions n’avoir rien de commun avec les futuristes et les cubistes », a-t-il répondu à la NRF par le truchement du n° 10 de Littérature, en décembre.
Rol, 1914. Gallica
Cinq jours plus tard, a lieu le premier Vendredi de Littérature, dans l’une des petites salles du Palais des Fêtes, 199 rue Saint-Martin, où avait été projeté, juste avant la déclaration de guerre, le film d’Armand Guerra consacré à la Commune, en présence des vétérans de celle-ci : Jean Allemane, Camélinat, Nathalie Lemel... Le programme est illustré d’un poème d’Apollinaire, Avant le cinéma, et d’un dessin de Marie Laurencin, Musique, repris de la revue 391. Le Vendredi se compose de lectures de poèmes de la génération aînée : Apollinaire, Reverdy, Cendrars, Max Jacob par des comédiens comme Pierre Bertin et Marcel Herrand, de présentations de peintures, dont le Double Monde de Picabia, puis c’est enfin place aux jeunes tandis que la salle hurle, Florent Fels en tête : A Zurich ! Au poteau !
D’autres « manifestations dérisoires et légendaires » suivent, le 5 février au Salon des Indépendants, les 7 et 19 février dans la salle de La Coopération des Idées, l’Université populaire du 157 faubourg Saint-Antoine.

De la rue de Bretagne à Saint-Julien-le-Pauvre.

 Éluard est le seul membre du groupe qui outre les revues – Littérature, et Proverbe, qu’il a créée -, écrit au coin des rues, sur les plaques émaillées des ensembles immobiliers d’Aubervilliers et de Saint-Denis lotis par son père qui l’a associé à ses affaires : il nomme ainsi des voies « Gérard de Nerval », « Guillaume Apollinaire », et même « Jacques Vaché », celui qui bouleversa Breton et a été trouvé mort à Nantes, sa ville natale, d’avoir absorbé une trop forte dose d’opium.
A Cologne, Éluard fait la connaissance de Max Ernst, l’animateur du groupe Dada local, peintre, poète, qui a étudié la psychologie à Bonn,  et ils se rendent compte que durant la guerre, au cours de laquelle l’Allemand a été blessé à deux reprises, ils s’étaient trouvés, dans les premiers mois de 1917, de part et d’autre du même front.
En décembre, les habitués du Certâ publient un procès verbal de leur réunion du 19 octobre « tenant à marquer que la publication de Littérature n’a rien de commun avec les diverses entreprises d’avant-garde artistico-littéraire ». On y a pris position et voté afin de déterminer si la poésie trouvera encore place dans la revue, si l’on écrit pour ou parce que, si le langage peut être un but. Les signatures délimitent qui est Dada à Paris à cette date : Aragon, Breton, Drieu La Rochelle, Éluard, René Hilsum, Jacques Rigaut, Théodore Fraenkel et Philippe Soupault par procuration.
Breton a laissé tomber la médecine. Philippe Soupault est le témoin de la « scène douloureuse », dans la chambre de son ami à l’Hôtel des Grands Hommes, place du Panthéon, quand ses parents, venus de leur domicile de la route d’Aubervilliers à Pantin, eux qui ont incité André à choisir cette voie parce qu’elle représente une promotion sociale, lui reprochent son refus de continuer ses études et lui coupent les vivres. Breton entre alors comme correcteur d’épreuves à la NRF, puis devient le conseiller artistique du couturier Jacques Doucet, aux appointements de 800 francs par mois.
Le nouveau « salarié » s’en va, en compagnie d’Aragon au 49 rue de Bretagne, siège de la Fédération de Paris du parti socialiste, comme l’on dit encore dans l’immédiat après-congrès de Tours : « Voilà, nous sommes à votre disposition, nous ne sommes pas des communistes, mais nous ferons ce que nous pourrons pour le devenir... » Mis en vers ensuite par Aragon dans les Yeux et la mémoire, ça aura beaucoup d’allure : « Il m’eût fallu une âme bien mesquine / Pour ne pas me sentir cet hiver-là saisi / Quant au Congrès de Tours parut Clara Zetkin / D’un frisson que je crus être la poésie (...) Cet après-midi-là je fus rue de Bretagne (...) Le ciel gris de Paris au sortir du local / J’errais Il y avait par là dans ce quartier / Le siège de la Première Internationale / On vient de loin disait Paul Vaillant-Couturier ». Sauf que ce jour de janvier 1921, d’y voir un « gros homme » nommé Georges Pioch, et son « espèce de fausse bonhomie » suffit à leur faire faire demi-tour.

La scène était dans la cave...

Les Dadas lancent les balades nulles, comme celle qui consiste à prendre en pitié l’église de Saint-Julien... le pôvre ! Rendez-vous est donné pour le jeudi 14 avril 1921, à 3 h. La visite se fera sous la conduite de Gabrielle Buffet, la femme de Francis Picabia, et l’on y verra – pour autant que l’on puisse distinguer quelqu’un à travers cette pluie battante, Roger Vitrac accompagné de ceux avec lesquels il anime la revue Aventure : René Crevel, Georges Limbour, et Jacques Baron, encore lycéen, admirer Breton et Tzara, chacun le monocle à l’œil, pour leur courage à faire front aux éléments déchaînés, au milieu de Arp, Éluard, Fraenkel, J. Hussar, BenjaminPéret, Georges Ribemont-Dessaignes, Jacques Rigaut et Philippe Soupault. Vitrac présentera ensuite ses amis à Aragon, petite moustache, croix de guerre et serviette de cuir.
Arp, Baargeld et Max Ernst ont fondé à Cologne la revue Der Ventilator. Ernst, comme Arp, retrouve Paris : il y a déjà passé un été, en 1913, invité par Apollinaire qu’il avait hébergé à Cologne, et il l’a consacré à flâner interminablement. Cette fois, il s’installe. Sa première exposition, le 2 mai, à la galerie Au Sans Pareil a pour titre « Mise sous whisky marin ». Un prospectus rose affirme : « Entrée libre - les mains dans les poches. Sortie facile. Tableau sous le bras. Au-delà de la peinture. » Gide y vient avec René Clair, Marc Allégret, Marcel Herrand, et Louis Vauxcelles. « La scène était dans la cave et toutes lumières éteintes... Un autre farceur, caché derrière une armoire, injuriait les personnalités présentes... Les Dadas, sans cravate et gantés de blanc, passaient et repassaient. André Breton croquait des allumettes, Georges Ribemont-Dessaignes criait à chaque instant: "Il pleut sur un crâne", Aragon miaulait, Philippe Soupault jouait à cache-cache avec Tzara, tandis que Benjamin Péret et le Russe Charchoune se serraient la main à chaque instant. »
Une dizaine de jours plus tard, le vendredi 13 mai 1921, à 20h30, c’est le « Procès Barrès » à la salle des Sociétés savantes, 8 rue Danton, où Lénine faisait encore des discours huit ans plus tôt. Le Soldat inconnu est à l’audience, témoin à charge, incarné par Benjamin Péret, marchant au pas de l’oie dans un uniforme allemand, et parlant allemand dans son masque à gaz ; de tout son être sourd la violence dont, forcé par sa mère de s’engager adolescent en pleine guerre, pour avoir barbouillé une statue sur une place de Nantes, les combats l’ont marqué.
L’été égaille le groupe, Breton part au Tyrol avec l’Alsacien Arp, l’Allemand Ernst et le Roumain Tzara tandis qu’arrivent à Paris un certain nombre d’Américains, dont Man Ray qui connaît Duchamp et Picabia depuis bientôt une dizaine d’année.
Breton épouse en septembre Simone, l’une des sœurs Kahn, filles d’un importateur de Strasbourg, et amies de pensionnat, avenue de Villiers, des quatre sœurs Maklès, dont Bianca, l’aînée, a été leur condisciple à la fac de médecine, à Fraenkel et à lui. Ils s’installent 42 rue Fontaine. Man Ray expose en décembre à la galerie Six, la librairie que Soupault vient d’acheter à sa femme.

Entrée des médiums.

Dans les premiers mois de 1922, Breton propose un « Congrès pour la détermination et la défense de l’esprit moderne » que doivent organiser quatre revues, représentées par lui-même pour ce qui est de Littérature, Ozenfant pour l’Esprit Nouveau, Paulhan pour la NRF et Vitrac pour Aventure, sans compter les peintres Robert Delaunay et Fernand léger, et le musicien Georges Auric. Pendant qu’ont lieu ces préparatifs, Aragon, un matin, laisse délibérément filer le tram qui doit l’emmener à l’École de Médecine passer un concours d’internat qu’il n’est que trop sûr de réussir. Le soir même, il emmène fêter ça quelques amis, dont ses amis américains, au Zelli’s de Joe Zelli, un nouvel endroit tout près de la place Blanche (16, rue Fontaine), où l’on fait du jazz toute la nuit : « Nous allons célébrer la fin de ma carrière médicale » !
Aragon quitte du même coup le 4eétage du 12 rue Saint-Pierre, à Neuilly, et sa mère. Il devient à son tour conseiller de Doucet pour une bibliothèque à constituer dans un pavillon proche de la rue Dauphine, moyennant 500 francs par mois. Il va passer d’hôtel en hôtel dans la chaîne des établissements en –or, comme le Grosvenor de la rue Pierre-Charron, qui appartiennent à la famille de Marcel Duhamel, hébergé gratis mais clandestinement, ce qui lui interdit d’y recevoir quiconque et rend un peu vaine son indépendance.
Les ventes-séquestre de la galerie « allemande » de D.H. Kahnweiler ont lieu à ce moment-là ; les Picasso, Braque, Gris, Derain, Léger, Vlaminck y sont bradés. Aragon et Breton les fréquentent assidûment, avec Tzara et Paulhan. Le 4 juillet, à la troisième de ces ventes, Aragon achète le grand Nu bleu de Braque pour 240 francs.
Une nouvelle série de Littérature reprend en mars, et Adrienne Monnier, sa dépositaire prépare la traduction d’Ulysse, que Sylvia Beach, sa voisine d’en face, au 12 rue de l’Odéon, a publié à Paris, l’année précédente. James Joyce reconnaît comme précurseur de son « flux de conscience » le monologue intérieur introduit dans la prose des Lauriers sont coupés par Édouard Dujardin, le créateur de la Revue wagnérienne. Max Ernst illustre deux recueils d’Éluard : Les malheurs des immortels et Répétitions.
Le congrès de clarification a fait long feu mais Dada cède la place. « Après avoir attiré l’attention sur la présence constante de la mort parmi nous, Dada se tait, il ne combat même plus car il sait que cela n’a pas d’importance ; ce qui intéresse un dadaïste, c’est sa propre façon de vivre », déclare Tristan Tzara dans une conférence, en septembre. Le même mois, « Crevel nous entretint d’un commencement d’initiation spirite dont il était redevable à une dame D... » écrira Breton. La dictée de l’inconscient dans l’écriture automatique, un temps brouillée par le nihilisme Dada, fait retour dans les sommeils hypnotiques. Breton en expose le principe dans « Entrée des médiums », au n° 6 de Littérature, en novembre : « On sait, jusqu’à un certain point, ce que, mes amis et moi, nous entendons par surréalisme. (...) Par lui nous avons convenu de désigner un certain automatisme psychique qui correspond assez bien à l’état de rêve, état qu’il est aujourd’hui fort difficile de délimiter. »

Au rendez-vous des amis.

Les amis, cités, sont alors Aragon, Crevel, Desnos, Éluard, Ernst, Morise, Péret, Picabia, Soupault, Tzara. Desnos, amené par Péret à la fin de son service militaire, au printemps, s’est révélé un fabuleux dormeur-rêveur, bientôt susceptible de déverser son flot verbal sans aucune mise en condition, comme on allume la radio. Ce qu’il fait partout et, par exemple, chez Éluard, à Saint-Brice-sous-Forêt, une maison donnée par son père, un premier étage desservi par un escalier extérieur et un balcon en coursive, 3 bis rue Chaussée, près de l'église. L'équipe s'y retrouve régulièrement, et Max Ernst la soude en un tableau sous les figures tutélaires de Dostoïevski et de Raffaello Sanzio (Raphaël). Au rendez-vous des amis, figurent tous ceux cités par Breton dans « Entrée des médiums », moins Picabia et Tzara, mais flanqués de Fraenkel et de Gala, et des amis colonais de l’auteur, dont Johannes Theodor Baargeld, peintre et poète du Ventilator, qui allait disparaître cinq ans plus tard sur le Mont-Blanc, dans une avalanche, ce qui donne aux montagnes de la toile une allure étrangement prémonitoire. 
Lorsque, dans un appartement, des dormeurs hypnotiques, après avoir beaucoup parlé et gesticulé, font mine de se pendre à des portemanteaux, personne sans doute ne prend tout cela très au sérieux. Mais quand, à Saint-Brice, Éluard, lassé par l’intarissable Desnos, lui verse une carafe d’eau sur la poitrine pour « le réveiller », il faut se mettre à plusieurs pour empêcher celui-ci, en retour, de le poignarder avec un coupe-papier. La course-poursuite dans le jardin a peut-être plus à voir avec l’amour-propre blessé qu’avec les dangers de l’hypnose, néanmoins ces expériences prendront fin avec l’année 1923.
Aragon avait réussi à augmenter ses revenus auprès d’Hébertot qui, reprenant le Théâtre et la Comédie des Champs-Elysées, voulait lui faire faire de Paris-Journal, sorte de bulletin-programme de ses salles, un véritable hebdomadaire littéraire ; il toucherait 800 francs par mois. Mais au printemps de 1923, Doucet lui achète ses manuscrits et avec cette somme, Aragon s’en va vivre à Giverny, dans un moulin transformé en pension, en compagnie d’amis américains, Malcolm Cowley et E.E. Cummings. Le printemps est précoce, on se baigne dans la Seine dès le 25 avril, et c’est ainsi qu’Aragon voit pour la première fois, sur les Américains, une chemise qui s’ouvre entièrement sur le devant, comme une veste, au lieu de s’enfiler par l’encolure.
En juillet, Crevel tient un rôle dans Le cœur à gaz, une pièce de Tzara, et Dada appelle la police au théâtre Michel, 38 rue des Mathurins, pour en faire expulser Breton, Desnos, Péret et Éluard qui vient de gifler l’interprète, coupable de balancer entre les deux camps. Max Ernst, qui fait une eau-forte pour le recueil de Péret, Au 125 du boulevard Saint-Germain, se met à la fresque chez Éluard où il habite : dans une pièce pompéienne, au ciel bleu et aux architectures italiennes, il peint Au premier mot limpide, qui sera plus tard fixée sur toile.

Ont fait acte de surréalisme absolu Messieurs : ...

Éluard vit les relations de son ami et de Gala comme une crucifixion ; à l’hiver, il est à Rome chez Giorgio de Chirico. Le temps s’est arrêté, l’espace s’est pétrifié dans ces peintures métaphysiques, hantées par le vide et marquées par l’énigme, qui remontent déjà à dix ans. Le recueil d’André Breton, Clair de terre, s’ouvre sur cinq rêves dédiés au peintre italien.
Éluard s’est aussi lié d’amitié avec André Masson qui, avec Odette, sa femme, et Lily, leur fille, est installé dans un atelier misérable du 45 rue Blomet ; la bâtisse est à moitié effondrée mais la cour est grande, il y a des arbres et, au printemps, du lilas. « Masson se leva pour ensevelir le temps sous les paysages et les objets de la passion humaine. Sous le signe de la planète Terre ! », dira Éluard. L’atelier de Miro, rutilant, ordonné, jouxte le capharnaüm de Masson. Desnos a découvert le bal antillais, douze numéros plus loin, où Aïcha, le modèle, emmenait Pascin et où vont venir une bonne partie des surréalistes.
Breton déambule à travers Paris et rencontre une « voyageuse » qui, marchant sur la pointe des pieds, traverse les Halles et s’arrête au Chien qui fume, un restaurant ouvert la nuit. Un poème, Tournesol, rend compte de cette aimantation, prémonitoire.
Éluard n’en peut plus, il rompt les amarres. Le 24 mars 1924, à 10 heures du matin, il entre au bureau de poste de la rue du Faubourg Saint-Denis et envoie un pneumatique à son père, 3 rue Ordener : « J’en ai assez. Je pars en voyage... » Il a disparu. Puis il donne de ses nouvelles, de Saigon, à Gala qui l’y rejoint, à ses parents de Singapour. Ils sont de retour fin septembre. Ils s'installent avec Ernst dans une nouvelle maison, 4 avenue Hennocque à Eaubonne, non loin de Saint-Brice, mais Paul se prend aussi un atelier à Paris, au 3ème étage du 42 rue Fontaine, dans le même immeuble que Breton.
Breton a écrit, en juillet : « Le surréalisme est à l’ordre du jour et Desnos est son prophète ». Dada a envoyé un faire-part aux « amis et connaissances de Dada, mort à la fleur de l’âge d’une littératurite aiguë ». Cette fois, il est bien mort, d’une indigestion de Littérature ?, et l’un prend la suite de l’autre. En octobre, dans Commerce, Aragon publie Une vague de rêves, qui donne une nouvelle liste des affidés ; à la fin du mois, le Manifeste du surréalisme, la confirme : « Ont fait acte de surréalisme absolu MM. Aragon, Baron, Boiffard, Breton, Carrive, Crevel, Delteil, Desnos, Éluard, Gérard, Limbour, Malkine, Morise, Naville, Noll, Péret, Picon, Soupault, Vitrac ». Aragon n’avait pas dans sa liste Éluard mais y ajoutait André Masson, Man Ray, Antonin Artaud, Mathias Lübeck, Max Ernst, Maxime Alexandre, Alberto Savinio (le frère de Giorgio de Chirico), Georges Bessières, Denise (Naville), Simone (Breton), et Renée (une amie de Péret).
« Le nom même nous est venu de l'extérieur, de Nerval, qui disait d'ailleurs surnaturalisme, et d'Apollinaire », expliquera plus tard Aragon. « C’est en souvenir du poème d’Apollinaire, Onirocritique, que nous voulûmes lui rendre hommage en adoptant le qualificatif surréaliste », confirmera Philippe Soupault.

Le goût amer du Mandarin-curaçao.

Le 11 octobre 1924, s’est ouvert au 15 rue de Grenelle, dans un local mis à disposition par le père banquier de Pierre Naville, un « Bureau de recherches surréalistes », avec une permanence chaque après-midi, assurée par deux membres, afin de préparer la sortie de la nouvelle revue du groupe : La Révolution surréaliste. Des volumes de Fantômas, dans lesquels sont plantés des fourchettes, sont posés dans un coin, preuve qu’ici on a la dent dure, et Aragon et Breton s’apprêtent à y cracher symboliquement sur Un cadavre tricéphale par un tract que finance Drieu la Rochelle : « Loti, Barrès, France, marquons tout de même d’un beau signe blanc l’année qui coucha ces trois sinistres bonhommes... » On se rappelle qu’Anatole France avait refusé Mallarmé, Verlaine et Charles Cros au troisième Parnasse contemporain ; les surréalistes en tous cas s’en souviennent.
André Breton, qui a acheté dans une vente une toile de Masson, Les Quatre Éléments, s’est rendu rue Blomet pour inviter le peintre à participer aux recherches du bureau surréaliste. Masson tente lui aussi de trouver de l’automatisme en peinture, en posant sur la toile couleurs, colle, sable et autres matériaux et en cherchant la transe dans la vitesse, le geste convulsif.
Chez Masson, grièvement blessé en 1917 et passé par l’internement dans un asile, profondément traumatisé, on discute d’art mais aussi de psychanalyse et d’occultisme, introduit là par Artaud et Leiris, habitués du lieu comme Limbour. Georges Bataille, qui s’est lié avec le peintre, Leiris et Fraenkel, entrera ainsi en relation avec le groupe surréaliste.
Aragon retrouve celle qu’il aimait platoniquement depuis 1922 et qui vient enfin de rompre avec Drieu la Rochelle. Elle sera « la dame des Buttes-Chaumont » dans la deuxième partie du Paysan de Paris. La ballade, toute pleine de ses pensées, s’effectue à la fin de 1924, en compagnie de Breton et de Marcel Noll, un surréaliste de vie quotidienne, qui n’écrit ni ne peint, « habitué de Cyrano, commensal de la rue Fontaine ». Car où que l’on aille, c’est là que l’on revient. La prolongation du boulevard Haussmann a emporté le passage de l’Opéra et son Certâ, marquant le recouvrement de Dada par le surréalisme. Désormais, on se retrouve au Cyrano, place Blanche, en face de chez Breton.
« Breton se rendait au café comme à un bureau, avec la même astreinte. Les réunions de l’apéritif devenaient ainsi une sorte de permanence du surréalisme. On notait l’assiduité, se rappellera André Thirion. Cette assemblée quotidienne d’une partie du groupe permettait de faire face à l’évènement, d’esquisser sans délai des attaques, d’imaginer des parades et de ne pas attendre pour agir.... On allait au café vers midi, on y retournait à 7 heures. Breton aimait à y retrouver son monde ; il saluait d’un mot aimable ceux qui avaient espacé leurs visites et qu’il eût souhaité voir plus souvent. Il y avait une hiérarchie dans les apéritifs. Tous les anis, pernods, etc., formaient l’aristocratie ; on regrettait périodiquement l’interdiction déjà ancienne de l’absinthe. Les amers jouissaient aussi d’une haute considération, notamment le Mandarin-curaçao »

Il ne faut pas travailler.

Les séances d’écriture automatique en commun se font chez André Breton. « Les deux pièces décalées en hauteur par un court escalier, même par les jours de soleil et malgré les hauts vitrages d’atelier, m’ont toujours paru sombres, dira Julien Gracq. La tonalité générale, vert sombre et brun chocolat, est celle des très anciens musées de province.... Quand je venais le voir, j’entrais par la porte de l’autre palier, qui donnait de plain-pied sur la pièce haute. »
Est-ce par celle-là qu’entrent, un jour de 1925, Jacques Prévert, Yves Tanguy et Marcel Duhamel ? Pour faire bonne figure, ils se sont bourrés le nez de cocaïne, et Breton ne pourra rien contre ce triple débit proprement stupéfiant.
Ils vivent, 54 rue du Château, dans une ancienne boutique de marchand de peaux de lapins, surmontée d’un petit appartement, que Duhamel a fait doter, par les entrepreneurs travaillant pour les hôtel de son oncle, du gaz, de l’électricité, et de quelques commodités. Au rez-de-chaussée, une chambre sur pilotis a une fenêtre qui ouvre dans l’ancienne boutique et, entre ses piliers, des coussins entourent une table basse. Plus loin, un grand meuble supporte un gramophone, un aquarium à couleuvres, une cage de rats blancs. La courette a été fermée d’un toit muni de deux vasistas pour devenir la chambre de Tanguy et Jeannette ; à l’étage, celle de Prévert et Simone donne sur leur ciel de lit et, au-delà, sur la gare de marchandises de Montparnasse. La chambre de Duhamel regarde sur la rue Bourgeois, en face.
Sur la mezzanine, Tanguy a calligraphié Les frères la côte, d’Aragon, qu’il a trouvé dans le quatrième numéro, en juillet, de la Révolution surréaliste. Cette même édition reproduisait Les Demoiselles d’Avignon de Picasso. Surtout, elle proclamait en couverture : « Et guerre au travail », ce qu’Aragon appuyait d’un « Je ne travaillerai jamais, mes mains sont pures », tandis qu’Éluard affirmait que le « régime médiocre » des Soviets s’appuyait, « comme le régime capitaliste, sur l’ordre facile et répugnant du travail ». Cela avait confirmé au trio qu’il était surréaliste sans le savoir, ce que lui avaient déjà dit Robert Desnos et Georges Malkine, rencontrés par hasard boulevard du Montparnasse, avant l’intronisation de la rue Fontaine.
Tanguy, qui dessinait et s’était exposé avec des caricaturistes à la galerie de l’Araignée – c’est de là, par des rencontres en cascades, qu’ils avaient connu les surréalistes – passe à la peinture et se met à créer des images mentales et à matérialiser ses fantasmes archaïques. Les premiers numéros de "La Révolution Surréaliste" donnent à voir quelques unes des expérimentations d’André Masson commeDessin automatique, Hommage à Paul Éluard.
Le 10 août 1925, « par un temps de pluie, dans une auberge au bord de la mer », comme il le racontera lui-même, Max Ernst, le regard obsédé par le plancher dont mille lavages ont accentué les rainures, pose dessus, au hasard, des feuilles de papier qu’il entreprend de frotter à la mine de plomb.

Nous sommes la révolte de l’esprit.

Max Ernst fait ensuite la même chose sur une toile de sac, un amas de fils, un tableau dont la peinture au couteau présente de fortes aspérités. Il réunira les premiers résultats obtenus sous le titre d’Histoire naturelle, le premier s’appelant, de la situation d’où il tire son origine : La Mer et la Pluie.
Si le procédé du frottage, c’est Ernst, c’est à Prévert que l’on doit le cadavre exquis. Un soir que, rue du Château, tout le monde joue aux petits papiers, « Il n’y a qu’à mettre n’importe quoi », dit Prévert pour relancer l’intérêt et, joignant le stylo à la parole, il écrivit les mots qui allaient devenir le nom du jeu : « Le cadavre exquis ». A quoi, sur le papier replié, quelqu’un ajouta « boira le vin », et un autre « nouveau », si l’on en croit les souvenirs de Simone Breton.
 C’est aussi le temps où, au Cyrano, chez Breton ou au siège de Clarté, 16 rue Jacques Callot, les communistes de cette revue culturelle comme les étudiants de Philosophies ayant approché les surréalistes, se discute un manifeste qui, en août, est envoyé aux abonnés des trois titres, à ceux de la revue belge Correspondance, enfin est publié par l’Humanité. Le texte, La Révolution d’abord et toujours, approuve celui du Comité d’action contre la guerre au Maroc, pourfend ceux qui, en face, se disent « Les intellectuels aux côtés de la Patrie », et finalement affirme : « Nous sommes la révolte de l’esprit ; nous considérons la Révolution sanglante comme la vengeance inéluctable de l’esprit humilié par vos œuvres. Nous ne sommes pas des utopistes : cette Révolution, nous ne la concevons que sous sa forme sociale. »
Benjamin Péret, à la rubrique cinématographique, Robert Desnos et Marcell Noll commencent à collaborer à l’Humanité. Crevel est en sanatorium à Davos ; ceux de la rue du Château, peut-être trop récents en surréalisme, n’ont pas signé le manifeste. De toutes manières, une réunion, à Clarté, le 7 octobre, envisage la création d’un Comité aux « pouvoirs absolument dictatoriaux » qui aurait « pleine disposition des signatures de tous les membres ». Ce comité serait constitué pour Clarté de Jean Bernier et Marcel Fourrier, pour Philosophies de Henri Lefebvre et Pierre Morhange et, pour la Révolution surréaliste, d’Aragon, Artaud, Breton et Éluard.
Dans l’intervalle, toute une génération, toutes tendances confondues s’était retrouvée au théâtre des Champs-Élysées pour voir danser de ses curieux mouvements de volatile l’irrésistible Joséphine Baker. La chanteuse à la ceinture de bananes était arrivée d’Amérique sur le Cunard Berengaria, un paquebot de la compagnie fondée par l’arrière grand-père de Nancy, la femme dont Aragon était en train de tomber amoureux. « Elle n’aimait que ce qui passe et j’étais la couleur du temps / Et tout même l’Ile Saint-Louis n’était pour elle qu’un voyage... »

Le temps des divans.

Elle était passionnée par les masques et les statues nègres, qu’elle dénichait à Londres, Amsterdam, Genève, en Espagne, en Italie, en Allemagne, où Aragon allait l’accompagner en essayant de ne pas trop manquer pourtant les rendez-vous du Cyrano, parce que « quand je n’y venais pas, on me suspectait de désaccord, ou au moins de manque d’intérêt pour ce que nous faisions ensemble ».
Aragon connaissait le chemin du Zelli’s, du Grand Duc, au 52 rue Pigalle, où se produisait Ada Smith, dite Bricktop, chanteuse de jazz arrivée de Virginie deux ans plus tôt, et du Bricktop’s, en face, à l’angle de la rue de Douai, qu’elle était en train d’ouvrir et où elle lançait le whisky servi en salle. De tous ces endroits, Michel Leiris et Jacques Baron, chez les surréalistes, étaient des assidus, et Éluard a consacré un poème de Capitale de la douleurà la troupe des Gertrude Hoffmann Girls vue au Moulin Rouge. Mais Nancy entraîne Aragon au Bœuf sur le toit de la rue de Penthièvre, le royaume de Cocteau. Il va être le dandy à la cape noire façon Fantômas et aux 2 000 cravates, qui feront partie de sa garde-robe de voyage, et ils seront presque toujours en voyage.
Doucet, qui confond Nancy Cunard avec sa mère, amie de la reine d’Angleterre, achète des échos d’une vie mondaine supposée à son ex bibliothécaire en lui proposant des appointements très augmentés. Malgré quoi, Aragon aura du mal à suivre le train de son amie. Il habite son appartement du 1 rue Le Regrattier, dans l’Ile Saint-Louis - Baudelaire avait vécu avec Jeanne Duval presque en face, au numéro 6 -, petite salle à manger donnant sur la rue étroite, où l’on déjeune aux chandelles en plein midi, avec tel ou tel, Léon-Paul Fargue par exemple. « Le quai, la Seine, le cri égorgé des remorqueurs, le soleil qui descend du Panthéon comme un chien jaune, c’était pour la chambre à coucher notre musique à nous », écrira-t-il dans Blanche ou l’oubli.
Michel Leiris s’est marié le 2 février 1926 avec Louise Godon, surnommée Zette, belle-fille de Daniel-Henry Kahnweiler. Il s’occupera dorénavant de la galerie de son beau-père. Pierre Naville, retour du service militaire, tranche le débat entre communisme et surréalisme non dans le sens de la synthèse mais dans celui de la priorité : la révolution est une condition nécessaire et préalable à la libération de l’esprit, écrit-il en substance dans la Révolution et les intellectuels ( Que peuvent faire les surréalistes ?).
Georges Bataille entreprend une analyse avec Adrien Borel, l’un des fondateurs de la revue L’Évolution psychiatrique et de la Société Psychanalytique de Paris. Le 26 septembre, Artaud, Vitrac et Robert Aron vont demander au docteur René Allendy et à sa femme Yvonne, dans leur hôtel particulier de la rue de l’Assomption, de les aider à trouver de l’argent pour leur projet de Théâtre Alfred Jarry, ce qu’ils feront.
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"Belles-de-nuit, belles-de-feu, belles-de-pluie..." Eluard, in Capitale de la Douleur

Amis et camarades.

René Allendy, fasciné par l’occultisme, auteur d’un ouvrage consacré à Paracelse, arrache aussi à Artaud, à grand peine, dix séances de psychanalyse : « il y a dans cette curiosité, dans cette pénétration de ma conscience par une intelligence étrangère une sorte de prostitution, d’impudeur que je repousserai toujours », écrit Artaud à son thérapeute.
De ce dernier, avec lequel il est également en analyse, Crevel écrira six ans plus tard dans son Clavecin de Diderot : « Le Dr Allendy qui, dans son dernier livre Capitalisme et sexualité, ose faire comme s’il combattait les préjugés, ne s’en hâte et réjouit pas moins d’affirmer, avec une suffisance de joli barbu, que les femmes se sont adaptées à un rôle de parasitisme économique et sont liées au capital. La Femme, conclut-il, n’est pas seulement, comme dans le symbolisme poétique, la coupe qui reçoit la semence et la conserve. Elle est aussi la tirelire qui retient les sous.
En réponse à tant de galanterie, il faut bien demander à ce médecin si sa médecine ne s’est pas, elle aussi, liée au capital. Alors j’y vais de ma petite question : comment le Dr Allendy conçoit-il l’exercice de sa psychanalyse après l’édification du socialisme ? Selon lui, si j’ai bonne mémoire, la cure, pour porter ses fruits, doit imposer au patient, entre autres sacrifices, un sacrifice d’argent. On voit d’ici le soigneur qui, par probité scientifique, dit au soigné : “Vous avez deux mille francs par mois. Si vous voulez que je vous guérisse donnez m’en mille“. »
Péret adhère au parti communiste en septembre, Aragon en fait autant le 6 janvier 1927, est affecté à la cellule qui se réunit dans les locaux de la coopérative La Famille nouvelle, 101 rue Saint Dominique, suivi par Breton qui, à l’automne, dans le n° 8 de la Révolution surréaliste, avec Légitime défense, se gardait encore du contrôle du parti sur les arts, trouvant l’Humanité, en ses pages littéraires confiées à Henri Barbusse, « puérile, déclamatoire, inutilement crétinisante ». Enfin Éluard et Unik, déjà ancien des étudiants communistes, adhèrent à leur tour.
Plus exactement, le groupe s’est réuni le 23 novembre, au café Le Prophète, pour trancher la question. Au passage, on a exclu Artaud, coupable d’être associé dans son Théâtre Alfred Jarry avec Vitrac, déjà exclu précédemment, et Robert Aron qui « vomit le communisme » ; et on a enregistré la démission de Soupault et sa promesse de s’engager. Exeunt les deux hommes qui, reconnaissant une valeur à l’activité littéraire, « n’ont plus rien à faire dans un groupement qui en a proclamé la vanité ». « On publie pour chercher des hommes, et rien de plus », avait déjà écrit Breton dans les Pas Perdus.
Après quatre réunions complémentaires, Duhamel, Prévert, Tanguy et Leiris ont également donné leur accord à l’adhésion. Pourtant, quand paraît, en mai 1927, le dossier intitulé Au grand jour, « première tentative de reconnaissance accomplie [au sein du PC] par cinq d’entre nous », il n’est signé effectivement que des premiers cités, qui s’adressent ainsi à leurs amis : « Entre vous, qui croyez encore pouvoir donner à votre vie le sens d’une protestation pure et nous, qui avons pris le parti de soumettre notre vie à un élément extérieur susceptible, croyons-nous de porter plus loin cette protestation, il n’y a pourtant pas de barrière. »

Les surréalistes : des amis exclusifs II.

