Quantcast
Channel: Les PARIS d'Alain Rustenholz
Viewing all 130 articles
Browse latest View live

SOUS LE PONT MARIE PASSE LA REINE

$
0
0

Ce billet est né d’une question inattendue : « Qu’avez-vous à dire sur le pont Marie ? » Sur le pont lui-même, peu de choses, sinon qu’il ne fut qu’un élément d’un programme urbanistique, celui de l’île Saint-Louis, surgie pourrait-on dire des flots un beau matin, toute habillée déjà de ses rues et de ses maisons, là où il n’y avait auparavant, de part et d’autre d’un canal, que du linge blanchissant sur pré et des vaches au pâturage. Lotie en un temps très court par un maître maçon, Christophe Marie, et ses deux associés, François Le Regrattier, trésorier des Cent-Suisses de la garde, et L. Poulletier, commissaire ordinaire des guerres, ses bâtiments sont dus pour l’essentiel, de surcroît, à un unique architecte, Louis Le Vau, qui y est à lui seul l’auteur d’une bonne vingtaine de maisons de rapport (dont trois pour lui-même), d’une demi-douzaine d’hôtels prestigieux du côté est, du pont de la Tournelle, des maisons posées sur le pont Marie (dressées par le charpentier Claude Dublet), et de l’aspect final des quais. Sans compter que son frère cadet a conçu quelques-unes des constructions de l’autre extrémité de l’île. Enfin, le principal client de Le Vau, Nicolas Lambert « le Riche », outre le magnifique hôtel qui porte toujours son nom, a été le commanditaire de quatorze autres bâtiments de l’île.
Pareille homogénéité, ce qui se dit, en langue classique, respect de la règle des trois unités, de style, de temps et de lieu, a dû rendre jaloux les dramaturges du Grand Siècle. Une plaque rappelle désormais que « le 11 octobre 1614, la première pierre de ce pont fut posée par le jeune Louis XIII et sa mère, Marie de Médicis, en présence du prévôt des marchands, Robert Miron. » Quand débute le règne personnel de Louis XIV, en 1660, l’île Saint-Louis est achevée dans sa perfection. Seul accroc au programme, une crue a emporté, le 1er mars 1658, en pleine nuit, deux arches du pont Marie côté île et une soixantaine d’habitants des vingt maisons perchées dessus. La partie écroulée sera reconstruite en 1667 mais sans habitations sur le tronçon refait, et le pont en gardera l’aspect ébréché que montre une toile de Raguenet près de cent ans plus tard.
Le pont Marie par Raguenet, 1757. En amorce, le pont Rouge, futur pont Saint-Louis
Reste que l’histoire d’un pont, c’est peut-être, plus que celle de sa construction, celle de ceux qui sont passés dessus, ou dessous. L’île Saint-Louis étant neuve dans l’histoire de Paris, et la vieille aristocratie déjà pourvue de nobles demeures, ce sont de nouveaux riches qui s’y installent, financiers et magistrats – le Palais n’est pas loin –, ou, par exemple les fils de Gruÿn, le tavernier de cette Pomme de pin de la rue de la Juiverie, dans l’île de la Cité voisine, où fréquentent Molière, Boileau, La Fontaine et Racine. Philippe Gruÿn est au 32, quai de Béthune, (alors quai « des Balcons », Le Vau ayant suggéré que tous les hôtels de ce côté en soient dotés, et le fer forgé en remplacement des balustrades de pierre d’autrefois en fait de longues coursives au-dessus du fleuve.) Charles Gruÿn, dit des Bordes, (qui tombera en même temps que Fouquet), habite, au 17, quai d’Anjou, l’hôtel dit aujourd’hui de Lauzun pour avoir été revendu au marquis de Lauzun par le fils de Charles en 1682. Mais on supposera que les fils du tavernier, question d’habitude, regagnent leur domicile depuis l’île de la Cité, après avoir été saluer papa, par le pont Saint-Louis.
Philippe de Champaigne, qui eut son atelier, durant une bonne douzaine d’années, au premier étage, en fond de cour du côté gauche, du 15, quai de Bourbon, dans la mesure où il travailla durant cette période aussi bien au Val de Grâce et à Port-Royal qu’aux Tuileries, a dû emprunter largement le pont de la Tournelle, au moins autant que son opposé. On ne retiendra donc ni l’un ni les autres parmi les fouleurs de pont Marie qui nous intéressent : ceux qui l’empruntent sinon exclusivement du moins principalement.
Voltaire, par exemple. « Mme du Châtelet, écrit-il, vient d’acheter une maison faite pour un souverain qui serait philosophe : elle est heureusement dans un quartier éloigné de tout, c’est ce qui fait qu’on a eu pour 200 000 francs ce qui a coûté 2 millions à bâtir et à orner ». Cette maison, c’est l’hôtel Lambert bâti par Le Vau, orné par CharlesLe Brun, dont la galerie est la première œuvre monumentale, et EustacheLe Sueur, qui en peignit le vestibule de l’escalier, le Salon des Muses comme le Cabinet de l’Amour. Quand Voltaire y vient, c’est de Cirey, dans la Haute-Marne, de l’est donc, par la rive droite.
La galerie de l'hôtel Lambert, par Le Brun. Gravure de Bernard Picart. Gallica
« Éloigné de tout », c’est dire seulement que le quartier n’est pas à la mode. Il ne l’est pas devenu sous la Restauration. Imaginer là une boutique semble une véritable gageure. Et pourtant… « Par un beau jour de juin [entre 1818 et 1823, dates de l’action du roman], en entrant par le pont Marie dans l’île Saint-Louis, [César Birotteau] vit une jeune fille debout sur la porte d’une boutique située à l’encoignure du quai d’Anjou. Constance Pillerault était la première demoiselle d’un magasin de nouveautés nommé « Le Petit-Matelot », le premier des magasins qui, depuis, se sont établis dans Paris avec plus ou moins d’enseignes peintes, banderoles flottantes, montres pleines de châles en balançoire… Le bas prix de tous les objets dits Nouveautés qui se trouvaient au Petit-Matelot lui donna une vogue inouïe dans l’endroit de Paris le moins favorable à la vogue et au commerce. »
Quand on ne la voit pas avec les yeux de l’amour, ceux de César Birotteau, frappé d’un immédiat coup de foudre, l’île semble bien dépourvue d’attraits. « Si vous vous promenez dans les rues de l’île Saint-Louis, ne demandez raison de la tristesse nerveuse qui s’empare de vous qu’à la solitude, à l’air morne des maisons et des grands hôtels déserts. Cette île, le cadavre des Fermiers généraux, est comme la Venise de Paris », écrit Balzac dans un autre de ses romans, Ferragus. L’expression « cadavre des Fermiers généraux » fait allusion à ce qu’en 1719, la Ferme générale s’était installée à l’hôtel de Bretonvilliers, à la pointe amont de l’ile, devant un grand jardin à la française en terrasse. « Là, ils étudient l’art de donner au pressoir du sang du peuple une force plus comprimante », devait écrire Louis Sébastien Mercier.
Cette île sépulcrale est pourtant la terre où revit, en exil, la nation polonaise après le soulèvement de 1830 : le prince Adam Czartoryski, président du gouvernement provisoire, va racheter l’hôtel Lambert, tandis que, diagonalement opposée au Petit-Matelot, à l’autre bout de la rue des Deux-Ponts, donc près de celui de la Tournelle dont les fouleurs sont hors sujet, s’ouvre l’Académie polonaise des Sciences et des Arts, avec sa bibliothèque que dirige le poète Adam Mickiewicz au verbe messianique.
De qui peut-on dire avec certitude qu’il passe le pont, le nôtre, celui de Marie, dans ces années-là ? Le peintre et le modèle. Le peintre habite l’île, le modèle le Marais, il se sont connus à mi-chemin dans ce bal, à côté du passage Charlemagne, que l’on appelle la Reine ou la Dame Blanche, le bal des Acacias ou, dans le monde des collégiens, l’Astic. Son public, nous dit Victor Rozier dans Les bals publics à Paris (1855), « était presque exclusivement composé d’artistes et de jeunes israélites qui habitaient le quartier Saint-Antoine. Celles-ci n’avaient guère d’autre pratique de leur religion que de se recréer le jour du sabbat en se livrant au plaisir de la danse. Elles étaient couturières ou blanchisseuses, passementières ou brunisseuses ; mais bientôt elles quittaient le giron paternel et professaient un métier que leur type et leurs perfections physiques leur permettaient d’exercer. Elles étaient modèles. » « C'était, écrit Charles Virmaître dans son Paris oublié (1886), le rendez-vous des grands peintres, qui venaient là pour y chercher des modèles. Chacun sait que le quartier était et est encore peuplé d'israélites. »
Marix, de son vrai nom Joséphine Bloch, a 15 ans quand elle pose devant Ary Scheffer, en 1837, pour deux tableaux inspirés par le Wilhelm Meister de Goethe. Son père est marchand. Elle a grandi, comme ses deux sœurs cadettes qui seront modèles à sa suite, dans les environs de la synagogue située alors rue du Temple (entre les rues ND de Nazareth et du Vertbois). Boissard de Boisdenier, de neuf ans son aîné, est déjà l’auteur d’un Épisode de la retraite de Russie, exposé au Salon de 1835. Il est installé 3, quai d’Anjou quand il évoque pour la première fois, dans un billet à Théophile Gautier, la jeune modèle connue à l’Astic. « Dante avait Béatrix / Mais Boissard a Marix », écrira Pétrus Borel cinq ou six ans plus tard.
Le peintre Charles François Daubigny, longtemps l’élève de son père au 54, rue Vieille-du-Temple, vient bientôt s’installer 13, quai d’Anjou. Avec ses camarades Louis Joseph Trimolet, Louis Charles Auguste Steinhell, Ernest Meissonier et le sculpteur Geoffroy-Dechaume, il a signé une convention : chacun, à tour de rôle, bénéficiera d’une année pleine pour se consacrer à son œuvre, entretenu par les autres qui se livreront pour cela à des besognes alimentaires.
L'hôtel de Lauzun vers 1900 par Atget. Gallica
A l’automne 1844, Marix prend son indépendance et, se rapprochant de son amant, loue une pièce sur cour à l’hôtel de Lauzun, dit maintenant Pimodan, où elle se déclare « fleuriste ». Au début d’avril 1845, le couple s’installe à l’étage noble du prestigieux hôtel. Daumier, qui s’est marié, vient habiter avec son épouse 9, quai d’Anjou. Daubigny laisse son appartement à Geoffroy Dechaume et passe 27, quai Bourbon

L’île des rêves sans sommeil

On a vu le fantasque Baudelaire au rez-de-chaussée du 10, quai de Béthune, dans une pièce unique, très haute. Le temps d’installer sa « Vénus noire », Jeanne Duval, et la blonde soubrette de celle-ci, au 6, rue de la Femme-sans-Tête (aujourd’hui rue Le Regrattier), il a disparu. On le voit réapparaître 17, quai d’Anjou, à l’hôtel Pimodan, dans deux pièces et un cabinet sous les combles, éclairés d’une seule fenêtre aux carreaux dépolis jusqu’aux avant-derniers, de sorte que ne soit visible que le ciel et rien d’autre !
À la même époque, « plutôt l’air d’un neveu qui va dîner chez sa vieille tante », Théophile Gautier se glisse « un soir de décembre, obéissant à une convocation mystérieuse, rédigée en termes énigmatiques compris des affiliés, inintelligibles pour d’autres », dans le même hôtel Pimodan de ce « quartier lointain, espèce d’oasis de solitude au milieu de Paris, que le fleuve, en l’entourant de ses deux bras, semble défendre contre les empiétements de la civilisation ».
« Assurément, les gens qui m’avaient vu partir de chez moi à l’heure où les simples mortels prennent leur nourriture ne se doutaient pas que j’allasse à l’île Saint-Louis, endroit vertueux et patriarcal s’il en fut, consommer un mets étrange qui servait, il y a plusieurs siècles, de moyen d’excitation à un cheik imposteur pour pousser des illuminés à l’assassinat ».
Pendant que Gautier monte les escaliers, Baudelaire descend, « petite moustache et admirablement vêtu », vers le plus bel et plus grand appartement de l’hôtel, celui de Boissard de Boisdenier et de Marix où, autour d’un clavecin peint par Watteau, le club des Haschischins réunit ce soir-là Balzac, Delacroix et un médecin aliéniste de Bicêtre venu étudier la production de rêves sans sommeil, le Dr Moreau, en tout, une douzaine de personnes.
Aux heures moins sombres, et à la saison plus douce, Daumier, de son dernier étage du 9, quai d’Anjou, près de l’hôtel Lambert où, chez le prince Czartoryski, la musique que jouait Chopin entretient l’espérance, peut voir entrer à l’hôtel Pimodan Apollonie Sabatier et quelques dames de petite vertu quittant en peignoir l’école de natation très à la mode des « Bains de l’hôtel Lambert », mêlées aux clients d’Arondel, le marchand d’antiquités du rez-de-chaussée, qui ruine Baudelaire en lui vendant de faux Bassan.
Chopin à l'hôtel Lambert, Teofil Kwiatkowski. Wikipédia
« Pomaré en grande toilette, cherchant des appartements, entre un jour, guidée par la portière… », commence Théodore de Banville, mais terminons avec la reine du bal Mabille les allées et venues à l’hôtel Pimodan.
Marix en sort, pour s’arrêter deux maisons plus loin, au n° 13, pousse la porte du sculpteur Geoffroy de Chaume, impatient de prendre des moulages de son corps si parfait.
L’endroit n’est peut-être pas aussi « vertueux et patriarcal » que l’affirme Gautier. Mais il serait abusif de profiter de ce que Jean Wallon, l’un des modèles du philosophe Colline dans les Scènes de la vie de bohème et l’un des personnages représentés dans la Brasserie Andler peinte par Courbet, habite à l’autre bout de la rue Saint-Louis-en-l’île pour en faire un fief des bohémiens.
L’île a son côté industrieux : derrière chez Jean Wallon, l’entreprise de Boutarel emploie, depuis le début du siècle, cinq cents ouvriers à la fabrication d’indienne et à la teinture d’étoffes, et quand Roger de Beauvoir donne à un cocher – la passerelle Damiette existe, à l’est de l’île, depuis 1838, mais avec trois mètres de largeur, elle est réservée aux piétons -, l’adresse de l’hôtel de Pimodan, il s’entend répondre : « Vous voulez dire l’hôtel des teinturiers ? Je passe souvent par là, et je vois couler devant cette maison des ruisseaux de toutes couleurs ». Effectivement, « une fumée épaisse, nauséabonde, s’échappait des caves aux larges portes ouvertes sur le quai d’Anjou comme autant de vomitoires » ; ce n’était pas celle du haschisch.
Après la promiscuité du garni, le maçon limousin Martin Nadaud partage 23, rue Saint-Louis-en-l’Ile, « une assez vaste chambre » du 3ème étage, dans le bâtiment du fond de la cour, avec Jacques Lafaye, et Jean Roby, deux des pays que son père a mis à ses trousses. Après sa journée de chantier, il y donne des cours, de 8 heures à 10 ou 11 heures du soir, à 14 ou 15 élèves, auxquels il apprend à lire dans les Paroles d’un croyant, de Lamenais, et dans les brochures “les plus révolutionnaires” qu’il achète chez le libraire Rouanet, rue Joquelet (aujourd’hui rue Léon-Cladel, 2e arrondissement).