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Nadja au nom d’ampoule.

Le 4 octobre 1926, « après m’être arrêté quelques minutes devant l’étalage de la librairie de l’Humanité et avoir fait l’acquisition du dernier livre de Trotsky », à savoir Europe et Amérique, écrit-il au début de Nadja, André Breton continue vers l’Opéra. Peu après être passé devant Saint-Vincent de Paul, il croise une jeune femme qui se rend, dit-elle, chez un coiffeur du boulevard Magenta ; il rebrousse chemin pour l’accompagner et ils iront s’attabler « à la terrasse d’un café voisin de la gare du Nord »
Le surlendemain, Breton va chercher un stylo donné à réparer après qu’il l’eut abîmé en tombant dans l’escalier. Le stylo s’était retourné contre lui et sa plume s’était plantée dans son portefeuille, auréolant sa chemise d’une large tache verte. « Poignardé par sa plume ! Quelle plus belle mort pour un écrivain ? », lui avait dit Prévert qui descendait avec lui. En allant chercher son stylo, Breton revoit Nadja, et c’est le premier baiser dans un taxi.
Le 21 mars 1927, Nadja, hallucinée, est emportée de son hôtel pour être internée. Restent de l’inscription de cette aventure dans la ville, 44 photographies, certaines de Jacques-André Boiffard, reproduites dans le livre éponyme : l’affiche lumineuse de « Mazda » sur les grands boulevards, qui rappelle que Nadja se figurait  sous l’apparence d’un papillon dont le corps serait formé par une ampoule de cette marque, au nom étrangement proche du sien ; la statue d’Etienne Dolet, place Maubert, qui causait à Breton « un insupportable malaise » ; un arc, n’ouvrant sur rien, avec cette légende : « Non : pas même la très belle et très inutile Porte Saint-Denis… »
Breton expliquera, dans Les Vases communicants, sa fascination « par l’isolement des deux portes (l’autre étant bien sûr la porte Saint-Martin) qui doivent leur aspect si émouvant à ce que naguère elles ont fait partie de l’enceinte de Paris, ce qui donne à ces deux vaisseaux, comme entraînés par la force centrifuge de la ville, un aspect totalement éperdu, qu’elles ne partagent pour moi qu’avec la géniale tour Saint-Jacques ».
L’alchimiste Nicolas Flamel, dont la maison se trouve 51 rue de Montmorency, aurait financé la reconstruction de cette tour Saint-Jacques et fait orner sa façade de hiéroglyphes. Dans ce quartier habitait enfant Robert Desnos qui, adolescent, avait travaillé rue Pavée. C’est le Paris qu’il décrira dans un poème presque classique, Quartier Saint-Merri  mais en 1927, dans La Liberté ou l’amour !, Paris n’est que le théâtre d’une lutte d’icônes publicitaires, Bébé Cadum contre Bibendum, à laquelle participent les trois peintres de Ripolin et les garçons de l’apéritif Saint-Raphaël.
La tour, elle est dans Deuil pour deuil : « Ces ruines sont situées sur les bords d’un fleuve sinueux. La ville dut avoir quelque importance à une époque ancienne. Il subsiste encore des bâtiments monumentaux, un réseau de souterrains, des tours d’une architecture bizarre et variée. »

Je veux bien faire acte d’obscurantisme...

« Sur ces places désertes et ensoleillées, poursuit le poème en prose, nous avons été envahis par la peur. Malgré notre anxiété, personne, personne ne s’est présenté à nous. Ces ruines sont inhabitées. Au sud-ouest s’élève une construction métallique ajourée, très haute et dont nous n’avons pu déterminer l’usage. Elle paraît prête à s’écrouler car elle penche fort et surplombe le fleuve. »
En juillet, Drieu La Rochelle publie une « lettre aux surréalistes sur l’amitié et la solitude » qui vante Le Paysan de Paris, d’Aragon, sur lequel la presse a fait le black-out, comme une « œuvre décisive qui semble ouvrir une espèce de Sturm und Drang du 20e siècle. »
La solitude, c’est Breton qui en souffre, Simone, sa femme, ayant décidé de passer ses vacances sans lui mais en compagnie de Morise, des Tanguy et de Marcel Noll. Dans l’atelier de Raymond Queneau, rentré du service militaire, square Desnouettes, près de la porte de Versailles, Georges Bataille rencontre Sylvia Maklès, la cadette de Bianca, femme de Théodore Fraenkel depuis 1922. Depuis son mariage, Bianca a laissé la médecine pour la comédie, chez Dullin, sous le pseudonyme de Lucienne Morand ; Sylvia, veut suivre la même voie et habite chez sa sœur comme elle serait pensionnaire au conservatoire.
Aragon poursuit sa ronde avec Nancy Cunard ; l’héritière aux bracelets d’ivoire s’achète le Puits carré, une vieille ferme, à La Chapelle-Réanville, à côté de Vernon, et y fait installer une presse vénérable pour y éditer, à l’ancienne, de la poésie contemporaine. Aragon s’y fait la main en traduisant la Chasse au snarkde Lewis Carroll.
Au Cyrano, Emmanuel Berl vient demander à Breton une préface pour une réédition du Madame Putiphar de Petrus Borel. Il est accompagné d’une jeune fille dont Breton tombe immédiatement amoureux. Le lendemain, Suzanne Musard lui raconte son histoire : la pauvreté d’Aubervilliers, le bordel de la rue de l’Arcade, dont l’a sortie Berl qui y accompagnait son ami Drieu La Rochelle...
Il faut tirer Suzanne des griffes de ce libertin et Breton dépêche MarcelDuhamel, qui ressemble au prince de Galles, réclamer diplomatiquement la liberté de la jeune femme. Cela fait, Breton part avec elle dans le midi.
Le 27 janvier 1928, les surréalistes sont rue du Château pour une première séance de recherches sur la sexualité. Commencé par des banalités masculines, l’échange devient vif à propos d’homosexualité, Queneau et Prévert ne manifestant aucune phobie à cet égard. Le débat est carrément violent lors d’une seconde séance, quatre jours plus tard, quand Aragon y voit une habitude sexuelle comme les autres. Breton préfère alors « faire acte d’obscurantisme » pour mettre fin immédiatement à la discussion.

Une confiance quelle qu’elle soit...

A la cinquième séance, en février, à la question « Êtes-vous monogame ? », Breton, Ernst, Sadoul, Noll, Unik ont répondu par l’affirmative ; Queneau dit : Non ! On s’indigne, il persiste : « Aucune femme ne pourra me satisfaire ni me rendre monogame. Et puis merde ! » Breton proteste contre ce dernier mot, Queneau s’explique : « Je mourrais bien pour l’amour ou pour la révolution, mais je sais bien que je ne rencontrerai ni l’un ni l’autre.... Une confiance quelle qu’elle soit dans la vie me paraît anti-surréaliste. »
En même temps qu’elle rend compte de ces recherches, la Révolution surréaliste, en mars, célèbre le cinquantenaire de l’hystérie, « dont le type parfait nous est fourni par l’observation de la délicieuse X. L. entrée à la Salpêtrière dans le service du docteur Charcot le 21 octobre 1875, à l’âge de 15 ans ½. » C’est une occasion d’évoquer la figure de Babinski, « l’homme le plus intelligent qui se soit attaqué à cette question », dont Breton dira encore trente-cinq ans plus tard, en 1962 : « Je m’honore toujours de la sympathie qu’il m’a montrée – l’eût-elle égaré jusqu’à me prédire un grand avenir médical ! – et à ma manière je crois avoir tiré parti de son enseignement auquel rend hommage la fin du premier manifeste du surréalisme. »
On marie déjà, le 20 mars, Sylvia Maklès à Georges Bataille, avant que Théodore Fraenkel, son beau-frère, n’ait réussi à la séduire. Après la septième séance des recherches, du 6 mai, Queneau enlève Janine Kahn, la belle-sœur de Breton, et l’emmène au Lavandou. Or Janine était l’aimée de Pierre Unik ; Breton n’apprécie guère.
A l’été, Marcel Noll est chargé de vendre à Mme Cuttoli le Nu bleu de Braque, qu’Aragon lui a confié, et de lui en faire suivre à Venise, où il séjourne avec Nancy, les 25 000 francs, - plus de cent fois son prix d’achat ! -, nécessaires à tenir son rang. Cet été-là, Marcel Noll tente de se tuer parce qu’il a dépensé de l’argent qui ne lui appartenait pas.
Le chèque finira néanmoins par atteindre son destinataire mais Nancy s’est éprise d’un pianiste de jazz et, début octobre, Aragon débarque rue du Château, brisé. Dans la maison où l’un de ses poèmes est calligraphié sur la mezzanine, deux étudiants venus de Nancy, Georges Sadoul et André Thirion ont pris la relève de Prévert, Tanguy, Duhamel. Tous deux travaillent pour Hours Press, les éditions de Nancy Cunard, mais Aragon lui-même continue de se rendre un jour ou deux par semaine à la Chapelle-Réanville. « J’étais follement amoureux d’une femme extraordinairement belle. D’une femme en qui j’avais cru, comme à la réalité des pierres. D’une femme que j’avais cru qui m’aimait. J’étais son chien. C’est ma façon », écrira-t-il, d’une autre peut-être mais c’est toujours la même façon.
En novembre, au bar de la Coupole, qui vient d’ouvrir, une habituée du groupe réuni autour d’Ilya Ehrenbourg, liée aux futuristes et formalistes russes, veut lui parler. Elsa Triolet a lu le Paysan de Paris, il la prend pour une espionne.

L’examen critique du sort fait à Trotski.

 Puis Maïakovski arrive à Paris et Aragon en est curieux, Elsa organise la rencontre qui a lieu le 6, à la Coupole encore ou rue du Château. Aragon s’est alors lancé, pour oublier, dans une liaison avec une danseuse viennoise mais Elsa sera la plus forte.
Éluard et Gala sont à Arosa, dans les Grisons, la vallée voisine de celle de Davos. Breton a engagé une procédure de divorce avec Simone et espère bien refaire sa vie avec Suzanne Muzard ; contre toute attente, c’est Emmanuel Berl que celle-ci épouse, le 1er décembre, pour le quitter aussitôt et venir s’installer chez Breton.
Cette même année 1928, Benjamin Péret s’est marié avec la cantatrice brésilienne Elsie Houston et a fait ainsi la connaissance de Mario Pedrosa, son beau-frère, lequel a rallié l’opposition de gauche de Trotski. Les nouveaux époux iront prochainement habiter le Brésil.
Par un courrier du 12 février 1929, Breton demande à tous ceux qui s’étaient retrouvés contre la guerre du Maroc, soit près de quatre-vingts personnes, leur position idéologique actuelle et leur opinion sur les possibilités et la nature d’une action commune. Artaud, Vitrac, Leiris, Masson, Boiffard, Tual, Limbour, Soupault, Naville choisissent de ne pas répondre, signant ainsi, pour Leiris et ses amis, par exemple, qui n’ont jamais été exclus, leur retrait du mouvement.
Les autres sont convoqués par Aragon, Fourrier, Péret, Queneau et Unik, « le lundi 11 mars à 8 h 30 très précises, au bar du Château, 53 rue du Château, angle de la rue Bourgeois », c’est à dire pour Sadoul et Thirion de l’autre côté de la rue, avec pour thème de discussion « l’examen critique du sort fait récemment à Léon Trotski ».
Simone Breton vient s’y afficher au côté de Morise, qui préside la séance, Queneau fait un rapport introductif, et Breton interroge la « qualification morale » de chacun, mettant vite en cause les jeunes gens qui, dix mois plus tôt, ont fondé une nouvelle revue qui a pour titre Le Grand Jeu : Roger Vailland, René Daumal, Roger Gilbert-Lecomte, etc. La réunion tourne au procès des tièdes et des déistes, dont Aragon et Breton donneront un compte-rendu à la revue belge Variétés, qui marquera la sortie de Desnos, l’ex prophète.
Le 3 juin, Michel Leiris devient secrétaire de rédaction de la revue Documents, fondée par Georges Henri Rivière et Georges Bataille grâce aux fonds du marchand d’art Georges Wildenstein, directeur de la Gazette des Beaux-Arts. Le Moulin Rouge et les Lew Leslie’s Blackbirds, puis Virginia West, chanteuse et « coloured girl » du cabaret, réunissent les uns et les autres par delà les opinions. Leiris et Bataille en écrivent dans le n° 4 de la revue, en septembre tandis qu’Eli Lotar, photographe d’origine roumaine, va pour elle, avec André Masson, visiter les abattoirs de la Villette et de Vaugirard d’où naît ce cliché de pieds de veaux alignés au garde-à-vous contre un mur noir comme des membres amputés de mutilés de guerre.

Le Surréalisme ASDLR.

Suzanne Musard a prolongé les oscillations de son incertitude, quittant une nouvelle fois Breton le 23 mai, lui revenant. Gala se tourne vers Salvador Dali tandis qu’Éluard fait la connaissance de Maria Benz, dite Nusch, une jeune artiste-médium. Une voyante aurait dit à Éluard, si l’on en croit Madeleine Riffaud, quand il était adolescent, avant son départ pour le sanatorium : "Quand vous aurez 17 ans, vous rencontrerez la première femme de votre vie. Vous resterez ensemble pendant dix-sept ans. Puis vous vous séparerez. Ensuite, vous rencontrerez la femme de votre vie d'homme. Ce sera le grand amour. Au bout de dix-sept ans, cette union sera brisée. Alors, vous rencontrerez la femme de votre mort."
Sur le conseil de Bataille, Leiris va voir le 6 septembre, pour commencer une analyse trois semaines plus tard, Adrien Borel, qui sera à l’écran, après la guerre, le curé de Torcy dans Le Journal d’un curé de campagne de Robert Bresson.
Le 15 décembre, le numéro 12 et seul de l’année de la Révolution surréaliste contient le Second Manifeste du surréalisme, qui tranche la question de l’art prolétarien :« Aussi fausse que toute entreprise d’explication sociale autre que celle de Marx est pour moi tout essai de défense et d’illustration d’une littérature et d’un art dits « prolétariens », à une époque où nul ne saurait se réclamer de la culture prolétarienne, pour l’excellente raison que cette culture n’a pu encore être réalisée, même en régime prolétarien. »
Dans sa publication en volume, en juin, le Second Manifeste est accompagné d’un prière d’insérer qui affirme que « Breton fait, dans ce livre, la somme des droits et des devoirs de l’esprit », au-dessus des signatures, qui délimitent le groupe à la date : MaximeAlexandre, Aragon, Bunuel, Char, Crevel, Dali, introduit par Miró dans le surréalisme dès son arrivée à Paris en mars de l’année précédente, Éluard, Ernst, Malkine, Péret, Sadoul, Tanguy, Thirion, Unik.
Les autres, sur une idée de Desnos, ont retourné le vieux cadavre d’Anatole France contre Breton avec, en ouverture du tract, un photo-montage qui le représente les yeux fermés, une larme de sang au coin des paupières, le front ceint d’une couronne d’épines : n’a-t-il pas 33 ans ? On retrouve dans les signataires Georges Bataille et ses collaborateurs de Documents issus du groupe de la rue Blomet, Ribemont-Dessaigne le dadaïste, Morise, Prévert et Queneau.
Sylvia Bataille venue demander une dédicace à Breton, tombe au Cyrano sur Prévert qui n’est plus surréaliste, ils en repartent ensemble, discutent toute la nuit en marchant, désormais, elle sera de sa bande.
Dans le premier numéro du Surréalisme ASDLR (au service de la Révolution), le nouveau titre de la revue, en juillet 1930, paraît L’âne pourri, un texte de Dali consacré à la paranoïa, que lit Jacques Lacan, un homme qui  à vingt ans avait rencontré Breton et Soupault chez Adrienne Monnier, avait écouté passionnément la lecture de l’Ulysse de Joyce chez Sylvia Beach, et avait lu les textes surréalistes.

Trotskisme et freudisme insolubles.

Lacan demande un rendez-vous à Dali, qui le reçoit dans sa chambre d’hôtel, un morceau de sparadrap collé sur le bout de nez, ce dont Lacan fait mine de ne pas s’apercevoir. Le même numéro rend hommage à Maïakovski, qui s’est suicidé le 14 avril, éreinte le dernier recueil de Desnos, et le dernier ouvrage d’Emmanuel Berl, ce qui n’est peut-être pas sans rapport avec des conflits personnels.
Au service de la Révolution, le surréalisme perd les deux tiers des lecteurs de sa précédente formule en tombant à 350 exemplaires.
Aragon part en URSS avec Elsa, qui doit y voir sa sœur éprouvée par le suicide de Maïakovski. Le voyage a été retardé par des soucis d’argent, Sadoul, sous le coup d’une condamnation à trois mois de prison, veut en profiter pour se mettre à l’abri, et Thirion propose, maintenant que l’on sait qu’à Kharkov se tiendra, du 6 au 11 novembre, la Seconde Conférence internationale des écrivains révolutionnaires, de constituer une délégation. Et quitte à partir au pays des Soviets, autant régulariser d’abord des adhésions au parti restées jusque-là bien formelles.
Avant qu’ils n’en reviennent, maintenant qu’ils sont dûment encartés, on leur demande de signer, le 1er décembre, une condamnation du trotskysme, du freudisme idéaliste, et du Second Manifeste en ce qu’il « contrarie le matérialisme dialectique » ; et ils le font.
Dans le n°3 du Surréalisme ASDLR, Aragon publie une longue lettre dans laquelle il tente de se justifier. Et voilà que Littérature de la Révolution mondiale publie de lui un poème militant, Front Rouge, qui lui vaut, le 16 janvier 1932, d’être inculpé d’incitation de militaires à la désobéissance et de provocation au meurtre dans un but de propagande anarchiste. Bien qu’hostile à la poésie de circonstance, Breton le soutient par un tract et une pétition, c’est l’Affaire Aragon.
La parution du n°4 du Surréalisme ASDLR vient envenimer des rapports qui semblaient devoir s’arranger. La revue publie un texte de Dali, Rêverie, conte érotique dont l’héroïne est une fillette de onze ans qui n’en sort pas tout à fait indemne. Les communistes : Aragon, Sadoul, Unik, Maxime Alexandre, sont aussitôt convoqués par leur parti, en les personnes de Léon Moussinac et Jean Fréville, pour s’entendre accuser de freudisme, de pornographie... et sommer « de ne plus puiser dans le domaine ou ces collisions [de la vie humaine] se montrent de beaucoup les plus riches, je veux dire le domaine sexuel », rapporte Breton qu’ils en informent et qui espère que « ce sera, un jour, l’honneur des surréalistes d’avoir enfreint une interdiction de cet ordre, d’esprit si remarquablement petit-bourgeois. »
Seulement Breton le rapporte dans une brochure qu’il consacre à l’affaire : Misère de la poésie. Aragon lui avait précisé que des propos internes au parti ne pouvaient être rendus publics. A leur parution, Aragon rompt avec Breton. L’éloignement se concrétise par un nouveau départ pour l’URSS ; il y restera un an.

Le docteur Jacques Lacan.

Le même Léon Moussinac, dans le même temps qu’il condamne Aragon et les autres déviationnistes, recommande à un groupe d’agit-prop en mal de textes, le futur groupe Octobre, Jacques Prévert comme fournisseur agréé.
Si les objets fétiches des communistes sont les ciseaux et le stylo à raturer, celui des surréalistes est maintenant « Tasse, sous-tasse et cuillère recouvertes de fourrure », dit « déjeuner en fourrure », que crée Meret Oppenheim qui leur a été présentée par Giacometti. Le 2 décembre, l’Affaire est dans le sac, le premier film des frères Prévert, est donné au Hollywood, le cinéma situé au rez-de-chaussée de l’immeuble où habite Breton.
La thèse de Jacques Lacan, De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, est chroniquée à la fois par René Crevel dans le numéro de mai 1933 du Surréalisme ASDLR, par Dali, en juin, dans le premier numéro du Minotaure : « C’est à elle que nous devons de nous faire, pour la première fois, une idée homogène et totale du phénomène hors des misères mécanistes où s’embourbe la psychiatrie courante » ; enfin par Jean Bernier dans cette Critique sociale qu’ont fondée Boris Souvarine et Colette Peignot avec des anciens du PCF, et dont se sont rapprochés Queneau, Jacques Baron, Michel Leiris. Elle ne l’est nulle part ailleurs.
Les surréalistes étaient-ils à sa soutenance, à la fac de médecine, en novembre ? L’avaient-ils reçue, publiée par Le François d’après le manuscrit qu’avait tapé dans son grenier de la rue Garancière Olesia Sienkiewicz, la deuxième femme de son grand ami Pierre Drieu La Rochelle, devenue sa maîtresse ? Ils avaient pu constater, comme le note Élisabeth Roudinesco, qu’elle « ne mentionnait aucun des grands textes surréalistes qui l’avaient inspirée et passait sous silence les noms de Dali, [dont la rencontre avait été décisive] de Breton et d’Éluard », alors que, dès l’année précédente, son étude consacrée à la schizophrénie « prenait en compte les expériences de l’Immaculée Conception » que ces deux derniers avaient co-signée.
Pourtant, c’est encore à la table de Breton, au Cyrano, que Lacan est vu par Georges Bernier, un étudiant en philosophie intéressé par les avant-gardes, qui sera son premier et seul analysant de longue durée, d’abord dans le meublé « laid et sombre », au rez-de-chaussée d’un immeuble de la rue de la Pompe, que Lacan n’occupait guère quand il était interne à Saint-Anne, puis boulevard Malesherbes.
Mais c’est avec des dissidents, Queneau, Bataille, que Lacan assiste au séminaire d’Alexandre Kojèveà l’École pratique des hautes études. Là, c’est Queneau qui note l’interprétation donnée de la Phénoménologie de l’esprit et qui en permettra la transcription. On ne voit Breton que rarement aux discussions de terrasse qui prolongent le séminaire, place de la Sorbonne, où se retrouvent Merleau-Ponty, Pierre Klossowski, Alexandre Koyré.

L’Ondine et les commissaires.

Avec l’Ondine, Jacqueline Lamba, rencontrée dans un café de la place Blanche, Breton marche au hasard toute la nuit du 29 mai 1934 au long d’un axe nord-sud, de Montmartre au Quartier Latin, mettant ses pas dans les étapes du poème automatique Tournesol, qui publié en 1923, s’avère rétrospectivement prémonitoire. Le 14 août, il l’épouse ; il a deux témoins : Éluard et Giacometti.
Éluard épouse Nusch, Rose Maklès se marie avec André Masson. Avec La Nuit du Tournesol, qui paraît dans le numéro 7 du Minotaure, en juin 35, illustrée par Brassaï, Breton reviendra sur le « hasard objectif » de sa rencontre avec Jacqueline, écrite onze ans plus tôt.
Leiris a retrouvé, le 29 juin 34, le chemin du divan d’Adrien Borel qui, en sa qualité de président de la SPP, inaugurait quelque mois plus tôt, au 137 boulevard Saint-Germain, l’Institut de psychanalyse fondé grâce à Marie Bonaparte.
Crevel, exclu du parti pour avoir signé Paillasse !, le tract dénonçant les palinodies d’Aragon, a tout fait pour y être réintégré mais de nouveau il soutient avec ses amis un manifeste contre l’exclusion de Trotski du territoire français.
Un an plus tard, il se donne entièrement à la préparation, par une organisation satellite du parti, du Congrès international des écrivains pour la défense de la culture, quand Breton gifle Ehrenbourg, croisé par hasard, qui venait de traiter les surréalistes de pédérastes et de fainéants. Naturellement, on ne veut plus entendre parler, pour le congrès, ni de Breton ni des surréalistes. Crevel rame à contre-courant jusqu’à ce qu’il se suicide, le 18 juin 1935.
Le samedi suivant, Bertolt Brecht, Alexis Tolstoï, dont les symbolistes avaient apprécié les vers, Boris Pasternak et de nombreux Soviétiques quittent le Palace-Hôtel, au coin du boulevard Saint-Germain et de la rue du Four, pour la Mutualité et la séance solennelle d’ouverture. Les surréalistes attendent, jusqu’au lundi, qu’on leur permette d’y prendre la parole. Encore n’est-ce qu’à minuit passé qu’Éluard peut commencer de lire un texte de Breton appelant les intellectuels à prendre garde que le récent pacte Laval-Staline ne favorise pas le retour à l’idée de patrie et ne soit pas dirigé contre le peuple allemand. Déjà un organisateur annonce qu’il faut rendre la salle et la suite se perd dans le brouhaha de la sortie. 
En réaction au 14 juillet du vélodrome Buffalo, où se prête le serment du Front populaire, les surréalistes cherchent une nouvelle forme d'action commune et se rapprochent du groupe de La Critique sociale jusqu’à fonder un nouveau mouvement Contre-Attaque, qui se réunit chez Lacan, boulevard Malesherbes. Le 7 octobre 1935, une résolution explique que, face aux idées revivifiées de patrie et de nation, une nouvelle violence est à diriger contre les démocraties, et une intraitable dictature du peuple armé nécessaire. Le programme de Contre-attaque est publié le mois suivant dans Position politique du surréalisme.

L’indépendance de l’art.

Breton participe à la défense de Victor Serge, retenu en URSS contre sa volonté, avec le psychiatre Gaston Ferdière, celui qui essayera sur Artaud, à l’hôpital de Rodez, entre 1943 et 1945, le traitement nouveau que constitue alors l’électrochoc, et qu’on retrouvera en 1972 dans un Comité des psychiatres français contre l’utilisation de la psychiatrie à des fins politiques.
Le groupe Contre-Attaque, qui vient de donner une conférence dans les deux cents mètres carrés du grenier que Jean-Louis Barrault loue au 7 rue des Grands-Augustins, se dissout en mars 1936.
Le 2 février 1937 paraît L'Amour fou qui, avec dix-huit planches photographiques de Brassaï, Man Ray, Dora Maar, Cartier-Bresson, retisse les temps du Chien qui fume, des « petites rues du quartier des halles… » et de l’Ondine en train d’écrire à celui qu’elle ne connaît pas encore, dans le café des Oiseaux, au bas de la rue Lepic.
Breton dirige rue de Seine une galerie surréaliste, à l'enseigne freudienne de Gradiva, etQueneau entreprend une analyse avec Mme Lowtzky, à Passy : « Enfin me voilà donc couché / sur un divan près de Passy. / Je raconte tout ce qu’il me plaît : / je suis dans le psychanalysis. / Naturellement je commence / par des histoires assez récentes / que je crois assez importantes / par exemple que je viens de me fâcher avec mon ami... » Ne cherchez pas, il s’appelle Untel dans Chêne et Chien qui paraît cette année-là.
L'Exposition internationale du Surréalisme, montée avec la collaboration scénographique de Marcel Duchamp et l'aide de Georges Hugnet, ouvre à la galerie des Beaux-Arts du 140 rue du Faubourg Saint-Honoré, le 17 janvier 1938, et le déjeuner en fourrure de Meret Oppenheim en est le clou. En guise de catalogue, Breton et Éluard ont publié un Dictionnaire abrégé du surréalisme.
Trois mois plus tard, Breton et Jacqueline arrivent à Veracruz où ils sont accueillis par le peintre Diego Rivera, qui les héberge dans sa maison de San Angel. Avec Trotski s'élabore un manifeste invitant à la création d'une Fédération internationale de l'art révolutionnaire indépendant (la F.I.A.R.I.) que Breton et Diego Rivera signent seuls le 25 juillet. Pour un art révolutionnaire indépendant indique que « si, pour le développement des forces productives matérielles, la révolution est tenue d’ériger un régime socialiste de plan centralisé, pour la création intellectuelle elle doit dès le début même établir et assurer un régime anarchiste de liberté individuelle. Aucune autorité, aucune contrainte, pas la moindre trace de commandement !
Ce que nous voulons : l’indépendance de l’art – pour la révolution ; la révolution – pour la libération définitive de l’art. »

Ils s’ennuyaient beaucoup.

A leur retour à Paris, à l’automne, Breton veut persuader Éluard de se retirer de la revue Commune que dirige Aragon, et leur rupture devient définitive. Il étaient trois nés « de la conjonction d’Uranus avec Saturne, qui eut lieu de 1896 à 1898, et n’arrive que tous les quarante-cinq ans, comme Breton l’écrivait dans le Second manifeste, cette conjonction qui caractérise le ciel de naissance d’Aragon, celui d’Éluard et le mien ».
En novembre, au Flore, Lacan croise par hasard Sylvia Bataille. Ce jour-là, c’est le coup de foudre, alors qu’il l’a déjà courtisée, sans succès deux ans plus tôt ; ils ne se quittent plus.
La bande à Prévert fréquente le Flore depuis que Raymond Queneau, premier lauréat du prix des Deux-Magots, l’a emmenée par esprit de contradiction, arroser son prix chez le concurrent.
Simone de Beauvoir décrit cette terrasse, au printemps de 1939, devenue le rendez-vous des gens de cinéma : les frères Prévert, Grémillon, Aurenche, les anciens membres du groupe Octobre, de très jolies filles : « La plus éclatante, c’était Sonia Mossé ». « Parfois Jacqueline Breton faisait une apparition ».
Sartre et elle ont aimé L’affaire est dans le sac, Drôle de drame et le récent Quai des brumes, tous deux de Marcel Carné : « le dialogue de Prévert, les images de Carné, le brumeux désespoir qui enveloppait le film nous avait émus : là aussi, nous étions d’accord avec notre époque qui vit en Quai des brumes le chef-d’œuvre du cinéma français. Cependant les jeunes oisifs du Flore nous inspiraient une sympathie nuancée d’impatience ; leur anticonformisme leur servait surtout à justifier leur inertie ; ils s’ennuyaient beaucoup. (...) Ils passaient leurs journées à exhaler leur dégoût en petites phrases blasées entrecoupées de bâillements. Ils n’en avaient jamais fini de déplorer la connerie humaine. »
Dans sa garnison champêtre des confins frontaliers, Sartre en a pourtant la nostalgie, quand il écrit à Simone de Beauvoir, le 20 mai 1940 : « Je ne serais pas à la campagne, si c’était la paix. Je serais à la terrasse du Flore, avec vous autres, je mangerais des œufs brouillés sur toasts et nous tendrions l’oreille pour surprendre les propos de Sonia, de Prévert et d’Agnès Capri. »
Le 25 octobre 1942, dans Paris occupé, Michel Leiris rencontre Sartre et ils discutent de leurs livres respectifs, laNausée et l’Age d’homme. Quatre mois plus tard, il note dans son Journal : « Rêve de cette nuit : je me rends dans un lieu qui participe plus ou moins de l’ancien 45, rue Blomet (où Masson et Miro avaient autrefois leurs ateliers) et de la rue du Château (où habitaient Prévert, Tanguy et Duhamel) ; il y a une ou plusieurs cours, avec de nombreux ateliers de rez-de-chaussée. Je dois retrouver là toutes sortes de personnes réunies pour un cocktail ou réunion dansante plus ou moins « zazou » : gens de l’entourage de Prévert {d’où j’ai appris, effectivement, il y a quelques jours, qu’il se trouve en ce moment à Paris}, Lili Masson... »

Les poètes à la vue immense.

En juillet 1943, on n’a pas cessé d’être, ou bien l’on est revenu à la terrasse du Flore. Là, Sartre, Simone de Beauvoir, Raymond Queneau, Maurice Merleau-Ponty, Albert Camus discutent d’un projet de revue pour l’après-guerre. Il est sûr que la NRF, que Drieu La Rochelle a fait basculer du côté de la collaboration, ne survivra pas à une défaite des Allemands, qui ne fait plus de doute depuis leur capitulation à Stalingrad. La conversation se poursuit souvent chez Michel et Zette Leiris.
Leiris a lu l’Invitée : « Ce livre est peut-être une peinture du « style de vie » propre à certains intellectuels français de ma génération ». L’Honneur des poètes est le fait des éditions de Minuit : vingt-deux poèmes anonymes qu’Éluard a écrits ou recueillis auprès d’Aragon, de Desnos, de quelques autres. Il en a rédigé la préface dans l’appartement qu’il occupe avec Nusch depuis la fin de 1940, au 3ème étage droite du 35 rue de La Chapelle, (devenue rue Max-Dormoy), devant des murs pleins de sous-verres protégeant des croquis de l’un ou de l’autre faits par Valentine Hugo, par Picasso : « Whitman animé par son peuple, Hugo appelant aux armes, Rimbaud aspiré par la Commune, Maïakovski exalté, exaltant, c’est vers l’action que les poètes à la vue immense, sont, un jour ou l’autre, entraînés. »
De Prévert, remonté à Paris comme l’a su Leiris, on vient de voir Lumière d’été, réalisé par Jean Grémillon, tandis que Carné s’apprête à tourner, aux studios de la Victorine, la première époque des Enfants du Paradis.
La production, arrêtée par la capitulation de l’Italie, est reprise par Pathé et, le 15 mars 1944, on tourne à nouveau, cette fois dans les studios de la rue Francœur, où l’on croise Sartre qui a été engagé par un tout nouveau « département des scénarios » chargé de fournir à l’écran des œuvres originales. Quoi de plus naturel alors que de retrouver Sartre à la terrasse des cinéastes, celle du Flore, que Prévert rejoint en quelques minutes depuis l’hôtel de Nice qu’il habite, rue des Beaux-Arts.
De nouvelles figures garnissent les tables, Michelle Vian et celle qui a été figurante dans Les Visiteurs du Soir comme dans Adieu Léonard sous le nom de Simone Signoret,et qui revient de la campagne où son compagnon, Yves Allégret, s’est caché pour échapper au STO, avec Serge Reggiani, Danièle Delorme et Daniel Gélin.
Les combats de la libération de Paris voient Leiris et Sartre, qui se sont engagés au Comité du Théâtre du Front National et ont pour mission, de ce fait, d’occuper la Comédie française, se hâter, être les spectateurs de l’histoire, ou mettre à l’abri leurs proches entre le 53 bis quai des Grands-Augustins, domicile des Leiris, les différents hôtels dont Sartre, le Castor et Jacques Bost sont des habitués : La Louisiane, 60 rue de Seine, le Welcome, à l’angle de la même rue et du boulevard Saint-Germain, le Chaplain, du 11 bis de la voie éponyme, et les appartements des Salacrou, rue de Montpensier, d’où l’on a une belle vue sur les jardins du Palais-Royal, et le 1 bis de l’avenue Foch.

L’existentialisme est un humanisme.

Quand Francis Lemarque, ancien d’un groupe Mars, frère d’Octobre, arrive au Flore, en avril 45, en descendant la rue de Rennes avec des béquilles depuis l’hôpital Léopold Bellan, des galons de lieutenant et une croix de guerre gagnée pendant la campagne d’Allemagne, il est accueilli comme un... déserteur du camp antimilitariste. Il aurait tout intérêt à payer à boire à tout le monde s’il veut faire taire les quolibets, comme le lui conseille le peintre Oscar Dominguez, surréaliste depuis plus de dix ans, avant de le remercier du verre par un croquis sur son plâtre. Ceux qu’il s’agit d’abreuver ce jour-là sont des anciens d’Octobre, Prévert, Queneau, et le jeune Boris Vian que La Rue, le vieux titre de Jules Vallès recréé par Léo Sauvage, a réunis.
En août, Jean-Louis Barrault part à la recherche de Desnos et apprend les circonstances de sa mort, à la libération des camps : « Il avait contracté le typhus. Il agonisait. Deux étudiants tchèques apportaient les derniers soins à ces moribonds. Ils étaient férus de surréalisme, ils avaient lu Nadja de Breton. Dans le livre, il y a une page de photos où les surréalistes se sont fait représenter imaginant leur masque de mort. Parmi ces masques, on peut voir celui de Desnos. Voyant Desnos mourant sur son lit, les étudiants se rappellent cette photo et vérifient dans Nadja. « C’est bien lui ! » Ils retournent à son chevet, se penchent à son oreille et prononcent son nom. Desnos se ranime et murmure : « Mon matin le plus matinal. » Ils firent tout pour le sauver : rien n’y fit. »
Début novembre, après la générale des Bouches inutiles, de Simone de Beauvoir, la fête est manquée. AuxTemps modernes, Leiris, en charge de la poésie, voit refuser la couverture proposée par Picasso, refuser une pièce de Tzara, et il n’est presque jamais d’accord avec Sartre et le Castor.
Sartre vient de donner sa conférence fameuse, qui sera publiée sous le titre l’Existentialisme est un humanisme, et Leiris note dans son journal, le 4 février 1946 : « Au temps du surréalisme j’ai fait, à point nommé, des rêves d’allure « surréaliste » ; puis, au cours de ma psychanalyse, un certain nombre de rêves typiquement « psychanalytiques ». Il semblerait aujourd’hui que mes rêves – au demeurant beaucoup plus rares et bien moins transposés – tendent à prendre [une] couleur « existentialiste ». »
Un an plus tard, Nico Papatakis, que Prévert a connu valet de ferme-hôtel, pendant la guerre, du côté de Tourette-sur-Loup, transforme un petit bistrot de la rue de la Harpe en cabaret, et sa cuisine en loge : cela s’appelle La Rose rouge et les « entraîneuses » en sont des intellos qui ont noms Anne-Marie Cazalis, Annabelle qui sera Buffet, et Gréco, la benjamine, qui a tout juste 20 ans.
Francis Lemarque vient y chanter, Michel de Ré, directeur d’une troupe qui compte parmi ses membres Juliette Gréco et Roger Vadim, y met en scène un sketch de Prévert, En famille.

Les nuits de Saint-Germain-des-Prés.

Gréco a déniché dans une imprimerie de la rue Dauphine un bar ouvert à peu près toute la nuit. Devenus des familiers du lieu, Roger Vadim, Roger Pierre, Jean-Marc Thibault et les filles de la Rose rouge ont demandé au patron la permission d’en débarrasser la cave, puis aux copains de s’inscrire et c’est devenu un club, le Tabou. Les chemises à carreaux, les jeans, les baskets étaient arrivés avec les Américains, c’est désormais la tenue des « rats de cave » pour danser le be-bop, ici ou au Lorientais de la rue des Carmes où Luter joue son jazz Nouvelle-Orléans.
Albert Camus, qui adore danser, est au Tabou tous les soirs, avec Jean Genet, les trois frères Vian, des musiciens américains de passage, Alexandre Astruc, Queneau... Entre les caves, la cour du Dragon, démolie dans les années trente, est un authentique terrain vague aux broussailles poussant sur les ruines restées en l’état.
L’existentialisme est dans les étages, dans la salle du premier, au Flore, où Sartre écrit le plus souvent, ou au quatrième de l’immeuble d’angle de la rue Bonaparte et de la place Saint-Germain-des-Prés, son appartement. Seule sa parodie est au sous-sol : Le Cercle vicieux, qu’a écrit Roger Pierre et qu’il interprète au Tabou avec Annabel, Jean-Marc Thibault, Frédéric O’Brady, figure du théâtre ouvrier des années 30, qui a été l’instructeur de Francis Lemarque, Boris Vian et d’autres, tous empêtrés dans des béquilles qui les rendent malhabiles à attraper les mouches sans se cogner dans le mur.
« Sartre est seulement venu regarder ici à quoi ressemblait la faune qu’il avait inventée », comme le dit Michel de Ré, ou plutôt que la presse lui avait fait parrainer en baptisant « existentialistes » ceux qu’on croyait jusque-là « zazous » ou « rats de cave ».
Et la diffusion est immédiate, Une nuit à Saint-Germain-des-Prés, le spectacle de Guillaume Hanoteaux, est en tournée dans le Midi tout l’été 1949 : Daniel Gélin y campe une sorte de Boris Vian, Alice Sapritch une intello façon Simone de Beauvoir, et il y a encore Pierre Tchernia, l’orchestre de Claude Luter, Moustacheà la batterie et des boppers acrobatiques devenus quasiment une troupe professionnelle.
Au cinéma, c’est Rendez-vous de juillet, de Jacques Becker, avec Daniel Gélin, Brigitte Auber, Nicole Courcel, Maurice Ronet, et Claude Luter, le Lorientais ayant été reconstitué dans les studios de la rue Francœur ; puis La rose rouge, un film de Marcel Pagliero.
Pourtant, c’est sur la rive droite, au Bœuf sur le toit maintenant rue de Ponthieu que Juliette Gréco fait ses débuts professionnels, avec trois chansons seulement à son répertoire : de Queneau, « Si tu t’imagines fillette, fillette / Kça va kça va kça / Kça va kça va kça... », Dans la rue des Blancs-Manteaux, de Jean-Paul Sartre, où l’« On avait mis des tréteaux / Avec un bel échafaud... », enfin La Fourmi de Robert Desnos, « Une fourmi de 18 mètres / Avec un chapeau sur la tête, ça n’existe pas (bis) ». Joseph Kosma avait fait la musique de toutes.

La polka du Marais

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C’était dans les années polka, les années de « la belle Juive ». Il y avait rue Saint-Antoine, à côté du passage Charlemagne, un bal des Acacias qu’on appelait plus familièrement l’Astic : au-dessus de la porte cochère, une lanterne rouge avec, en réserve sur le fond coloré, les mots Café Bal. La cour intérieure avait été fermée par un toit qui, à la hauteur où il était placé, englobait dans le bal les fenêtres du premier étage de l’hôtel garni formant l’un de ses quatre côtés ; un plancher avait été posé directement sur le pavé. Là-dedans un grand poêle en fonte et l’estrade de l’orchestre (2 violons, 1 clarinette, 1 contrebasse) séparant la salle en deux : d’un côté tables et bancs, de l’autre valses, quadrilles et, à compter de 1840, polkas. Sur les tables, des saladiers de bischof (en gros notre sangria mais indifféremment au vin blanc ou rouge, et servi chaud ou froid); dans la salle, on paye à la danse : 2 sous l’une ; s’y faufilant pour l’encaissement et le service, une escouade de garçons.
A l’Astic (un polissoir, en argot), le samedi est exclusivement réservé aux modèles. La clientèle de l’Astic, nous dit Gustave Havard, dans ses Bals publics à Paris, « était presque exclusivement composée d’artistes et de jeunes israélites qui habitaient le quartier Saint-Antoine. Celles-ci n’avaient guère d’autre pratique de leur religion que de se recréer le jour du sabbat en se livrant au plaisir de la danse. Elles étaient couturières ou blanchisseuses, passementières ou brunisseuses ; mais bientôt elles quittaient le giron paternel et professaient un métier que leur type et leurs perfections physiques leur permettaient d’exercer. Elles étaient modèles. » Pour Charles Virmaître, dans son Paris oublié, « C'était le rendez-vous des grands peintres, qui venaient là pour y chercher des modèles. Chacun sait que le quartier était et est encore peuplé d'israélites. »
Des modèles, la reine est Marix, de son vrai nom Joséphine Bloch, née sans doute le 22 avril 1822 d’un père marchand, et l’aînée de deux sœurs, Séraphine et Jeannette, auxquelles elle passera le sceptre une dizaine d’années plus tard. Dans les annuaires du temps, on trouve un Bloch marchand de draps de lits au 13, rue Notre-Dame-de-Nazareth, bâtiment mitoyen de la synagogue de la rue du Temple, un Bloch marchand de faïences 8, rue du Pont-Louis-Philippe, un troisième vend des mousselines 30, rue de Cléry, un dernier est commissionnaire 10, rue Sainte-Apolline.
Parmi les grands peintres, Ary Scheffer, né en 1795, va faire poser Marix dans ce qui est aujourd’hui le Musée de la vie romantique de la rue Chaptal. Charles Steuben, la cinquantaine, (il est né en 1788), vient jusqu’à l’Astic depuis le quartier latin et y emmène Marix prendre la pose dans son atelier du 30, rue Hautefeuille, où il aura bientôt Gustave Courbet comme élève.

Transportons-nous maintenant au Louvre. Le musée n’est alors ouvert en semaine qu’aux seuls peintres mais, du 1er mars à la fin du mois de mai, plusieurs dizaines de milliers de visiteurs y viennent au Salon. Pendant cette période, la collection permanente exposée dans le salon carré, la grande galerie et une ou deux autres salles, se trouve cachée derrière une charpente recouverte de tissu, où sont accrochés à cadre touchant et du sol au plafond plus de 1 500 tableaux contemporains : la production de l’année précédente. On essaye, à mi durée, d’organiser une rotation, parce que, comme le fait remarquer un critique, il y a des toiles dans des endroits où on ne pourrait pas lire l’heure à sa montre. Compte tenu des travaux de construction puis déconstruction des cimaises provisoires, de l’accrochage et du décrochage des toiles du Salon, la peinture ancienne reste totalement invisible au Louvre six mois de l’année, permise seulement le dimanche les six autres. Pendant un trimestre en revanche, on peut se repaître à loisir d’une production qui « appartient au domaine du commerce », voire à « celui de l’industrie ».

l'Esméralda, recadrée. Musée des Beaux-Arts de Nantes
Le Salon de 1839 présente au public, parce qu’il faut compter aussi les sculptures et autres objets, 2 404 numéros ! Marix y figure trois fois, en Esméralda et en Mignon ; dans toutes les recensions qui suivent, c’est de ses incarnations qu’il s’agit. Et le public, de surcroît, n’a d’yeux cette année que pour elle, au moins sous l’un de ses trois avatars. Théophile Gautier, dans la Presse : « les belles dames et les petits messieurs iront se pâmer devant l’Esméralda de M. Steuben ou les femmes à bouquets de M. Court. — Qu’ils y aillent. » Dans le Salon de 1839édité par le Charivari, Laurent-Jan cite  « un tableau dont le public raffole et devant lequel un chœur de femmes répète sans cesse : Ah! C'est charmant, charmant, charmant, sur des notes plus ou moins veloutées. Ce tableau est de M. Steuben et représente une toute coquette jeune fille qui caresse un joli petit animal que nous croyons être une chèvre... Cette figure ne manque ni d'une certaine gentillesse ni d'une tournure assez gracieuse. On pourrait désirer les jambes plus fines, la tête moins mignarde et le tout moins cotonneusement fait ; mais enfin c'est une jolie peinture. »
Prosper Mérimée convient de ce grand succès dans la Revue des deux mondes : « La Esméralda de M. Steuben est un des tableaux que le public paraît goûter le plus ; les dames surtout l’ont pris sous leur patronage, et les éloges ne tarissent pas sur la gentillesse de la chèvre et celle de sa maîtresse. On ne peut nier en effet la grâce de cette figure ; la pose en est heureuse, et la tête, bien qu’un peu grosse pour le corps, est décidément fort jolie. Toutefois, je n’y trouve pas le caractère que M. Victor Hugo a donné à son héroïne ; le modèle qu’a choisi M. Steuben est une charmante grisette, et n’a pas cette noblesse naturelle que le poète a su toujours conserver à sa Bohémienne, même au milieu des exercices de sa profession. » Mérimée juge par ailleurs la robe bien courte.
Alexandre Barbier ne la trouve pas courte mais vide. Il commence par féliciter le peintre pour son modèle : « Vous avez eu le bonheur de rencontrer un admirable modèle qui ne s’est point encore prodigué. Il y a si longtemps qu’on nous montre toujours le même torse, les mêmes bras, les mêmes jambes et la même tête », avant de le critiquer pour sa peinture : « mais je ne comprends pas cette cuisse gauche : où est-elle ? (…) Ou la chèvre a des flancs, et alors c’est aux dépens de la cuisse de la fille, ou la cuisse de la fille est pleine et renflée comme la pose l’exige, et alors la chèvre n’a plus de flancs. Or, comme il me semble que la chèvre affecte passablement de ventre, il s’ensuit que la fille n’a pas de cuisse, ou au moins qu’elle est cruellement entamée. »
Mignon aspirant au ciel, gravée par Aristide Louis d'après Scheffer en 1853

Mérimée passe ensuite, parmi les cinq toiles d’Ary Scheffer juxtaposées dans ce capharnaüm, aux tableaux n° 1896 et 1897 : Mignon regrettant sa patrie et Mignon aspirant au ciel. « La couleur en est terreuse et désagréable. Le sujet demandait peut-être une couleur triste, mais non pas mate. La robe de Mignon est sale, ce qui n’est pas nécessaire. Jadis le goût du linge sale a été poussé fort loin par Greuze, qui prétendait ainsi faire ressortir la transparence des chairs. Ce n’est pas sur ce point qu’il faut l’imiter, surtout lorsqu’on n’imite pas ses suaves carnations. Les têtes, d’ailleurs, sont nobles et belles, les attitudes simples et vraies. Peut-être, dans le n° 1897, la pose de la figure laisse-t-elle quelque chose à désirer sous le rapport du naturel, ou plutôt la vérité n’est-elle pas rendue assez évidente, assez probable. Dans le n° 1896, les pieds de la Mignon sont d’un type vulgaire, d’ailleurs mal attachés aux chevilles. Il est évident que M. Scheffer n’a pas choisi son modèle. Toutes les dames à jolis pieds, et il y en a tant à Paris, se récrient devant ces chevilles osseuses. »
Gautier : « La Mignon regrettant la patrie a de beaux yeux maladivement noirs, un regard humide et profond, une bouche douloureuse, où s'épanouit comme une fleur de mélancolie un sourire faible et languissant; elle semble envier les ailes des oiseaux, dont la noire spirale tourbillonne sur le fond gris du ciel, toute son attitude est souffreteuse et indique la nostalgie la plus prononcée, il est dommage que la couleur soit bise et sans ressort. Cependant ce tableau, tel qu'il est, nous paraît le meilleur de tous ceux que M. Scheffer a exposés.
Mignon regrettant la patrie. Louis. Harvard Art Museums comme son pendant
La Mignon aspirant au ciel nous a rappelé la Médora assise sur une roche et guettant le retour du corsaire: cette figure quoique gracieuse et noble nous plaît moins que l'autre. Les bras sont jolis, mais un peu vides; la tête est mieux faite que le corps comme dans presque tous les personnages de M. Scheffer, qui traduit avec plus de bonheur la rêverie de l'âme que l'aspect de la nature physique. »

Les critiques savent-ils qui se cache derrière Esméralda ou Mignon ? Gautier assurément oui, qui est l’ami d’un peintre romantique de sa génération Fernand Boissard de Boisdenier, né en 1813, déjà l’amant de Marix depuis deux ans.
Outre Boissard, fréquente encore l’Astic une pittoresque bande de jeunes peintres unis par des liens matrimoniaux croisés et une association d’aide mutuelle. Meissonier, né en 1815, grandi rue des Blancs-Manteaux, vient d’épouser cinq mois plus tôt la sœur de son camarade Steinheil, débarqué de Strasbourg et alors occupé aux cartons de vitraux pour l’église Saint-Germain-l'Auxerrois. Trimolet a marié Rolande, la sœur de Daubigny, qui étouffe de devoir graver sur bois d’innombrablesvues prises sur la route du chemin de fer de Paris à Saint-Cloud, puis autant de dessins de Paris.
Ils sont du quartier, on l’a dit pour Meissonnier, et Daubigny a fait son apprentissage auprès de son père dans cethôtel du seizième siècle qui encoigne sa tourelle en surplomb au 54, rue Vieille du Temple ; on le retrouvera rue de la Cerisaie, quai d’Anjou puis quai de Bourbon. C’est à l’Astic qu’ils s’épanchent. Meissonnier voudrait bien, lui aussi, se consacrer à d’autres travaux que ceux, alimentaires, qu’il doit aux éditeurs Curmer et Hetzel pour la Bible de Royaumont ou les livres de Bernardin de Saint-Pierre. Alors un soir, ils signent là de leurs initiales une convention passée à cinq (s’est joint à eux le sculpteur Geoffroy-de-Chaume) : quatre d’entre eux travailleront d’arrache-pied à entretenir, durant une année, le cinquième à ne rien faire… d’autre que l’oeuvre de sa vie ! Évidemment, chacun sera  à son tour, par roulement, le bénéficiaire de cette sinécure. Ils parviennent à louer au 22, rue des Amandiers-Popincourt (auj. rue du Chemin-Vert, passée la rue Popincourt), autant dire à la campagne, un rez-de-chaussée avec jardin, et c’est Trimolet qui étrenne l’atelier.
Musée de l'AP-HP. Charmet/Bridgeman
Dans cette thébaïde, Trimolet a trouvé le moyen de peindre une scène toute urbaine, des sœurs de charité distribuant des secours aux pauvres, comme il a pu les voir faire rue du Cloître-Saint-Merri ou au passage Saint-Pierre de la rue Saint-Antoine (auj. rue de l'hôtel Saint-Paul). Et c’est ainsi qu’au Salon de 1839, où triomphe incognito Marix, on peut voir aussi, si l’on a des yeux pour voir, La Maison de secours.
Le Polytechnic journal de San Francisco, le remarque, qui fait de Trimolet l'égal de Raphael et de Dürer, rien moins, ainsi que le jury académique qui attribue une médaille d'or à cette œuvre bien hardie pour une époque où la misère n’est tolérée en peinture que revêtue d’oripeaux pittoresques autant qu’exotiques. Mais le tableau n’est pas acheté, et aucune commande ne suit. C’est une déception terrible pour le quintet.

En quittant le giron paternel, Marix est allée, soi-disant « fleuriste », prendre une pièce sur cour à l’hôtel Pimodan du 17, quai d’Anjou, à quelques pas de chez Boissard qui habite au numéro 3. Le 1er avril 1845, les inséparables amants, - « Dante avait Béatrix Mais Boissard a Marix », a pu écrire Pétrus Borel -, déménagent pour l’étage noble de l’hôtel Pimodan (auj. Lauzun). Geoffroy-de-Chaume succède à ce moment-là à Daubigny au 13, quai d’Anjou, tandis que Daumier, à son mariage, s’installe au 9. Geoffroy-de-Chaume obtient l’autorisation de prendre un moulage du corps de la belle que Paul Delaroche vient de peindre nue à l’hémicycle de l’école des Beaux-Arts ; Boissard en fait une fausse blonde, Madeleine oblige, pour un Christ déposé de la Croix aujourd’hui à la cathédrale Saint-Gatien de Tours.

Baudelaire, qui habite au-dessus, descend retrouver chez le couple Balzac, Delacroix, Gautier, le docteur Moreau, Apollonie Sabatier, dans un club des Haschischins resté célèbre.
Marix cesse de fréquenter l’Astic deux ans plus tard et rompt, après dix ans, d’avec son inséparable au bénéfice d’Ahlefeld, secrétaire d’ambassade, qu’elle épousera en 1851 : elle a 29 ans, lui 45 ; il mourra en 1855, tout ça loin du Marais, au Schleswig.

Les boîtes à histoire

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Chez Als.Thom Paris-Lecourbe, 1934 : Simone Weil, la première « établie »

Simone Veil en brigadiste
La Société alsacienne de constructions mécaniques (SACM) est née de la fusion de la haut-rhinoise AKC (André Koechlin Constructions) avec la bas-rhinoise Société Graffenstaden, qui vivaient l’une et l’autre du marché français, pour 60 % à 75 %, et que la guerre de 1870 et l’annexion subséquente ont privées de ce débouché. Pour renouer avec le marché hexagonal, elle s’est implantée à Belfort, en 1879 – c’est pourquoi la grève de neuf semaines de l’automne 1979 sera celle « du Centenaire », motivée par le grotesque (cadeau d’un flacon de cognac, d’un tire-bouchon ou d’un stylo) des célébrations anniversaires.
Peinant à atteindre la taille nécessaire pour affronter des concurrents comme Geco et Westinghouse aux USA, Siemens, AEG ou Brown Boveri en Europe, elle s’allie en 1929 à la compagnie française Thomson-Houston, donnant naissance à Als.Thom (Als pour Alsacienne et Thom pour Thomson). Auguste Detœuf, directeur général de Thomson-Houston, sera, et jusqu’en 1940, le premier président d’Als.thom, et encore, selon l’historien Richard Kuisel, « la conscience de l’industrie française ».
L’unité de fabrication d’appareils électriques pour le réglage, le démarrage, le couplage et la protection des matériels tournants est transférée 250, rue Lecourbe, à Paris, vers 1932. Simone Weil, agrégée de philosophie de 25 ans, proche du groupe de la Révolution prolétarienne, et qui a déjà milité – et plus que cela, en s’obligeant à ne vivre qu’avec 5 francs par jour, montant de l’allocation des chômeurs du Puy, lieu de son premier poste –, désire vivre complètement la condition ouvrière. Elle prend une année de congé « pour études personnelles » et se fait embaucher comme manœuvre chez Als.Thom Paris.
« Je n’y suis arrivée que par faveur, explique-t-elle à une ancienne élève ; un de mes meilleurs copains [Boris Souvarine] connaît l’administrateur délégué de la Compagnie [Auguste Detœuf], et lui a expliqué mon désir ; l’autre a compris, ce qui dénote une largeur d’esprit tout à fait exceptionnelle chez cette espèce de gens. De nos jours, il est presque impossible d’entrer dans une usine sans certificat de travail – surtout quand on est, comme moi, lent, maladroit et pas très costaud. »
Simone Weil réalise son expérience avec une sincérité totale, s’isolant de sa famille, vivant dans la chambre que lui autorise son salaire aux pièces, tout près de son usine, au n° 228 de la rue Lecourbe.
De sa condition d’ouvrière, elle envoie un instantané à son amie Albertine Thévenon : « Imagine-moi, devant un grand four, qui crache au-dehors des flammes et des souffles embrasés que je reçois en plein visage. Le feu sort de cinq ou six trous qui sont dans le bas du four. Je me mets en plein devant pour enfourner une trentaine de grosses bobines de cuivre qu’une ouvrière italienne, au visage courageux et ouvert, fabrique à côté de moi ; c’est pour les trams et les métros, ces bobines. Je dois faire bien attention qu’aucune des bobines ne tombe dans un des trous, car elle y fondrait ; et pour ça, il faut que je me mette en plein en face du four, et que jamais la douleur des souffles enflammés sur mon visage et du feu sur mes bras (j’en porte encore la marque) ne me fasse faire un faux mouvement. Je baisse le tablier du four ; j’attends quelques minutes ; je relève le tablier et avec un crochet je retire les bobines passées au rouge, en les attirant à moi très vite (sans quoi les dernières retirées commenceraient à fondre), et en faisant bien plus attention encore qu’à aucun moment un faux mouvement n’en envoie une dans un des trous. Et puis ça recommence. »
Contrairement à ce que l’on pourrait croire, c’est là un bon moment – et rare – des neuf semaines qu’elle passera chez Als.Thom, entre le 4 décembre 1934 et le 5 avril 1935. « En face de moi un soudeur, assis, avec des lunettes bleues et un visage grave, travaille minutieusement ; chaque fois que la douleur me contracte le visage, il m’envoie un sourire triste, plein de sympathie fraternelle, qui me fait un bien indicible. De l’autre côté, une équipe de chaudronniers travaille autour de grandes tables ; travail accompli en équipe, fraternellement, avec soin et sans hâte ; travail très qualifié, où il faut savoir calculer, lire des dessins très compliqués, appliquer des notions de géométrie descriptive. Plus loin, un gars costaud frappe avec une masse sur les barres de fer en faisant un bruit à fendre le crâne. Tout ça, dans un coin tout au bout de l’atelier, où on se sent chez soi, où le chef d’équipe et le chef d’atelier ne viennent pour ainsi dire jamais. J’ai passé là 2 ou 3 heures à quatre reprises (je m’y faisais de 7 à 8 francs l’heure – et ça compte, ça, tu sais !). La première fois, au bout d’une heure et demie, la chaleur, la fatigue, la douleur m’ont fait perdre le contrôle de mes mouvements ; je ne pouvais plus descendre le tablier du four. Voyant ça, tout de suite un des chaudronniers (tous de chics types) s’est précipité pour le faire à ma place. J’y retournerais tout de suite, dans ce petit coin d’atelier, si je pouvais (ou du moins dès que j’aurai retrouvé des forces). »
Le reste du temps, c’est simplement l’esclavage : « Il y a deux facteurs, dans cet esclavage : la vitesse et les ordres. La vitesse : pour “y arriver” il faut répéter mouvement après mouvement à une cadence qui, étant plus rapide que la pensée, interdit de laisser cours non seulement à la réflexion, mais même à la rêverie. Il faut, en se mettant devant sa machine, tuer son âme pour 8 heures par jour, sa pensée, ses sentiments, tout. Est-on irrité, triste ou dégoûté, il faut ravaler, refouler tout au fond de soi, irritation, tristesse ou dégoût : ils ralentiraient la cadence. Et la joie de même. Les ordres : depuis qu’on pointe en entrant jusqu’à ce qu’on pointe en sortant, on peut à chaque moment recevoir n’importe quel ordre. Et toujours il faut se taire et obéir. L’ordre peut être pénible ou dangereux à exécuter, ou même inexécutable ; ou bien deux chefs donner des ordres contradictoires ; ça ne fait rien : se taire et plier. […] Quant à ses propres accès d’énervement et de mauvaise humeur, il faut les ravaler ; ils ne peuvent se traduire ni en paroles ni en gestes, car les gestes sont à chaque instant déterminés par le travail. Cette situation fait que la pensée se recroqueville, se rétracte, comme la chair se rétracte devant un bistouri. On ne peut pas être “conscient”.
» Tout ça, c’est pour le travail non qualifié, bien entendu. (Surtout celui des femmes.)
» Et à travers tout ça un sourire, une parole de bonté, un instant de contact humain ont plus de valeur que les amitiés les plus dévouées parmi les privilégiés grands ou petits. Là seulement on sait ce que c’est que la fraternité humaine. Mais il y en a peu, très peu. Le plus souvent, les rapports même entre camarades reflètent la dureté qui domine tout là-dedans. »
Pendant les grèves du Front populaire, où l’on prend si grand soin de l’outil de travail, parmi les rares sabotages répertoriés par le Groupement des industries métallurgiques (GIM), figure Als.Thom Paris, où des fils téléphoniques ont été coupés.
Simone Weil, après les quelque cinq mois d’usine (après Als.Thom, chez J.-J. Carnaud et Forges de Basse-Indre, 71, avenue Édouard Vaillant, enfin chez Renault, les deux à Boulogne-Billancourt), que lui a seulement permis sa santé fragile, avait repris l’enseignement mais s’apprêtait déjà à partir, ce 8 août 1936, pour l’Espagne, dans les Brigades internationales.

La sortie des ouvriers de chez Carnaud, rue du Vieux-Pont-de-Sèvres

L’Humanité, 24 janvier 1934 : « Lorsque vous descendez l'avenue Édouard-Vaillant, vous apercevez au numéro 71, un immeuble de trois étages. Ce sont les bureaux des établissements J.-J. Carnaud et Forges de Basse-Indre. Cette firme occupe, à Boulogne, le pâté de maison situé entre l'avenue Édouard-Vaillant, la rue du Vieux-Pont-de-Sèvres, la rue Danjou et celle qui porte le nom de l'assassin de la Commune, Thiers. Rue du Vieux-Pont-de-Sèvres, les ateliers, ont un aspect triste et sale. Une moitié de premier étage aux murs décrépits ; des fenêtres basses et protégées par des barreaux. Un grand portail en fer, c'est l'entrée principale des ouvriers. Par dessus ce portail, l'œil peut entrevoir une petite partie de l'intérieur. Dans un coin des caisses sont entassées.
Il fait sombre. L'aspect de saleté est encore plus grand qu'à l'extérieur. C'est là que travaillent près de 1 500 ouvriers 300 hommes, 1 200 femmes. A côté, au 72, le bureau d'embauche.
Une entrée de maison petite bourgeoise. Porte étroite, avec des grilles (la maison aime ça), derrière lesquelles se trouve une petite affiche : on n'embauche pas. Au-dessus de la première pancarte, il en est une autre : on demande deux jeunes filles françaises de 16 à 17 ans, robustes. »
LIRE : Simone Weil, la Condition ouvrière, coll. « Idées », Gallimard, 1951.