Le Conseil municipal chez les haschischins

Boutarel parti à Clichy avec son usine, on ouvre sur son terrain, en 1846, une rue dont le nom rappelle sa présence. C’est la première fois depuis deux cents ans, depuis sa création donc, qu’on touche à l’île Saint-Louis, ce conservatoire de l’urbanisme du XVII siècle. Ce n’est malheureusement pas la dernière. Le XIXe finissant, en deux coups de machette terribles, tranche les deux pointes de l’île comme on étête un poisson sur une plage tropicale : c’est la rue Jean-du-Bellay, en prolongement du pont Louis-Philippe, puis, bien plus grave, les ponts de Sully qui fauchent l’hôtel de Bretonvilliers, le Topkapi de notre Corne d’Or, comme disait à peu près Tallemant des Réaux. Il y a maintenant tellement de ponts qu’il est hasardeux de parier par où passent les habitants et leurs visiteurs.
Dans l’île mutilée, Émile Bernard, « élève et maître » de Gauguin, occupe à présent l’ancien atelier de Philippe de Champaigne. Camille Claudel a le sien à deux maisons de là, dans la cour de l’hôtel de Jassaud. On l’en arrache en 1913, pour l’interner. À la fin de l’été, Louise Faure-Favier entraîne Guillaume Apollinaire, Marie Laurencin et quelques amis dans une escapade normande ; l’abbaye de Jumièges et Villequier ne sont qu’un prétexte, le but réel est de réconcilier les amants désunis. Quand elle regagne tristement le quai de Bourbon, la journaliste a constaté que c’était peine perdue.
Dans cette « maison du Centaure », comme on appelle parfois l’hôtel du n°45, à la pointe d’une île qui évoque irrésistiblement un bateau, il n’est bientôt question que de navigation… aérienne. Au troisième étage, Louise Faure-Favier rédige les premiers Guides des voyageurs aériens, consacrés chacun à une ligne : Paris-Bruxelles-Amsterdam, Paris-Lausanne, Paris-Londres, Paris-Prague-Varsovie ! Au premier étage, la princesse Bibesco a un mari qui est l’une des figures de l’aéronautique naissante, et un amant, lord Thomson of Cardington, pionnier des dirigeables géants, qui va disparaître  avec l’un d’eux. L’île Saint-Louis est devenue bigrement moderne.
Les convives viennent-ils du faubourg Saint-Honoré ou du faubourg Saint-Germain, par notre pont Marie ou par le pont de la Tournelle aux « jolis dîners » que le baron Pichon, son nouveau propriétaire, donne à hôtel de Lauzun : « Il s’est ruiné, écrit Gabriel-Louis Pringué, en réparant ce merveilleux petit palais, témoin des amours de la Grande Mademoiselle et de Lauzun. Il n’avait jamais pu arriver à terminer le grand escalier d’honneur, et il avait imaginé un escalier de fortune qui faisait l’effet d’une passerelle couverte de précieux tapis, tendue de tapisseries de haute lice. Sur chaque marche se tenait un valet en habit à la française avec perruque à marteau et catogan de soie noire. La société en était particulièrement choisie et je me rappelle toujours la marquise de Talhouet-Roy qui avait l’air d’un tableau de Nattier et s’habillait comme tel, entrant avec ses deux filles si belles, la marquise de Nicolay et la vicomtesse de Rohan qui me furent de bien chères amies ».
Déjà, c’est le temps du charleston, et Louis Aragon habite chez Nancy Cunard, l’appartement du 1, rue Le Regrattier, sa petite salle à manger donnant sur la rue étroite, où l’on déjeune aux chandelles en plein midi et, dans la chambre à coucher, « le quai, la Seine, le cri égorgé des remorqueurs, le soleil qui descend du Panthéon comme un chien jaune », qu’il décrira dans Blanche ou l’Oubli ; « C’était notre musique à nous ». Vers l’aval, « la rive se termine par un bouquet d’arbres, et un tournant solitaire et triste où viennent s’accouder les amoureux et les désespérés », écrivait-il dans Aurélien ; il le savait pour avoir été l’un et l’autre.
Le Petit-Matelot a prospéré, dans l’une des maisons construites par Le Vau, de 1790, date de sa création, à 1932, quand l’élargissement de la rue des Deux-Ponts fait disparaître les maisons anciennes sur tout un côté et frappe l’autre d’alignement. Malgré quoi, l’île Saint-Louis reste, avec le Marais et le faubourg Saint-Germain, un ensemble relativement épargné.
Marie Curie, née Sklodowska, qui vécut vingt-deux ans à l’hôtel Viole du 36, quai de Béthune, jusqu’à sa mort, en 1934, n’a pas connu le pillage, pendant l’Occupation, de la majeure partie des richesses de cette Bibliothèque polonaise où Rosa Luxembourg, dans les années 1890, travaillait tous les jours à sa thèse. Après la deuxième guerre mondiale, l’hôtel de Lauzun est remis en état : « Il constitue maintenant, écrit alors le préfet de la Seine, la demeure d’apparat du Conseil municipal qui, dans un cadre évocateur et riche de souvenirs historiques, y organise ses réceptions les plus importantes ».
L'hôtel de Lauzun à l'été 2014.
Et il y conduit ses hôtes de marque à bord de la vedette de prestige dont la préfecture de police s’est dotée. Le samedi 15 mai 1948, pour la première fois, le préfet de police et Pierre de Gaulle, président du Conseil municipal depuis huit mois et frère du Général, accueillent à l’embarcadère d’Iéna la princesse Élisabeth d’Angleterre et le duc d’Édimbourg et, en dépit du temps orageux qui menace, leur font remonter la Seine jusqu’à l’île Saint-Louis au milieu d’une foule énorme et enthousiaste, massée sur les deux rives – par prudence, la police a fait évacuer les ponts.
Le 25 mai 1950, le président de la République et Mme Vincent Auriol accompagnent sur la Seine la reine Juliana et le prince des Pays-Bas. Cette fois, la Préfecture a fait le vide sur le parcours fluvial. À l’escale de l’Hôtel de Ville, il y a néanmoins beaucoup de monde pour saluer les souverains. Du coup, bousculant l’itinéraire prévu, le préfet fait faire à la vedette le tour des îles, et passer la reine sous des ponts ouverts au public comptant sur l’effet de surprise pour déjouer un geste de malveillance toujours possible.

PARIS, ENTRE CIREY ET VERSAILLES (I. 1742-1745)

$
0
0
(neuvième épisode du Paris, la ville rêvée de Voltaire, commencé ici avec la livraison de novembre 2013)