Citroën Choisy, 1958, Claire Etcherelli ; 1968, Robert Linhart : même usine, même combat


Claire Etcherelli, grâce à une bourse de pupille de la nation, a été élevée dans un pensionnat religieux élégant, mais, révoltée par tout ce qui l’entoure, elle ne s’est pas présentée au baccalauréat ; c’est par nécessité qu’elle est amenée à travailler en usine. Elle se fait embaucher, à la fin des années 1950, à l’ancienne usine Panhard reprise par Citroën, qui s’étend entre le chemin de fer de petite ceinture et les boulevards des maréchaux, l’avenue d’Ivry et l’avenue de Choisy. Un tunnel, sous cette dernière, fournit un accès direct à un hectare supplémentaire de bureaux et d’ateliers d’usinage, en face. Pour Claire, devenue « Élise », le premier contact est, au 2e étage, avec la chaîne de montage des 2 CV :
« J’étais dans l’atelier 76. Les machines, les marteaux, les outils, les moteurs de la chaîne, les scies mêlaient leurs bruits infernaux et ce vacarme insupportable, fait de grondements, de sifflements, de sons aigus, déchirants pour l’oreille, me sembla tellement inhumain que je crus qu’il s’agissait d’un accident, que ces bruits ne s’accordant pas ensemble, certains allaient cesser. »
Mais il ne s’arrêteront pas, neuf heures durant chaque jour, au sortir de cinquante minutes de bus : « Mortel réveil, porte de Choisy. Une odeur d’usine avant même d’y pénétrer. Trois minutes de vestiaire et des heures de chaîne. La chaîne, ô le mot juste... Attachés à nos places. Sans comprendre et sans voir. […] À chaque reprise du travail, je me demandais : “Est-ce que je tiendrai ?” Aucun temps n’était prévu pour le repos, pour le besoin le plus naturel. Les hommes réussissaient à souffler un peu, en trichant, mais moi je n’y arrivais pas encore. La voiture était là, et puis l’autre et l’autre. »
L’habillage intérieur des habitacles, fait autrefois par des professionnels, à raison de trois voitures à l’heure, est maintenant réalisé uniquement par des O.S., qui doivent en faire sept. Il n’y a plus qu’un seul O.P. dans l’atelier ; avec un régleur et le contrôleur : « On est les trois seuls Français du secteur. Vous vous rendez compte. Rien que des étrangers ! Des Algériens. Des Marocains, des Espagnols, des Yougoslaves. »
Pour être Français, on n’en est pas moins aussi étranger qu’eux à ce qu’on fait. « J’aimerais, dit Élise, voir comment se fabrique une voiture. Pourquoi n’amène-t-on pas les nouveaux visiter chaque atelier, pour comprendre ?
– Attention, vous avez laissé passer un pli, ici. Pourquoi ?
– Oui. Pourquoi ? On ne comprend rien au travail que l’on fait. Si on voyait par où passe la voiture, d’où elle vient, où elle va, on pourrait s’intéresser, prendre conscience du sens de ses efforts. »
Il se recula, sortit ses lunettes, les essuya et les remit.
« Et la production ? Vous vous rendez compte si on faisait visiter l’usine à tous les nouveaux ? »
Elise et Arezki... chez Renault, Citroën n'autorisant pas à tourner

Robert Linhart se présente dans la même usine dix ans plus tard, au début de septembre 1968 ; lui est normalien, professeur agrégé, et militant maoïste ; il habite à deux pas. La grande chaîne de montage des 2 CV porte maintenant le numéro 85. Cent quarante-cinq voitures en sortent chaque jour, des mains de 1 200 personnes, alors plutôt des Yougoslaves, l’usine de Javel étant connue comme celle des Turcs.
Il s’est établi pour militer ; quatre mois plus tard, il n’a toujours rien fait. « Je m’étais rêvé agitateur ardent, me voici ouvrier passif. Prisonnier de mon poste. » Et puis, vers la mi-janvier, il y a cette note de service affichée dans les ateliers : « À compter du lundi 17 février 1969, l’horaire de travail sera porté à dix heures […]. La moitié des 45 minutes de travail supplémentaire par jour sera retenue à titre de remboursement des avances consenties au personnel aux mois de mai et juin 1968. »
Avant la grève, enfin possible, par honnêteté il révèle sa qualité d’établi : « À l’extérieur, “l’établissement” paraît spectaculaire, les journaux en font toute une légende. Vu de l’usine, ce n’est finalement pas grand-chose. Chacun de ceux qui travaillent ici a une histoire individuelle complexe, souvent plus passionnante et plus tourmentée que celle de l’étudiant qui s’est provisoirement fait ouvrier. Les bourgeois s’imaginent toujours avoir le monopole des itinéraires personnels. Quelle farce! »
La seule différence, c’est que lui peut retrouver son statut quand il le voudra ; alors il se promet de ne jamais le faire volontairement, de tenir quoi qu’il arrive, de «  rester dans l’usine aussi longtemps que l’on ne [l’en] chassera pas ».
Le lundi 17, ils sont 400 à sortir à l’heure habituelle, à refuser les 45 minutes supplémentaires : 400 grévistes. Le lundi suivant, ils ne sont déjà plus qu’une centaine, et la direction parvient à combler les trous sur les chaînes, à faire sortir les voitures. Linhart, lui, est exilé à l’annexe de la rue Nationale, où s’empoussière ce qui reste de pièces de rechange des défuntes Panhard. Après quelques semaines, il est rappelé à l’usine, muté d’un poste pénible et isolé à un autre. Le 30 juillet en fin d’après-midi, quelques minutes avant la fermeture annuelle, il est licencié.
L’année d’après, l’usine fermait, le terrain était vendu ; c’est aujourd’hui une partie du quartier chinois du XIIIe arrondissement.
LIRE : Claire Etcherelli, Élise ou la Vraie Vie, Denoël, 1967 ; Folio, 1973. Robert Linhart, l’Établi, Minuit, 1978. VOIR : CA 13, comité d’action du 13e, collectif Arc, 1968.Michel Drach, Élise ou la Vraie Vie, 1970.

Grands hommes en boîtes

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À Renault Billancourt, prendre le pouls de la classe ouvrière


En ce 45ème anniversaire de Mai 68 et, aujourd’hui, en l’occurrence de la nuit des barricades, ce rappel. « L’appréciation de l’accueil fait par les ouvriers de Billancourt au protocole de Grenelle est une des questions historiographiques les plus discutées de Mai 68 », selon Michelle Zancarini-Fournel[1]. En d’autres termes, qu’ont hué les ouvriers de l’île Seguin le 27 mai 1968 : la tentative de la CGT de leur faire reprendre le travail, ou simplement le constat de Grenelle sur lequel la CGT les appelait très démocratiquement à se prononcer ?
Séguy à Seguin le 27 mai 1968. Photo Gérald Bloncourt
Quand la négociation qui a commencé la veille à 15 heures au ministère du Travail, aborde, le dimanche 26 à 17 heures 30, les discussions sur la Sécurité sociale, Georges Séguy rappelle encore que l’abrogation des ordonnances de 1967 constitue l’« objectif principal des travailleurs en grève », l’un des trois points du mandat impératif donné par la commission administrative de la CGT à sa délégation, avec l’échelle mobile des salaires, et le paiement des heures de grève.
La négociation bloque assez rapidement et une interruption de séance est décidée sur un constat de désaccord. De 20 heures 15 à 21 heures 30 les radios s’en font l’écho et, au micro, Georges Séguy se montre très ferme et parfaitement négatif dans son appréciation du processus en cours.
Après la reprise des discussions, dans la nuit, le secrétaire général de la CGT est prévenu que le PSU, la FEN, la CFDT et l’UNEF – vingt ans plus tard, il ajoutera « et la FGDS » – se sont réunis à part pour décider d’une manifestation commune pour le lendemain. Georges Séguy, selon son témoignage, y voit une rupture de l’unité syndicale, s’estime trahi par la CFDT et en fait d’ailleurs aussitôt le reproche à Eugène Descamps. Il se demande, en substance, pourquoi la CGT continuerait dans ces conditions de s’enfermer dans une négociation globale alors qu’elle serait davantage en position de force dans des discussions par branche.
Jacques Baynac, dans son Mai retrouvé, écrit que Pierre Mendès-Franceétait présent à la réunion incriminée, comme il allait l’être à la manifestation du stade Charléty. Que Georges Séguy ait rajouté plus tard la FGDS de François Mitterrandà la liste des « traîtres » amène à penser que de sous son autre casquette, celle du militant politique, une autre rupture lui apparaissait beaucoup plus grave encore que celle de l’unité syndicale : celle de l’union des partis de gauche et des syndicats pour la mise au point d’un« programme commun de gouvernement d’un contenu social avancé », dont il soulignait l’urgence à Billancourt une semaine plus tôt. En un mot, il voit se profiler une tentative gouvernementale à gauche évinçant le PCF.
À partir de ce moment, la CGT veut en finir au plus vite avec Grenelle. « Après avoir rencontré Jacques Chirac vers 4 heures du matin et négocié la reconnaissance de la CGT comme organisation représentative – ce qui est assorti de subventions », relate Michelle Zancarini-Fournel, Georges Séguy accepte, en guise d’abrogation des ordonnances, un débat au Parlement sur la Sécurité sociale et une réduction de 5 % du ticket modérateur que les ordonnances ont fait passer de 20 % à 30 %. Il laisse Eugène Descamps continuer seul à ferrailler : « Vous nous avez pris 10 %, monsieur le Premier ministre, vous nous devez encore 5 %. » Il accepte en guise d’échelle mobile l’examen, fixé au mois de mars 1969, de l’évolution du pouvoir d’achat durant l’année 1968, et en fait de paiement des jours de grève, la proposition patronale d’une avance équivalant à 50 % des salaires perdus, à récupérer impérativement avant le 31 décembre.
Sur le perron du ministère du Travail, le lundi 27 mai à 7 heures 30, Georges Séguy souligne les points positifs du « protocole » ou « constat », il affirme que le dernier mot revient à ce sujet aux travailleurs mais que, sous réserve de l’approbation de ces derniers, « la reprise du travail ne saurait tarder ».
Là-dessus, il téléphone à Benoît Frachon pour un rapide bilan de la situation, et décision est prise d’aller à Billancourt et non chez Citroën comme prévu initialement. « J’ai tout à fait conscience de l’importance de ce meeting, il aura valeur de test à l’échelle nationale », écrira Georges Séguy quatre ans plus tard.
À ce moment, un tract intersyndical CGT, CFDT, FO a déjà été diffusé, peu avant 6 heures du matin, aux ouvriers de Billancourt qui viennent y prendre leur poste : tiré dans la nuit sur la base des déclarations radiophoniques de la veille au soir, il appelle à la poursuite de la grève jusqu’à la victoire.
Le meeting de l’île Seguin commence peu après 8 heures. Aimé Halbeher, secrétaire de la CGT Renault y fait adopter par acclamation le principe de la poursuite de la grève. Il s’agit d’un meeting syndical ordinaire, les ouvriers n’y ont pas été invités à venir entendre le secrétaire général dont on ne savait pas qu’il y viendrait. Benoît Frachon prend ensuite la parole, et la garde trois quarts d’heure, pour faire patienter en attendant Séguy. Se livrant à un historique de trente ans de luttes sociales, il voit dans le constat de Grenelle, des « gains appréciables » ; en réponse : un silence réprobateur. André Jeanson, le président de la CFDT, lui succède, qui n’était pas membre de la délégation de Grenelle. Il « trouve l’ambiance survoltée » de Billancourt propice à une évocation de « la démocratie dans les usines afin que cesse la monarchie des patrons », soit en gros cette cogestion cédétiste que Séguy condamnait dans ce même hall une semaine plus tôt. Il fait aussi applaudir la convergence des actions ouvrières avec celles des étudiants et des enseignants. Séguy arrive sans doute sur ces entrefaites, et la fin du discours de Jeanson est ponctuée par les cris de « Unité » et « Gouvernement populaire », qui sont des allusions à l’opération mendésiste programmée pour le soir à Charléty.
Le discours de Séguy suscite des huées « qui ne visent pas l’orateur », affirme Michelle Zancarini-Fournel, mais les propositions patronales de Grenelle ; en particulier, l’évocation d’un rattrapage de la moitié des heures de grève et de la perte de l’autre moitié provoque un tollé général. Finalement, si Frachon puis Séguy ont fortement souligné l’un et l’autre les points positifs du constat de Grenelle, ni l’un ni l’autre n’ont demandé littéralement une reprise du travail. Si bien que le Monde peut titrer le lendemain : « La CGT n’a pu convaincre les grévistes de reprendre le travail », comme la CGT de Billancourt peut protester de bonne foi, avec FO, que leur tract syndical du matin, loin d’appeler les grévistes à reprendre, les appelait au contraire à continuer. Michelle Zancarini-Fournel note que la CFDT, pourtant signataire du même tract intersyndical, ne s’est pas jointe à la protestation envoyée au quotidien.
En tout cas, le rejet du protocole de Grenelle par les ouvriers de Billancourt, immédiatement diffusé par la radio, et quelles qu’aient été les intentions de la CGT, n’est sans doute pas sans conséquence sur les refus en cascade de Renault-Cléon, Renault-Le Mans, Berliet, SUD-Aviation, Rhodiacéta, la Snecma et Citroën-Paris. Et après le « test » Billancourt, la commission administrative de la CGT, dans l’après-midi, « appelle tous les travailleurs à resserrer leur unité dans leur lutte ».

Le 21 octobre 1970, Jean-Paul Sartre devrait être au palais de justice pour témoigner dans le procès Geismar, mais la justice étant « de classe » et « les peines déjà données » d’avance, il est à 14 heures 30 à Boulogne-Billancourt, place Bir-Hakeim, qui pointe vers la porte Émile Zola, d’où sortent les ouvriers du matin de Renault, et c’est à eux qu’il en appelle. « Vous seuls, vous pouvez juger l’action de Geismar. […] Geismar : celui qu’on juge, c’est le peuple lui-même. C’est-à-dire le peuple qui, en découvrant à la fois la violence dont il est victime et la force qu’il a, se dresse contre ceux qui veulent l’asservir donc c’est bien à vous de juger s’il a raison ou tort. »
Magnum/Bruno Barbey
Sur un côté, une bâtisse administrative où se profilent les casquettes à visière des gardes-chiourme de l’usine ; on les voit s’agiter derrière les vitres sales. Les équipes du matin devraient sortir par là mais un ouvrier assure à l’Idiot international que la CGT leur a conseillé de passer par une autre porte parce que l’avenue Émile-Zola était « bourrée de flics ». Sartre, juché sur un fût de mazout, n’est donc pas entouré par une foule très dense ; il reprend néanmoins son improvisation à l’approche de chaque nouveau groupe…

« Il y a une troisième raison pour laquelle j’ai voulu parler devant vous, c’est que je suis un intellectuel et que voilà un siècle, l’alliance du prolétariat et des intellectuels a existé. Elle représentait une force considérable. Depuis le début de ce siècle, elle n’existe plus. [Devant de nouveaux arrivants, Sartre répètera : “Il y a cinquante ans que le peuple et les intellectuels sont séparés ; il faut maintenant qu’ils ne fassent plus qu’un.”] Il faut que les ouvriers et les intellectuels, cela, non pas pour que les intellectuels donnent des conseils aux ouvriers, mais au contraire, pour constituer une nouvelle masse unie qui changera le point de vue des intellectuels, qui les transformera dans leur action même et qui fera à ce moment-là une union solide et redoutable. C’est un commencement le fait que vous vouliez bien m’écouter. Je vous en remercie. Il faudra que nous nous rencontrions dans d’autres occasions encore. »

Jean-Paul Sartre, le 21 octobre 1970, dans l’Idiot international, no11, nov. 1970.

 


Pierre Bourdieu à Paris-Lyon : « tous ensemble » en 1995


« Comme en mai 1968, le drapeau rouge a été hissé sur le campanile de la gare des Bénédictins qui domine Limoges », signalait le Monde du 7 décembre 1995. Mais à la différence de Mai 1968, le mouvement a peut-être été cette fois moins centralisé encore, touchant fortement des villes comme Toulouse, Nantes, Montpellier et Bordeaux, Nice ou Rouen. Pour les étudiants, tout est ainsi parti de Rouen le 9 octobre, Toulouse suivant dix jours plus tard, avant que Metz et Orléans ne s’y mettent quand Rouen était déjà en grève depuis trois semaines. Pour la fonction publique, cela a démarré le 23 novembre avec la grève totale et reconductible des cheminots, qu’ont prolongée des dépôts d’autobus de banlieue, des centres de tri, des secteurs d’EDF – comme aux centrales nucléaires de Paluel et de Gravelines par exemple.
Pierre Bourdieu, Annick Coupé le 12 décembre 1995. Vu/J-F Campos
Pour les étudiants, il s’agit d’obtenir des moyens supplémentaires, pour les salariés de lutter contre le plan de réforme de la sécurité sociale, pour les cheminots – outre qu’ils sont comme les autres fonctionnaires concernés par l’alignement programmé des régimes spéciaux de retraite sur ceux du secteur privé – de s’opposer à un contrat de plan État-SNCF s’accompagnant de la fermeture de 6 000 kilomètres de lignes. Le 28 novembre, lors de la 3e journée nationale d’action, les secrétaires généraux de FO et de la CGT se serrent publiquement la main pour la première fois depuis 1947 avant de défiler côte à côte à Paris. La CFDT de Nicole Notat, en revanche, estime que le plan Juppédéfend la sécurité sociale, qu’il s’agit de « ne pas enterrer par des actes syndicaux d’arrière-garde ». Chez les cheminots, toutes ces déclarations, tous les articles de presse, tous les textes sont dûment affichés et font débat avant que des assemblées générales souveraines ne tranchent.
Le mouvement est populaire (62 % d’opinions positives au 2 décembre après 10 jours de paralysie nationale des trains, et de la totalité des transports publics en région parisienne), si bien que l’on peut parler de « grève par procuration » des salariés du secteur privé, qui ne sont pas en situation d’arrêter eux-mêmes le travail.« Nous ne nous battons plus pour nous-mêmes, explique un cheminot CFDT. Nous sommes en grève pour tous les salariés. J’ai d’abord fait la grève en tant que conducteur de train, puis en tant qu’ouvrier du chemin de fer, puis en tant que travailleur des services publics et maintenant c’est en tant que salarié que je suis en grève. »[2]
La 6e journée nationale d’action, le 12 décembre, à l’appel de la CGT, de FO, de la FSU, et de SUD-PTT, est d’une ampleur inégalée : 1 million dans la rue d’après le ministère de l’Intérieur, 2,2 millions selon les syndicats, avec à Paris, Marseille, Toulouse, Rouen, Bordeaux, Grenoble, des manifestations monstres auxquelles les torches fumigènes écarlates des cheminots donnent leur couleur, et Pierre Bourdieu sa particularité à celle de la gare de Lyon : « Je suis ici pour dire notre soutien à tous ceux qui luttent, depuis trois semaines, contre la destruction d’une civilisation, associée à l’existence du service public, celle de l’égalité républicaine des droits, droits à l’éducation, à la santé, à la culture, à la recherche, à l’art, et, par-dessus tout, au travail. Je suis ici pour dire que nous comprenons ce mouvement profond, c’est-à-dire à la fois le désespoir et les espoirs qui s’y expriment, et que nous ressentons aussi. »
La gare Paris-Lyon est le premier lieu emblématique du mouvement, celui où 560 adhérents CFDT vont fonder, le 26 janvier 1996, « SUD-Travailleurs du rail de Paris sud-est », suivis par 450 de Saint-Lazare, le 7 février 1996, puis par ceux de Lyon, Rouen et Clermont-Ferrand, tandis que 111 autres syndicats, sans quitter la confédération, s’y dotaient d’une bannière spécifique : « Cheminots CFDT en lutte. » Le 28 mars 1996, en région parisienne, SUD-Rail obtenait 20 % des suffrages aux élections professionnelles.
Le second lieu marqué « 95 », c’est la gare d’Austerlitz, lieu du documentaire Paroles de grèves : « La seule chose que j’espère, c’est que les gens se disent : bon sang, t’as vu, les cheminots, ils se sont battus pendant 24 jours, et ils ont gardé tout ce qu’ils avaient. Pourquoi pas nous ? » ; et lieu de la fiction dans laquelle Nadia[3]– Ariane Ascaride – tente, d’un brasero de piquet de grève à un autre, de retrouver le père disparu de son enfant, entrevu dans un reportage télévisé. Pour l’aider dans cette recherche, Serge, Claire, Jean-Paul et quelques autres cheminots vont s’y mettre « tous ensemble, tous ensemble, ouais ! ».
Aria Ascaride dans Nadia et les hippopotames
Avec la grève de l’hiver 1986, explique Christian Chevandier[4], « les cheminots [s’étaient] retrouvés sur le devant de la scène sociale pour la première fois depuis 1920, y [avaient] tout à fait recouvré cet élément d’identité qu’est la lutte sociale qui leur permet de garder la tête haute malgré la fin de la vapeur. […] après 1995 plus encore qu’après 1986, on est fier d’être cheminot […]. C’est par la lutte sociale qu’en cette fin de siècle les cheminots réinvestissent la fierté du métier ».

« En Allemagne, la phrase qui circulait chez eux : « Les cheminots français ne font plus rouler de trains, ils font rouler des idées. » Sympa. Je crois qu’on a fait rouler trois mots et alors, moi, ces trois mots, la dernière fois que je les avais vus, je crois que c’était sur une pièce de monnaie, c’était liberté égalité fraternité, et je crois qu’on a fait rouler ça. C’est bien sur les pièces de monnaie, c’est ça hein ? D’ailleurs c’est quand même fou que ce soit sur des pièces de monnaie. Ces trois mots, ça veut dire que c’est la Bourse qui s’en sert quelque part de ces trois mots, c’est la Bourse qui joue avec, avec ça. Alors nous on s’est réapproprié ces mots, ils étaient à nous, et on les a mis en pratique nous ces mots, en tout cas chez nous, au niveau de notre grève à nous. »
Un cheminot de la gare d’Austerlitz, dans Paroles de grèves, de Sabrina Malek et Arnaud Soulier, diffusé sur Arte en décembre 1996.


[1]Les Années 68. Le temps de la contestation, Bruxelles, Éd. Complexe, 2000.
[2] cité dans P. Barets, « Journal de grève. Notes de terrain », Actes de la recherche en sciences sociales, 115, 1996.
[3] Dominique Cabrera, Nadia et les Hippopotames, 1999.
[4]Cheminots en grève. La construction d’une identité (1848–2001), Éd. Maisonneuve et Larose, Paris, 2002.

Les boîtes à histoire. II.

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            Ford France puis Simca Poissy : la collaboration sous toutes ses formes

Le roman le Complot contre l’Amérique, de Philip Roth, ainsi que nombre d’essais récents ont rappelé le philonazisme du magnat de l’automobile Henry Ford. C’est par sa filiale française, Ford France, et en l’occurrence grâce à l’usine de Poissy, construite à partir du second semestre de 1938 et devenue opérationnelle en zone occupée en 1940, que le patron de la firme de Detroit a matérialisé ses sentiments en une collaboration en bonne et due forme à l’effort de guerre allemand. Onze lettres échangées entre Edsel Ford, le fils d’Henry, et Maurice Dollfus, président de Ford SAF (Société anonyme française), qui s’échelonnent de janvier à octobre 1942, postérieurement donc à Pearl Harbour et à l’état de belligérance entre les États-Unis et l’Allemagne nazie, sont pleines de félicitations réciproques sur les bonnes affaires réalisées avec la Wehrmacht, qui nécessitent la construction de trois nouveaux grands bâtiments à Poissy. Comme l’écrit le Français à l’Américain : « L’attitude de stricte neutralité que vous avez adoptée, votre père et vous, a été un atout incalculable pour la prospérité de vos entreprises en Europe. »
Henry et Edsel Ford. Gallica
Le 2 septembre 1944, Maurice Dollfus est arrêté pour collaboration et transféré à Drancy. Il est très vite libéré – est-il possible de s’en prendre au chargé d’affaires d’un allié ? –, et Ford SAF, de la même façon qu’elle honorait la veille les commandes de l’armée nazie, répare maintenant le matériel de guerre des troupes américaines. Il en recevra même, en octobre 1945, une éminente distinction octroyée aux sociétés dont la production a participé à la victoire des Alliés.
Pour cause de tripartisme, de présence du PCF au gouvernement, et de bataille de la production, les résistants de la CGT travaillent à Poissy main dans la main avec un président qui déclarait avoir été le premier Français à se rendre à Berlin après l’armistice de 1940 ! Quand Maurice Dollfus rapporte des États-Unis le projet de la voiture « Vedette », et celui du moteur Diesel de camion « Hercules », on voit les délégués CGT de Poissy intervenir auprès de la Fédération des métaux pour récupérer les machines nécessaires ; on les voit encore rencontrer leurs homologues de chez Chausson, à Gennevilliers, parce que les carrosseries destinées à Ford SAF ne s’y font ni assez vite ni assez bien ; et de surcroît s’employer à obtenir auprès des autorités chargées de la répartition des contingents d’acier supplémentaires.
En échange, quand, après le tournant anti-atlantiste de novembre 1947, le leader CGT du C.E. se voit contesté dans le syndicat par les nouveaux convertis à la radicalité, le président Dollfus le conforte dans sa position en lui accordant l’augmentation d’une prime de rendement depuis longtemps attendue.
La maison mère américaine que ces pratiques ne satisfont plus, et pas davantage le coût de cette politique sociale, fait succéder à Dollfus un autre collaborateur notoire, neveu par alliance de Louis Renault et ministre de Vichy : François Lehideux. Celui-ci entreprend aussitôt, dès janvier 1950, de diviser par deux le budget du C.E. pour le ramener au minimum légal. Peu après, la fin du blocage national des salaires amène une grève de la métallurgie qui arrive à Poissy. L’usine, occupée par les grévistes, se transforme pendant quatre semaines en camp retranché. La CGT coupe les routes pour empêcher les jaunes d’arriver ; les cars de ramassage ne s’y aventurent plus. « Les dirigeants roulaient portes fermées pour ne pas se faire éjecter de leur voiture aux abords de l’usine ; ils travaillaient la porte de bureau verrouillée pour ne pas se retrouver à la rue », raconte un ancien à Jean-Louis Loubet et Nicolas Hatzfeld[1].
L’usine est barricadée pour empêcher les C.R.S. d’y pénétrer. « Mais ils sont quand même entrés, explique un autre. Les ouvriers les attendaient avec des bruts de fonderie, à la porte de l’usine. Les C.R.S. sont arrivés de l’autre côté du site, par la Seine avec des bateaux. Là, ils ont cassé les glaces du hall à coups de crosse, ils ont pris les grévistes à revers. Puis ils ont ramassé tout le monde et relevé les noms. Presque tous ont été virés. La direction a alors installé des tourniquets pour contrôler les entrées. C’était une drôle d’époque. »
En 1952, Ford Detroit reprend la main, pour céder bientôt Poissy à Henri Théodore Pigozzi, patron idéologue, auteur de la Doctrine Simca, qui dans son usine de Nanterre a imposé son syndicat maison, les Autonomes. La méthode Simca appliquée à Poissy, aidée par la crise de Suez qui entraîne une mévente de ces grosses cylindrées que sont les Vedettes, et qui permet ainsi le licenciement de plus du tiers du personnel, CGT en tête, vient à bout du syndicat : aux élections de délégués du personnel, la CGT passe d’environ 60 % des voix en 1955 à 6 % en 1958 ; dans le même temps, Autonomes et Indépendants passent de moins de 27 % à 87 %.
PSA-Talbot-Poissy, grève de 1984, atelier B3. Eyeda/Keystone-Fr
Tout comme les « hommes-secteurs » créés par Édouard Michelin vers 1930, et implantés chez Citroën par Pierre Michelinà partir de 1935 sous le nom d’« agents de secteur », ou comme les « techniciens sociaux » introduits dans les ateliers de Peugeot en juillet 1936 à l’initiative du directeur technique et des fabrications Ernest Mattern, Simca a des « conseillers d’ateliers », choisis par la direction, souvent des fidèles passés par l’école d’apprentissage, faisant fonction d’intermédiaires entre le personnel ouvrier et l’encadrement, court-circuitant ainsi les délégués syndicaux.
D’un côté donc, les « conseillers d’atelier » se substituent aux délégués, quant à ce qui porte le nom de syndicat – la CFT en l’occurrence, dernier avatar des Indépendants –, il se fond dans la direction du personnel au sein de laquelle quelques-uns de ses hommes ont des responsabilités.
Chrysler, qui rachète progressivement Simca, pérennise le système, qu’il transmet intact, en 1978, au groupe PSA-Peugeot Citroën, pour lequel la méthode, on l’a vu, n’est d’ailleurs pas d’une totale nouveauté.



15 novembre 1974. Cliché CFDT
Paris-Brune, c’est, sortis de terre au printemps 1962, huit étages au bord des boulevards extérieurs, pour y trier le courrier de la banlieue parisienne, puis le courrier d’entreprise, le fameux Cedex, mis en place ici en 1966, six ans avant son extension au reste de la France. Répartis en quatre roulements, nuit et jour et sept jours sur sept, ils sont plus de 1 000 postiers sur 10 000 m2 de salles de travail, presque tous de moins de trente ans, et pour la plupart exilés de leur province : dans le sud, les postes sont attribués en priorité aux rapatriés, tandis que l’automatisation des centraux téléphoniques contraint à reclasser partout sur place nombre de demoiselles du téléphone. La CGT annonce 500 adhérents au centre de tri et, après 68, tout ce que Paris connaît de groupuscules s’y est implanté, sans compter que le restaurant d’entreprise du 123 boulevard Brune, géré par les syndicats, est devenu la cantine gauchiste des militants étudiants.
Il y a aussi à Paris-Brune l’équivalent d’une cellule d’entreprise du PS, Georges Sarre, militant FO du centre de tri, étant le fondateur de l’Association des postiers socialistes destinée à implanter le parti sur les lieux de travail. Comme il est également cofondateur du CERES (Centre d’études, de recherches et d’éducation socialiste, l’aile gauche de la SFIO, qui a donné la majorité à François Mitterrand au congrès d’Épinay en 1971), c’est devant Paris-Brune que la télévision envoie ses caméras à chaque décision ou congrès de ce courant.
En 1974, Paris-Brune, fer de lance des six bureaux-gares parisiens, est en grève du 22 octobre au 2 décembre pour l’augmentation uniforme des salaires, la titularisation de tous les auxiliaires, le refus du démantèlement des PTT.
« Ce qu’il y a de bien, dans le tri, c’est quand ça s’arrête, confie à sa sœur, Max Morel, personnage du Paris-Brune, de Maxime Vivas, (Le Temps des cerises - VO Éditions, 1997). Et la
grève arrête le tri. Elle nous rend une fierté perdue : le fonctionnaire devient citoyen. Il n’est plus tenu d’obéir aux claquements de doigts, il devient incontrôlable, on envoie des flics pour le surveiller, il se sent fort. Tant que la grève durera, on évitera de lui parler avec morgue, on n’essaiera pas d’imposer, on négociera. La grève est le seul vrai bonheur que j’aurai connu ici jusqu’à ce jour. »
Le 19 avril 1980, dans les 50 000 personnes qui suivent l’enterrement de Jean-Paul Sartre, Bernard-Henri Lévy a su distinguer les militants du centre de tri : « Ces vivants. Ces fantômes. Ces insurgés et ces petits-bourgeois mêlés dans un brouhaha retenu. Ces gauchistes. Cette délégation de mondains masqués par les drapeaux rouges et noirs des postiers de Paris-Brune. La gerbe de la NRF et celle de l’Amicale des Algériens de France. Ces paparazzi à l’affût. » (Le Siècle de Sartre.)
À l’automne 1988, lors de la grève des « camions jaunes » dirigée contre l’ouverture au privé du transport du courrier, l’appel à la reprise n’est pas suivi dans la région parisienne par une partie des adhérents de la CFDT-PTT, qui se voient exclus par leur fédération. La majorité d’entre eux va fonder SUD (Solidaires, Unitaires et Démocratiques), et début 1989, le groupe des Dix s’élargit en s’ouvrant à Sud-PTT. La nouvelle fédération postale n’obtient, aux élections professionnelles qui ont lieu trois mois après sa naissance, de représentativité que sur la région parisienne mais, la CFDT décidant de soutenir la loi Quilès de séparation des PTT en deux opérateurs publics distincts, La Poste et France Télécom, qui ouvre la voie à la privatisation, d’autres syndicats départementaux de la CFDT-PTT font défection à leur tour et rejoignent Sud-PTT.
Cette même année 1991, Paris-Brune est détruit : « Une noria de camions emportait les débris, sans doute vers une fosse commune. Toute une tranche de vie était gommée. “Après notre jeunesse, dit Linarès, ils nous volent notre mémoire.”



[1]« Poissy : de la CGT à la CFT, histoire d’une usine atypique », Vingtième siècle, no 73, 2002.

Aux bois d’Paris, y a des…

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Le Point du Jour et le bois de Boulogne

Le Point du Jour, c’est la pointe sud du village d’Auteuil. Joseph Micault d’Harvelay, « garde du Trésor royal », y possède un jardin dont une étroite bande de potager descend jusque-là. Si, comme tous ses pairs dans les années 1780, M. d’Harvelay fait appel à Blaikie pour qu’il lui dessine son jardin à l’anglaise, il veut à la fois un sentier tortueux et conserver au même endroit son allée rectiligne de tilleuls ! En désespoir de cause, Blaikie proposera une colossale serre chauffée, qu’il remplira d’ananas et autres fruits des tropiques.
Au XIXe siècle, Gavarni a, dans les parages, une propriété riche de bassins, rocailles, ondulations de terrain, et de ces arbres à feuillage persistant que Blaikie a semés partout de Monceau à Auteuil. Le chemin de fer dit « de Ceinture », courant au long des fortifications depuis 1851, avant de franchir la Seine par le viaduc du Point-du-Jour (remplacé depuis par le pont du Garigliano), l’emporte sur son passage en 1863. Le lieu sera désormais le plus industrialisé d’Auteuil : une usine chimique, des laboratoires pharmaceutiques assez nombreux, une fonderie d’art ; et il verra s’élever la seule cité industrielle de l’arrondissement, la villa Mulhouse.
Ce n’est pas qu’il s’agisse ici de loger la main-d’œuvre auprès de ses lieux de travail – seuls les ouvriers nomades vivent dans cette proximité, et ils louent. Au Point du Jour, on construit pour de futurs propriétaires, « l’élite des ouvriers, stables et économes et pouvant résider sans inconvénient loin de leur chantier ». C’est plutôt qu’habitent le 16e arrondissement – beaucoup plus au nord – un certain nombre d’employeurs pour lesquels la maisonnette individuelle, sa propriété, l’épargne qu’elle suppose – il s’agit de devenir propriétaire en vingt ans par le paiement d’un amortissement à 4% compris dans le loyer –, est l’instrument de contention des « classes dangereuses ». Dollfuss, des filatures de Mulhouse, auquel la villa est en quelque sorte dédiée, comme Dietz-Monnin, dont une rue de la cité porte le nom, seront du congrès international réunissant à Londres, en 1886, « les grands industriels et les financiers des deux mondes » afin, écrit Paul Lafargue, le gendre de Marx, « de rechercher ensemble les moyens les plus efficaces d’arrêter le dangereux envahissement des idées socialistes ».
La villa Mulhouse comprend soixante-sept pavillons, édifiés à partir de 1880, un premier groupe attenants, en frise, comme en Angleterre, un autre avec la cuisine en sous-sol, là encore selon un modèle anglais. En général, les maisonnettes à étage seront acquises par des employés, seules celles ne comportant qu’un rez-de-chaussée l’étant par des ouvriers, « presque tous typographes ». Selon son promoteur lui-même, « seulement 4% de la population ouvrière à Paris pouvait se payer un loyer semblable ». Parmi les rares équipements collectifs – la règle du genre étant plutôt le repliement imposé sur la vie de famille –, une coopérative de consommation logée dans deux des pavillons.

Les canotières « aiment l’amour et l’bal »
Un service de bateaux à vapeur essentiellement estival, entre Paris et Saint-Cloud, s’étant révélé prometteur, on envisage, dès les années 1860, la formation d’une « Société pour le transport des voyageurs de Bercy à Neuilly ». Après l’ouverture de l’écluse de Suresnes, en 1867, qui régularise le niveau de la Seine, et l’Exposition universelle, la Société des bateaux-mouches voit effectivement le jour, étendant son trajet jusqu’à Charenton. Le Point-du-Jour en devient le point de départ vers l’amont, et la première escale à guinguettes et canotage vers l’aval, avant celles du bas-Meudon, de Saint-Cloud, de Courbevoie. Au Point du Jour, l’une de ces guinguettes est de Guimard, à l’enseigne du Grand-Neptune, sous le signe, comme ailleurs, des fritures et des matelotes, du vin blanc et de l’omelette au lard. Du café-concert des Ambassadeurs, sur les Champs-Élysées, où elle est créée en 1886, jusqu’à Suresnes, se chante la Polka des Canotières : « Puis au bal, Au signal, Bacchanale, À faire rougir le municipal. Surprenant, Épatant, Renversant, Cette façon de danser le cancan… ».
Le cross des As, 1932. Gallica
Il y a un accès noble et cavalier au bois de Boulogne, par l’Étoile et l’avenue de Neuilly (de la Grande-Armée), celle de l’Impératrice (Foch) ou celle de Saint-Cloud (Victor-Hugo). Il y a des transports populaires : le chemin de fer d’Auteuil et « le chemin de fer américain », celui qui est tiré par des chevaux et part de la place de la Concorde, longeant la Seine jusqu’à Saint-Cloud, enfin, les bateaux à vapeur. Au bois de Boulogne, nous dit le guide Joanne en 1863, le jour aristocratique est le samedi, qui a son acmé entre 4 h et 5 h de l’après-midi ; « le dimanche, toutes les classes de la société s’y trouvent représentées et confondues ». Après la loi sur le repos hebdomadaire et dominical, enfin promulguée le 13 juillet 1906, la sieste sur l’herbe au bois de Boulogne devient, en quelque sorte, le minimum syndical d’un dimanche ouvrier.
Le Front populaire, et l’arrêt de l’exploitation commerciale des bateaux-mouches qui l’a précédé de peu, marquent un complet revirement de la géographie des guinguettes entre l’aval et l’amont, et même entre la Seine et la Marne. Dorénavant, « Quand on s’promène au bord de l’eau », comme le font Jean Gabin et ses poteaux dans La Belle Équipe, c’est à Nogent, où l’on arrive par le chemin de fer partant de la Bastille.
Près du chemin des Vieux-Chênes, la butte Mortemart offre toujours de jolis points de vue sur l’ourlet de collines festonnant la boucle qu’empruntait le bateau-mouche, celles d’Issy, de Meudon, de Bellevue, de Saint-Cloud, de Suresnes et du mont Valérien et, bien plus loin, celles de Montmorency et Saint-Leu. Désormais, le « mont Valérien » évoque les heures les plus noires de l’Occupation, comme fait la cascade, à son pied, avant Longchamp, où, dans la nuit du 16 au 17 août 1944, trente-cinq jeunes résistants, dont certains n’avaient pas 20 ans, la plupart étudiants, étaient, après l’exécution, achevés à la grenade.
Après la guerre, les réjouissances populaires retrouvent ici une postérité, à cette différence qu’autour de la nappe étalée sur l’herbe, on s’interpelle en espagnol et en portugais. Gardiens d’immeuble et gens de maison, issus de l’immigration ibérique, sont les seuls habitants, le week-end, des beaux quartiers désertés par leurs propriétaires. Le bois de Boulogne voit, à nouveau, sortir du panier à pique-nique les melons qui avaient fait la célébrité de Bagatelle deux siècles plus tôt.

De la rouvraie au parc anglais
La forêt du Rouvray – plantée de chênes rouvres – avait été dite « de Boulogne » en hommage à Boulogne-sur-Mer où Philippe le Bel avait fait un pèlerinage. François Ier l’avait peuplée de cerfs et de chevreuils, entourée d’une muraille percée de huit portes, coupée d’allées d’ifs et de cyprès en prévision de Champs-Élysées au sens premier du terme, c’est-à-dire une nécropole. Le bois de Boulogne, presque entièrement détruit par le campement des Alliés en 1814-1815, avait été replanté sous la Restauration ; seuls quelques vieux chênes rouvres du XVIe siècle avaient réchappé, du côté de la mare d’Auteuil. Sous le Second Empire, il avait été diminué sur Auteuil, mais agrandi de deux cents hectares du côté de Boulogne et de Longchamp : le mur d’enceinte était abattu, la forêt remodelée en parc de type anglais.
Un hippodrome a remplacé, à Longchamp, l’abbaye datant de Saint Louis, lieu de pèlerinage qui était devenu l’arrivée d’un défilé mondain, de Louis XVà Louis-Philippe, par-delà sa destruction en 1795. La procession avait souvent pris des formes si impudentes que la Duthé, future maîtresse d’un frère et d’un cousin du roi, dans son char doré tiré par six chevaux, était arrêtée au beau milieu de l’avenue de Longchamp pour être conduite à la prison de For-l’Évêque, près du Louvre.
Si elles n’ont plus rien, en 1863, de ce caractère extravagant, le guide Joanne décrit encore les « fameuses promenades de Longchamp que la mode a prises sous sa protection et par lesquelles il est d’usage d’inaugurer les toilettes de printemps ». Sous le Second Empire, et jusqu’à la Première Guerre mondiale, le Grand Prix de Paris clôture, à l’hippodrome, la « grande saison » mondaine, qui n’a commencé qu’à la fin d’avril. Aussitôt, l’on part en villégiature, croisière et voyage jusqu’à l’automne, saison des chasses, que l’on passe à la campagne et en grandes réceptions dans les châteaux hospitaliers, avant l’hiver et la Riviera. Quelques personnes du monde, malgré tout, feront bénéficier Paris l’hiver d’une « petite saison » mondaine.
De l’autre côté de la route du Champ-d’Entraînement, au bord de laquelle le roi anglais démissionnaire, Édouard VIII, passa son exil volontaire jusqu’en 1972, Bagatelle était né d’un pari du comte d’Artois avec sa belle-sœur, Marie-Antoinette. Une folie, à tous les sens du terme, construite par Bélanger et neuf cents ouvriers en soixante-quatre jours ! Pour en transformer le parc en jardin anglais, Blaikie obtenait trois ans. Un mur de dix pieds de haut séparait alors la maison des jardins : décidément, « ces gens n’ont pas de goût pour les points de vue », soupirait l’Écossais. Après son passage, il n’y avait plus de mur, mais un obélisque égyptien, un pont chinois, un grand rocher avec une cascade, alimentée par une pompe des frères Périer, … et des melons. Blaikie en cueillait le premier le 18 avril 1781. Bientôt, la reine préférait ceux de Bagatelle à tous les autres. Le roi venait parfois de la Muette jusqu’ici à pied, mais quand la cour était à Saint Cloud, d’Artois emportait les fameux melons avec lui en y partant dîner.
On y montre les Nubiens plus encore que les animaux nubiens. J. Cheret, 1877. Gallica
Alors qu’il ne reste rien des nombreuses fabriques du jardin de Bagatelle, de la Folie Saint-James (aujourd’hui à Neuilly) est demeurée une grotte dans un rocher, fourrée d’un temple dorique. Blaikie trouvait cela « ridicule, car il n’y a ni point haut ni montagne pour former cette énorme masse de rochers ». Il y voyait « plus d’extravagance que de goût », et ne s’en étonnait point, ayant entendu le comte d’Artois donner à Bélanger cette consigne : « J’espère que vous allez ruiner Saint-James». Ce qui fut fait.
À proximité du Jardin d’acclimatation, aux proustiennes promenades d’enfants sages dans des carrioles tirées par des zèbres ou des autruches, le château de Madrid avait été construit pour François Ier et revêtu de céramiques par Girolamo della Robbia. Presque tous les rois de France y avaient abrité leurs amours. Colbert, plus prosaïque – il n’était pas roi –, avait installé une manufacture dans ses communs, mais, pour rester dans la note, celle-ci fabriquait des bas de soie. Mlle de Charolais, à qui Louis XV donna ces communs, le Petit-Madrid – une trentaine de bâtiments, tout de même –, y reçut ses amants. Un restaurant s’installa, sous le Second Empire, dans ce qu’il en restait de vestiges. La construction, reprise en immeuble d’habitation, agrandie et surélevée, a été ornée d’un riche décor néo-Renaissance vers 1910.
Au Bois, dans les allées d’Haussmann, Alphand et Davioud, qui serpentent autour de ces quelques grands restes, des joggers émaciés en sportswear de prix font comme les promoteurs dans les rues hautement spéculatives : ils conservent la façade.

Le bois de Vincennes, exotique

Le bois de Vincennes est célèbre pour la justice de Saint Louis comme pour l’illumination de Jean-Jacques Rousseau, l’une et l’autre sous un chêne. Dans les années 1240, c’est Saint Louis : « maintes fois il advint qu’en été il allait s’asseoir au bois de Vincennes après sa messe, et s’accotait à un chêne, et nous faisaient asseoir autour de lui. Et tous ceux qui avaient affaire venaient lui parler, sans empêchement d’huissier ni d’autres gens », assure Joinville. Cinq siècles plus tard, il faut à Rousseau, sur le chemin du château, trouver le moyen de marcher moins vite pour ne pas risquer le coup de chaleur. « Je m’avisai, pour modérer mon pas, de prendre quelque livre. Je pris un jour le Mercure de France, et tout en marchant et le parcourant, je tombai sur cette question proposée par l’Académie de Dijon pour le prix de l’année suivante : Si le progrès des sciences et des arts a contribué à corrompre ou à épurer les mœurs. À l’instant de cette lecture je vis un autre univers et je devins un autre homme. »
Marc Seguin, ingénieur, à l'origine de la ligne Lyon-St-Etienne. Gallica
L’inspiration qui le visite soudainement est aussi brutale que le coup de chaleur redouté : étourdissements, palpitations, crises de larmes. « En arrivant à Vincennes j’étais dans une agitation qui tenait du délire. Diderot l’aperçut : je lui en dis la cause, et je lui lus la prosopopée de Fabricius, écrite en crayon sous un chêne. Il m’exhorta de donner l’essor à mes idées, et de concourir au prix. Je le fis, et dès cet instant je fus perdu. Tout le reste de ma vie et de mes malheurs fut l’effet inévitable de cet instant d’égarement. »
Jusqu’à la Révolution, le bois est interdit aux « chariots, charrettes, fourgons et autres voitures publiques » ; seuls les « gens de pied » sont admis à y passer, à leurs risques et périls si la chasse bat son plein. Le château est contemporain de la Bastille et, comme elle, prison d’État de Louis XIà 1784. Il était resté intact depuis sa réfection de 1380, malgré l’ordre donné par Louis XVI de le vendre ou de le démolir, et c’est le XIXe siècle qui, en l’attribuant à l’armée, l’a dénaturé.
En 1860, l’État impérial, désireux d’affirmer son sens de l’équilibre, décide de réitérer au bord des faubourgs populeux ce qui vient de se faire au bois de Boulogne. Il cède à la Ville ces mille hectares d’arbres, si l’on y inclut le polygone affecté aux manœuvres militaires, qui les coupe en deux et est aussi dénué de feuilles que le bois d’une crosse de fusil. Au bord de cette zone désertique, la présence d’une pyramide rappelant que la forêt de Vincennes avait été entièrement reboisée par ordre de Louis XV en 1731 semblait légèrement ironique. C’est moins vrai depuis que le Parc floral, en 1969, y a été installé. Il reste, des arbres de Louis XV, un exemplaire près du lac artificiel des Minimes, dont une île, qui tout aussi artificielle, s’est vue ornée de vestiges du couvent fondé par Louis VII le Jeune en 1155.
Destin des lieux : il est curieux de penser que le bois de Saint Louis, le roi croisé qui passa sept années à guerroyer d’Égypte en Tunisie, allait devenir, six ou sept siècles plus tard, le bois de Lyautey, le bois de l’expansion coloniale. Sur un fond de jardin à l’anglaise avec ruisseaux, cascades et lacs dus à l’ingénieur Alphand, les fleurons du bois de Vincennes, hormis le vaste champ de courses installé dans la plaine de Gravelle en 1863, nous viennent presque tous du temps des colonies. Le jardin tropical dont la Ville de Paris vient de récupérer une partie, est l’ex-« jardin colonial », établissement public industriel et commercial chargé de recherches agronomiques sur les pays chauds, fondé en 1899 et installé ensuite dans les pavillons du Maroc, de la Tunisie, du Congo et de l’Indochine rapatriés de l’Exposition coloniale de Marseille de 1906.
Le réseau routier tracé à travers le bois, son éclairage électrique, sont des vestiges de l’Exposition coloniale de Paris de 1931. En dépit des tracts du Secours rouge international, en dépit de ceux que distribuent les surréalistes : « Ne visitez pas l’Exposition coloniale » ; malgré l’action de la CGTU et d’une Ligue contre l’oppression coloniale que préside Albert Einstein, plus de cinq cent mille visiteurs, en six mois, vont visiter cette exposition que le ministre des Colonies, Paul Reynaud, a inaugurée en affirmant que « l’idée coloniale doit désormais faire partie intégrante de l’idée de citoyen ».
« La vérité sur les colonies », la contre-expo organisée par la CGTU et Einstein dans l’ancien pavillon soviétique de l’exposition des Arts Déco de 1925, n’en accueillera, du 19 septembre au 2 décembre, que quatre mille cinq cents. S’en est-on consolé en se disant que les gens allaient à Vincennes surtout pour le Parc zoologique, qui vit affluer cinquante mille visiteurs dès le premier dimanche ? Un zoo strictement colonial, lui aussi, réservé à la faune de nos territoires africains, donc sans tigres, ces félins-là appartenant à la couronne britannique.
L’immense rocher artificiel de près de soixante-dix mètres de haut nous vient de l’Expo de 1931, comme le Temple bouddhique tibétain, comme, bien sûr, le musée des Arts d’Afrique et d’Océanie, où se voit encore le salon de Lyautey, commissaire général de l’Exposition. Il est devenu Cité nationale de l’histoire de l’immigration.
De 1945 à 1956, la « Fête de l’Huma » se tint chaque année au bois de Vincennes, sur les cinquante-cinq hectares de la clairière de Reuilly. En 1946, ce rassemblement festif sera dit, dans la presse communiste, constituer « la deuxième ville de France » ; le nombre des participants en fera encore « la quatrième ville française » en 1952.
Il y a donc dès la Libération, et pour une décennie, une nouvelle capitale des ouvriers à côté de Paris qui a cessé de l’être. D’autant que la capitale est passée au parti gaulliste RPF aux élections municipales de 1951. Un RPF qui va disputer au Parti communiste le bois de Vincennes, en y organisant, de 1947 à 1953, une « Fête de la jeunesse, du travail et du sport », qui accueille, comme l’autre, des stands de Renault, de Citroën, de la Snecma, d’Alsthom, d’EDF, d’Hispano-Suiza ou de la SNCF. Le 5 octobre 1947, le RPF y réunit sept cent mille personnes, à l’en croire (cent cinquante mille, selon la police,), tandis que le PC en avait rassemblé un million le 8 septembre (de cent cinquante à deux cent mille, selon la police).
Jean-Baptiste Chaverot, anarcho-syndicaliste du P.L.M. haranguant les grévistes le 25/2/1920. Gallica
À compter de 1952, la vignette d’entrée à la « Fête de l’Huma » fait participer à une tombola, dotée d’une 4 CV Renault comme premier prix, qui en fait vendre cinq fois plus que l’année précédente.
Un Parc floral a succédé, en 1969, à l’ancien polygone d’artillerie de 1796, et, dans la cartoucherie de Vincennes, s’est installé le Théâtre du Soleil. « Nous ne sommes ni une communauté contemplative ni un groupe de gens “différents” », assure Ariane Mnouchkine, sa fondatrice. « Nous n’avons de vie communautaire que dans le travail. Nous avons les mêmes buts, nous poursuivons les mêmes intérêts et nous avons choisi le même genre de vie. »
En 1970, cette troupe y donne 1789 - La révolution doit s’arrêter à la perfection du bonheur, dont les narrateurs sont des bateleurs qui racontent au peuple ce qu’ils ont appris. En 1972, c’est 1793 - La cité révolutionnaire est de ce monde, où ce sont les sectionnaires de Mauconseil qui font le récit des événements ;  en 1975 vient L’Âge d’or. Première ébauche.
Le professeur Bernard Dort est, un jour, dans leurs murs, avec ses étudiants de la Sorbonne, pour assister au travail collectif. Ariane Mnouchkine, qui n’est pas comme lui une intellectuelle de haute volée, mais une femme de terrain, force le vieux théâtrologue brechtien, s’il veut pénétrer sa méthode, à improviser avec la troupe, et tenez, par exemple, à mimer un chien. Ça ne va évidemment pas de soi pour le digne théoricien, mais il s’efforce consciencieusement de grogner, gratter, lever la patte et frétiller, jusqu’à finir par mordre à belles dents dans les fesses de la dramaturge. Après quoi, il téléphone à la fac pour modifier, tout en continuant de japper, l’intitulé de sa communication à un prochain colloque : « Un chien dans le théâtre de Brecht ».
L’anecdote n’est sûrement pas à prendre au pied de la lettre, c’est seulement ainsi que Philippe Caubère l’amplifie jusqu’au burlesque dans Ariane, le pénultième épisode de L’Homme qui danse.

Tous en Seine

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Avant la Seine où Paris se mire, la Seine vers laquelle les façades se tournent jusqu’à en oublier, derrière elles, toute contrainte d’équerre, il y a la Seine que l’on travaille, que l’on fend, que l’on bat, que l’on mange et que l’on boit. Une Seine aux berges hérissées de pontons en dents de peigne, au bout desquels les porteurs d’eau tentent de prémunir leurs seaux de la vase du bord et, entre ces pontons, des attelages qui reculent, munis de barriques d’une capacité plus grande. Une Seine où l’on pêche, une Seine où le poisson frétille partout dans les viviers, et s’y vend. On n’imagine plus aujourd’hui la quantité de poisson consommée, qu’imposait la stricte observance des jours maigres et du Carême. La seule chambre spécialisée, des sept qui composent le Parlement de Paris, est celle de la Marée, et c’est le poisson, l’assiette fiscale sur laquelle se bâtit la ville. François Ier confirme en 1530, et pour six ans, « l’aide de 6 deniers sur le poisson vendu en la ville et faubourgs de Paris, 20 sols sur le thon blanc, maquereaux et poissons salés », accordée par son prédécesseur pour « fortification des fossés, quais de cette ville ».
En 1583, reconstitution de Hoffbauer, éd. de 1875-1882. Gallica
Les pompes élévatrices accrochées aux ponts battent le fleuve sans relâche de leurs roues à aubes, celle de la Samaritaine, au Pont-Neuf, depuis Henri IV ; celles du Grand et du Petit Moulins, aux deuxième et troisième arches en partant de la Ville, côté aval du pont Notre-Dame, depuis Louis XIV. Et les moulins à farine, amarrés dans le courant, pétrissent pareillement le flot, et aussi les bras des lavandières. « Il y avait grand vacarme de blanchisseuses, elles criaient, parlaient, chantaient du matin au soir le long du bord, et y battaient fort le linge, comme de nos jours », écrit Hugo. “Comme de nos jours“, c’est-à-dire en 1831, tandis que le passé qu’évoque Hugo est celui de 1482. « Ce n’est pas la moindre gaieté de Paris. »
Ajoutons, sur « la “nourricière Seine”, comme dit le père Du Breul », que cite Hugo, quantité de ports où abordent les bateaux avalants, qui peuvent atteindre facilement toutes les berges du « trapèze central de la Ville », tandis que les navires montants s’arrêtent à sa lisière, avant le Pont-Neuf, seuls des produits manufacturés de haute valeur, en provenance de Normandie ou de la Manche, pouvant supporter les coûts d’un halage à contre-courant.
Côté Ville, « le quai avec ses mille boutiques et ses écorcheries saignantes », ses tanneurs et teinturiers qui ne partiront pour la Bièvre qu’après 1673, et les sergents racoleurs qui les remplacent sous la Régence ; le pittoresque quai de Gesvres, entre pont Notre-Dame et Pont-au-Change, posé sur des arcades pour ne pas rétrécir le lit du fleuve, au haut duquel Rose Bertin, la modiste de Marie-Antoinette, a sa première boutique jusqu’en 1772.
Le côté Université « était le moins marchand des deux, les écoliers y faisaient plus de bruit et de foule que les artisans, et il n’y avait, à proprement parler, de quai que du pont Saint-Michel à la tour de Nesle. Le reste du bord de la Seine était tantôt une grève nue, comme au-delà des Bernardins, tantôt un entassement de maisons qui avaient le pied dans l’eau, comme entre les deux ponts ».
On n’oubliera pas les bains flottants, bains chauds ou étuves, dont on compte une dizaine à la fin du règne de Louis XVI ; et, plus tard, les bains froids ou écoles de natation qui fleurissent sous le Second Empire : Bains du Pont-Royal, Bains Henri-IV, quai du Louvre ; Bains de la Samaritaine et, pour les femmes, Bains des Fleurs, au port de l’École.

La Seine publique et le bassin royal
Le 24 mars 1722, en l'honneur du mariage espagnol de Louis XV, qui finalement n'aura pas lieu. Vue prise depuis le Louvre. Gallica
Dans cette Seine industrieuse, ce fleuve du quotidien, celui des harengères et des crocheteurs, Louis XIV a pourtant su isoler une naumachie, une scène de grand opéra, en demandant à Jules Hardouin-Mansart et Jacques-Ange Gabriel ce pont Royal inutile à la circulation, situé non dans le prolongement d’une rue, mais dans celui du palais des Tuileries, au bout du Pavillon de Flore, simple balcon au-dessus du bassin dont il trace le quatrième côté, face au Pont-Neuf, entre le Louvre, rive droite, et le collège des Quatre-Nations sur l’autre. Ici, pour le mariage prévu avec l’infante d’Espagne, lors des naissances du duc de Bourgogne ou du duc de Bretagne, dix mille lampes font de la grande galerie du Louvre l’astre même du Roi-Soleil, tandis qu’au-dessous, sur le fleuve, flottent palais allégoriques aux colonnes et portiques surchargés de tous les attributs de la mythologie, qu’entourent des musiciens sur d’autres nefs, au milieu des embrasements des feux d’artifice. D’autres jours, les remplacent joutes ou fêtes vénitiennes.
Ce « bassin du Louvre », ce « côté des Tuileries et du Pont-Royal », était pour Voltaire– qui écrit en 1751, avant la création de la place Louis-XV –, le modèle absolu, l’aune à laquelle juger les villes, l’esquisse de la perfection urbaine : si Louis XIV « avait dépensé à Paris la cinquième partie de ce qu’il en a coûté pour forcer la nature à Versailles, Paris serait, dans toute son étendue, aussi beau qu’il l’est du côté des Tuileries et du Pont-Royal, et serait devenu la plus magnifique ville de l’univers ».
 
En 1800 cette fois, vue prise depuis la rive gauche. Gallica
Paris qui gèle, Paris qui brûle 
Quand la Seine est gelée, Paris meurt, comme en ce terrible hiver qui commence en décembre 1708 et, durant près de deux mois, aura « rendu les rivières solides jusqu’à leurs embouchures », note Saint-Simon. La disette des grains, les épidémies, une température qui descend jusqu’à 21° au-dessous de zéro font plus de vingt mille victimes dans la capitale.
Et quand la Seine s’embrase, Paris brûle. Le 22 avril 1718, une femme, dont le fils a disparu noyé, abandonne au fil de l’eau, devant le couvent des Miramionnes, une planche munie d’un pain bénit et d’un cierge allumé, censé s’éteindre là où gît le corps de son enfant et lui en révéler le lieu. Sous le Petit-Pont, le cierge heurte une barque chargée de foin, les flammes montent jusqu’aux maisons de bois, le grand incendie dure trois jours et trois nuits. Le maître des pompes, Dumouriez, un ancien de chez Molière, n’y peut rien : les vingt-deux maisons du pont sont détruites. On ne les reconstruira plus.

Quand la cour était à Choisy
Qui vit à Paris a donc affaire à la Seine. Dans l’exercice ordinaire de son emploi, le jardinier du duc d’Orléans et du comte d’Artois, un Écossais, Thomas Blaikie, s’y retrouve tout naturellement, traversant Paris et ses faubourgs par deux fois en trois jours, dans un sens et dans l’autre. Le 3 octobre 1777, il prend le coche d’eau au port Saint-Paul, en compagnie d’un pépiniériste de Covent Garden, pour rejoindre avec lui la cour, à Choisy, où elle se trouve à ce moment-là. Le port Saint-Paul, entre le débouché de la rue Saint-Paul et le pont de Gramont, qui prolonge la rue du Petit-Musc sur l’île Louviers, est le terminus des coches d’eau pour Corbeil, Montereau, Nogent et Briare. C’est là qu’un peu plus tard, le jeune Bonaparte, 15 ans, débarquera, le 25 octobre 1784, arrivant de son collège de Brienne pour s’inscrire à l’École militaire.
C’est d’en face – il n’y aura plus d’île Louviers – que partira le Frédéric Moreau de L’Éducation sentimentale : « Le 15 septembre 1840, vers six heures du matin, la Ville-de-Montereau, près de partir, fumait à gros tourbillons devant le quai Saint-Bernard. »
« Des gens arrivaient hors d’haleine ; des barriques, des câbles, des corbeilles de linge gênaient la circulation ; les matelots ne répondaient à personne ; on se heurtait ; les colis montaient entre les deux tambours, et le tapage s’absorbait dans le bruissement de la vapeur, qui, s’échappant par des plaques de tôle, enveloppait tout d’une nuée blanchâtre, tandis que la cloche, à l’avant, tintait sans discontinuer. »
« Enfin le navire partit ; et les deux berges, peuplées de magasins, de chantiers et d’usines, filèrent comme deux larges rubans que l’on déroule. »
Les bateaux que croise Blaikie sur ce tronçon de la Seine sont, pour l’essentiel, des avalants, portés par le courant, chargés des bois du Morvan, des blés de la Brie, des vins de Bourgogne, de charbon de bois ; souvent des « sapines » ou « sapinières » à usage unique, que les « déchireurs » vont démonter sur la berge pour en faire du bois de charpente. Quand les mariniers sont montés à bord pour les piloter dans la traversée de la ville, rendue difficile par une infinité d’obstacles et de forts courants entre des berges rétrécies, la première chose qu’ils voient en abordant Paris, et que Blaikie vient de laisser dans son dos, c’est « après le Sérail, le bâtiment du monde le mieux situé » : l’hôtel de Bretonvilliers qui, avec l’hôtel Lambert, forme la proue sculptée de l’île Saint-Louis au-dessus du fleuve.
En 1867, les bains. Hoffbauer. Gallica
Puis, au pas du cheval sur le chemin de halage, tirant le coche d’eau, c’est, à gauche, la forteresse imposante de la Bastille et, à droite, devant l’abbaye de Saint-Victor, le quai Saint-Bernard, où Henri IV et son fils, le futur Louis XIII, se baignaient nus, et où les hommes avaient continué de le faire à la grande satisfaction des dames. « Tout le monde connaît cette longue levée qui borne et qui resserre le lit de la Seine, du côté où elle entre à Paris avec la Marne, qu’elle vient de recevoir : les hommes s’y baignent au pied pendant les chaleurs de la canicule ; on les voit de fort près se jeter dans l’eau ; on les en voit sortir : c’est un amusement. Quand cette saison n’est pas venue, les femmes de la ville ne s’y promènent pas encore ; et quand elle est passée, elles ne s’y promènent plus », écrivait ironiquement La Bruyère, dans ses Caractères, en 1688.
La bête de somme tire maintenant au milieu des empilements de pierres du port au Plâtre. La Rapée est déjà « fameuse pour préparer le poisson en ce qu’on appelle “matelotes” ». Des barques toilées assurent la traversée vers l’énorme ensemble de l’Hôpital général ; bientôt, la patache d’octroi complètera, sur le fleuve, le mur des Fermiers généraux. Les joutes des mariniers, que Raguenet nous a montrées devant la Cité, auront alors lieu ici et, un peu avant 1830, le canotage bruyant, tandis que son pendant sélect s’organise dans la Société des régates et le Club des canotiers qui, sous le Second Empire, regrouperont quelque six mille passionnés, du côté de Charenton et, de l’autre côté de Paris, d’Asnières.
Derrière les chantiers de bois, s’étendent les domaines de La Croix, du Petit-Château de Bercy, du Pâté-Pâris, puis l’immense étendue du château de Bercy. Les vins viendront à partir du Premier Empire et, avec eux, un surcroît de canotiers et de guinguettes, dont celle de Jullien qui, quand le quai sera gravement endommagé par la débâcle des glaces, en janvier 1880, ira ouvrir sur l’île Fanac, à Joinville-le-Pont, le restaurant décrit par Zola dans Au Bonheur des dames.
Sur l’autre rive, passé l’abri semi-circulaire de la gare d’eau entamée en 1764 et abandonnée, ce sont, partout dans les champs, de grandes roues qui servent à extraire les pierres des carrières profondément souterraines d’Ivry, Gentilly, Montrouge, Arcueil et Villejuif.