Vingt ans plus tôt, une précédente ambassade de la Sublime Porte, conduite par le père de Saïd Méhémet Pacha– il avait été reçu au Palais-Royal par le Régent, aux Tuileries par le petit roi ; son fils l’était, par Louis XV, à Versailles –, avait inspiré à Montesquieu ses Lettres persanes. Cette fois, l’ambassadeur ottoman n’est pas sitôt parti que Voltaire donne à la Comédie-Française Le Fanatisme ou Mahomet le prophète. Simple coïncidence : Voltaire a commencé les cinq actes de sa nouvelle tragédie en vers dès 1736, et il l’a testée à Lille, où ses représentations ont été triomphales, à la fin d’avril 1741.
Dans la pièce, un jeune fanatique, que Voltaire définit comme un « esprit amoureux de son propre esclavage », commet un parricide. Le Prophète, qui l’a inspiré, est en réalité un athée cynique dont la prédication n’est que le moyen le plus utile à son pouvoir – « Quiconque ose penser n’est pas né pour me croire ». Mais s’il s’agit d’une pièce que l’on dirait aujourd’hui militante – « Jean-Jacques n’écrit que pour écrire, moi j’écris pour agir », dira Voltaire vingt-cinq ans plus tard (à ce moment, Rousseau n’écrit pas du tout) –, il s’y trouve des sentiments incestueux qui toujours intéresseront Voltaire : Mahomet est épris de celle qu’il a élevée comme sa fille ; un frère et une sœur s’aiment en ignorant leur lien de parenté. La pièce est interdite à Paris au bout de trois jours ; ce n’est pas du fait des mahométans.
Diderot n’avait sûrement pas raté la tragédie nouvelle, et il était assurément, six mois plus tard presque jour pour jour, devant une autre, de Voltaire encore : La Mérope française. Le futur encyclopédiste se rappellerait longtemps l’atmosphère de ce temps-là : « Nos théâtres étaient des lieux de tumulte, les têtes les plus froides s’échauffaient en y entrant, et les hommes sensés y partageaient plus ou moins le transport des fous. On s’agitait, on se remuait, on se poussait ; l’âme était mise hors d’elle-même. La pièce commençait avec peine, était souvent interrompue ; mais survenait-il un bel endroit, c’était un fracas incroyable, les bis se redemandaient sans fin ; on s’enthousiasmait de l’acteur et de l’actrice. L’engouement passait du parterre à l’amphithéâtre et aux loges. On était arrivé avec chaleur, on s’en retournait dans l’ivresse ; c’était comme un orage qui allait se dissiper au loin, et dont le murmure durait encore longtemps après qu’il s’était écarté. Voilà le plaisir ».
Ce 20 février 1743, « tel fut l’enthousiasme du parterre, dira Sainte-Beuve dans ses Causeries du lundi, que, par une innovation glorieuse, il demanda l’auteur à grands cris, et que, porté en triomphe dans la loge de la maréchale de Villars, Voltaire, aux applaudissements répétés des spectateurs, dut être embrassé par la belle-fille de celle-ci, la jeune duchesse de Villars».
Pour Diderot, ce sont les dernières soirées du tumulte théâtral, la fin de la vie de bohème et du libertinage : il s’est épris d’Anne-Antoinette Champion, une lingère très sérieuse qui vit avec sa mère rue Boutebrie, celle du collège Maître-Gervais, mitoyen de Louis-le-Grand, et il compte bien l’épouser.
Un succès tel que celui de Mérope semblait avoir désarmé l’envie, poursuit Sainte-Beuve, et Voltaire crut qu’il pouvait sans trop d’ambition aspirer au fauteuil académique, que la mort du cardinal de Fleury, le 29 janvier, venait de laisser vacant. L’influence du duc de Richelieu et de Mme de La Tournelle lui avait déjà obtenu l’agrément de Louis XV, qui, dans un souper, avait annoncé que ce serait lui « qui prononcerait l’oraison funèbre du cardinal ».
C’est parmi les fleurs de Plaisance, au château de Pâris-Duverney, que Mme de La Tournelle avait rencontré le roi, qui allait la faire sa maîtresse, et duchesse de Châteauroux. Les Pâris n’y avaient pas forcément prêté la main, le roi passait alors en revue de corps toutes les sœurs Mailly-Nesle : il avait commencé par Mme de Mailly-Rubempré, avait poursuivi avec Mme de Vintimille, qu’avaient emportée ses couches de 1741 ; Mme de La Tournelle venait logiquement ensuite. Une épigramme montrait que Paris n’en était pas étonné :
« La première en oubli, la seconde en poussière
La troisième est en pied, la quatrième attend [la duchesse de Lauraguais]
Et fera place à la dernière. [Il y avait une cinquième sœur, Mme de Flavacourt]
Choisir une famille entière
Est-ce être infidèle ou constant ! »
Les Pâris, dans le cercle d’influence qui les associait aux Tencin– la marquise et son frère, désormais cardinal et ministre d’État –, sans compter le duc de Richelieu, avaient, au cas où, un autre fer au feu : leur filleule, Jeanne-Antoinette Poisson avait été mariée à Lenormant d’Étiolles, se frottait au monde dans le salon de Mme de Tencin, tenait à l’occasion un rôle dans Zaïre sur le théâtre du château de son époux.
Jeanne-Antoinette Poisson. Gallica
La guerre de Succession d’Autriche, engagée depuis deux longues années, prenait mauvaise tournure pour le royaume : l’allié prussien, une fois la Silésie engrangée, avait signé une paix séparée avec l’Autriche ; le maréchal de Belle-Isle se voyait contraint d’évacuer Prague, de faire retraite. À cette guerre, Voltaire était doublement intéressé. Pâris-Duverney, comme le rappellera plus tard la Correspondance de Grimm, avait obtenu « la direction générale des vivres des troupes du roi, qu’il garda pendant toute la guerre de 1741, et qui lui valut une fortune immense. Il est aussi l’auteur de la grande fortune de M. de Voltaire, à qui il donna un intérêt dans les vivres pendant cette guerre ; il en résulta des sommes considérables, et le bienfaiteur fut souvent cité comme un homme d’État dans les ouvrages de son obligé ».
D’autre part, Frédéric II, maintenant sur le trône de Prusse, est ce prince royal avec lequel Voltaire entretenait des relations épistolaires amicales dès 1736. Le poète pourrait tenter de le ramener dans la guerre aux côtés de la France. Voltaire se rend à Aix-la-Chapelle pour y rencontrer son royal ami au début de septembre 1742, sans le fléchir. Six mois plus tard, Jean-François Boyer, ancien évêque de Mirepoix que l’on continue de désigner par ce titre, grand aumônier de la dauphine, triste inventeur des « billets de confessions » infligés aux jansénistes, membre de l’Académie française et de toutes ses succursales, a réussi à en écarter Voltaire. On lui a préféré l’abbé de Luynes, évêque de Bayeux.
Si l’on en croit un rapport de police, Voltaire se serait vanté, pour forcer cette porte, « qu’il trouverait le secret de faire agir les tétons de madame de La Tournelle ». Celle-ci l’ayant appris, quand il vint la visiter à sa toilette, « en lui découvrant sa gorge » : « Eh bien, Voltaire, que feriez-vous de mes tétons si vous en étiez le maître ? » et lui en se jetant à ses pieds : « Je les adorerais ».
L’armée de l’Angleterre, du Hanovre et de l’Autriche, commandée par Georges II, défait le 23 juin 1743 celle du maréchal de Noailles à Dettingen, sur le Main. La route du royaume de France s’ouvre par l’Alsace devant les coalisés. Les rapports de police poursuivent leurs dénonciations : « On dit que Voltaire déclame hautement contre les Français, les ministres, l’Académie, et surtout contre l’évêque de Mirepoix et l’on blâme le gouvernement de ne l’avoir pas mis à la Bastille pour les derniers discours qu’il tint publiquement chez Gradot avant son départ ».
Photomontage d'un rapprochement sur les couv. de Roger Peyrefitte
Voltaire est reparti, en effet, en mission diplomatique pour Berlin et pour Bayreuth. Frédéric Il reste sourd à ses propositions, mais le cajole pour qu’il se fixe en Prusse. Voltaire est sous le charme : « Un des plus aimables hommes du monde, l’a-t-il décrit à Cideville, un homme qui serait le charme de la société, que l’on rechercherait partout, s’il n’était pas roi ; un philosophe sans austérité, rempli de douceur, de complaisance, d’agréments, ne se souvenant plus qu’il est roi dès qu’il est avec ses amis, et l’oubliant si parfaitement qu’il me le faisait presque oublier aussi, et qu’il me fallait un effort de mémoire pour me souvenir que je voyais assis sur le pied de mon lit un souverain qui avait une armée de cent mille hommes ».
Voltaire se fait attendre. « Que de choses à lui reprocher ! et que son cœur est loin du mien ! », confie Émilie à d’Argental. Et l’absence dure. S’il allait rester ? : « Je ne reconnais plus celui d’où dépend et mon mal et mon bien, ni dans ses lettres, ni dans ses démarches. Il est ivre absolument ». Et elle « plus folle, plus perdue d’amour que tous les romans ensemble », selon Mme de Tencin qui la laisse dans cet état pitoyable le 21 octobre 1743.

Des vers et des triangles

« J’ai aussi passé par Cirey », écrit le président Hénaultà d’Argenson le cadet, ministre de la Guerre depuis janvier 1743 ; « c’est une chose rare. Ils sont là tous deux seuls, comblés de plaisirs. L’un fait des vers de son côté, et l’autre des triangles. La maison est d’une architecture romanesque et d’une magnificence qui surprend. Voltaire a un appartement terminé par une galerie qui ressemble à ce tableau que vous avez vu de l’école d’Athènes, où sont assemblés des instruments de tous les genres, mathématiques, physiques, chimiques, astronomiques, mécaniques, etc.; et tout cela est accompagné d’ancien laque, de glaces, de tableaux, de porcelaines de Saxe, etc. Enfin, je vous dis que l’on croit rêver. »
Cirey, le petit théâtre du château
Cirey, la porte dessinée par Voltaire
Voltaire est rentré de Potsdam. À Paris, le 9 février 1744, toute la journée, les colporteurs ont crié et vendu les lettres patentes du Roi portant don de la duché de Châteauroux à Mme de La Tournelle. La tragédie de Mérope continue d’attirer la foule. Mlle Dumesnil enlève les suffrages et tire des larmes de tous les spectateurs. Mais surtout, note le Journal du lieutenant général de police Feydeau de Marville, « on dit que le Roi l’a demandée, et les comédiens vont la jouer à la cour. Si le Roi prenait une fois goût aux spectacles, il est certain que cela réchaufferait la verve de bien des acteurs ».
Une lueur d’intérêt chez ce roi que tout ennuie, la désormais duchesse de Châteauroux bien en place, des fêtes pour le mariage du dauphin qui s’annonce : la situation est prometteuse. Aussi, quand le président Hénault passe par Cirey, Voltaire est-il en train de travailler à un opéra, La Princesse de Navarre, que Rameau doit mettre en musique. « Il m’a lu sa pièce, continue le Président. J’en ai été très content. Il n’a pas omis aucun de mes conseils, ni aucune de mes corrections, et il est parvenu à être comique et touchant. Mais que dites-vous de Rameau, qui est devenu bel esprit et critique, et qui s’est mis à corriger les vers de Voltaire ? J’en ai écrit à M. de Richelieu deux fois. »
La pauvre Mme de La Tournelle n’aura guère été duchesse qu’un an, elle meurt tandis que Voltaire s’installe à Versailles pour diriger les répétions de sa Princesse de Navarre. Mais, au bal masqué qui suit la représentation de l’opéra, le 25 février 1745, Jeanne-Antoinette Poisson, travestie en bergère, réussit à retrouver le roi pourtant déguisé en if taillé, en tous points semblable à ceux de son parc. Trois mois plus tôt, d’Argenson l’aîné a été promu ministre des Affaires étrangères. L’avenir n’est plus ouvert, il est béant. Au printemps, Voltaire est historiographe de Sa Majesté, aux appointements annuels de deux mille livres, assortis d’une pièce à Versailles pour faciliter ses recherches dans les archives officielles. On lui promet la première place vacante de gentilhomme ordinaire ; il a 50 ans.
Dans le public des fêtes données à Paris et Versailles en l’honneur du mariage du dauphin, Jean-Jacques Rousseau n’est pas venu en simple spectateur. Il a déjà esquissé dans sa jeunesse des brouillons d’opéras, paroles et musique ; il a commencé, à Paris, de songer à un projet mieux construit, en trois actes, chacun sur un sujet différent, qui aurait pour titre Les Muses galantes. Et puis, « un soir, nous disent ses Confessions, près d’entrer à l’Opéra, me sentant tourmenté, maîtrisé par mes idées, je remets mon argent dans ma poche, je cours m’enfermer chez moi, je me mets au lit, après avoir bien fermé tous mes rideaux pour empêcher le jour d’y pénétrer, et là, me livrant à tout l’oestre poétique et musical, je composai rapidement en sept ou huit heures la meilleure partie de mon [premier] acte ».
Cette chambre se trouve à côté du jeu de paume de la rue Verdelet, emportée depuis par la rue Étienne-Marcel, qui donnait dans la rue Plâtrière, désormais Jean-Jacques Rousseau. S’il doit y faire le noir, c’est qu’il n’est que six heures du soir, début en ce temps des spectacles à l’Opéra, et qu’on est au mois de juin, peut-être au jour anniversaire de ses 30 ans. Le lendemain, Jean-Jacques n’a plus qu’à confier sa partition à Philidor, le joueur d’échecs professionnel, également musicien, pour « quelques remplissages ».
Si Jean-Jacques est venu loger rue Verdelet, c’est pour se rapprocher de Louis Claude Dupin, dit de Francueil, fils d’un Fermier général, et beau-fils donc de la seconde et jeune épouse de ce dernier, fille du richissime financier Samuel Bernard. Le petit citoyen de Genève n’était heureusement pas arrivé à Paris sans quelques adresses : celles de l’abbé de Mably et du philosophe sensualiste Condillac, l’un et l’autre frères du prévôt général du Lyonnais dont Jean-Jacques a été le précepteur des enfants ; du comte de Caylus, de Fontenelle, de Marivaux, sans compter le duc de Richelieu auquel il a déjà été présenté à Lyon, alors que celui-ci rejoignait son gouvernorat du Languedoc.
Portrait d'un musicien, présumé être Jean-jacques Rousseau / [attribué à] F. Boucher. Gallica
La soutenance de son « Projet concernant de nouveaux signes pour la musique » devant l’Académie des sciences, permise par Réaumur, a multiplié ses relations. « Mes fréquentes visites à mes Commissaires et à d’autres académiciens, ajoutent les Confessions, me mirent à portée de faire connaissance avec tout ce qu’il y avait à Paris de plus distingué dans la littérature. » Enfin, un père jésuite lui a dit : « Puisque les musiciens, puisque les savants ne chantent pas à votre unisson, changez de corde et voyez les femmes. (…) On ne fait rien dans Paris que par les femmes : ce sont comme des courbes dont les sages sont les asymptotes ; ils s’en approchent sans cesse, mais ils n’y touchent jamais ».

De la banlieue rouge au Grand Paris

$
0
0

A l’occasion de la sortie de De la banlieue rouge au Grand Paris, ce texte qui n’en est pas un extrait mais donne une idée de son contenu :

St-Denis: la cheminée de l'ex Pharmacie de France devant l'anneau du Stade de France
Paris grossit et, régulièrement, doit desserrer sa ceinture d’un cran : on bâtit une enceinte neuve quand trop de constructions sauvages ont débordé la précédente. Dans tous les cas, la banlieue, cet espace de 3 lieues (soit une douzaine de kilomètres) autour de Paris, reste taillable et corvéable à merci.Les cahiers de doléances de 1789, d’Aubervilliers comme d’Issy-les-Moulineaux, protestent contre le droit de pâture : Louis XIV « ayant par une de ses ordonnances permis aux marchands bouchers de Paris de faire rafraîchir leurs moutons dans les plaines et campagnes de la banlieue de Paris, il en est résulté le plus grand inconvénient pour lesdits habitants, en ce que lesdits bouchers abusent de ce droit par le nombre prodigieux des moutons qu'ils font paître et les élèves [animaux nés et élevés chez un éleveur] qu'ils multiplient, ce qui est très préjudiciable, parce que ces animaux dévastent leurs terres et leurs prairies ; lesdits habitants demandent que les bouchers de Paris ne puissent avoir de troupeaux au-dessus de cinquante moutons, et que le nombre desdits bouchers ne puisse être de plus de deux par chaque village de la banlieue. » Idem dans les cahiers de Pantin, de Vanves.
Les cahiers d’Aubervilliers, - elle fait partie des paroisses de banlieue tenues d’enlever, à leurs frais, les boues de Paris pour les étendre sur leurs terres -, demandent la suppression des taxes qui frappent les voitures de ce transport et qui sont de 8 sous par cheval. Ceux de Bagnolet demandent la suppression de la taxe pour l’enlèvement des boues de Paris. Pantin veut pouvoir prendre gratuitement les boues de Montfaucon.
En 1790, la population de Clichy-la-Garenne met à sac les « remises royales », ces taillis qui doivent être conservés en l’état afin que le gibier puisse s’y abriter. A Aubervilliers, on proteste pareillement contre le gibier remisé sur les terres pour le plaisir du roi. Saint-Ouen demande la suppression de toutes les capitaineries royales, notamment de celle de la garenne des Tuileries. Pantin présente semblables réclamations.
Et quand trouve-t-on l’occasion de dormir dans la banlieue maraîchère de Paris ? On en part à 1 heure, à 2 heures du matin, d’Aubervilliers, de Pantin, du Pré-Saint-Gervais en direction des marchés de la capitale, et « les voleurs ont toutes facilités à piller les maisons, désertées la nuit par la plupart des habitants qui vont vendre leurs légumes ».

Dans les années 1840, des considérations stratégiques poussent à la construction de deux lignes de défense, assez au large de Paris qui, depuis la Révolution, a pour limites le mur des Fermiers généraux (actuelles lignes 2 et 6 du métro). La première enceinte stratégique, continue, traverse en leur milieu les communes de la première couronne ; la seconde, en pointillés (des forts détachés), passe derrière ces mêmes communes. Cette fois, les enceintes sont préalables à la croissance, anticipent son mouvement plutôt que d’en prendre acte, offrant deux horizons tout tracés à l’extension de Paris.
Le Second Empire saisit l’occasion et annexe, en 1860, les moitiés de communes coincées depuis vingt ans entre le mur d’octroi des Fermiers généraux et les premières fortifications. L’étape suivante semblait devoir être l’annexion des moitiés restantes, entre les fortifs et les forts. Si cela ne vint pas, c’est que Paris[1] fait déjà ce qu’il veut non seulement de ses 28 communes limitrophes, mais aussi de la cinquantaine d’autres du département de la Seine. Alors que ces 78 communes, la « Seine-banlieue », représentent 30% de la population du département, Paris dispose de 91% des sièges au conseil général dans les débuts de la Troisième République, et encore de près de 80% de ceux-ci après la réforme de 1893.
En 1911, Paris compte 2 888 932 habitants ; la Seine-banlieue, 1 265 932. Le conseil général de la Seine est composé des 80 conseillers municipaux de Paris (chacun des 80 quartiers y constituant aussi un canton) et de 22 élus suburbains pour les 22 cantons découpés dans les quelque 80 communes de la Seine-banlieue. Un conseiller municipal/général parisien représente ainsi un peu plus de 36 000 habitants, un conseiller général de la Seine-banlieue 57 500 !


L’anneau de trois à six kilomètres de large entre fortifs et forts est pour Paris ses escaliers de
Montreuil: remploi de l'ancien château d'eau de Pernod
service, ses communs ; il y met ses usines, à commencer par les plus polluantes.
Nicolas Chaudun,dans le passionnant essai qu’il consacre au baron Haussmann, publie cette note secrète que le préfet de la Seine adresse, en 1857, à Napoléon III :
« Il n'est nul besoin que Paris, capitale de la France, métropole du monde civilisé, but préféré de tous les voyageurs de loisir, renferme des manufactures et des ateliers. Que Paris ne puisse être seulement une ville de luxe, je l'accorde. Ce doit être un foyer de l'activité intellectuelle et artistique, le centre du mouvement financier et commercial du pays en même temps que le siège de son gouvernement ; cela suffit à sa grandeur et à sa prospérité. Dans cet ordre d'idées, il faut donc non seulement poursuivre mais encore hâter l'accomplissement des grands travaux de voirie conçus par Sa Majesté, faire tomber les hautes cheminées, bouleverser les fourmilières où s'agite la misère envieuse, et au lieu de s'épuiser à résoudre le problème qui paraît de plus en plus insoluble de la vie parisienne bon marché, accepter dans une juste mesure la cherté des loyers et des vivres qui est inévitable dans tout grand centre de la population, comme un auxiliaire utile pour défendre Paris contre l'invasion croissante des ouvriers de la province".
Paris place en banlieue ses usines à gaz et ses centrales électriques, ses bassins de décantation et de traitement des eaux, ses incinérateurs d’ordures ménagères. La création du TIRU (Traitement Industriel des Résidus Urbains), à l’initiative de la ville de Paris, est de 1922. Le TIRU est le régisseur des quatre usines d’Ivry, d’Issy, de Saint-Ouen (c’est celle qu’on voit filmée dans La Zone de Georges Lacombe) et de Romainville, qui produisent de l’électricité. Dès le 18 décembre 1935, une délibération du conseil général de la Seine demande d’« envisager le déplacement du TIRU vers des zones où l’incinération ne soit pas dangereuse pour la santé publique » ; en vain. En 1946, à la nationalisation, le TIRU deviendra filiale d’EDF.
Paris y met enfin, en banlieue, quelques-uns de ses grands hôpitaux et ses cimetières « parisiens », tout ça sur des terrains que la capitale possède en pleine propriété, à raison chaque fois de dizaines d’hectares. Rien qu’au chapitre des cimetières, le maire de Clichy, en 1909 (le cimetière des Batignolles, qui sera annexé plus tard par la capitale en même temps que la Zone, appartient alors à son territoire), fait remarquer que Paris tire des profits de la vente des concessions funéraires tandis qu’à Clichy incombe l’entretien des chaussées empruntées pour les visites aux sépultures, et sans que la capitale ne verse à la commune la moindre redevance ou contribution.
Escaliers de service et chambres de bonnes : avant 1914, 200 000 banlieusards viennent travailler à Paris tous les jours. Sous ce titre : « Le régime des transports du plus grand Paris », l’association des usagers des transports en commun demande dès 1926 « le service ouvrier tous les jours, sur toutes les lignes ». La décision du conseil général de réaliser 15 prolongements de lignes de métro jusqu’à l’anneau entre fortifs et forts est de 1928 : 7 prolongements seront réalisés avant la Deuxième Guerre mondiale, 3 pendant celle-ci, tandis que le dernier, Mairie de Saint-Ouen – Carrefour Pleyel, ne sera effectif qu’en 1952.
 
Aubervilliers: des logements neufs (au fond) aux toits d'ateliers en dents de scie
A la Belle Époque, - belle pour les autres -, les députés socialistes de la Seine, Marcel Sembat, Albert Thomas, Édouard Vaillant demandent: « Est-il une classe plus opprimée, plus accablée, plus déshéritée que la vôtre, travailleurs de banlieue ? »
Avant les municipales de mai 1912, le Parti socialiste réclame donc (l’Humanité du 23 avril) : « La réorganisation administrative du département de la Seine ; la création d’une assemblée départementale autonome, issue d’un scrutin équitable, où tous, qu’ils soient de Paris ou de la banlieue, auront mêmes droits ; l’équivalence des charges fiscales, dans tout le département ; la reprise par le département de tous les grands services publics, eau, gaz, force motrice, transports ; l’unification des services d’assistance, d’enseignement, d’hygiène, d’habitation. »
Aux municipales de mai, le Parti socialiste gagne Le Pré-St-Gervais, Alfortville, le Kremlin-Bicêtre, St-Denis, St-Ouen, Puteaux, Levallois en partie. Au 1er tour des cantonales du 2 juin, il obtient Puteaux, Pantin, St-Denis; il est en tête du ballotage à St-Ouen, Ivry et Charenton. L’Humanité du 3 juin, sous la signature de Louis Dubreuilh et le titre Banlieue socialiste, écrit : « Le centre de Paris est peut-être perdu pour nous ; mais autour de ce centre, comme une double couronne socialiste et prolétarienne, nous avons les arrondissements de la périphérie et par delà, de l’autre côté des fortifications la ceinture des communes suburbaines, dont la population ira sans cesse croissant en nombre et en influence politique. Si nous voulons que Paris et que la Seine jouissent d’une administration conforme aux intérêts de la classe ouvrière, c’est donc l’heure, plus que jamais, de réclamer par la désaffectation des fortifications la constitution d’une grande commune parisienne s’étendant jusqu’aux limites du département. » (c’est moi qui souligne)

Les fortifications ont 140 mètres de largeur et sont flanquées d’une zone inconstructible, destinée à dégager le tir, large de 250 mètres. Dès les premières hypothèses de déclassement, en 1898, cette zone non aedificandi s’est couverte de masures et bicoques en tous genres, est devenue LA Zone. En avril 1919, le déclassement de l’enceinte est administrativement réglé, la démolition des fortifs peut commencer.
Le 29 décembre1920, alors que bat son plein le congrès de Tours qui va décider de la création du parti communiste, M. Henri Sellier, membre du Conseil général de la Seine, fait inscrire à l'ordre du jour de cette assemblée une question à M. Autrand, préfet de la Seine, sur les pourparlers engagés avec l'État pour le déclassement de la deuxième ligne de défense de Paris. Les forts détachés sont, comme les fortifs, entourés chacun d’une zone dégagée de 250 mètres. « Il se présente là, écrit le Figaro, une occasion unique dans l'histoire de Paris de réserver mille hectares en espaces libres, répartis sur dix-huit points de la banlieue, et situés sur des hauteurs boisées et aérées ». Les forts n’ont pas été libérés, ils restent, pour beaucoup, occupés par l’armée.

Aux élections municipales de 1919, les socialistes ont conquis vingt-quatre municipalités de banlieue ; elles adhèrent pour l’essentiel à l’Internationale communiste, mais une dizaine d’entre elles passent dans l’entre-deux de « l’Union socialiste communiste » dès 1923. C’est le cas d’André Morizetà Boulogne-sur-Seine, de Justin Oudinà Issy-les-Moulineaux, d’Eugène Boistard au Pré-Saint-Gervais, de Charles Aurayà Pantin, d’Alexandre Bachelet, adjoint au maire de Saint-Ouen.
Au lendemain des élections législatives de mai 1924 et de la victoire du cartel des gauches, Paul Vaillant-Couturier voit, dans L'Humanité, « Paris encerclé par le prolétariat révolutionnaire ». En 1945, la banlieue rouge communiste sera forte de cinquante communes.

L’office départemental des habitations à bon marché (HBM) de la Seine, créé en 1915, a construit à l’emplacement des fortifs 20 000 logements. En avril 1930, Paris s’est « contenté », dans l’anneau entre fortifs et forts, d’annexer la Zone sous prétexte d’en faire des espaces verts. La Zone est encore peuplée de 14 000 personnes quand elle commence, en novembre 1942, à être démantelée pour de bon. Après les espaces verts, il n’est plus question maintenant que d’y tracer un « boulevard » périphérique, mais au sens ancien de boulevard, c’est à dire planté d’arbres. Finalement, c’est le périph’ que l’on connaît qui se construit de 1958 à 1973, séparant Paris de la Seine-banlieue plus étanchement que ne faisaient les fortifs. Dans l’intervalle, en 1964, cette Seine-banlieue a été démembrée entre les nouveaux départements des Hauts-de-Seine, de la Seine-Saint-Denis et du Val-de-Marne, tandis que le département de la Seine a été rétréci, au rebours d’une tendance séculaire, jusqu’à se confondre avec Paris.
 
Gentilly: l'un des deux bâtiments de la cité Lénine vu depuis l'ancienne biscuiterie Sigaut
La banlieue change : la décentralisation, les délocalisations, font disparaître les emplois industriels. Un nouveau mur double la cloison anti-bruit du périph’ : celui d’immeubles de bureaux comptant, en sous-sol, autant de places de parking qu’il y a d’employés au-dessus ; les nouveaux emplois tertiaires ne correspondent plus aux habitants du voisinage. Dans de vieux ateliers en déshérence, s’installent les gentrifieurs, ces drôles de gens dont la vie crée de la valeur pour le propriétaire, le promoteur. C’est leur coolitude qui fait grimper les loyers et plus seulement, comme auparavant, la qualité des dessertes, le métro, les infrastructures et équipements publics. La centrifugeuse à chasser le populaire tourne à plein.
On a du mal à se rappeler que la banlieue ouest a été, comme celle du nord-est, industrielle. Et plus naturellement que l’autre : les industries chimiques et métallurgiques étant grosses consommatrices d’eau, utilisant le fleuve comme déversoir de leurs rejets, il était logique qu’elles s’installent, sur la Seine, en aval de la capitale. Que reste-t-il, à Boulogne, à Suresnes et Puteaux, à Levallois, de Renault, de Simca et de Citroën ?
Et le nord-est à son tour se transforme : 15 des 24 communes De la banlieue rouge au Grand Paris, sont pourvues de berges, de la Seine, de la Marne, des canaux de Saint-Denis et de l’Ourcq, et les anciens quais de déchargement, encombrés de matériaux hétéroclites, sont susceptibles d’offrir des « bords de l’eau » à des résidences de standing. Il n’est que de voir Pantin, où de petits bateaux de louage, dans le prolongement du parc de la Villette, suivent le fil de l’eau des anciens Grands Moulins abritant la BNP-Paribas à l’agence de publicité bientôt installée dans les Magasins Généraux en passant par le siège neuf de Chanel.
On est encore loin, heureusement, de ce que les deux moitiés se ressemblent ; pour ne prendre que cet infime détail, mais il est symbolique, Levallois a une rue Thierry le Luron, Montreuil un collège Cesaria Evora.