À l’ouest, le Point du Jour !
Deux jours plus tard, le samedi 5 octobre 1777, Thomas Blaikie rembarque à bord d’un coche d’eau, avalant cette fois, au pont Royal, avec le même Mr. Hairs et le jardinier allemand de Monceau, M. Ettingshaussen. De ce même embarcadère, à partir de 1826, de petits bateaux à vapeur effectueront le premier service régulier reliant, pendant la belle saison, Paris à Saint-Cloud. Blaikie descend la Seine jusqu’au pont de Sèvres, où il prendra une voiture pour Versailles.
Ici, le trafic est moins dense : la remontée du courant étant particulièrement épuisante, les bateaux ne vont pas au-delà du port de l’École. Mais il faut déjà, pour l’atteindre, passer le pont Royal et, dans ce sens, les mariniers n’ont pas seulement à piloter les bateaux et à guider leur accostage, les avaleurs de nefs, ou maîtres des ponts, doivent encore les tirer du haut du tablier, le chemin de halage se trouvant souvent interrompu.
Sur l’autre rive, le port de la Grenouillère, sous le quai ombragé entrepris par Charles Boucher d’Orsay, prévôt des marchands, est rempli de bois flotté qui a traversé tout Paris. Le coche d’eau longe le quai des Tuileries, et la place Louis-XV. On trouvera amarrée en face, sous Napoléon III, l’École impériale de natation, « ses 350 cabinets et ses 16 salles, son vaste divan et ses salles de cafés ». Passés les Invalides, on arrive très vite à l’île des Cygnes, qui épouse la courbe de la rive gauche jusqu’à la hauteur du château de Grenelle. Entre cette île et la berge, bien plus d’un millier de cadavres étaient venus s’agglutiner lors de la Saint-Barthélemy, ceux des protestants jetés à la Seine. Ils avaient été inhumés sur place, et Louis XIV avait fait vivre là, plus tard, des cygnes amenés de Scandinavie.
Quand Blaikie la croise, l’île est spécialisée dans la fabrication de l’huile, extraite de la cuisson des tripes, destinée aux réverbères à miroirs de métal qui, depuis quelques années seulement, ont remplacé au long des rues les lanternes à chandelles. Le lieudit Gros-Caillou, plus bas, est connu pour des mijotages plus appétissants, ceux du ragoût de poissons au vin. « Ce lieu peuplé de guinguettes, écrit Mercier, est sur le bord de la rivière, au-dessous des Invalides. Là, on mange des matelottes, objet définitif et chéri des gageures parisiennes. Une bonne matelotte coûte un louis d’or ; mais c’est un manger délicieux, quand elle n’est pas manquée. Les cuisiniers les plus fameux baissent pavillon devant tel marinier qui fait mélanger et apprêter la carpe, l’anguille et le goujon. Ils cèdent ce jour-là leur emploi à la main grossière qui manie l’aviron. Les cuisiniers ont beau être jaloux ; ils accommodent les autres plats, excepté la matelotte : ainsi l’ordonne tout maître friand ou connaisseur. »
Il y aura ici, dix ans après le passage de Blaikie, la seconde paire de pompes à feu des frères Périer, en aval de l’égout des Invalides ! Et l’on apercevra derrière, en 1841, la tour de 42 mètres, élevée au milieu de la place de Breteuil, qui sert de château d’eau au puits artésien de Grenelle, dont le débit est d’un million de litres par jour.
En 1867 toujours, les lavandières, devant la même place de l'Hôtel de Ville qu'en 1583. Hoffbauer. Gallica
Mais au moment où son coche d’eau atteint l’extrémité du quai de la Conférence, les frères Périer sont seulement en train de créer leur Compagnie des eaux de Paris et de prévoir ici l’installation de « pompes à feu », c’est-à-dire à vapeur, pour élever l’eau de la Seine vers des réservoirs situés sur la colline de Chaillot et, de là, la redistribuer chez les particuliers.
La grand-route de Paris à Versailles passe ici au pied de la Savonnerie, la manufacture d’où sortit l’essentiel des tapis du Louvre, de Versailles, de Trianon et de Marly, puis, sur le bord escarpé du fleuve, arrive le couvent de la Visitation-Sainte-Marie, qui descend jusqu’à la route de la Reine, permettant aux recluses d’y voir passer de brillants équipages. Enfin, aussi contigu au monastère des femmes que le permet la règle, ce qui signifie deux murs de séparation, le couvent des Bons-Hommes ou minimes de Chaillot s’étage, lui aussi, presque jusqu’au sommet du coteau. À son extrémité sud-ouest, la patache d’octroi dite de la Conférence viendra matérialiser, sur le fleuve, la barrière des Fermiers généraux comme, de l’autre côté de Paris, son homologue de la Rapée.
À gauche, l’École militaire se prolonge jusqu’au fleuve « d’un vaste terre-plein enclos » appelé Champ-de-Mars. Puis vient la « belle plaine de Grenelle ». En face, Passy a succédé à Chaillot, avec son établissement thermal, au bord du quai, « supérieur à Spa et à Forges-les-Eaux », mais plus animé l’été qu’en ce début d’octobre. C’est à son appontement qu’une litière, qu’accompagne Thomas Jefferson, amènera Benjamin Franklin, malade, de l’hôtel de Valentinois, afin de l’y faire s’embarquer pour Le Havre et les États-Unis. La Seine va jusque là : sous le Second Empire, des lignes régulières de vapeurs partiront du quai du Louvre pour Rouen, Le Havre et l’Angleterre.
Enfin, c’est le petit village appelé Point du Jour. À compter de l’Exposition universelle de 1867, il sera une station importante et l’un des garages des « bateaux-mouches » parisiens qui, de Suresnes à Charenton, sur quarante kilomètres et avec quarante-sept escales, vont transporter annuellement de dix à vingt millions de Parisiens laborieux jusqu’en 1934. Laborieux, il leur en coûte dix centimes les douze kilomètres, mais oisifs, le dimanche, le double, quand c’est aux guinguettes du Point du Jour et d’ailleurs qu’ils se rendent. Martin Nadaudévoque le sujet, contre lequel « la population se montre pleine d’une juste colère », à la Chambre des députés, en 1876, et Léo Claretie vingt ans plus tard encore : « Vous imposez la joie et la santé populaires ! ».
Ensuite, Blaikie ne verra plus, fermant la plaine plate au nord, que le mur du parc du bois de Boulogne.
Le métro a fini par tuer le bateau-mouche, mais, dernier écho de la période du transport fluvial populaire, c’est encore quai du Louvre que l’on embarque pour la « Fête de l’Humanité », et Garches, en 1938. Dix ans plus tard, et après la guerre, la Seine est devenue officielle : la préfecture de police se dote d’une vedette de prestige, et le Conseil municipal traite ses hôtes de marque à l’hôtel Lauzun, dans l’île Saint-Louis. Le samedi 15 mai 1948, pour la première fois, le préfet de police et Pierre de Gaulle, président du Conseil municipal depuis huit mois et frère du Général, accueillent à l’embarcadère d’Iéna la princesse Élisabeth d’Angleterre et le duc d’Édimbourg et, en dépit du temps orageux qui menace, leur font remonter la Seine jusqu’à l’île Saint-Louis au milieu d’une foule énorme et enthousiaste, massée sur les deux rives – par prudence, la police a fait évacuer les ponts.
Le 25 mai 1950, le président de la République et Mme Vincent Auriol accompagnent sur la Seine la reine Juliana et le prince des Pays-Bas. Cette fois, la Préfecture a fait le vide sur le parcours fluvial. À l’escale de l’Hôtel de Ville, il y a néanmoins beaucoup de monde pour saluer les souverains. Du coup, bousculant l’itinéraire prévu, le préfet fait faire à la vedette le tour des îles, et passer la reine sous des ponts ouverts au public comptant sur l’effet de surprise pour déjouer un geste de malveillance toujours possible.
Ensuite, les voies sur berges auront, en dépit de bien des défauts, cet effet paradoxal de revivifier la Seine d’usage quotidien perdue depuis les bateaux-mouches de ligne, et d’offrir à chacun, principalement la nuit et à quelques heures creuses du jour, les deux plus fabuleux travellings latéraux du monde, que l’Unesco a inscrits au Patrimoine de l’humanité. Tandis que les opérations Paris-Plage ramènent la familiarité avec un fleuve qui n’était plus que l’instrument technique du transport des matières pondéreuses.

La Parisienne, tableau de genre.

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librement adapté de mes Parisienne(s), Parigramme, 2001, épuisé.

La Parisienne marche vite, à grandes enjambées. La Parisienne a de l’allure, à tous les sens du terme.
La Parisienne, on la suit, attiré par son charme ; on la suit parce qu’on n’arrive pas à la rattraper.
Le Train bleu, choré de Bronislava Nijinska, Garnier 1992. Daniel Cande. Gallica
 La Parisienne, c’est toute une histoire et c’est à Longchamp que tout commence. Cette promenade, elle la parcourt depuis le début du règne de Louis XV. Elle y a roulé son carrosse à destination d’une abbaye où les clarisses, à l’occasion de la semaine sainte, donnaient des concerts très en vue, aidées de tout ce que l’Opéra comptait de choristes. « C’était un défilé mondain : toute une procession de voitures quittait Paris par les Champs-Élysées, raconte Georges Pillement. En 1768, Melle Guimard s’exhiba dans un char décoré de ses armes parlantes : un gui de chêne s’élevant d’un marc d’or. En 1774, Melle Duthé fit sensation dans un char doré tiré par six chevaux. En 1780, la duchesse de Valentinois se fit admirer dans un carrosse de porcelaine tiré par quatre chevaux gris pommelé aux harnais de soie rouge, tandis que Melle de Beaupré, simple figurante à l’Opéra, avait elle aussi un carrosse de porcelaine attelé de quatre chevaux isabelle harnachés de velours bleu foncé rehaussé d’une broderie d’or. »
Joseph Gabriel Maria Rossetti, La fabrique des frères Wetter à Orange (détail), 1764
D’autres parisiennes ont roulé carrosse sous le règne de Louis XVI, galantes aussi, comme Théroigne de Méricourt, actrices aussi, comme Rose Lacombe, mais surtout bouquetières comme Françoise Rolin, dentellières comme Marie-Rose Barré, ornemanistes comme Louison Chabry, portière comme Jeanne Martin, fruitières comme Renée Audu. Parties à pied pour Versailles, le 5 octobre 1789, ces Cendrillons en sont revenues quelques-unes dans des voitures mises à leur disposition par le palais, après avoir arraché au roi l’ordre de faire venir des blés et de lever tout obstacle à l'approvisionnement de Paris, et quelques autres, le lendemain, à califourchon sur des canons, ramenant avec elles « le boulanger, la boulangère et le petit mitron ! » Lesquelles sont les plus parisiennes ? Les vraies Parisiennes ?
Dès avant la Révolution, la “grisette“, baptisée d’après l’étoffe du même nom, ouvrière des maisons de couture, coquette, de mœurs faciles, mais non vénale – c’est Mercier qui donne ces précisions dans son Tableau de Paris -, était plus indépendante, plus libre que la fille du bourgeois.
Après que des décrets auront, le 4 prairial (23 mai 1795), dissout les clubs comme ceux des Citoyennes républicaines révolutionnaires, interdit aux femmes d’assister aux assemblées politiques, leur enjoignant de rester chez elles, ordonnant l’arrestation de celles qui seraient « attroupées au-dessus du nombre de cinq », on verra les “merveilleuses“ reprendre le chemin de Longchamp, en costumes grecs, en déshabillés hardis, en robes transparentes. Puis viendra l’empire, on pourrait dire celui de Mme Récamier, qui a bien du mal à se frayer un passage sur la fameuse promenade, tant sa beauté aimante une foule qui ne manque pas pourtant de brillant.
Dans le premier tiers du XIXe siècle, marche le “trottin“, jeune ouvrière employée aux courses, aux rassortiments et, plus spécialement, apprentie d’une modiste, chargée des courses en ville, nous dit le dictionnaire.
En 1830, aux Trois Glorieuses, de la fenêtre, d’une lucarne, elle jette sur la troupe bouteilles, tuiles, meubles, morceaux de fonte, et les pavés montés pour ça jusqu’au logis quand la barricade a été assez haute.
En 1848, le trône de Louis Philippe, porté à bras dans les Tuileries, passe devant une fille publique qui se tient, debout sur un tas de vêtements, en statue de la Liberté, une pique à la main, le bonnet rouge sur la tête, immobile, les yeux grands ouverts. Marie d’Agoult nous apprend que c’est la Maillard, qu’elle restera ainsi « pendant plusieurs heures », et qu’on « défile devant elle avec toutes les marques d’un profond respect. »
Un empire encore et se crée à Longchamp l’hippodrome, et le Grand Prix de Paris, en juin 1863. La Parisienne “Second Empire“ rose, bleue, veuve, rêveuse, pensive, promeneuse, spectatrice, souple et gracieuse, suspend sa course un instant sous le pinceau d’Alfred Stevens. Du monde ou du demi-monde, elle se “pose“ chez Boldini, Sargent ou Ignacio Zuloaga. Sous la Troisième République, c’est Corot, naturellement proche du monde féminin pour être le fils d’une marchande de mode de la rue du Bac, qui arrête la nouvelle Parisienne en bleu. Ses multiples visages, « essentiellement de Paris », se reflètent dans les toiles de Jean-Louis Boussingault, le « nouveau Guys ».
Baudelaire la voit Passante, bien sûr : « La rue assourdissante autour de moi hurlait. / Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse, / Une femme passa, d’une main fastueuse / Soulevant, balançant le feston et l’ourlet ; / Agile et noble, avec sa jambe de statue. »
Le pesage de Longchamp est aussi mondain que l’était l’abbaye mais on s’y attend davantage : c’est « une manifestation d’élégance, illuminée des derniers modèles des grands couturiers », comme le dit Paris Guide. La Parisienne s’y presse spécialement pour le Grand Prix, point d’orgue de la Grande Saison, après lequel c’est l’exode vers les villes d’eau et les plages, par le Train bleu.
La “midinette“, nom familier donné aux jeunes ouvrières de la couture et de la mode, qui se contentent le midi d’une dînette (voire d’une demi-dinette), reste à Paris. Le nom désignera, entre les deux guerres mondiales, toute jeune fille simple et frivole.
Sortie des ouvrières de la maison Paquin, rue de la Paix. J. Béraud, vers 1900. Carnavalet

Quand la vitesse du cheval-vapeur enfièvre les Ballets russes, c’est Coco Chanel qui, modiste débutante quinze ans plus tôt, fait les costumes de ce Train bleu, argument de Cocteau, musique de Darius Milhaud, programme illustré par Picasso. Tous les arts, mineurs et majeurs, s’y répondent, comme à l’Exposition des Arts décoratifs et industriels de 1925, où le pavillon de l’Élégance a pour vice-présidente Jeanne Lanvin.
Grisette, trottin, midinette, sous trois noms différents, c’est la même démarche. Églé Salvy les condense en une phrase : « Cousant, brodant, ourlant à longueur de journée pour une somme aussi menue que sa taille, la grisette trottait sur le pavé parisien, un carton à chapeau sur la hanche ». C’est la démarche de Jeanne Lanvin, trottin de treize ans pour vingt-cinq francs par mois, puis modeste modiste à son compte sous les combles du faubourg Saint-Honoré, avant l’hôtel particulier qu’elle se fait bâtir rue Barbet-de-Jouy, où elle tapisse sa chambre de Renoir, de Bonnard, de Vuillard et d’autres peintres dont les noms n’assonent pas, mais à condition que leurs tableaux représentent – souvenir, souvenir – des ateliers de modiste. Son grand salon, musée de 400 œuvres, toutes de sujet féminin, servira de décor, chaque année au défilé de ses mannequins.
Les marches du succès à gravir, elle trotte, la Parisienne, des lieux de la fabrication, qui n’ont guère changé depuis l’énumération que les guides en donnaient dans les années vingt : la rue du Sentier et les rues voisines, ainsi que les rues Vivienne et de Richelieu pour les tissus ; la rue Montmartre et les rues adjacentes pour la confection en gros pour dames et la rue Saint-Martin pour la confection pour hommes ; la rue du 4-Septembre et la rue Réaumur pour les soieries et les fournisseurs pour modistes ; la rue Saint-Denis pour la passementerie et la mercerie ; le quartier du Temple pour la maroquinerie et les articles de Paris – elle trotte jusqu’au quadrilatère du commerce de luxe : rue Saint-Honoré, rue de Castiglione, place Vendôme, rue de la Paix, rue Royale, faubourg Saint-Honoré. Elle passe facilement de l’un à l’autre, la mode est démocratique.
Sauf que, pas de course, pas de charge, ce dimanche 28 juin 1936, la Parisienne, faute d’autres bulletins, d’autres droits, vote avec ses pieds, à Longchamp, bien sûr. « Nous entrâmes tranquillement au pesage, raconte Louise Weiss, nos affiches roulées dans nos sacs et nos pliants au bras, comme tant d’élégantes. Sous le regard débonnaire des agents, nous nous approchâmes des grilles qui bordaient la piste, à gauche des tribunes, non loin de la ligne de départ. Les derniers cracks s’alignaient de leur pas dansant. Les tribunes étaient combles, les lorgnettes braquées, les paris conclus. La foule haletait. C’est le moment précis que nous choisîmes pour enjamber les grilles à l’aide de nos pliants, sauter sur la piste et la remonter lentement vers les chevaux en brandissant nos affiches. »
Puis pas de fuite des suffragettes : « Je vis le moment, poursuit Louise Weiss, où, saoule d’espoirs déçus, la multitude enragée des parieurs éventrerait les grilles, ferait irruption sur la piste et nous lyncherait. » Échappée belle.

Quand elle a vingt-cinq ans et toujours pas d’époux, elle processionne encore ironiquement, de nos jours, le 25 novembre, entre l’église Notre-Dame-de-Bonne-Nouvelle et la statue de Sainte-Catherine, à l’angle des rues de Cléry et des Petits-Carreaux, avant le concours de chapeaux du palais Brongniart, qui réunit toutes les écoles de la mode. Au passage, elle marche sur les câbles à haut débit de la “toile“, partis de la rue des Jeûneurs et qui ont fait du Sentier la serre des jeunes pousses.
Rentrant de la Bibliothèque nationale de la rue de Richelieu, le cuistre la voit passer en coup de vent, dans cette ravissante boulangerie vert et crème de la place des Petits-Pères, Parisienne en robe noire constellée d’aiguilles et de faufilages blancs, échappée le temps d’un pain au chocolat à l’atelier et à l’essayage.
Au bout, le défilé de mode. La Parisienne arpente le podium plus vite que jamais, air hautain, menton levé, longues jambes sur talons hauts, grands mouvement de ciseaux qui rappellent ceux qui, plus tôt, coupaient et taillaient.
Elle défile, allure de gigolettes et d’apaches sur fond de “fortifs“, chez Jean-Paul Gaultier, par exemple, à l’été 1988, et sous un titre-programme : « La concierge est dans l’escalier », échos du boulevard, de Pauline Carton et de Sacha Guitry. La mode la plus mode joue de la mode rétro. Elle défile, elle s’appelle Farida, découverte par Azzedine Alaïa, sous l’œil, en coulisses, d’une photo de sa grande amie Arletty, accent faubourien et “gueule d’atmosphère“.
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Hors d’haleine, rassemblons ce que nous avons aperçu d’elle : la Parisienne marche sur ses deux jambes, celle du grand monde et celle du petit peuple, et, à chacun de ses pas, elle soulève de l’histoire, du mythe, des atmosphères.

« Un p’tit mannequin / En confection / C’est pas l’bais’main / Mais c’est si bon » Léo Ferré, Paris canaille.

Mais à la suivre, on ne la voit jamais, au mieux, que de trois quarts arrière, la Parisienne. Il faut faire halte. Il faut prendre du champ, il faut le recul de l’étranger, l’impartialité du savant. Un Anglais, par exemple. Il n’y a personne comme les Anglais pour voir des Parisiennes partout. Quand le peintre “James“ Tissot, qui ne se prénommait encore que “Joseph-Jacques“, choisit pour dix ans l’Angleterre, il eut beau faire, les femmes de ses portraits apparurent au magazine Spectator comme « indéniablement parisiennes ». Ce n’était pas un compliment ; cela voulait dire, à lire un autre périodique, le Graphic, que son style était « plein de sous-entendus à peine décents ». Il est sûr que sa Jeune femme en veste rouge, par exemple, est un portrait d’intérieur d’une dame portant chapeau. Qui s’apprête à sortir, donc. Autant dire une “coureuse“.

Une trentaine d’années plus tard, en 1900, Arthur John Evans, fils de sir John, un archéologue, pas un gazetier, brosse à la main et monocle à l’œil, exhume le palais crétois de Cnossos. Quand une silhouette féminine, un profil à la Bretécher apparaît à ses yeux, il s’exclame – fut-ce en français dans le texte ? – « Ça, c’est une Parisienne ! »
Ces années étaient folles et les savants inconséquents ; de Paris, on était à mille sept cent kilomètres à vol d’oiseau et à quelque deux mille ans : sa Crétoise est du XVe siècle avant notre ère et Paris, sous ce nom-là, du Ve siècle après. Anachronisme ? Le pire est encore à venir : la jeune fille de Cnossos est manifestement dépourvue d’oreille, n'en a que l'emplacement. La baptiser “Parisienne“, n’est-ce pas alors un outrage plutôt qu’un hommage ? Manière de sous-entendre que la Parisienne est non seulement sourde à la musique, comme tous les Français, mais complètement bouchée ? Une ravissante idiote ?
L’explication du manque auriculaire du profil de Cnossos se trouve chez Elie Faure. Le conformisme anatomique, l’artiste crétois s’en soucie autant qu’un peintre cubiste : « L’artiste s’attache au visage : celui-ci est souvent vivant et expressif, assez particularisé pour qu’il faille y voir un portrait. Hors de là, il ne s’intéresse pas aux détails et les traite rapidement… Ce qui compte, c’est le mouvement saisi dans son instantanéité et dans son frémissement… »
Et c’est sans doute dans ces caractères de l’art crétois qu’Evans a justement vu la Parisienne ; en baptisant ainsi ce portrait, il nous révèle que la Parisienne n’est pas une beauté parfaite mais un mouvement, pas une plastique mais une expression, pas un corps, une allure. La Parisienne est frémissante. Son charme, ce sont des traits animés par l’esprit. Disons, pour faire formule, qu’elle est silhouettée d’un trait d’esprit.
En d’autres mots, un corps façonné par l’esprit, c’est très exactement une gueule d’atmosphère, et la parisiennissime Arletty avait bien tort de se défendre, devant l’Hôtel du Nord, d’en avoir une.

Le professeur Louis Chevalier, créateur de la chaire de “parisianologie“ au Collège de France et à Sciences Po, qui avait sous les yeux, en mille exemples historiques, ce qu’Evans ne voyait qu’en une peinture, dira en d’autres mots la même chose que celui-ci : pour la Parisienne, le corps compte moins que le visage, et encore le visage est-ce surtout les yeux, miroirs de l’âme comme chacun sait. A l’opposé des sobriquets d’équarisseur dont les États-Unis affublaient leurs stars – “les jambes“ (Cyd Charisse), “le buste“, “les lèvres“ -, notre Mistinguett, celle pourtant des “belles gambettes“, ne les mettait en avant qu’avec ironie, et c’est sa gouaille plus que ses gambettes qui firent son charme, ou ses gambettes gainées de gouaille.

Autre preuve de ce que le corps lui-même importe peu, c’est que celui de la Parisienne, « atteint des pires disgrâces, l’une d’entre elles et non des moindres étant l’âge, [il] attire encore hommages et passions… » Aussi n’y a-t-il pas d’âge pour la Parisienne, c’est un rôle que l’on peut tenir, à l’instar des lecteurs de Tintin, de sept à soixante-dix-sept ans.
Sarah Bernardt en 1869. Gallica
Melle Mars, l’actrice – on peut la voir, sculptée par Duret, en incarnation de la Comédie dans le vestibule du Théâtre-Français, face à Melle Rachel figurant la Tragédie – jouait encore à soixante ans des héroïnes de vingt. Stendhal voyait toujours en elle « l’une des plus jolies femmes de Paris », tandis qu’elle se jugeait de façon plus nuancée : « Je devins presque jolie à l’âge où les femmes ne le sont plus. » Sarah Bernhardt, née en 1844, était célèbre à la fin du Second Empire ; on courait encore l’admirer à la veille de la guerre de 14, et même, pour donner tout à fait raison à Louis Chevalier dans son dédain du corps, après qu’elle eut une jambe de bois. Ce qui frappait depuis toujours en elle, c’était d’abord des « yeux limpides d’un bleu céleste qui devenaient subitement noirs à la moindre contrariété », ainsi que sa voix, et ses narines frémissantes.
Ce corps qui n’est qu’un point de départ, matière première que sculptera l’esprit, c’est d’abord le vêtement qui lui donne son mouvement. Et en cette matière, la Parisienne est servie. Depuis au moins quatre siècles, la mode se fait à Paris, la Parisienne en est le mannequin, le modèle. Pour elle, le prêt-à-porter c’est du sur-mesure ; coupé à sa taille, ajusté à ses formes. Elle est forcément à la mode puisque la mode est faite sur elle.
Sarah Bernhardt en 1916. Gallica
Et derrière, comme décor, il y a Paris, ses écharpes de Seine et ses dentelles de pierre, le bas résille de la tour Eiffel… Sur la scène parisienne, avec Montmartre côté jardin et Montparnasse côté cour, le Louvre et les quais en toile de fond, la Bastille et le Sentier tombant des praticables, l’esprit sort continûment par le trou du souffleur. La Parisienne est son interprète. Pour être une Parisienne, il n’est pas nécessaire de naître à Paris, il suffit d’y être.


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« Où est-ce que j’avais pris mes délicatesses ? » se demande la Marianne de Marivaux, qui sent en elle une aspiration au raffinement. « Venaient-elles du séjour que j’avais fait à Paris ? » C’est la première hypothèse qui lui vient à l’esprit. Or le séjour qu’elle se remémore se réduit à trois fois rien, comme elle le précise aussitôt elle-même : « Je n’en avais vu que les rues, mais dans ces rues, il y avait des personnes de toute espèce ; il y avait des carrosses, et dans ces carrosse un monde… » Cela avait suffi. Virginie Ledoyen, la Marianne mise en scène par Benoît Jacquot, pour être née à Paris et y avoir toujours vécu, n’en est pas plus parisienne.
La Parisienne a le marivaudage à la bouche et l’aiguille à la main. Si la « vraie Parisienne, c’est cette fille du peuple qui peut en remontrer aux plus grandes dames », comme le dit Azzedine Alaïa en parlant d’Arletty – qui d’ailleurs fut mannequin – c’est de les avoir habillées, ces grandes dames, dont elle fut la petite main. C’est qu’entre la cour et la coupe, le monde et la mode, il y a eu cette osmose. La Parisienne est, depuis toujours, fournisseur des grands. A preuve, elle travaille encore dans les films d’Éric Rohmer, le plus littéraire des cinéastes pourtant, mais aussi le plus parisien en ce qu’il est celui de la main autant que du mot. Pour « peser des œufs de mouche dans des balances de toile d’araignée », comme se moquait Voltaire des dialogues de Marivaux, il faut d’abord être adroit de ses mains. La Chloé (Zouzou) de l’Amour l’après-midi vend des vêtements près de la gare Saint-Lazare ; la Marion (Arielle Dombasle) de Pauline à la plage est dessinatrice de mode et, quand elle arrive à Deauville, elle vient de terminer sa collection à Paris ; la Louise (Pascale Ogier) des Nuits de la pleine lune crée des lampes dans un atelier de décoration entre Wagram et les Ternes.

Paris-sur-scène, l’enclos du Temple, entre quatre murs-rues dont un angle touchait l’actuelle place de la République, en est l’épure. Quatre mille personnes vivaient dans cette zone franche, exemptée d’impôts par un ancien privilège dû à l’ordre des Templiers. Y cohabitaient des aristocrates comme le prince de Conti, chez lequel Mozart vint jouer à l’heure du thé pour la société la plus élégante de son temps, et tous les artisans fabricants « d’articles de Paris », nés ici de ce que les règlements régissant les corporations n’y avaient pas cours. Lisette – l’un des prénoms de la grisette, c’est-à-dire de la Parisienne – est tout naturellement baptisée ici, dans les rimes du chansonnier Chaulieu, l’“Anacréon du Temple“ dès l’aube du XVIIIe siècle. Lisette y habite un siècle plus tard, incarnée en Judith Frère, la compagne de Béranger, et sous le même toi que lui. Lisette, Béranger la chantera sur tous les tons, portera son nom aux oreilles de Goethe, de Petôfi, de Pouchkine, de Garibaldi, de Thackeray, à l’époque où Chateaubriand le considère comme l’ « un des plus grands poètes que la France ait produits ».
Lisette, la Parisienne, a derrière chez elle, au 6, place de la Corderie-du-Temple, le cabaret l’Assommoir, siège de la première Chambre syndicale ouvrière de Paris, en 1869, et de la section parisienne de l’Internationale. Le Comité central de la Garde nationale également, en 1871. « Ville de l’esprit, ville du peuple, ville de la Commune », écrit Marcel Roncayolo, recensant les attributs de Paris.

Pierre Manguin, Une barricade en 1830. 1834, Carnavalet
Gavroche est tombé sur les barricades de 1830, le nez dans le ruisseau, la faute à Voltaire, la faute à Rousseau. Mais à l’abri du coin d’immeuble où s’appuyait la barricade, on pouvait voir la grisette, avec ses manches à gigot, la même qui trotte encore aujourd’hui, statufiée par Joseph Descamps, au milieu du boulevard Richard-Lenoir, panser le blessé de l’émeute. On en avait vu d’autres comme elle à l’atelier de munitions du passage Dauphine, et elle n’hésita pas à faire le coup de feu à la barricade du Palais-Royal où l’a trouvée une gravure d’Achille-Louis Martinet.
L’insurgé, lui, à peine le dernier projectile tiré, était déjà prêt à se soumettre à nouveau à… sa Parisienne : « Trinquons à notre république, / Pour voir son destin affermi. / Mais ce peuple si pacifique / Déjà redoute un ennemi : / C’est Lisette qui nous rappelle / Sous les lois de la volupté. / Elle veut régner, elle est belle ; / C’en est fait de la liberté. » Béranger, Ma République.