Au début du 21ème siècle, la presse est partie à la pêche d’un vingt-et-unième arrondissement, une misère comparée à Haussmann qui avait gobé d’un coup de quoi en faire huit, et une ambition sacrément réduite par rapport au « gouvernement d’agglomération » réclamé dès 1912. Elle comme Zurban voient dans le rôle du 21ème arrondissement, Montreuil. Le Nouvel Observateurénumère six critères décisifs d’élection. Joinville, par la bouche d’un premier adjoint, pose sa candidature dans le Courrier des maires et des élus locaux : « nous ne verrions aucun inconvénient à devenir un arrondissement parisien. Paris est une réalité omniprésente pour Joinville. C’est historique. La capitale est propriétaire de nombreux terrains et il faut négocier avec elle pour de nombreux projets. Les deux villes ont en commun une partie du bois de Vincennes, le RER A… Le parc des sports de la ville se trouve sur un terrain appartenant à Paris, et cette dernière retraite son eau potable à Joinville. »
Puis on a sauté à l’autre extrême avec une « Métropole du Grand Paris » qui regroupera, au 1er janvier 2016, la capitale et les trois départements adjacents. Par rapport à la Seine d’avant 1964, c’est un tiers de Hauts-de-Seine, une moitié de Seine-Saint-Denis et une moitié de Val-de-Marne en plus. Du ressort de la « Métropole du Grand Paris », l’urbanisme et la solidarité financière, le développement économique, social et culturel, la politique de la ville et l'environnement.
Les intercommunalités situées à l’extérieur de cette limite pourront s’adjoindre à la Métropole sur la base du volontariat, à condition d’être limitrophes et de regrouper au moins deux cent mille habitants. Les intercommunalités de la première couronne auront disparu au 31 décembre 2015 ; elles seront ravalées au rang de « territoires », et seulement à condition de réunir trois cent mille habitants, sortes d’exécutifs des stratégies métropolitaines, privés d’autonomie financière. Une mission de préfiguration, coprésidée par le préfet de la région Ile-de-France et par le président du syndicat d’élus « Paris Métropole », doit d’ici-là résoudre toutes les questions pendantes.
 
St-Denis: ancienne centrale électrique devenue la Cité du Cinéma de Luc Besson
Quel que soit leur point d’insertion dans un ensemble qui les dépasse, les villes de banlieue sont doubles, partageant des traits communs et riches d’histoires particulières. Jules Romains écrivait en novembre 1928, - c’était donc une prémonition, non un constat -, « Pour dire les choses en gros, sans nuances, il n’y a que Paris qui ait une banlieue. Et sans doute ne l’aura-t-il eue à ce point de singularité et de perfection pathétique qu’à peine l’espace d’un siècle : du début du Second Empire, jusque dans les années 1940 ou 1950 ». A nouveau, en 2003, la loi Borloo entendit faire disparaître, en cinq ans !, jusqu’au mot de banlieue, en transformant radicalement sa réalité par la démolition/reconstruction des logements sociaux.

Des deux horizons perdus d’un Grand Paris qui ne s’est pas fait, la ligne des Forts et la limite départementale de la Seine-banlieue, le dernier était trop vaste si l’on voulait pouvoir raconter non « la banlieue » indifférenciée mais autant de personnalités particulières que de villes en une série de monographies. Au critère de l’étendue, s’en rajoutait un autre : le Grand Paris des « hautes cheminées », - dont est emblématique la Plaine-Saint-Denis, qui fut jusqu’à la décentralisation et au choc pétrolier, à lire ce que produit la communauté d’agglomération Plaine Commune, « l’une des grandes zones industrielles d’Europe, l’égale de la Ruhr ou de Manchester » -, était d’abord une réalité humaine, sociale, politique, ouvrière, plus que géographique. Le vote « Front populaire » aux élections législatives d’avril-mai 1936 a été l’expression de cette réalité : des vingt-neuf communes jouxtant Paris, sous la ligne des forts, seuls Neuilly d’un côté et la circonscription regroupant Vincennes, Saint-Mandé et Fontenay-sous-Bois de l’autre, y ont élu un député de droite. Enfin, Saint-Cloud a toujours fait partie de la Seine-et-Oise. Le vote « Front populaire » et l’appartenance à la Seine-banlieueécartaient donc ces cinq communes de De la banlieue rouge au Grand Paris.


[1] Plus exactement, l’État à travers Paris : la capitale n’a pas de maire, est dirigée par le préfet de la Seine et le préfet de police ; toutes les délibérations du Conseil général sont soumises à l’approbation préfectorale.

De la banlieue rouge au Grand Paris: 3 trajectoires

$
0
0

A l’évidence, il y a entre les 24 communes retenues dans la 1ère couronne de grandes disparités : on est par exemple dans un rapport de 1 à 8 entre les communes les moins et les plus peuplées : Saint-Maurice, c’est 16 519 habitants, Gentilly 16 892, Joinville-le-Pont 17 953, le Pré-St-Gervais 18 000. A l’autre extrémité, Boulogne-Billancourt compte 116 220 habitants, Saint-Denis 107 762, Montreuil 103 000, Aubervilliers 75 598. (Insee 2011)
Concernant le revenu net déclaré moyen par foyer fiscal (Insee 2011), on est dans un rapport du simple au double pour chacun des trois départements qui concernent notre couronne : pour le 93, la fourchette va de 14 914 € à Aubervilliers, à 27 763 € aux Lilas ; pour le 94, de 20 890 € à Ivry, à 44 063 € à Nogent-sur-Marne ; pour le 92, de 22 841 € à Clichy, à 47 563 € à Boulogne-Billancourt.
Si l’on s’intéresse aux logements sociaux, au sens de la loi SRU (Solidarité et Renouvellement Urbain, qui a une définition du social assez large ; ici chiffres de 2004), dans le 92, Boulogne-Billancourt en compte 11%, Puteaux 35% et Suresnes 40% ; dans le 94, on en trouve 11% à Nogent mais 38% à Ivry ; dans le 93, les 25% des Lilas sont une exception, la gradation se faisant ensuite continue des 35% de Montreuil aux 51% de Saint-Denis.
Naturellement, avec cela toutes nos communes situées dans les Hauts-de-Seine voient 40% de leurs habitants propriétaires de leur logement, à l’exception de Clichy qui n’en compte que 25%, tandis qu’en Seine-Saint-Denis, plus de 40% de ceux qui demeurent aux Lilas sont propriétaires mais 20% seulement de ceux de Saint-Ouen ; dans le Val-de-Marne, l’écart va de 25% pour Gentilly à 53% pour Nogent.
Enfin, à comparer le parc de bureaux, on constate (chiffres de 2009) que pour des villes de taille semblable, Ivry (57 000 hab.) en a sur son territoire 324 000 m2, Issy-les-Moulineaux (64 000 hab.) 700 000 m2, Levallois (63 500 hab.) 800 000 m2 et Puteaux (45 000 hab.), du fait de la Défense, 1 400 000 m2. Dans les trois villes de plus de 100 000 habitants, Montreuil en compte 550 000 m2, Saint-Denis 900 000 et Boulogne-Billancourt 1 million.

Dans cette diversité, brossons à grands traits trois trajectoires communales (il s’agissait de répondre à des questions de l’AFP), une pour chacun des trois départements, depuis la « banlieue Front populaire » jusqu’aux élections de dimanche dernier :
Dans le Val-de-Marne, Ivry a un maire communiste depuis 1925 ; la circonscription fut le fief législatif de Maurice Thorez.
En 1963, Pierre Gosnat, petit-fils de Venise Gosnat, fils de Georges Gosnat (secrétaire d’État à l’armement en 1945), avait 15 ans quand, aux côtés de son père et de son grand-père, il pouvait serrer la main de Youri Gagarine venu en personne inaugurer la cité qui lui était dédiée.
En juin 2013, le conseil municipal de Pierre Gosnat (déjà malade, il devait décéder au début de 2015) entérinait la destruction totale, imposée par l’ANRU, de la cité Gagarine élevée cinquante ans plus tôt.
La cité Gagarine avait connu une réhabilitation importante en 1995. Une alternative à l’arasement, élaborée en concertation, entendait ne rogner que les ailes du bâtiment, mais l’Agence nationale pour la rénovation urbaine, principal financier, -(richement dotée, elle était censée faire disparaître en cinq ans jusqu’au mot « banlieue » et ses connotations dévalorisantes)-, a les moyens d’ôter tout pouvoir de décision aux élus locaux et de faire fi de la participation des habitants.
En septembre 2010, la galerie d’art contemporain RX avait ouvert sa réserve dans l’ancien Laboratoire de Synthèse atomique où Frédéric Joliot-Curie déclenchait la foudre à volonté du haut de l’« éclateur » à 1 million de volts hérité de la Compagnie générale d’électro-céramique : un espace de 1500 m2 avec 14 mètres sous plafond, doté de trois résidences-ateliers, de quatre box de stockage dont un destiné aux œuvres monumentales, d’un espace galerie privilégiant les accrochages, d’une plateforme accueillant les événements et la présentation d’œuvres réalisées in-situ.
Aux législatives de 2012, Pierre Gosnat perdait au profit d’un chevènementiste, maire du Kremlin-Bicêtre, la circonscription de Maurice Thorez, le dernier siège de député détenu par le PC dans le Val-de-Marne. Qu’allait-il se passer aux départementales à l’heure où, à Ivry-Port, sur 145 hectares, les friches industrielles et le bâti ancien tombent pour faire place au projet Confluence ?
Eh bien au 1er tour, dans le canton d’Ivry, le Front de gauche réunissait plus de 41% des suffrages et se qualifiait avec le PS qui en faisait un peu moins de 16%, devant l’UMP/UDI et le FN à environ 14% chacun, et EELV à plus de 9%. Au 2ème tour, le FDG, resté seul en lice, l’emportait avec 100% des voix.

A Saint-Ouen, dans le “9-3“, - et on comparera l’anecdote avec ce qui peut se passer aujourd’hui dans les tribunes et sur les pelouses des stades de foot -, le 28 octobre 1934, le Red Star reçoit Mulhouse au stade Bauer. Les organisateurs, apprenant l’assassinat du ministre des Affaires étrangères, Louis Barthou, et du roi de Yougoslavie, Alexandre Ier, qui vient d’avoir lieu à Marseille, demandent une minute de silence. Les tribunes répondent par des sifflets nourris. Ce que la revue communiste Sport commente ainsi à son édition suivante : « Ils y regarderont sans doute à deux fois, à l’avenir, avant de tenter d’entraîner dans leurs pantomimes nationalistes les prolos de Saint-Ouen. »
Dix ans plus tard, Rino Della Negra, l'un des résistants du groupe Manouchian, et l’un des joueurs du club, écrit du fort du Mont Valérien, avant d’être fusillé, à son petit frère : « Envoie le bonjour et l'adieu à tout le Red Star. »
Entre 1979 et 1994, sept congrès du Parti communiste se sont tenus dans la nef en selle de cheval du centre sportif de l’ile de la Vanne ; aucune autre ville n’en a compté autant.
En mars 2014, alors que la gauche totalisait plus de 62% au 1er tour des municipales, la liste PS-EELV, qui avait atteint 27%, se retirait purement et simplement, aboutissant à l’élection d’une liste « divers droite ».
Le nouveau maire a longtemps présidé l’Association pour la défense et la promotion des Puces. A la fin de février 2015, la galerie d’art Until then s’y installait tout entière, et non comme celle d’Ivry déjà citée ou celle de Thaddaeus Ropacà Pantin en y ouvrant simplement une annexe. Parallèlement, les marchés Paul Bert et Serpette font une toilette, et l’an prochain verra s’ouvrir un hôtel zen, le MOB, dans la lignée du du Mama Shelter de Roland Castro, Philippe Stark et Alain Senderens, de la rue de Bagnolet dans le 20e arrondissement.
Au 1er tour des départementales, l’Union de la gauche réunissait plus de 26% des voix et se qualifiait avec les DVD (plus de 22%), devant le Front de gauche (env. 19%), l’UDI à 18,5% et le FN à plus de 14%. Le binôme DVD l’emportait au 2ème tour avec 59,5% devant l’Union de la gauche à 40,4% et 65,65% d’abstentions.

Clichy, dans les Hauts-de-Seine, a abrité la fête de l’Humanité quand l’État refusait ses forêts domaniales au Parti communiste ; le 19 septembre 1927, écrivait l’Humanité du lendemain, « Clichy – première ville au monde et ville communiste – inaugurait une place Sacco-Vanzetti » ; elle gardera ce nom jusqu’à la seconde guerre mondiale.
Son maire, Charles Auffray, était exclu du Parti en 1929 comme membre d’une « tendance municipaliste électoraliste » ; il se maintiendra durant quelques années dans l’entre-deux socialo-communiste sous les étiquettes du Parti ouvrier-paysan (POP) puis du Parti d’unité prolétarienne (PUP).
Mo' Clichy et Gilles Catoire
C’est de Charles Auffray et de ses « pratiques atypiques » que se réclame Gilles Catoire, le maire PS, quand, au grand dam de sa majorité de gauche, il décide, en 2011, d’offrir trois délégations, dont deux d’adjoints, au Modem. Quelques mois plus tôt, il venait, tout aussi “atypiquement“, de faire citoyen d’honneur de la ville, un Algérien, Mohamed Ghafir qui, sous le surnom de Mo’ Clichy, avait été le chef du secteur nord parisien du FLN, et ce, - les attendus sont les plus intéressants dans l’affaire -, pour des « faits de résistance contre la répression et les massacres du pouvoir colonial en France. »
Aux municipales de 2014, Gilles Catoire est réélu ric-rac dans une triangulaire face à deux listes de droite. Au 1er tour des départementales, le PS atteint dans le canton de Clichy environ 29%, l’UMP plus de 27%, les divers gauche 15%, l’UDI plus de 12% et le FN 11%. Dimanche dernier, l’Union de la droite l’emporte sur le PS 54%/46%. C’est Montrouge, à l’autre bout de notre couronne, qui conserve au PS un canton des Hauts-de-Seine.

Enfin, une autre actualité, la circulation alternée et les atermoiements de sa mise en œuvre, vient de nous démontrer qu’au moins dans l’esprit de la ministre de l’Écologie, la première couronne que nous avons choisie fait partie intégrante de Paris. En effet, la circulation alternée s’y applique exactement comme dans la capitale, et comme Mme Royal opposait, pour la différer, les caprices d’enfant gâtés de Paris à la banlieue besogneuse ayant un besoin vital de ses autos, il est maintenant clair que la banlieue de notre bouquin, c’est Paris.  

Un canal à gueule d'atmosphère

$
0
0

Tout commence avec le bassin de la Villette pour, de 1802 à 1808, soit du Consulat à l’Empire, pour remédier par le biais de l’Ourcq aux problèmes d’eaux des Parisiens. Puis se pose, sous la Restauration, le problème de la canalisation de la rivière : simple aqueduc à ciel ouvert ou de gabarit navigable ? Finalement, le canal de l’Ourcq, achevé en 1822, sera adapté à la navigation.
Le canal de Saint-Denis, lui, n’a pour but que d’épargner aux bateaux la boucle que fait la Seine au sortir de Paris en remontant vers le nord. Il lui faut pour cela, passé le bassin de la Villette, traverser le Paris de la rive droite. C’est l’occasion de juteuses opérations spéculatives que décrit Balzac dans César Birotteau :
« Du Tillet, instruit des intentions du gouvernement concernant un canal qui devait joindre Saint-Denis à la haute Seine, en passant par le faubourg du Temple, acheta les terrains de Birotteau pour la somme de soixante-dix mille francs. (…) Au commencement de l’année 1822, le canal Saint-Martin fut décidé. Les terrains situés dans le faubourg du Temple arrivèrent à des prix fous. Le projet coupa précisément en deux la propriété de du Tillet, autrefois celle de César Birotteau. La compagnie à qui fut concédé le canal accéda à un prix exorbitant si le banquier pouvait livrer son terrain dans un temps donné. »
Le canal St-Martin est inauguré en 1825 et entièrement ouvert à la navigation en 1827.
Il va, autour de la gare d’eau de la place des Marais et des entrepôts qui la ceignent dans le quadrilatère des actuelles rues de Marseille, Yves Toudic et Léon Jouhaux, faire du faubourg du Temple le faubourg usinier du 19e siècle jusqu’au Second Empire et à l’annexion des territoires compris entre le mur des Fermiers généraux (actuelles lignes 2 et 6 du métro) et les fortifications (actuel tramway). L’annexion entraînera le déplacement du centre de gravité industriel plus haut sur le canal, à la Villette.
 
La place des Marais sur un plan de 1830. Gallica
Le 3 septembre 1840, tôt le matin, les ouvriers grévistes commencent à se rassembler là où sont encore les portes de Paris, en l’occurrence, ici, de l’autre côté de la barrière de la Villette. L’après-midi, ils sont au moins 10 000 à cette barrière.

À l’annexion de 1860, la Villette comptera plus de 30 000 habitants ; sera un port considérable qui accueillera plus de 10 000 bateaux par an, et un tonnage supérieur à celui de Bordeaux, plus d’un million de tonnes/an. Les entreprises de transport, de bougies, les savonneries, cristalleries, fabriques d’émaux, les chantiers de bois y sont en très grand nombre ; les raffineries de sucre et fabriques de wagons sont bien représentées. Vers 1870, le réseau de chemin de fer est en place, à côté de la voie fluviale, pour acheminer les matières premières : aux usines électriques, consommatrices de charbon, du quai de Jemmapes, s’ajoutera l’usine à gaz de la Villette entre les lignes de chemin de fer du Nord et de l’Est. “Les futurs soldats de la Commune ont grandi dans une atmosphère de sévère concentration industrielle” affirme Georges Duveau.

Atget vers 1905. Gallica
Sur les photos d’Atget, on peut voir, par exemple, la passerelle mobile de déchargement de l’entreprise Quesnel, qui exploite des carrières de pierre à Méry-sur-Oise depuis 1860 (siège social 193 rue du Faubourg St-Denis, puis 39 boulevard de la Chapelle après 1900). Le pont roulant charge, quai de la Loire, d’énormes blocs sur une longue file de camions surbaissés tirés par des animaux. L’école polytechnique sera bâtie avec ces pierres de taille.

Le 26 mai 1871, les fédérés retranchés dans l’entrepôt de La Villette, attaqués de face et de flanc, finissent par céder et laissent derrière eux des docks en flammes. Le feu dévore les alcools, les sucres, les bois et les goudrons entreposés. Les flammes sont, dit-on, visibles à 40 km, un mur de feu barre l’horizon, la nuit reste éclairée comme en plein jour. Victor Hugo dans L’année terrible s’en fait l’écho : « est-il jour ? Est-il nuit ? Horreur crépusculaire ! »
François-Nicolas CHIFFART, «Incendies des docks de la Villette », Le Monde Illustré, 17 juin 1871.

Le nord-est de Paris est devenu le premier centre de biens d’équipements ; en 1872, il compte 166 entreprises importantes, soit 34 % du total parisien. En 1900 encore, 50 % du combustible et des matières premières lourdes arrivent à Paris par la voie des canaux et du fleuve, c’est-à-dire, pour une bonne partie, par le canal Saint-Denis et le bassin de la Villette. Avant la guerre de 1914-1918, le 19e arrondissement est le plus industrialisé de la capitale, avec quarante et une des grandes entreprises de Paris sur son territoire.

Chez J & A Niclausse, 24, rue des Ardennes, entreprise fondée en 1880, 700 ouvriers (en 1911), fabriquent des chaudières pour les cuirassés et les croiseurs de la marine. Dans Le Temps du dimanche 26 mai 1918, on peut lire : « Aujourd'hui, dans les chantiers Niclausse, a été lancé, dans un bassin communiquant avec le bassin de La Villette, le premier des patrouilleurs contre-sous-marins que cette importante firme construit pour la marine de guerre. » C’est dans le bassin de l’entreprise que sont organisés les championnats de France de natation, le 1er août 1920.

Durant la guerre de Corée, le PC a décidé pour le 28 mai 1952 d’une manifestation contre la venue à Paris du général Ridgway, “Ridgway la peste”, accusé de l’emploi d’armes bactériologiques. La manif a été interdite. Une partie de la banlieue nord s’est rassemblée aux Quatre Chemins, entre Aubervilliers et Pantin, et descend sur Paris par l’avenue de Flandre. Arrivée au métro aérien, elle tombe sur le barrage policier. « Nous avançâmes jusqu’à la ligne sombre des CRS. J’avais la bouche sèche parce que je déteste avancer les mains vides contre des hommes armés. Nous n’étions pas trois cents. Les gars de tête furent magnifiques. La ligne des CRS ploya. Ce fut un peu confus pour moi. J’entendis soudain des détonations. Ce fut presque un soulagement ; j’ai l’expérience de la guerre et les matraques me font davantage peur que les balles. Je me dis : “C’est extraordinaire qu’ils aient osé tirer sur nous“… Je comptais les coups de feu : il y en eut entre trente et quarante… Nous continuions d’avancer. Et nous étions fiers d’être vainqueurs. Et sûrs que le peuple français mettrait Ridgway à la porte. Nous n’avions rien dans les mains que nos pancartes. J’en suis témoin. Je le jure. De nouveaux coups de feu claquèrent. Et soudain je vis ce que je n’avais pas vu depuis la guerre : je vis mon voisin porter sa main à son ventre – ou à sa cuisse, je ne sais plus – et tomber d’un bloc. Je l’avoue aussi : nous avons fui (mais deux camarades ont emporté le blessé). Mais, arrivée au premier carrefour – c’était à cent mètres – une jeune fille aux cheveux blonds s’est arrêtée, s’est retournée et a crié : “Stop !... Et maintenant il faut y retourner…“ Elle n’avait rien dans les mains, pas même une pancarte. Et puis les uniformes bleus ont resurgi, multipliés par dix. J’ai marché sous la pluie, dans ce décor sinistre du canal Saint-Martin et des ponts sur les voies de chemin de fer. » Le « je » est celui de Roger Vailland, en première page de Libération, sous le titre : « J’ai vu la police tirer ! » (cité par Yves Courrière dans sa bio de Vailland)
Il y a eu 17 blessés ;  Belaïd Hocine, ouvrier municipal d’Aubervilliers, ne survivra pas à ses blessures.
L’emploi du diminutif « manif » pour manifestation date, si l’on en croit Aragon, de cette manif-là, celle contre “Ridgway la peste”.

Du 206 au 186, quai de Valmy, les anciens établissements Susset (le nom de l’entreprise est toujours là, au dessus de la porte du 186, à côté de l’enseigne des sapeurs pompiers), plâtre, chaux, ciment, de Raymond Susset. Le patron est élu député du Xème en 1932, réélu en 1936 ; appartient à des groupes scissionnistes de la SFIO genre Républicains-Socialistes. (Votera les pleins pouvoirs à Pétain en 1940, sera RPF après la guerre (sénateur de Guinée jusqu’en 1958, date de l’indépendance du pays).
Au 206, la jolie grille marquée « Jardin d’enfants », à côté de ce qui est maintenant la Maison des associations, donne accès à la terrasse et à ce qui sera connu comme « Salle Susset ».  Robert Sabatier (1923-2012), Trois sucettes à la menthe (1972) : «...Au-delà de la rue Louis-Blanc, le long du quai, derrière les peupliers et les platanes, l'installation des établissements Susset, matériaux de construction, se dressait, dominée par une longue terrasse avec une salle de spectacles : on y amenait les élèves des écoles le jeudi après-midi pour assister à des représentations populaires des comédies de Molière et des tragédies de Corneille et de Racine. Olivier [nom que prend le petit Sabatier dans le roman] n'oublierait pas ce lieu où il découvrit, de manière inhabituelle, au-dessus des sacs de plâtre et de ciment, des parpaings et des briques, le grand théâtre classique...».
(Les lecteurs de De la banlieue rouge au Grand Paris retrouveront, dans La Souris verte et dans Olivier 1940, du même Robert Sabatier, Olivier recevant ses faux papiers des mains du maire de Montrouge, Gaston Thil.)

Joseph Bialot (1923-2012), Belleville Blues, (en 2005, à 82 ans): « Chaque jeudi elle [l’entreprise Susset] mettait ses locaux à la disposition des écoliers du 10e arrondissement - toujours le paternalisme social de l'époque -, et leur projetait un film gratuitement. »
 Robert Sabatier, qui était en classe avec le fils Susset, rue Eugène Varlin (où Susset père avait déjà été élève), raconte: " Nous étions obligés de porter un tablier, lui était en costume de golf. Ça nous agaçait, il était le chouchou ! ". On notera au passage que Robert Sabatier, pour lequel les Susset ont tant compté, aura presque titré son roman : Trois Susset à la manque !
Au 206, salle Susset, Les Jeunesses Socialistes Révolutionnaires, qu’ont fondées en janvier 1936 les jeunes de la Fédé de la Seine de la SFIO, exclus depuis six mois déjà du PS, y font la fête le 10 décembre 1936.Dans cette Fédé plus à gauche que le parti, tenue par Marceau Pivert et Zyromski, ces jeunes dits Bolchéviks-Léninistes, sont majoritairement des trotskistes qui faisaient de l’entrisme à la SFIO. Animent leur fête, les agitateurs culturels de la FTOF (Fédération du Théâtre Ouvrier de France) : Sylvain Itkine, O’Brady, les frères Marc (dont l’un deviendra Francis Lemarque), le mime Etienne Decroux, Jean-Louis Barrault, etc. La rédaction de leur mensuel, Révolution, est là aussi : David Rousset, Yvan Craipeau.
Le 17 juin 1938 se tient au même endroit la conférence constitutive des Jeunesses du PSOP (Parti Socialiste Ouvrier et Paysan), le parti que crée Marceau Pivert quand toute la Fédé de la Seine se voit exclue du PS ; les trotskistes y seront vite majoritaires.