Ici, « la vie mondaine, la mode s’épanouissent comme nulle part ailleurs sur la lave des révolutions », écrivait Walter Benjamin de Paris, capitale du XIXe siècle. Ici, la Révolution était mode, parce qu’elle était moins la terreur que les Lumières : l’ironie de Voltaire. Ce Voltaire dont l’une des devises était : « J’aime le luxe », et à qui Mme du Deffand pouvait écrire : « Savez-vous, Monsieur, ce qui me prouve le plus la supériorité de votre esprit et ce qui fait que je vous trouve un grand philosophe ? C’est que vous êtes devenu riche. »
C’est l’esprit de Voltaire qui, avec celui de la cour, donne corps à la Parisienne. Virginie Déjazet, dont l’ancien théâtre des Folies-Nouvelles porte toujours le nom, à l’orée du boulevard des manifestations République-Bastille, Melle Déjazet, montée sur les planches, la raillerie à la bouche, dès l’âge de dix ans, était définie par l’académicien Jules Claretie comme une « statuette de Saxe animée par l’esprit de Voltaire ».
La Déjazet interpréta près d’un siècle plus tard le personnage de l’actrice Sophie Arnould, que fréquentait Voltaire. Sophie Arnould avait été « l’esprit de Paris, de la Comédie, d’une femme et d’une fille », selon les frères Goncourt, et Jules Lemaître trouvait dans les lettres qu’elle avait laissées le « bavardage libre et pimenté d’une vieille Lisette qui aurait l’esprit de Chamfort ». Sophie Arnould était désormais le rôle-titre de la pièce éponyme de Barré. Sarah Bernhardt interpréta pareillement le rôle – qu’elle avait d’ailleurs écrit elle-même – de l’actrice Adrienne Lecouvreur, dont Voltaire avait fermé les yeux.
Chez Hortense Schneider, la Belle Hélène aux pieds de laquelle tous les Pâris, non seulement de Paris mais du monde, déposent leur sceptre et leur couronne, il y a toujours du « titi parisien », si l’on ne dit plus du Voltaire. « Il y a en elle du débardeur, de la grande artiste et une pointe de titi parisien, écrit le marquis de Villemer. Son jeu est une ironie, un scepticisme, une satire, un commentaire des choses les plus intimes du monde parisien. » La Parisienne du Second Empire est ainsi actrice et chanteuse, ses grands airs sont d’Offenbach, ses répliques de Meilhac et Halévy.
Titi en jupons, la Parisienne a la répartie qui fait mouche chez les Angot, mère et fille. C’est aussi Mme Sans-Gêne, théoriquement alsacienne mais que Victorien Sardou naturalisa en la faisant parler “parigot“. Un rôle sur mesure pour ces Parisiennes, gouailleuses à la ville autant qu’à la scène, que furent Réjane, Mistinguett, Arlétty…
Mistinguett, « tragédienne qui résume notre ville parce que sa voix poignante tient des cris des marchands de journaux » - la lettre – « et de la marchande de quatre saisons » - l’esprit -, à en croire Cocteau qui, notez-le, se soucie de ses gambettes comme d’une guigne. Mistinguett inaugurera, sous le Front populaire, le Balajo de la rue de Lappe. A côté, la rue de la Roquette, que Léon Daudet décrivait ainsi : « Bon nombre de mannequins de petit style, de petites ouvrières et de dactylos ont ici leur taudis fixe… » Mais, plus souvent que dans son galetas, la Parisienne est dans les escaliers. Escaliers de la Butte, durs aux miséreux, grand escalier du Casino de Paris, escalier de la concierge, c’est tout un. La Parisienne n’est pas bégueule et accepte le clin d’œil de Jean-Paul Gaultier.
Florelle, alias Valentine dans le Crime de M. Lange
Au Casino de Paris ou au Moulin Rouge, quand ce n’est pas Mistinguett qui est dans l’escalier, à le bien descendre, c’est Florelle, Valentine à l’écran, gentille blanchisseuse du Crime de M. Lange, le film de Renoir et Prévert. « Au jour le jour / A la nuit la nuit / A la belle étoile / C’est comme ça que je vis… », la chanson de Valentine, elle la donne aussi à la scène. Et Florelle est encore Fantine, dans Les Misérables tournés par Raymond Bernard, rôle où lui succèdera, dans une grande production du petit écran, Charlotte Gainsbourg.
Gouaille, goualeuse, goualante, les trois mots ont la même racine. A cheval sur les années cinquante et soixante, Colette Renard  
est la nouvelle « voix de Paris », selon le décret de Paul Guth, et Irma la douce pour une bonne décennie. On dit que dans ces années-là, pour Broadway, la Parisienne idéale d’un musical aurait été écrite par Françoise Sagan, composée par Marguerite Monnot (qui avait fait la musique d’Irma la douce, et aussi celle de La Goualante du pauvre Jean, immortalisée par Edith Piaf), et dansée par Zizi Jeanmaire.

« Mimi Pinson est une blonde, / Elle n’a qu’une robe au monde, / Dieu voulut de cette façon / La rendre sage : / On ne peut pas la mettre en gage, / La robe de Mimi Pinson. » Profil de grisette, c’est le sous-titre de Mimi Pinson, conte d’Alfred de Musset.
Georges Brassens invoquera encore dans ses chansons l’esprit « des titis et des grisettes, de Gavroche et de Mimi Pinson ». La Parisienne reste un diminutif : Lisette, grisette, Musette, cousette, lorette, midinette, l’énumération n’en finirait pas. Une petite femme donc, pas une dame, jeune fille et de petite vertu. « Ah, les p’tites femmes, les p’tites femmes de Paris », chantent en chœur Brigitte Bardot et Jeanne Moreau dans le film de Louis Malle.
Petite fille, presque, et camaraderie d’atelier. Quand Mimi Pinson finit par engager son unique robe, c’est seulement pour venir en aide à Rougette, son amie. Petite vertu, mais grand cœur à l’ouvrage. Ce n’est « pas pour un homme, mais pour un châle, un chapeau », qu’est infidèle la Mimi de Murger, celle des Scènes de la vie de Bohême. C’est que le châle, le chapeau, c’est elle qui les fait, c’est du beau travail. Comme on la transporte mourante à l’hôpital, elle fait arrêter la voiture pour contempler, une dernière fois, les étalages des magasins de nouveauté. Un geste de la (petite) main à son œuvre, un adieu.

La rue parisienne a deux éléments, le pavé et le bitume. Arielle Dombasle chante, au masculin, chez Rohmer : « Paris m’a séduit… Point perdu dans la masse immense, je ne compte pas plus qu’un pavé de la rue. »
Sur le trottoir, le poète décadent Émile Goudeau, aux souvenirs de Dix ans de bohême et voyageur « à travers les États-Unis de Paris », cueillait ses Fleurs de bitume.
Le pavé pour la barricade et le trottoir pour le tapin. La tradition voit quand même plutôt Gavroche sur l’une et Mimi Pinson sur l’autre. Il est une façon de résoudre le dilemme : couper court, aller de biais. « S’il l’avait vue traverser au milieu des voitures le boulevard Montparnasse », écrit Positif de l’actrice qui fut l’une des Parisiennes des années quatre-vingt, « Henry Miller aurait reconnu en elle l’une de ses chères femmes-proues. Fine, nerveuse, transparente et élégante, Christine Boisson est un esquif qui fend la foule. »
Christine Boisson dans Extérieur nuit de Jacques Bral
Paris a très souvent été dite “nouvelle Rome“, “nouvelle Athènes“. Nouvelle Rome où, naturellement, on parle latin. Il y a ainsi à Paris un “quartier“, un “pays“ latin, c’est selon. Là, Mimi, cousette, et Musette, grisette – c’est la distribution des rôles dans La Bohême, on n’invente pas – se mêlent à un poète, un peintre, un philosophe, un musicien – c’est les quat’zarts, le quatuor, là encore de Puccini. La couture rencontre la culture, le métier d’art l’artiste ; correspondances habituelles à Paris. Le travail de la Parisienne est un artisanat, l'article de Paris un article décoratif; les valeurs industrieuses, pour ne pas dire industrielles, ne s'y séparent pas des valeurs artistique et spirituelle. Le travail a partie liée avec le plaisir, en passant par ceux de la vue, du toucher de la belle ouvrage. Et puis, au Quartier latin, l'ouvrière libre, qui tire son indépendance d'une mise précoce au salariat, rencontre la liberté de l'esprit chez l'étudiant, encore libre de n'avoir pas déjà contracté son mariage bourgeois.

Cette Parisienne émancipée, “latine loveuse“, continuera de hanter la rive gauche sous divers avatars, de l’existentialisme sans apprêt, façon Gréco, à l’ironie baise-beige de Françoise Mallet-Joris et Marie-Paule Belle : « Dans les lits de Saint-Germain, c’est divin, c’est divin… »
Elle aura une cousine nymphette, entre le lycée Fénelon et la piscine Deligny, entre les pages de Gabriel Matzneff, et une petite sœur khâgneuse, agrégative, autour de la rue d’Ulm, dans les films d’Arnaud Desplechin, sous les traits de Jeanne Balibar ou d’Emmanuelle Devos.
Mais Paris est aussi la nouvelle Athènes et, sur l’autre rive, un quartier fut baptisé de ce nom pour la quantité de muses dont il était le séjour. Rue Taitbout, sur un terrain vendu par Melle Mars, de la Comédie Française, habitait la danseuse Taglioni, la première à danser sur les pointes, George Sand, l’écrivaine socialiste faute-à-Rousseau et, du même coup, Frédéric Chopin. Et si Melle Mars avait vendu rue Taitbout, ce n’était que pour faire construire à deux pas, rue de la Tour-des-Dames, où résidait également son collègue du Français, le tragédien Talma.
Jouxtant cet athénée, derrière l’église Notre-Dame-de-Lorette, où stationnait la Païva en route vers les Champs-Élysées, on trouvait le tout jeune Offenbach, puis quantité de peintres comme Delacroix, Degas, Gauguin ou Pissarro. On y trouvait aussi des “lorettes“, seul diminutif de la Parisienne littéralement parisien, seule référence topographique, seul enracinement dans un quartier.
La lorette était une trouvaille de Nestor Roqueplan, gros matou du foyer des petits rats, administrateur de quantité de théâtres, qui savait ce que vie parisienne veut dire. De son mot, le chansonnier Gustave Nadaud fit une chanson ; Gavarni, entre deux croquis pour La Mode ou Silhouette, des albums ; les Goncourt, une “physiologie“.
« Élégante et facile » est la traduction que donne de “lorette“ le Petit Robert, qui en fait un synonyme de grisette. La liberté des mœurs est décidément, à Paris, une pratique d’atelier (de couture) dans le voisinage d’ateliers (d’artistes), qui ne va pas sans élégance.
Les frères Goncourt voyaient les lorettes de leurs fenêtres du 43, rue Saint-Georges, où ils habitèrent vingt ans. C’est du théâtre Saint-Georges, à côté de chez eux, que François Truffaut fit le cadre de son Dernier Métro, où Catherine Deneuve, directrice de l’établissement, se fait souffler la direction d’acteurs par son mari, le véritable metteur en scène que l’antisémitisme nazi contraint de rester caché. Est-ce un hasard si Catherine Deneuve ne fut jamais plus parisienne que dans cette parabole de la Parisienne comme “médium“, inspirée ? « Belle, Catherine Deneuve l’est à un tel point qu’un film dont elle est l’héroïne pourrait presque se passer de raconter une histoire », disait déjà Truffaut. Mais ce ne serait plus un film ; et plus une Parisienne.
Catherine Deneuve dans le Dernier Métro

La Parisienne est l’esprit des lieux et, ici, l’esprit des lieux est un art de vivre. La culture y est faite de haute couture, d’art sous sa forme également culinaire, de mode et de mode de vie. Elle n’est donc pas séparée dans la sphère de l’abstraction, réservée aux érudits austères, mais la chose du monde la mieux partagée. La Parisienne travaille pour le plaisir. Pour le plaisir des autres, dans l’industrie et le commerce du luxe. Pour son propre plaisir du même coup, en étant appelée à faire essentiellement du “beau travail“. Travail, culture, plaisir sont écrits sur son front comme de plus grands mots à de plus grands frontons, répercutés par le cadre de vie, ramenés en écho par l’histoire : la mode n’est-elle pas un éternel recommencement ?
Un député du Vaucluse et rédacteur en chef du Charivari, Taxile Delor, écrivait déjà que la Parisienne était un mythe en 1841 ! Il est sûr pourtant que les premiers à déclarer aujourd’hui haut et fort que la Parisienne n’est plus concèderaient volontiers que, s’il y a un moment où elle a existé, c’est bien le XIXe siècle. Mythe ou pas d’ailleurs, qu’importe ? Un mythe n’est ni une erreur ni un mensonge : c’est bien à travers lui, incarné dans mille films, mille romans, mille réparties et mille chansons, que nous voyons la Parisienne. Le mythe est l’une des composantes de l’esprit qui souffle à Paris, qui façonne les traits, le physique comme le caractère de la Parisienne, son allure si pleine de caractère.
Chaque jour elle se réinvente, elle est beurette, elle est bretonne, elle tire ses écouteurs du sac à bandoulière, elle écoute Louise attaque chanter Léa : « Elle est parisienne, elle est pas présentable, elle est pas jolie, elle est pas moche non plus… », elle a Paris dans les oreilles, elle a Paris à ses pieds, elle a enfilé ses rollers sans faire filer son collant. Y a une reprise à la Bastille… T’as pas fini ton cinéma ?

Un évènement :-) "capitale"

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Litho de Villain et Bodem, Carnavalet. En librairie le 10 octobre.

Paris aux rendez-vous de l'histoire

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(Introduction aux Journées capitales):


Sur l’agenda de Paris, quand on s’en saisit pour l’enquête histo­rique, on trouve en exergue cette phrase de Pascal : « Il y a des lieux où il faut appeler “Paris”, “Paris”, et d’autres où il la faut appeler “capitale du royaume”. » À feuilleter ensuite l’éphéméride, on retrouve ce double caractère : il y a des pages où le rendez-vous est à Paris (dans la capitale), et d’autres où Paris est au rendez-vous (où sa participation est capitale).
Et dans le second cas, simple effet de proximité ? Paris étant capi­tale, la ville a du même coup le pouvoir sous la main, pour ne pas dire à sa main : quand Paris éternue, le Palais s’enrhume ; banal exemple de contagion ?
Sauf que la dichotomie pascalienne, trop souvent citée, est falla­cieuse. Pascal, à ce moment des Pensées, ne s’occupe d’ailleurs pas du tout de Paris mais de sémantique ; l’intéressent seulement les doubles (ou triples) acceptions de quelques mots qu’il passe en revue. Or Paris n’est pas également Paris et la capitale. Une capitale est censée réunir, résumer, incarner les valeurs nationales ; en être l’émanation. Paris, lui, ne se confond pas avec la France, il l’excède, il est autre et davan­tage. Paris est d’abord Paris. La capitale vint à lui ; il se contente de l’abriter.
Montaigne qui, dans ses Essais, à la différence de Pascal, parle vrai­ment de Paris, Montaigne le Bordelais peut écrire que, dans la France, seul Paris l’intéresse ; que Paris sauve la France à ses yeux ; qu’il ne se veut français que pour autant qu’en France il y a Paris. « Je ne me mutine jamais tant contre la France que je ne regarde Paris de bon œil […]. Je ne suis français que par cette grande cité[1]. »
Au moment où Montaigne prend la plume, Paris vient de se fermer pour un immense massacre ; il n’évoquera pourtant jamais la Saint-Barthélemy.

En 1370, le pouvoir monarchique a posé sur la muraille de Paris un verrou dont lui seul a la clé : la Bastille, au bout du couloir stratégique partant du château royal de Vincennes. Cette Bastille sera prise par la Ligue parisienne, reprise six ans plus tard par le roi Henri IV ; en 1652, ses canons seront tournés par la Fronde contre l’armée de Louis XIV, dauphin. Monté sur le trône, le Roi-Soleil dépouille Paris de sa muraille, n’y laisse que l’ombre immense de l’oppressante citadelle.
L’enceinte était membrane, et la Bastille sa valve, ainsi battait le cœur de Paris. Le 14 juillet 1789, les Parisiens montent à l’assaut de la forteresse, qu’ils abattent. Pas même trois mois plus tard, ils ramènent sur leur sol, de Versailles, la capitale.
En 1792, Paris, sa Commune, prend le pouvoir, s’empare des Tuileries, palais du roi et ambassade de toutes les familles régnantes d’Europe. En 1793, la Commune révolutionnaire les envahit à nouveau : elles sont maintenant le siège de l’Assemblée de la République ; il s’agit d’en chasser les « Girondins », trop irrésolus face aux monarchies coalisées. Après l’échec de prairial an III, Paris trouvera la force d’assiéger encore les Tuileries, redevenues royales, en 1830, en 1848.
Dans l’intervalle, Napoléon aura rêvé de faire de Paris la capitale de son Empire.

Aux portes de son enceinte défensive, d’un mur proprement fiscal (celui « des fermiers généraux », à l’exception de la période 1791-1798), ou de tardives fortifications, Paris a eu jusqu’en 1943 des barrières d’octroi. Une journée communaliste commence par ce cri : « Aux barrières ! » Paris se ferme ; la barricade, reproduction de la muraille à l’échelle de la rue, est retranchement. Et, la chose étant liée à la garde aux portes, les Parisiens, depuis Étienne Marcel, sous des avatars divers (« milice bourgeoise », « garde nationale ») et avec des éclipses, sont en armes, les ont chez eux. La barricade en est, bien sûr, autrement redoutable qu’avec le seul pavé pour projectile.
Le 24 août 1945, à leur premier anniversaire, Sartre pourra encore écrire des barricades de la Libération de Paris (il a fallu, cette fois, s’armer sur l’occupant) : « Le but des résistants a été précisément l’inverse de celui qu’on leur prête à présent [se libérer seuls, donc chasser l’ennemi hors de Paris] : ils ont tenté de ralentir la retraite ennemie et de refermer Paris comme un piège sur les troupes qui l’occupaient. »

Une dialectique de la fermeture et de l’ouverture, de l’occupation du sol et de la circulation, traverse les vingt et une journées retenues. Quand il se garde de l’arrivée des faubourgs, le pouvoir central coupe la circulation, verrouille l’arcade Saint-Jean, débouché de la rue Saint-Antoine sur la place de Grève, et barre le Pont-Neuf. À l’inverse mais pour la même raison, la voirie d’Haussmann permet à la cavalerie le galop, et fait marcher les ouvriers, depuis la banlieue où il les a relégués. La réforme administrative de 1964 éclate la nouvelle barrière, sociale, électorale de Paris, sa « ceinture rouge », en trois départements ; tandis que la capitale est censée épouser l’automobile. Enfin, le Grand Paris de demain se résume pour l’instant au projet de 200 kilomètres de métro.
La tour Eiffel, à l’origine provisoire attraction privée, doit sans doute pérennité et succès à ce qu’indépendamment de ses intentions premières, elle matérialise l’idée de Paris comme phare. Mais dans son bilan de l’Expo du Centenaire de la Révolution, c’est dans la perspective de l’enceinte et de son enjambement qu’Alphand la justifia : « En cas de guerre ou de siège, elle donnerait un poste d’observation merveilleux et faciliterait la communication de la ville assiégée avec les parties éloignées de la province par la télégraphie optique, à des distances considérables. »

Le retranchement tactique, quand Paris se bat, n’est pas synonyme de repliement. Les barricades de Mai 68 n’empêchent pas les étudiants de Paris d’être « tous des juifs allemands ! » À la dialectique de l’ouverture et de la fermeture, il faut ajouter le rayonnement, et son corollaire, l’attraction. Montaigne l’écrivait déjà : Paris a toujours été « grande en peuples » et, pour tous, possible refuge : « Tant qu’elle durera, je n’aurai faute de retraite où rendre mes abois ; suffisante à me faire perdre le regret de tout autre retraite. »
Prenons la rafle du Vél’ d’Hiv’. Le même jour, il y en a d’autres ailleurs en France, exactement de même nature, issues des mêmes ordres, des mêmes accords franco-allemands. Si celle de Paris a eu cette ampleur, ce n’est pas le fruit de quelque hasard. Les juifs n’avaient pas droit de cité, au sens le plus concret de « résider en ville » ; la Révolution émancipatrice, dont Paris reste le phare incomparable, le leur avait donné. On ne s’étonnera pas qu’ils l’aient exercé d’abord à Paris ; qu’à Paris, c’est de partout qu’ils soient venus.

Paul Delouvrier, proconsul gaullien du district de Paris, disait, citant Paul Valéry : « Paris est la ville la plus complète qui soit au monde. » Ce qu’il explicitait ainsi : « Londres manque d’université, New York n’est pas la capitale politique. Rome n’a pas de milieu industriel… »
À toutes, il manque… C’est quand même un sacré paradoxe que, siège du pouvoir, Paris ait été si peu ville aux ordres ; que, tout contre les organes centraux de l’État, elle ait été une ville contre. « Il y a des lieux où il faut appeler “Paris”, “Paris”, et d’autres où il la faut appeler “capitale du royaume”. » Oui. De part et d’autre de la barricade.



[1]Engelsécrira en 1848 : « La France seule a Paris, une ville où (…) se rassemblent toutes les fibres nerveuses de l’histoire européenne et d’où partent à intervalles réguliers les secousses électriques qui font trembler le monde entier. »

Voltaire, Diderot, Rousseau : des trois qui fit l'osophe?

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La paix d’Aix-la-Chapelle a enfin mis un terme, le 18 octobre 1748, à la guerre de Succession d’Autriche. Depuis quelques mois déjà, « la ville de Paris cherche avec soin l’emplacement d’une place où l’on puisse mettre la statue du roi régnant », nous apprennent les Nouvelles littéraires de l’abbé de Raynal. « Gresset a adressé une assez mauvaise pièce de vers au magistrat pour l’engager à préférer pour cela une colonne que Catherine de Médicis, la plus mauvaise de nos reines, avait fait construire pour y faire ses enchantements. » L’idée de la colonne de l’hôtel de Soissons n’aura pas de suite. Après bien des tribulations, le roi offrira finalement un terrain de la couronne, au bout du jardin des Tuileries et, au renvoi de Maurepas, le comte d’Argenson ajoutant le département de Paris à ses attributions militaires, c’est à lui qu’il reviendra de faire dresser les plans de la place dédiée à Louis XV, que nous connaissons aujourd’hui comme celle de la Concorde.
À l’énoncé du projet, la réaction de Voltaire ne s’est pas fait attendre : « Il s’agit bien d’une place ! Paris serait encore très incommode et très irrégulier quand cette place serait faite ; il faut des marchés publics, des fontaines qui donnent en effet de l’eau, des carrefours réguliers, des salles de spectacle ; il faut élargir les rues étroites et infectes, découvrir les monuments qu’on ne voit point, et en élever qu’on puisse voir ».
Une seconde actualité parisienne tient à une construction de plus dans la cour Carrée déjà bien encombrée du Louvre, là où le plan de Colbert prévoyait une statue royale.

Encore une fois, il faut vouloir

L’une et l’autre occasions poussent Voltaire à délaisser ces allégories dans lesquelles la description de Persépolis amène à s’interroger sur l’état de Paris pour une exhortation directe adressée à ses concitoyens, un appel à l’action : Des embellissements de Paris, qui sera publié en 1750 et réimprimé en 1751. « Nous possédons dans Paris de quoi acheter des royaumes ; nous voyons tous les jours ce qui manque à notre ville, et nous nous contentons de murmurer. On passe devant le Louvre, et on gémit de voir cette façade, monument de la grandeur de Louis XIV, du zèle de Colbert, et du génie de Perrault, cachée par des bâtiments de Goths et de Vandales. Nous courons aux spectacles, et nous sommes indignés d’y entrer d’une manière si incommode et si dégoûtante, d’y être placés si mal à notre aise, de voir des salles si grossièrement construites, des théâtres si mal entendus, et d’en sortir avec plus d’embarras et de peine qu’on n’y est entré. Nous rougissons, avec raison, de voir les marchés publics établis dans des rues étroites, étaler la malpropreté, répandre l’infection, et causer des désordres continuels. Nous n’avons que deux fontaines dans le grand goût, et il s’en faut qu’elles soient avantageusement placées ; toutes les autres sont dignes d’un village. Des quartiers immenses demandent des places publiques ; et, tandis que l’arc de triomphe de la porte Saint-Denis et la statue équestre de Henri le Grand, ces deux ponts, ces deux quais superbes, ce Louvre, ces Tuileries, ces Champs-Élysées, égalent ou surpassent les beautés de l’ancienne Rome, le centre de la ville, obscur, resserré, hideux, représente le temps de la plus honteuse barbarie. Nous le disons sans cesse ; mais jusqu’à quand le dirons-nous sans y remédier ? (…)
« Il est temps que ceux qui sont à la tête de la plus opulente capitale de l’Europe la rendent la plus commode et la plus magnifique. Ne serons-nous pas honteux, à la fin, de nous borner à de petits feux d’artifice, vis-à-vis un bâtiment grossier [l’Hôtel de Ville], dans une petite place destinée à l’exécution des criminels [la place de Grève]. Qu’on ose élever son esprit, et on fera ce qu’on voudra. Je ne demande autre chose, sinon qu’on veuille avec fermeté. (…) Le roi, par sa grandeur d’âme et par son amour pour son peuple, voudrait contribuer à rendre sa capitale digne de lui. Mais, après tout, il n’est pas plus roi des Parisiens que des Lyonnais et des Bordelais ; chaque métropole doit se secourir elle-même. Faut-il à un particulier un arrêt du conseil pour ajuster sa maison ? Le roi d’ailleurs, après une longue guerre, n’est point en état à présent de dépenser beaucoup pour nos plaisirs, et, avant d’abattre les maisons qui nous cachent la façade de Saint-Gervais, il faut payer le sang qui a été répandu pour la patrie. (…)
« Encore une fois, il faut vouloir. Le célèbre curé de Saint-Sulpice voulut, et il bâtit, sans aucun fonds, un vaste édifice. Il nous sera certainement plus aisé de décorer notre ville avec les richesses que nous avons qu’il ne le fut de bâtir avec rien Saint-Sulpice et Saint-Roch. Le préjugé, qui s’effarouche de tout, la contradiction, qui combat tout, diront que tant de projets sont trop vastes, d’une exécution trop difficile, trop longue. Ils sont cent fois plus aisés pourtant qu’il ne le fut de faire venir l’Eure et la Seine à Versailles, d’y bâtir l’Orangerie, et d’y faire les bosquets.  »
Nanine par Laurent Hatat, Avignon Off, 2013
Pendant que le vouloir de ses concitoyens balance, Voltaire poursuit sans relâche ce pourquoi il peut : polir la langue qui police la cité. Et si du temple le théâtre n’a pas la majesté, qu’au moins il ait le recueillement. « M. de la Place, traducteur du Théâtre anglais, rapporte Collé dans son Journal historique, me dit un fait dont il me jura avoir été le témoin ; il prétend qu’à la troisième représentation de Nanine, où il assistait, il s’éleva un petit ricanement dans le parterre. Alors Voltaire, qui était placé aux troisièmes loges en face du théâtre, se leva et cria tout haut : “Arrêtez, barbares, arrêtez !”, et le parterre se tut. »

Ne pas prendre de la ciguë pour du persil

La première de Nanine avait eu lieu le 16 juin 1749. Un peu plus tôt, Voltaire avait reçu, avant sa parution dans le commerce, une Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient. Partant de l’actualité – une opération de la cataracte réussie par Réaumur sur une aveugle-née –, et de ce qu’on en pouvait inférer concernant la théorie sensualiste de la connaissance, Diderot y élargissait son propos au problème des aveugles : contredisant l’idée d’une divine providence, ils apparaissaient comme les accidents d’une nature qui, avec ses hasards, s’auto-engendrait ; le matérialisme athée était au bout.
Voltaire s’était lui-même intéressé aux aveugles dans ses Éléments de la philosophie de Newton ; séjournant à Paris pour sa Nanine, il invite donc Diderot : « J’ai lu avec un extrême plaisir votre livre, qui dit beaucoup, et qui fait entendre davantage. Il y a longtemps que je vous estime autant que je méprise les barbares stupides qui condamnent ce qu’ils n’entendent point, et les méchants qui se joignent aux imbéciles pour proscrire ce qui les éclaire. (…) Je voudrais bien, avant mon départ pour Lunéville, obtenir de vous, Monsieur, que vous me fissiez l’honneur de faire un repas philosophique chez moi, avec quelques sages. Je n’ai pas l’honneur de l’être, mais j’ai une grande passion pour ceux qui le sont à la manière dont vous l’êtes. Comptez, Monsieur, que je sens tout votre mérite, et c’est pour lui rendre encore plus de justice que je désire de vous voir et de vous assurer à quel point j’ai l’honneur d’être, etc. »
« Le moment où j’ai reçu votre lettre, Monsieur et Cher Maître, répond Diderot, le 11 juin, a été un des moments les plus doux de ma vie ; je vous suis infiniment obligé du présent que vous y avez joint [la dernière édition de ses Éléments de la philosophie de Newton, qui détaille, on l’a dit, une autre histoire d’aveugle-né]. Vous ne pouviez envoyer votre ouvrage à quelqu’un qui fût plus admirateur que moi. On conserve précieusement les marques de la bienveillance des grands ; pour moi, qui ne connais guère de distinction réelle entre les hommes que celles que les qualités personnelles y mettent, je place ce témoignage de votre estime autant au-dessus des marques de la faveur des grands que les grands sont au-dessous de vous. Que ce peuple pense à présent de ma Lettre sur les aveugles tout ce qu’il voudra ; elle ne vous a pas déplu ; mes amis la trouvent bonne ; cela me suffit. »
Après réfutation de quelques arguments de Voltaire qui, lui, n’est pas athée, Diderot termine ainsi : « Il est donc très important de ne pas prendre de la ciguë pour du persil, mais nullement de croire ou de ne pas croire en Dieu ; “Le monde, disait Montaigne, est un esteuf [la balle, au jeu de paume] qu’il a abandonné à peloter aux philosophes ”, et j’en dis presque autant de Dieu même. Adieu, mon cher maître ».