214 rue Lafayette, Église Saint-Joseph Artisan (autrefois St-Joseph des Allemands), (on en aperçoit le chœur au ras du quai de Valmy). Implantée en cœur d’îlot, cette église de style néogothique a été construite entre 1865 et 1866 pour la mission allemande et luxembourgeoise. Attribuée à l’architecte Lucien Douillard, elle était destinée aux immigrés allemands, artisans et ouvriers travaillant aux différents chantiers de la capitale. En 1847, les Allemands sont plus de 60 000 à Paris – dans une ville de 1 million d’habitants - dont 35 000 tailleurs, cordonniers, menuisiers du bâtiment ou ébénistes. Martin Nadaudévoque, sur tous ses chantiers, « une équipe de bardeurs allemands excessivement forts », ou ses « bardeurs, tous de solides gars allemands ». Jusqu’à 1870, Paris était la 3ème ville allemande après Hambourg et Berlin.

En face :
194 quai de Jemmapes, hôtel particulier des patrons des charpentes Laureilhe, l’entreprise était au 198 ; fermera en 1935. « Tout le quartier du canal était composé d'anciens hôtels particuliers transformés en bureaux, en manufactures, en dépôts de fabriques. On trouvait de profondes cours avec des hangars, des baraquements, tout un monde de pots de fleurs, de chats, d'oiseaux en cage, de ferrailles, de pneus usagés, de vieilles bicyclettes...» Sabatier, 3 sucettes Ici, il ne s’agit pas d’ancien hôtel particulier transformé en bureaux mais du logis patronal.
186 quai de Jemmapes, réalisation de Jean Dumont : une agence commerciale, un central téléphonique et des bureaux pour les PTT. A remplacé la cartonnerie Chouannard.

La cité « Clémentel» (1931) s’étend du 174 au 178 quai de Jemmapes. « Côté Jemmapes, en bordure du canal, se souvient Robert Sabatier,il [Olivier] restait fasciné par la masse de la Cité artisanale Clémentel. Il s'enhardissait à traverser le large portail et à parcourir d'étage en étage des couloirs bruissant de machineries, chargés d'odeurs de métal, d'huile, de carton, de sciure, de mastic, d'encre d'imprimerie, de térébenthine, de peinture. Dans cette ville en réduction, bien répartis dans des pièces cimentées, on trouvait des doreurs, des brocheurs, des opticiens de précision, des imprimeurs typo, litho et offset, des linotypistes, des fabricants de vêtements de sport, des miroitiers, des tanneurs, des photographes, des dessinateurs industriels dont les panneaux publicitaires ornaient les portes. »
Inspirée d’Étienne Clémentel, ministre du Commerce (1916-1919) : « Assurer aux artisans de tous corps de métier les meilleures conditions de travail possible dans des locaux de qualité qui seraient leur propriété, leur donner sur le lieu même de leur travail des logements décents et leur fournir des services communs facilités : bibliothèque, infirmerie et même banque (le monogramme CA, sur les grilles, est celui du Crédit Artisanal) ». 430 ateliers y furent créés, 2000 artisans environ y travaillaient et y vivaient.
L’ancêtre, ce sont les Immeubles Industriels, de la rue éponyme. L’agence de location est au 12 de la rue. Inaugurés en 1873, 2 000 personnes y logent vers 1881, qui travaillent au rez-de-chaussée, à l’entresol et au 1erétage, moyennant un loyer de l’énergie de 75 centimes par poste et par jour. Sous la chaussée, une machine à vapeur de 2 000 chevaux, construite par Cail et Cie, distribue l’énergie dans les ateliers. « Ces trois éléments essentiels de l’habitation de l’ouvrier – logement, atelier, force motrice – se trouvent  réunis... » explique l’Illustration.

La photo de l’invitation : au 145, de g. à dr. cordonnerie, l’imprimerie Ancillon, un marchand de couleurs ; au 143 : les papiers et ficelles en gros, et dépôt de carton bitumé de F. Vacherot ; sur l’eau, un bateau de bains ?
Charge policière 143 et 45 quai de Valmy le 1er mai 1922. Gallica
Charge policière 1er mai 1922. Le congrès socialiste international de Paris, du 15 au 20 juillet 1889, celui de la fondation de la 2e Internationale, recommande « une grande manifestation internationale à date fixe », « dans tous les centres ouvriers d’Europe et d’Amérique en faveur de la fixation de la journée à huit heures de travail », et adopte pour cela la date du 1er mai de l’année suivante : 1890. Jusqu’au 1er mai 1936 inclus, c’est un jour de grève. Il est de tradition, ce jour-là, d’aller faire pointer sa carte syndicale dans une quarantaine de permanences à Paris et une cinquantaine en banlieue, pour revendiquer son geste, et d’aller en délégation déposer des cahiers de revendications dans les mairies des communes de banlieue ou à la préfecture de la Seine. On arbore à sa boutonnière l’églantine, pas le muguet.
- siège de la Fédération anarchiste et du Libertaire, 145 quai de Valmy. Sa Librairie sociale est au rez-de-chaussée. Brassens y vient, à l’été 1946, donner le texte que lui a inspiré la mort d’un flic, renversé par le cycliste à qui son coup de sifflet comminatoire a fait perdre le contrôle de sa bicyclette. Intitulé « Le hasard s’attaque à la police », le texte sera publié dans le Libertaire du 27 septembre 1946. Il sera suivi de quelques autres, signés du pseudonyme de Géo Cédille, comme celui consacré aux poèmes de Raymond Asso dans le numéro du 12 juin 1947.
Local et journal, après le congrès de Bordeaux de 1952 où le courant de Georges Fontenis a pris la majorité dans la Fédération Anarchiste, passent du côté de la Fédération Communiste Libertaire (la FCL). Le premier Français emprisonné pour le soutien apporté au MNA (Mouvement nationaliste algérien) de Messali Hadj, sera Pierre Morain, pour ses articles dans le Libertaire, journal de la FCL. En 1955, la FCL aura subi tellement de saisies, d’amendes et de peines de prison qu’elle aura tout simplement disparu.

- centrale électrique de la Compagnie Parisienne d’Air Comprimé, future Compagnie Générale
Cie Parisienne d'Air Comprimé, la salle des machines en 1902. Gallica
d’Electricité, 132 quai de Jemmapes
. Construite en 1895-96 par Paul Friesé, elle fait suite à celle de la rue Saint-Fargeau, dans le 20e, en 1889, et celle (réutilisée pour abriter une école d’architecture) du quai aujourd’hui Panhard et Levassor, dans le 13e, de 1891. Le charbon, tiré des péniches, est convoyé électriquement jusqu’à l’élévateur et, de là, distribué par des wagonnets à des silos en entonnoir placés au-dessus des générateurs. La tour de l’élévateur démolie, la centrale a été reconvertie en usine de fabrication pour les vêtements Labor, avant d’être reprise par Exacompta.

- 11, rue de l’Hôpital St-Louis, imprimeur-éventailliste, « Eventails Chambrelent, Modern style, maison fondée en 1873, marques Nevelty, Opalia (éventails en papier cristal), montures Metalia (marques déposées) ». Entre le 22 et le 24 octobre 1921, Chambrelent embauche 103 jeunes Chinois : Deng Xiao Ping (17 ans), un oncle à lui, de 3 ans son aîné, et toute une cohorte de jeunes gens originaires de son village natal (Chonqing, dans le Sichuan) dont un futur ministre de la République populaire. Ils y font des fleurs de lotus en gaze verte et satin rouge qu’ils montent sur des tiges métalliques, et y apposent une petite étiquette : « œuvre d’orphelins et de veuves de guerre » ; il s’agit d’une commande destinée aux USA pour y collecter des fonds. C’est payé 2F la centaine, les ouvriers réussissent à en faire 600 ou 700 par jour. Sont virés au bout d’une semaine, la commande étant sans doute terminée. Deng Xiao Ping travailla lors de ses années d’exil en France, de 1920 à 26, (d’abord au Creusot, à La Garenne-Colombes chez Kléber, puis à Montargis pour Hutchinson ; de nouveau à La Garenne, puis chez Renault Billancourt). David Goodman, biographe américain de Deng, raconte qu’en 1974, retour de New York, Deng s’arrête à Paris et y achète 100 croissants, qu’il rapporte pour les partager avec Zhou Enlai et les camarades qui avaient partagé son séjour parisien dans les années 1920.

- 114, le lycée professionnel Marie Laurencin a fait son nid dans l'ancien bâtiment Le cuir moderne (1923), dont l’enseigne, sur le toit, a été ôtée.
- 112, quai de Jemmapes : Immeuble de rapport réalisé par l'architecte Georges Pradelle en 1907-1908, inscrit au PLU. La structure en béton armé est calquée sur la charpente métallique. Le béton est laissé nu et les briques utilisées en remplissage sont apparentes. Par leur couleur et les variétés du calepinage, elles apportent une note décorative, tout en soulignant le principe constructif. L'architecte a choisi d'afficher un parti résolument moderne qui radicalise - dans un contexte plus populaire – le dessin de l'immeuble construit en 1904 par les frères Perret 25bis rue Benjamin Franklin.
- Au 108, quai de Jemmapes, à l’angle de la rue Bichat, René Préault installa en 1945, sur cinq étages son entreprise de boulonnerie et visserie (plaque). Travailla avec la main d’œuvre pénale de la Roquette. Des tours ceinture étaient encore présents dans ses ateliers dans les années 1970.
- Le 108 est aussi l’adresse d’Antoine Dauriat, typographe, trésorier du Club Populaire sportif du Xème arrondissementà la déclaration au bureau des associations de la Préfecture de Police, le 27 mai 1935, dans le grand élan d’enthousiasme qui suit la réunification des sportifs communistes et socialistes de décembre 1934 (création de la FSGT). Siège au 6 rue de Paradis en octobre 1937 ; Dauriat cède sa place à Thérèse Blanchet qui habite rue Chaudron avec son mari Robert.

50 rue Bichat Immeuble de rapport caractéristique de l'habitat "à bon marché" de la fin du XIXe siècle. PLU construit en 1896-1898 par l'architecte Léon Hervey-Picard, élève de Vaudremer et Raulin aux Beaux-Arts, édifié sur une parcelle où son père avait réalisé un pavillon dès 1888. Il peut être rapproché des premières entreprises de logement social à vocation philanthropique tel l'immeuble du groupe des maisons ouvrières réalisé 5 rue Jeanne d'Arc en 1899 par Georges Guyon. La façade en brique, d'un premier abord austère et imprégné de rationalisme, n'en est pas moins égayée par un jeu de briques polychromes, notamment sous les corniches et les arcs de décharge des linteaux. L'ornementation de la façade se résume pour l'essentiel aux ancres des trumeaux et aux cabochons en céramique des allèges. Réalisation publiée in Paul Chemetov – Bernard Marrey Architectures à Paris 1848-1914.

- L’Hôtel du Nord, 102 quai de Jemmapes. 1929 : Les Lecouvreur, avec leur fils (en fait les Dabit avec Eugène) viennent visiter l’hôtel à vendre :
« Ici, explique Philippe Goutay, le patron, avec les usines du quartier, c’est de la bonne clientèle d’ouvriers, tous du monde honnête, payant bien. (…) La maison du dehors n’a rien de grandiose, bien sûr… faudrait un fameux coup de torchon. Mais que voulez-vous, par le temps qui court, il n’y a que les passes qui puissent payer le prix du crépi…
Il s’arrêta un moment et reprit :
-         Ce n’est pas une[1] hôtel de passe…
Les Lecouvreur dirent à l’unisson :
-         Sûr qu’on voudrait pas une hôtel de passes…
Les deux hommes (Emile Lecouvreur et Ph. Goutay) examinèrent les combles et se hissèrent sur le toit. De là, reliés par une fine passerelle, on découvrait les quais de Jemmapes et de Valmy. Des camions chargés de sable suivaient les berges. Au fil du canal, des péniches glissaient, lentes et gonflées comme du bétail. Lecouvreur, que ces choses laissaient d’ordinaire insensible, poussa un cri :
-         Ah ! quelle vue ! Ce que vous êtes bien situés !...
Puis il ajouta :
-         Je suis un vieux Parisien, mais voyez-vous, je ne connaissais pas ce coin-là. On se croirait au bord de la mer. »

- Carré, 91, quai de Valmy, dès 1888 sur le canal, fournira une partie du carrelage du métro.