Domicile de Diderot, 3 rue de l'Estrapade, 2e ét.
Le 24 juillet, son domicile est perquisitionné. Diderot, qui avait quitté la rue Mouffetard pour échapper à la surveillance du curé de Saint-Médard, était allé habiter chez un tapissier de la rue de l’Estrapade (n°3, 2èmeétage); sa Promenade du sceptique, un manuscrit inédit, y est saisie, et une lettre de cachet l’envoie à Vincennes. «On a arrêté aussi M. Diderot, homme d’esprit et de belles-lettres» : c’est la première fois qu’il est question de lui dans le Journal de Barbier ; il a changé de statut.
Vincennes est la prison idéale pour un encyclopédiste, pourrait-on dire : dix ans plus tôt, une manufacture de porcelaine, bientôt royale, s’est installée dans la tour du Diable du château ; François Boucher vient lui donner des motifs d’enfants potelés quand Diderot arrive au donjon. Mais l’Encyclopédie réclame sa présence à Paris, et les libraires s’entremettent ; le 21 août, il est élargi, reste seulement prisonnier sur parole « dans un parc qui n’est pas même fermé de murs ». Barbier poursuit, dans son Journal : « Pour le sieur Diderot, il est à Vincennes et a même à présent la liberté du parc de Vincennes pour se promener avec qui il veut. Il restera peut-être encore quelques temps. Les libraires pour qui il travaille pour le Dictionnaire de l’Encyclopédie ont beaucoup parlé pour lui à M. le chancelier et aux ministres ».
Rousseau est alors à Fontenay-sous-Bois, à l’invitation du baron de Thun, gouverneur du jeune prince héréditaire de Saxe-Gotha, qu’il a rencontrés l’un et l’autre chez Mme Dupin ; il fait en cette compagnie la connaissance de Grimm (le 20 ou 22 août) avec qui il se liera d’amitié. Retour à Paris (dans la rue qui portera son nom à compter de 1790), il apprend l’amélioration des conditions de détention de Diderot. « Tous les deux jours au plus tard, malgré des occupations très exigeantes, j’allais, soit seul, soit avec sa femme, passer avec lui les après-midi », racontent les Confessions. Diderot lui a confié près de quatre cents articles musicaux, à rendre dans un délai record, et alors qu’il doit réunir aussi du matériau pour les Dupin qui se sont lancés dans une réfutation de L’Esprit des lois. Les Confessions ne font pas état pour autant de séances de travail à Vincennes.
« Les Libraires intéressés à l’édition de l’Encyclopédie », écrivent bientôt ceux-ci, parlant d’eux à la troisième personne, au comte d’Argenson, « pénétrés des bontés de Votre Grandeur, la remercient très humblement de l’adoucissement qu’elle a bien voulu apporter à leurs peines en rendant au Sr. Diderot, leur éditeur, une partie de sa liberté. Ils sentent le prix de cette grâce, mais si, comme ils croient pouvoir s’en flatter, l’intention de Votre Grandeur, touchée de leur situation, a été de mettre le Sr. Diderot en état de travailler à l’Encyclopédie, ils prennent la liberté de lui représenter très respectueusement que c’est une chose absolument impraticable. »
À part Rousseau, en effet, et d’Alembert que Jean-Jacques y trouve en arrivant, aucun des collaborateurs de l’Encyclopédie n’a fait le voyage : « Quand le Sr. Diderot a été arrêté, poursuivent les libraires, il avait laissé de l’ouvrage entre les mains de plusieurs ouvriers sur les verreries, les glaces, les brasseries ; il les a mandés depuis peu de jours qu’il jouit de quelque liberté, mais il n’y en a eu qu’un qui se soit rendu à Vincennes, encore a-ce été pour être payé du travail qu’il avait fait sur l’art et les figures du chiner des étoffes. Les autres ont répondu qu’ils n’avaient pas le temps d’aller si loin et que cela les dérangeait ».
Vincennes, Gabriel de Saint-Aubin, 1764. Gallica

C’est moi le barbare, moi que personne n’entend

« Cette année 1749, l’été fut d’une chaleur excessive, raconte Jean-Jacques. On compte deux lieues de Paris à Vincennes. Peu en état de payer des fiacres, à deux heures après-midi j’allais à pied quand j’étais seul, et j’allais vite pour arriver plus tôt. Les arbres de la route toujours élagués à la mode du pays, ne donnaient presque aucune ombre, et souvent, rendu de chaleur et de fatigue, je m’étendais par terre n’en pouvant plus. Je m’avisai, pour modérer mon pas, de prendre quelque livre. Je pris un jour le Mercure de France ; et tout en marchant et le parcourant, je tombai sur cette question proposée par l’Académie de Dijon pour le prix de l’année suivante, Si le progrès des sciences et des arts a contribué à corrompre ou à épurer les mœurs. À l’instant de cette lecture je vis un autre univers et je devins un autre homme. (…) En arrivant à Vincennes j’étais dans une agitation qui tenait du délire. Diderot l’aperçut : je lui en dis la cause, et je lui lus la prosopopée de Fabricius, écrite en crayon sous un chêne. Il m’exhorta de donner l’essor à mes idées, et de concourir au prix. »
Grimm a eu vent de ces visites et décidé, ce jour d’août, d’aller se placer sur le chemin de Rousseau : « J'oubliai ce jour-là le soin de ma santé et même de ma toilette, et au risque de me hâler le teint et d'étouffer de chaleur, je ne voulus m'épargner aucune fatigue du pèlerinage ; et depuis deux heures, les yeux fixés sur la porte du redoutable château, j'attendais avec la plus vive impatience l'apparition du héros de l'amitié. Enfin je l'aperçois. C'est bien lui ! Sa marche est lente, et déjà j'entends sur les planches du pont-levis le bruit de sa canne, qu'il agite et presse avec une extrême vivacité. Il parait ému, un feu extraordinaire brille dans ses regards ; je lis sur ses traits la double empreinte de la douleur et d'une inspiration soudaine… J'allais m'élancer à sa rencontre... Je m'arrête... je crains de le distraire par ma brusque apparition... Il passe près de moi sans m'avoir aperçu. Bientôt il semble absorbé dans les plus graves méditations ; mais je ne puis résister à mon impatience : me voilà près de lui, cheminant à ses côtés. (…) - Quoi ! seul , à pied... braver la poussière et une chaleur étouffante? (Un sourire effleura ses lèvres : je le compris.) - Ma toilette est ce qui m'occupe le moins dans ce moment, lui dis-je ; mais parlons du malheureux ami que vous venez de quitter. Verra-t-il enfin le terme d'une injuste autant qu'insupportable captivité ? (…) - Ils ont cru lasser son courage à force de persécutions ; ils se sont trompés. Tenez, tout à l'heure, dans cet affreux donjon, il m'entretenait avec la même force d'âme, la même sérénité, la même indépendance qu'au sein d'une entière liberté. – Avez-vous lu le programme du prix proposé par l'Académie de Dijon ? – Oui, si le progrès des sciences et des arts a contribué à corrompre ou à épurer les mœurs. - Sujet vaste et intéressant. — Eh bien! ce titre m'avait séduit ; déjà j'avais arrêté un plan que je croyais superbe. Je l'ai communiqué à Diderot : un mot de lui a changé toutes mes idées. Il a envisagé la question dans le sens inverse. Il m'a développé avec cette chaleur d'expression que vous lui connaissez la thèse contraire ; j'ai été frappé de la piquante originalité de son projet ; j'ai abandonné le mien, et j'ai trouvé singulier d'envoyer au concours de l'Académie bourguignonne un discours qui ne serait que la contre-partie du sujet qu'elle avait proposé. »

Sur le moment, Rousseau est fier de son audace, de prendre son époque à contre-courant : Barbarus hic ego sum, qui non intellegor ulli – « Ici, c’est moi le barbare, moi que personne ne comprend » –, cette citation d’Ovide ouvrira son Discours sur les Sciences et les Arts. Il n’écrira que plus tard, dans les Confessions : « dès cet instant, je fus perdu. Tout le reste de ma vie et de mes malheurs fut l’effet inévitable de cet instant d’égarement. »

À la mi-octobre, Voltaire, encore sous le coup de la mort de Mme du Châtelet, survenue le 10 septembre, regagne la capitale. « J’arrivai ces jours passés à Paris, mon cher monsieur, écrit-il au chevalier de Jaucourt. J’y trouvai les marques de votre souvenir, et de la bonté de votre cœur ; vous devez assurément être au nombre de ceux qui regrettent une personne unique, une femme qui avait traduit Newton et Virgile, et dont le caractère était au-dessus de son génie. Jamais elle n’abandonna un ami, jamais je ne l’ai entendue médire. J’ai vécu vingt ans avec elle dans la même maison. Je n’ai jamais entendu sortir un mensonge de sa bouche. J’espère que vous verrez bientôt son Newton. Elle a fait ce que l’Académie des sciences aurait dû faire. Quiconque pense honorera sa mémoire, et je passerai ma vie à la pleurer. Adieu, je vous embrasse tendrement. V. ».
  A l’emplacement des actuels 21 et 21 bis rue Molière, « vis-à-vis un vitrier. C’est vers les dernières maisons à gauche du côté de la fontaine, une des plus vilaines portes. » Lettre de Voltaire à Thieriot
 
Voltaire reprend le bail de l’appartement de « Pompon Newton », comme il surnommait Émilie, au-dessous du sien, rue Traversière-Saint-Honoré (à l’emplacement des actuels 21 et 21 bis rue Molière), dont le marquis du Châtelet souhaitait se défaire, et il le propose à un vieil ami commun, depuis longtemps retourné dans sa province. Voltaire avait connu le Toulousain d’Aigueberreà Louis-le-Grand, mais quelque chose le lui rendait cher plus encore que cette camaraderie de collège : c’est lui qui lui avait « fait renouveler connaissance » avec Émilie, connue enfant place Royale et devenue dans l’intervalle Mme du Châtelet. « Vous revenez, dites-vous, à Paris ; Dieu le veuille ! Si vous faites cas d’une vie douce, avec d’anciens amis et des philosophes, je pourrais bien faire votre affaire. J’ai été obligé de prendre à moi seul la maison que je partageais avec Mme du Châtelet. Les lieux qu’elle a habités nourrissent une douleur qui m’est chère, et me parleront continuellement d’elle. Je loge ma nièce, Mme Denis, qui pense aussi philosophiquement que celle que nous regrettons, qui cultive les belles-lettres, qui a beaucoup de goût, et qui, par-dessus tout cela, a beaucoup d’amis, et est dans le monde sur un fort bon ton. Vous pourriez prendre le second appartement, où vous seriez fort à votre aise ; vous pourriez vivre avec nous, et vous seriez le maître des arrangements. Je vous avertis que nous tiendrons une assez bonne maison. Elle y entre à Noël. »
D’Aigueberre ne viendra finalement pas, et c’est sa nièce que Voltaire installera à l’étage d’Émilie. Au sien, renouvelant la vie de Cirey, il fera installer un théâtre, « dans lequel il pouvait se rendre de plain-pied en sortant de son appartement, raconte Longchamp. (…) Au moyen de quelques gradins établis sur les côtés, et que M. de Voltaire appelait ses loges, cent personnes environ y pouvaient être assises, et une vingtaine d’autres au moins, debout dans une espèce de vestibule ou antichambre, pouvaient encore jouir du spectacle ».

Un quartier de gros pain, quelques cerises

Émilie n’étant plus là pour lui donner la réplique, Voltaire doit trouver des acteurs, « dociles, disposés à écouter ses conseils, et qui voulussent bien jouer ses pièces comme il désirait qu’elles le fussent ». Longchamp se met en chasse. À l’hôtel Jaback, rue Saint-Merri, où se vendent toutes sortes de bijoux et d’articles de Paris qui en tirent leur nom – « Monsieur le chevalier, criera un mercier ambulant dans Jacques le Fataliste, jarretières, ceintures, cordons de montre, tabatières du dernier goût, vraies jaback, bagues, cachet de montre ! » –, il découvre une troupe d’amateurs : « Mandron, ouvrier tapissier, ne jouait pas mal les rôles de père et de roi : sa taille et sa figure le favorisaient dans cet emploi. Il avait pour second acteur un nommé Lekain», fils d’orfèvre et orfèvre lui-même.
Il se trouve que ce garçon de 20 ans a déjà été, dans le grenier de l’hôtel Jaback, l’Orosmane de Zaïre, le Séide de Mahomet, le Brutus de La Mort de César, on ne saurait rêver plus heureux hasard. C’est surtout la preuve que le théâtre de Voltaire restait bien vivant pour la nouvelle génération, ces pièces datant, pour la première, de 1732 et, pour la dernière, de 1735, et largement au-delà du monde aristocratique. Longchamp leur explique que le maître a besoin d’eux pour l’essai de quelques-unes de ses pièces, dont il désire voir l’effet « aux chandelles » avant de les donner à la Comédie-Française.
Oreste est déjà trop avancée pour cela, dont la première a lieu le 12 janvier 1750. L’accueil n’est pas bon. Voltaire se corrige aussitôt, comme il en a l’habitude. « M. de Voltaire est un homme bien singulier, disait Fontenelle, il compose ses pièces pendant leur représentation. » La deuxième n’est donnée que le 19 janvier ; malgré Mlle Gaussin, Mlle Clairon, il n’y en aura guère que sept autres, jusqu’au 7 février 1750.
 Un public moins enthousiaste, le vide laissé dans sa vie par la disparition de Mme du Châtelet, il n’en fallait pas plus pour que Voltaire se décide à répondre aux sirènes de Berlin.

Dans le quartier que Voltaire vient de quitter, Casanova, 25 ans, qui arrive à Paris, est emmené à l’Opéra : « Ce qui me plut beaucoup à l’Opéra français, ce fut la promptitude avec laquelle les décorations se changeaient toutes à la fois par un coup de sifflet ; chose dont on n’a pas la moindre idée en Italie. Je trouvai également délicieux le début de l’orchestre au coup d’archet ; mais le directeur, avec son sceptre, allant de droite à gauche avec des mouvements forcés comme s’il avait dû faire aller tous les instruments par la seule force de son bras, me causa une espèce de dégoût ».
Rousseau écrira à ce sujet, dans son Dictionnaire de la Musique, qui reprend, corrige et complète ses articles écrits pour l’Encyclopédie : « Combien les oreilles ne sont-elles pas choquées à l’Opéra de Paris du bruit désagréable et continuel que fait avec son bâton celui qui bat la mesure et que le Petit Prophète [de Boehmischbroda, fantaisie attribuée à Grimm] compare plaisamment à un bûcheron qui coupe du bois. (…) L’Opéra de Paris est le seul théâtre de l’Europe où l’on batte la mesure sans la suivre ; partout ailleurs on la suit sans la battre ».
Marie Fel par Quentin La Tour
À la sortie du spectacle, il n’y a que deux pas à faire jusqu’à la rue Saint-Thomas-du-Louvre et la maison de la fameuse cantatrice Marie Fel, l’une des interprètes favorites de Rameau, et la future Colette du Devin du village de Jean-Jacques Rousseau. À 37 ans, « elle avait trois enfants charmants en bas âge qui voltigeaient dans la maison », raconte Casanova.
« Je les adore, me dit-elle.
— Ils le méritent par leur beauté, lui répondis-je, quoique chacun ait une expression différente.
— Je le crois bien !, l’aîné est fils du duc d’Annecy ; le second l’est du comte d’Egmont, et le plus jeune doit le jour à Maison-Rouge, qui vient d’épouser la Romainville.
— Ah !, excusez, de grâce ; je croyais que vous étiez la mère de tous trois.
— Vous ne vous êtes point trompé, je le suis. »
« En disant cela, elle regarde Patu [auteur dramatique de 20 ans] et part avec lui d’un grand éclat de rire. (…) Mlle Le Fel n’était pourtant pas effrontée ; elle était même de bonne compagnie – [elle sera les trente années suivantes la compagne fidèle, la confidente, le soutien de Quentin La Tour] –, mais elle était ce qu’on appelle au-dessus des préjugés. »

Thérèse Levasseur et Jean-Jacques habitent maintenant cet hôtel du Languedoc, rue de Grenelle-Saint-Honoré (devenue la partie sud, numéros impairs, de la rue Jean-Jacques-Rousseau), que font revivre les Confessions : « Si nos plaisirs pouvaient se décrire, ils feraient rire par leur simplicité : nos promenades tête à tête hors de la ville, où je dépensais magnifiquement huit ou dix sous à quelque guinguette ; nos petits soupers à la croisée de ma fenêtre, assis en vis-à-vis sur deux petites chaises posées sur une malle qui tenait la largeur de l’embrasure. Dans cette situation, la fenêtre nous servait de table, nous respirions l’air, nous pouvions voir les environs, les passants ; et, quoique au quatrième étage, plonger dans la rue tout en mangeant. Qui décrira, qui sentira les charmes de ces repas, composés, pour tout mets, d’un quartier de gros pain, de quelques cerises, d’un petit morceau de fromage et d’un demi-setier de vin que nous buvions à nous deux ? Amitié, confiance, intimité, douceur d’âme, que vos assaisonnements sont délicieux ! Quelquefois nous restions là jusqu’à minuit sans y songer, et sans nous douter de l’heure»…

Mme de Puisieux– l’ex-maîtresse de Diderot et non l’épouse du ministre –, rapporte La Bigarrure, et c’est la preuve de la nouvelle notoriété de l’encyclopédiste, « passant, avec deux de ses enfants, sous les fenêtres de M. Diderot, et apercevant sa femme qui venait d’y mettre la tête, elle prit ce moment pour invectiver contre elle… (Elle lui dit) — Tiens, maîtresse guenon, regarde ces deux enfants, ils sont de ton mari, qui ne t’a jamais fait l’honneur de t’en demander autant ».

LE PARIS DU JEUNE AROUET (I. 1694-1711)

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Quand François-Marie, né la veille, est baptisé à Saint-André des Arts, le 22 novembre 1694, les Arouet sont Parisiens depuis près d’un siècle. Son père, « ancien notaire au Châtelet », est au sens propre un bourgeois de Paris, né dans la capitale. François-Marie est lui, parisien, et rien que cela : Paris n’est plus la capitale du royaume, transportée officiellement à Versailles une quinzaine d’années plus tôt.
Quartier St-André-des-Arts en 1712. Gallica
L’église de sa paroisse s’élève alors sur « la pauvre petite place », que connaîtra, inchangée, l’étudiant Haussmann, « où se déversaient, comme dans un cloaque, les eaux des rues de la Harpe, de la Huchette, Saint-André-des-Arts et de l’Hirondelle ». Autour du dernier des cinq enfants qui leurs sont nés en onze ans de mariage, dont deux morts précocement, François le père, grave, austère, a quarante-cinq ans ; Marie, la mère, de dix ans plus jeune, est vive et gaie. Le parrain, le quinquagénaire François de Castagner, est abbé de Châteauneuf ; la marraine est l’épouse de l’oncle maternel, écuyer et contrôleur de la gendarmerie du roi.
Un abbé perçoit les revenus d’une abbaye, il n’en est pas forcément prêtre ; le parrain de François Marie est plutôt libertin, et musicologue. Voltaire le dira « très ami » de sa mère, en laissant sous-entendre plus que cela. Un certain Rochebrune, selon Voltaire « poète et militaire », client du notaire Arouet, jouissait lui aussi, paraît-il, de l’amitié maternelle, et Voltaire s’en dira, un jour, le fils adultérin.
Maître Arouet connaît du monde : son fils Armand, de huit ans l’aîné de François Marie, a eu pour parrain un Richelieu, frère du futur maréchal-duc, et pour marraine la duchesse de Saint-Simon dont le fils sera l’immortel chroniqueur.
Entre une mère qui est en relations, même si c’est par son notaire de mari, avec Ninon de Lenclos, l’hétaïre du siècle de Louis XIV, et un père qui est la figure du Dieu vengeur de Port-Royal, l’enfance de François-Marie, tirée à hue et à dia par François et par Marie, se poursuivra, à compter de ses sept ans, au cœur profond de Paris, dans l’île de la Cité, à mi-chemin entre la place Dauphine et la Sainte-Chapelle. Le logement de fonction du père, désormais payeur des épices de la chambre des comptes, se trouve dans un bâtiment situé à l'angle des rues aujourd’hui disparues de Jérusalem, de Nazareth et de Galilée.
La Chambre des Comptes en 1712. Gallica
On est là non seulement dans « l’île sonnante » au vingt et une églises, dont la centaine de cloches, que domine le bourdon de Notre-Dame baptisé par Louis XIV et Marie-Thérèse, « honorant les morts, font mourir les vivants », mais encore à l’épicentre des bruits de voix de la nouvelle sociabilité, celle des cafés. Les principaux cafés de Paris sont alors, en haut du Pont-Neuf, vers l’aval, sur le quai de l’École, celui de Gradot où se réunissent les esprits forts, les savants et les bons joueurs d’échecs, et à l’autre extrémité du Pont-Neuf, côté amont, c’est-à-dire au bout du quai des Augustins, celui deDuverger, où se rassemblent les nouvellistes et les gazetiers politiques. Les hommes de lettres, au premier rang desquels Jean-Baptiste Rousseau qui n’a pas encore trente ans, fréquentent le café de la veuve Laurens, rue Dauphine, presque au carrefour Buci, non loin du Théâtre-Français, où l’on compare les mérites respectifs des musiques de Campra et de Lulli. Enfin au Procope, juste en face de la Comédie française, on rencontre de ce fait même acteurs, auteurs dramatiques et amateurs de théâtre.
« Les établissements de l’espèce des cafés ne dataient guère que de ces années-là, écrira Sainte-Beuve, et remplaçaient avantageusement pour les auteurs et gens de lettres le cabaret, où s’étaient encore enivrés sans vergogne Chapelle et Boileau. Le café n’avait pas passé de mode, malgré la prédiction de madame de Sévigné ; bien au contraire, il devait exercer une grande influence sur le XVIIIe siècle, sur cette époque si vive et si hardie, nerveuse, irritable, toute de saillies, de conversations, de verve artificielle, d’enthousiasme après quatre heures du soir ; j’en prends à témoin Voltaire et son amour du Moka. »
Arouet n’est pas encore Voltaire ni ne boit de café. Le bruit des soucoupes est à ce moment couvert, chez la veuve Laurens, par les éclats de voix. Jean-Baptiste Rousseau, dont les deux dernières comédies ont été l’une goûtée du bout des lèvres et la seconde sifflée, y voit une cabale, attribuée à la jalousie de ses commensaux. Des épigrammes, des satires se retrouvent sur les tables du café, glissées sous la porte. On ne prête des rimes aussi riches qu’à lui, il s’en défend, retourne l’accusation, crie au complot. Durant dix ans, (on peine à le croire !), des couplets toujours plus injurieux ne vont cesser d’apparaître et de maintenir à vif la querelle.
Boileau passe ses dernières années dans sa retraite d’Auteuil, Racine vient de mourir, La Fontaine l’a précédé de quatre ans ; dans le Paris des lettres, le 18ème siècle s’ouvre par cette guerre picrocholine.

Du latin et des sottises

Le parrain de François-Marie, dont le frère aîné, marquis de Châteauneuf, est ambassadeur dans l’empire ottoman, jouit d’assez de confiance royale pour se voir confier, dans l’affaire qui s’annonce délicate de l’accession du prince de Conti au trône de Pologne, la surveillance discrète du diplomate en titre. De retour, l’abbé de Châteauneuf, quand il n’est pas auprès de madame Arouet à Paris l’est à Châtenay, que nous disons aujourd’hui Malabry, dans la maison de campagne des Arouet, où François-Marie prétendra être né, une belle habitation entre cour et jardin, avec une ferme à côté.
Châtenay, ce n’est pas exactement perdu : Nicolas de Malézieu, chancelier de la principauté de Dombes, secrétaire général des Suisses et Grisons de France, secrétaire des commandements du duc du Maine, et membre de l’Académie française, y possède lui aussi une jolie maison. Il y reçoit la jeune duchesse du Maine, cette petite-fille du Grand Condé, épouse du fils légitimé de Louis XIV et de Mme de Montespan, qui y demeure étant enceinte, pendant le séjour de la Cour à Fontainebleau. Ce sont des jeux, des fêtes, des feux d’artifice continuels en son honneur, qui l’enchantent tellement qu’elle ne voudra bientôt plus quitter ce vallon féerique et acquerra pour cela le château de Sceaux voisin, construit parClaude Perrault pour Colbert.
Marie Arouet meurt à l’été 1701. Trois ans plus tard, à la rentrée de 1704, François-Marie est inscrit comme pensionnaire en classe de sixième au collège Louis-le-Grand, chez les jésuites. Le fait paraît curieux de la part d’un père janséniste, alors même qu’est disparue son épouse qui ne l’était pas, et qu’Armand, le frère aîné, a été instruit chez les oratoriens de Saint-Magloire. Peut-être fallait-il donner des gages en un moment de regain de la tension antijanséniste ? Peut-être s’agissait-il seulement d’assurer à son cadet, pour un homme qui était déjà le notaire des Caumartin, des Praslin, des Saint-Simon, des Sully, les promesses d’ascension dans le monde que supposait un établissement placé sous le patronage royal, depuis que Louis XIV, assistant à une représentation théâtrale donnée par les élèves de l’ancien collège de Clermont de la rue Saint-Jacques, avait eu ces simples mots : « C’est mon collège. »
La plaque, dorénavant sur la cour, photographiée lors de la visite du roi de Monténégro en 1916. Gallica
« Du latin et des sottises » sont au programme, c’est ce qu’en retiendra Voltaire ; il aurait pu y ajouter : et du théâtre. C’est le théâtre déjà qui, en 1674, avait emporté l’adhésion royale mais au-delà de l’anecdote, les maîtres de Louis-le-Grand le considèrent comme un outil pédagogique de première importance. Le père Porée, qui sera en classe de rhétorique le mentor aimé de François-Marie, est l’auteur de L’Homme instruit par le spectacle, ou le Théâtre changé en école de vertu.
La scène des jésuites est certes latine mais elle compte aussi des intermèdes, sur des musiques d’André Campra, par exemple, comme ce ballet au titre éponyme, du père Porée, dont voici l’argument : « On suppose que trois jeune Poètes, voulant consacrer leurs Talents au Théâtre, entreprennent de se perfectionner dans l'Art des Ballets. Pour cela ils s'adressent au Génie du Ballet lui-même. Le Génie daigne se donner en spectacle à leurs yeux et ne les laisse ignorer rien de ce qu'il y a d'intéressant 1° dans son Histoire 2° dans ses Sujets 3° dans ses Règles 4° dans sa fin. Ainsi ce Ballet aura cet avantage qu'il ne sera pas moins un exemple de l'art des Ballets, que l'art lui-même réduit en exemple ».
Au bout du trimestre, le 19 décembre, Ninon de Lenclos, âgée de quatre-vingt-quatre ans et à deux ans de sa fin, lègue au fils prometteur de son notaire mille francs « pour lui avoir des livres ». La scène se passe dans « la chambre jaune » de son hôtel sis entre les actuels 28, rue des Tournelles et 23, boulevard Beaumarchais, dans sa « ruelle », vaste comme le monde de son temps, où Molière, trente-cinq ans plus tôt, lisait pour la première fois son Tartuffe, et où elle-même, qu’on appelait « Nidalie » ou « Ligdamise » en préciosité, en avait brossé un autre par ses réactions enthousiastes, portrait plein « d’une si grande quantité de traits fins et moqueurs, d’indignation railleuse et spirituelle, rapporterait Molière, que si ma pièce n’eût pas été faite, je ne l’aurais jamais entreprise, tant je me serais cru incapable de rien mettre sur le théâtre d’aussi parfait que ce Tartuffe de Mlle de L’Enclos ».
L'hôtel de Ninon. Photo Atget. Gallica
Le siècle de Molière passe ici le flambeau au siècle de Voltaire, les chandelles de la rampe aux Lumières.

Les Anacréon du Temple

Catherine, sa sœur, sert à François-Marie de mère autant qu’il est possible ; avec Armand, son frère aîné, aussi pénétré de jansénisme que leur père, il ne s’entend pas et ne s’entendra jamais. De toutes manières, l’essentiel de son temps est pour l’internat et, aux jours de congé, c’est moins au domicile de son père qu’il se rend qu’au Temple, où son parrain conduit dès qu’il a douze ans cet enfant prodige, ce versificateur si précoce.
L’enclos du Temple, avec son église, son couvent, son cloître, ses vastes cours meublées d’hôtels particuliers et de maisons d’artisans, forme une ville à part dans Paris, presque un État, jouissant de privilèges spéciaux, d’une justice, d’une police, d’une voirie particulières. C’est aussi un asile sûr pour les débiteurs, qui le restera jusqu’à la Révolution alors que tous les espaces conventuels ont perdu ce privilège dès la fin du Moyen Âge ; et une zone franche pour les artisans, qui peuvent s’y établir sans avoir été reçus maîtres, ce qu’interdit ailleurs la loi des corporations.
En 1706, le palais bâti par Mansart pour le Grand Prieur quarante ans plus tôt est vide : Philippe de Vendôme connaît l’exil depuis dix ans. François-Marie ne verra pas de sitôt celui qu’à en croire Saint-Simon, le duc d’Orléans admirerait si fort « parce qu’il y avait quarante ans qu’il ne s’était couché qu’ivre, et qu’il n’avait cessé d’entretenir publiquement des maîtresses et de tenir des propos continuels d’impiété et d’irréligion. »
Dans l’enclos du Temple, l’amphitryon est pour l’heure le vieil abbé de Chaulieu qui, à 67 ans, est l’intendant des Vendôme depuis plus d’un quart de siècle et, poète anacréontique autant qu’épicurien, bientôt le surintendant de leurs plaisirs. L’Académie, sur ordre du roi, en fermera ses portes au libertin.
En son hôtel de Boisboudran, dont Jean-Baptiste Rousseau se rappellera les marronniers avec nostalgie, on a vu La Fontaine, qu’y entraînait la doctrine d’Épicure malgré les reproches que lui adressait son ami Racine ; on y écoute toujours le marquis de La Fare, ancien guerrier et poète tardif : « Son talent pour la poésie ne se développa qu’à l’âge de près de soixante ans », écrira Voltaire qui rencontre à 12 ans ce vieux monsieur de 62. Les cadets de l’aréopage bachique sont le duc Louis-Joseph de Vendôme, frère du grand-prieur, à 52 ans, et les deux Sully, Maximilien cinquième du nom et Maximilien-Henri, qui en ont un peu plus et un peu moins de quarante.
On retrouve ces rimeurs galants, quand arrivent les mois de juillet ou d’août, chez Malézieu, le « Sylvain de Châtenay », autour d’une comédie de Molière, d’une adaptation de Plaute, ou d’une pièce de l’hôte lui-même mise en musique par le compositeur et chanteur Jean-Baptiste Matho.
Le Temple, de sa grande aile tolérante, abrite aussi le théâtre « sans privilège » : au faubourg Saint-Germain, non loin de la Comédie Française, une jeune fille de quinze ans, Adrienne Lecouvreur, s’était entendue avec quelques jeunes gens du voisinage pour représenter Polyeucte et la petite comédie du Deuil, de Thomas Corneille. Les répétitions s’étaient faites chez un épicier de la rue Férou. « On en parla dans le quartier, assure Germain Bapst. Adrienne jouait Pauline, et n’était pas trop mal secondée par ses camarades; il y avait un Sévère qui se distinguait par la vérité de son jeu. La présidente Le Jay prêta à cette petite troupe son hôtel, rue Garancière ; le beau monde y accourut ; on dit que la porte, gardée par huit suisses, fut forcée par la foule. Mais la tragédie s’achevait à peine, que les gens de police entrèrent et firent défense de passer outre. La petite pièce ne fut pas donnée. Ainsi finirent ces représentations sans privilège. Adrienne joua quelque temps encore dans l’enceinte du Temple ; puis on sait qu’elle reçut des leçons du comédien Le Grand, et on la perd de vue. Elle va faire ses caravanes en province et aux pays limitrophes, sur les théâtres de Lorraine et d’Alsace. »

De futurs ministres à Louis-le-Grand

Est-ce dû à ces fréquentations qui ne sont pas de son âge ? On sait qu’en 1707, - François-Marie a 13 ans -, il emprunte 500 livres à une prêteuse sur gages, mais leur utilisation reste un mystère. Des camarades de sa génération, il en a pourtant, par force, au collège : les deux neveux de Mme de Tencin, qui entrent à Louis-le-Grand cette année-là : le comte de Pont-de-Veyle, de trois ans son cadet, et le comte d’Argental, frère de celui-ci, de trois ans plus jeune encore ; et puis Pierre-Robert Le Cornier de Cideville, le fils d’un conseiller au Parlement de Normandie.
   Le 16 décembre 1708, l'abbé de Châteauneuf, son parrain, est rappelé… à Dieu ? On n’en jurerait. L’hiver qui commence quelques jours plus tard va, durant près de deux mois, rendre « les rivières solides jusqu’à leurs embouchures », nous renseigne Saint-Simon. La température descend jusqu’à 21° au-dessous de zéro, c’est bientôt la disette des grains et une pension augmentée pour François-Marie de cent francs, qui ne lui assure pourtant que du pain bis. Au collège Louis-le-Grand, les jeunes gens aisés mais qui ne sont point de grands seigneurs sont à cinq par chambre avec un préfet. En classe, on grelotte à qui mieux mieux au coin d’un méchant feu. L’épreuve est rude pour le frileux Arouet qui, passée la Saint-Jean, se rapproche habituellement de la cheminée. Un jour de cet hiver de glace qu’il n’arrive pas à rejoindre le poêle, étroitement cerné, il menace l’un de ses camarades plus jeunes, rapporte Desnoiresterres :
« Range-toi, sinon je t’envoie chauffer chez Pluton.
— Que ne dis-tu en enfer ?, réplique celui-ci. Il y fait encore plus chaud.
— Bah, l’un n’est pas plus sûr que l’autre. »
Voltaire au Procope, c'est pour plus tard. Dessin de 1843. Gallica
L’hiver suivant voit arriver à Louis-le-Grand les fils de Marc-René de Voyer de Paulmy, marquis d'Argenson, lieutenant général de police. Ils font preuve d’assez de modestie : « Quand mon père et ma mère se sont mariés, écrira plus tard l’aîné, dans ses Mémoires, on leur disait que c'était la faim qui épousait la soif ; ma mère apporta 30 000 écus à mon père, qui alors n'avait rien. » Les deux frères sont plutôt mal à leur aise, découvrant le collège pour la première fois un peu tard, à 13 ans pour Marc-Pierre, le cadet, si l’on compare aux dix ans de François-Marie à son entrée, et à un âge carrément avancé pour l’aîné, René-Louis, qui a 15 ans.
Celui-ci, surtout, en éprouve « grande honte » : à son âge, au lieu d’user ses fonds de culotte sur un banc de classe, le duc de Fronsac, futur duc de Richelieu, se mariera et, trois mois après ses noces, pour s’être permis quelque privauté avec la petite duchesse de Bourgogne, sera mis par son père à la Bastille, où il attendra quatorze mois que la protection de Mme de Maintenon l’en tire. Cela vous a une autre allure.
Est-ce parce que leur père, en charge de la lutte contre le jansénisme, est alors en train de faire procéder à l’expulsion des religieuses de Port-Royal-des-Champs ? Toujours est-il que François-Marie va se lier avecMarc-Pierre, que ses camarades de classe surnomment la Chèvre, et plus encore avec René-Louis qui a exactement son âge. « Voltaire, que j’ai toujours fréquenté depuis le temps que nous avons été ensemble au collège », écrira le marquis dans ses Mémoires. Il aura été auparavant ministre des Affaires étrangères, et son frère cadet ministre de la Guerre.
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