- Débit de Boisson, 19, rue Jean-Poulmarch. Maison Empire. Pan coupé orné d'un balcon présentant un beau garde-corps. La maison a conservé à rez-de-chaussée une remarquable grille de bouchon avec un décor de petits pilastres qui bénéficie d'une inscription à l'inventaire supplémentaire des monuments historiques. Maison figurant au procès-verbal de la commission du Vieux Paris (séance du 9 janvier 1989). ISMH

- rédaction de la Vérité, 23 rue des Vinaigriers. L’hebdomadaire est fondé par « moins d’une douzaine de camarades » dont Alfred Rosmer et le typo Ferdinand Charbit, tous deux exclus du PC à la fin de 1924, et qui n’ont eu à traverser que le canal pour venir de la Librairie du travail et de la Révolution Prolétarienne, rejoindre Pierre Frank et Gourget (pseudonyme de Barozine, syndicaliste CGTU de la fédération du Bois, lui aussi exclu du PC), l’institutrice Marthe Bigot, qui avait été membre de la minorité zimmerwaldienne, et Jeanne Despallières. Le premier numéro de la Vérité paraît le 15 août 1929. « Vous êtes contraints de commencer par un hebdomadaire, leur écrit Trotsky, avec qui le projet a été débattu à Prinkipo, c’est déjà un pas en avant. A condition naturellement que l’entreprise ne s’en tienne pas là, mais qu’elle mette le cap sur un quotidien. » L’hebdomadaire sera celui de la Ligue communiste, et sera flanqué du mensuel de la Jeunesse léniniste, Octobre rouge.

Nestor Burma enquête ici en 1956, accompagnant, une fois n’est pas coutume, Hélène, sa secrétaire : « Pour rien au monde, je n’aurais laissé Hélène s’aventurer seule dans ce coin-là ». Il lui faut pourtant lâcher son bras : « nous traversâmes le canal en empruntant l’étroite passerelle à fleur d’eau, construite au sommet des vantaux de l’écluse, permettant tout juste le passage d’une seule personne à la fois (…) le silence était total. Une auto qui passa sur le pont tournant et disparut par la rue de Lancry, le troubla à peine. (…) Un peu après l’Hôtel du Nord, en face du poste de police entouré d’arbres dénudés et de buissons rachitiques, la Chope des Singes répandait sur le trottoir une chiche lumière jaune ». M’as-tu vu en cadavre, 1956.

- atelier Barbedienne, 63 rue de Lancry. Façade et toiture sur rue, escalier avec sa rampe en fonte et salon du premier étage avec son décor : inscrit aux Monuments Historiques par arrêté du 29 octobre 1975.Peintures des plafonds par Dambourgez 1895.
Ferdinand Barbedienne, qui a commencé dans le papier peint rue Notre-Dame de Lorette en 1833, s’est associé avec Achille Collas cinq ans plus tard pour le bronze : c’est ce dernier qui s’occupe de la « réduction mathématique » pour les reproductions d’antiquités mais aussi d’œuvres de Rude, de Clésinger, de David d’Angers, aussi bien que des bronzes d’ameublement et de cheminée. Les bureaux sont au 30 boulevard Poissonnière, l’atelier au 63 rue de Lancry. A leur catalogue de 1861 : Moïse par Michel-Ange ; saint Jean par Donatello ; Christ en croix par l'Algarde ; porte du baptistère de Florence, par Ghiberti ; Madeleine par Canova (le marbre est à Gênes) ; divers saints (par Bosio neveu, Nanteuil, Debay, Lamy) ; têtes de Christ et têtes de Vierge ; tête de Christ par Girardon ; bas-relief : la Cène, d'après Léonard de Vinci, Vierge à l'Enfant d'après Michel-Ange, une autre d'après Raphaël ; mais aussi : lustre gothique, petits lustres byzantins, girandoles, candélabres byzantins, croix byzantine avec Christ, ornée d'émaux et de pierres fines montées en bénitier ; bénitiers gothiques aux trois enfants, bénitiers avec Christ ou avec Vierge gothique, divers bénitiers byzantins, gothiques, de fantaisie, etc. A la mort de Collas, en 1859, 300 personnes y travaillent. Puis viendront les fournitures pour l’Hôtel de Ville, et les candélabres pour le Louvre de Napoléon III. A la mort de Barbedienne, en 1892, le personnel a doublé : 600 ouvriers. Le Blanc, un neveu qui prend la succession, aura l’exclusivité de plusieurs œuvres de Rodin, et ne cessera ses activités qu’en 1954.

- 3 à 5 rue Legouvé, PLU : Ensemble composé d'Habitations à Bon Marché et de bains-douches municipaux construit en 1935. Composition remarquable, jeu de volume des façades, revêtements de briques roses, ferronneries des années trente conservées.

- coin rue de Marseille / 34 rue Yves Toudic, PLU : Cette boulangerie possède encore la décoration faite par l’atelier Thivet, spécialiste des décors de magasins dans la secondemoitié du XIXe  siècle. La façade possède des panneaux, représentant des natures mortes, sur fond de faux marbre, ornés des motifs dorés. A l’intérieur, le plafond bleu ciel, entouré d’une bordure de bouquets, est émaillé.

- de la rue de Marseille jusqu’au bâtiment des Douanes qui s’étend le long de l’ex rue du même nom, auj. Léon Jouhaux, l’îlot était occupé par les entrepôts construits de 1833 à 1848 autour d’une gare d’eau, essentiellement sous le préfet (de 1838 à 1848) Rambuteau : « l’Entrepôt des Douanes, le bureau d’expéditions des marchandises à l’étranger, l’Entrepôt d’octroi et celui des Sels s’élèvent sur les bords du canal Saint-Martin, écrira-t-il dans ses mémoires, auxquels ils donnent l’aspect d’une ville hollandaise et où ils attirent en quelques années une population de 30 000 habitants. »
Après l’annexion de 1860, les entrepôts sont vendus pour l’essentiel à des lotisseurs, qui ouvrent la rue Beaurepaire en 1864, et la rue Dieu en 1867, à charge pour eux de supprimer la gare d’eau et de rétablir la continuité du quai.
Les Entrepôts des Douanes sur un plan de 1840. Gallica

- 23 (puis 19 (joli coq triomphant), puis 13, dans l’ordre de notre parcours, mais l’ordre de construction est inverse, finissant avec le n°23 de 1935) rue de l’Entrepôt (auj. Yves Toudic),Association fraternelle des employés et ouvriers des chemins de fer français. Elle compte, en 1906, 120 000 sociétaires inscrits et un capital social de 35 millions. Elle soumet ses plans de construction au sociétaire qui désire bâtir et qui peut les modifier au point de vue de la superficie et de la distribution. Toutefois il ne peut changer ni le choix des matériaux, qui doivent être de première qualité, ni la direction ou la surveillance de la construction, qui doit être exécutée suivant les règles de l’art. Pour devenir propriétaire, le sociétaire doit verser au début, le dixième de la valeur de l’immeuble et le reste, entre 5 et 30 ans, à la volonté du preneur, pourvu que la dernière annuité soit payée à l’âge de 60 ans. Des prêts hypothécaires sont consentis par l’association jusqu’à 50% de la valeur de l’immeuble.
En 1906, elle avait fait édifier 300 maisons pour une valeur de plus de 2 millions. Chaque année, elle affecte 1 million à la construction de maisons ouvrières.

- 14 rue Yves Toudic, hôtel de la Douane, 1840-43, le dernier vestige des docks.
L'hôtel des Douanes sur un plan touristique de 1861

- Plaque apposée sur le mur de la caserne Vérines, rue Léon-Jouhaux : « Ici s'élevait de 1822 à 1839 le diorama de Daguerre et le laboratoire où celui-ci perfectionnant l'invention de Joseph Nicéphore Niepce découvrit le daguerréotype ». 1839, c’est l’année où, à l'instigation d'Arago, une loi fut votée par laquelle l'État français acquérait le nouveau procédé contre une pension annuelle de 6 000 francs à Daguerre et de 4 000 francs à Isidore Niepce, le fils de Nicéphore.

- 10 rue Léon Jouhaux, PLU, Remarquable bâtiment d'activité de la fin du XIXe  siècle, l'un des rares bien conservés de cette période dans le secteur. Composition marquée par deux travées réunies et formant une grande baie centrale sur deux niveaux à cadre et garde-corps métallique, surmontée d'un fronton arqué à denticules. Porte cochère. Soubassement orné de refends. Garde-corps de fonte à motif floral et présentant deux têtes de lion.
- Tivoli Wauxhall, 12, 14, 16 rue de la douane, place du Château-d’Eau. Bal public dès 1841,
Affiche de Chéret. Gallica

cavaliers 1 franc, entrée libre pour les dames ; et salle de réunions. Vingt ans, jour pour jour, après la répression sanglante de juin 1848, et le long étouffoir de l’empire, se tient ici, le 28 juin 1868, la première réunion publique autorisée, autour d’un professeur d’économie politique, M. Horn, un Hongrois naturalisé, - comme est hongrois l’ouvrier Léo Frankel, futur « ministre » du Travail de la Commune. Le sujet, ce soir, « les moyens de relever le salaire du travail des femmes ». Si aborder politique et religion est interdit, la police y veille, « la question sociale » se trouve naturellement, par le thème de cette réunion, soulevée et discutée. Le 15 février 1871, s’y tient une réunion de délégués de la Garde nationale, qui siègent en assemblée générale le 24 février, élisant ce jour-là un Comité central qui prend pour devise la formule républicaine : « Tous pour chacun, chacun pour tous ». Différents systèmes de représentation seront mis en œuvre avant que, le 13 mars, en présence des délégués de 215 bataillons, un Comité central de la garde nationale, associant 60 élus à 20 chefs de bataillons, puisse s’y réunir. De ces soixante élus, seuls Assi, Varlin, Ranvier et Lullier ont quelque notoriété militante, tous les autres sont sortis du rang.
Le 21 janvier 1878, une brochette de progressistes prépare ici le centenaire de Voltaire, parmi lesquels le député quarante-huitard Schoelcher, qui a fait voter l’abolition de l’esclavage, l’industriel Scheurer-Kestner qui jouera un rôle important dans la défense de Dreyfus, l’industriel Émile Menier, qui a été des 50 (contre 392) à voter l’amnistie des Communards en 1876, et propriétaire du Bien Public (dans lequel l’Assommoir parut en feuilleton), journal qu’il rebaptisera d’ailleurs en Voltaire.
Le 28 avril 1905, un grand meeting réunissant 2 000 personnes célèbre à Tivoli l’unification socialiste. Gustave Hervé y déclare : « nous sommes décidés à répondre à tout ordre de mobilisation par la grève des réservistes ! »
Le 9 septembre 1907, Jaurès y rend compte du 7e Congrès de la IIe Internationale, qui a réuni a Stuttgart, en août, Jules Guesde, Édouard Vaillant, Rosa Luxembourg, Lénine, Martov.

En face, dans les bâtiments de la CCI, le 11F abrite désormais, à l’escalier G, 3èmeétage, la galerie “La Douane“ de Chantal Crousel, le label de musique Tsunami, des créateurs de mode, signe du changement sociologique du quartier, devenu le “Haut Marais“.

Sur la passerelle Dieu, on évoque le suicide de Stanislas Baudry (1780-1830), inventeur en 1827 de l’Entreprise Générale de “l’Omnibus“, et du nom sinon de la chose. En 1829, ses voitures de 20 places desservent 5 lignes de 8h du mat à 11h du soir, dont 2 passent par le 17 rue de Lancry, siège de la société de MM. Saint-Céran, Baudry et Boitard, ce qui semblerait indiquer que les écuries sont dans la cour de l’hôtel.
Le 17, rue de Lancry, est un hôtel particulier construit probablement en 1774 au fronton de porte sculpté de putti et cornes d'abondance monogrammé A.H. En fond de cour, un pavillon sera ajouté en 1852. C'est un bel exemple de lotissements en profondeur caractéristique du quartier.
Du coup, le suicide de Baudry, dont on nous dit qu’il eut lieu, en février 1830, d’une balle dans la tête devant les écuries de sa compagnie, sur les bords du Canal Saint-Martin, je le vois bien place des Marais, autour de laquelle les entrepôts seront bâtis à partir de 1833. A cette date, les Omnibus, qui ont désormais pour gérants X. Feuillant et Moreau-Chaslons, et exploitent maintenant 7 lignes, sont passées 10 rue de la Folie-Méricourt.
On trouve une société concurrente, Les Citadines, 2 impasse St-Louis (l’impasse allait en gros des actuelles rues Bichat à Vellefaux), qui exploitent 3 lignes desservant le faubourg St-Martin et Belleville.
Sur le quai de Jemmapes, l'entrepôt réel des sucres indigènes, gravure de l'Illustration, 1844

On prend la rue Bichat, tout en laissant le Dr Raimond Sabouraud nous rappeler la mémoire de Lailler : « un médecin de Saint-Louis qui fut un grand homme de bien. Après la Commune de Paris en 1871, lors de la rentrée dans Paris des troupes régulières, l'hôpital Saint-Louis regorgeait de blessés du parti vaincu. Lailler alors en fit fermer les portes et se tint derrière elles pour répondre à toutes réquisitions des autorités. Le vieux médecin avait accroché à sa vareuse d'hôpital sa croix de la Légion d'honneur.
Plusieurs officiers de l'armée régulière se présentèrent pour perquisitionner dans l'hôpital, il les convainquit assez facilement de n'en rien faire, et ils passèrent. Un dernier survint, plus arrogant, qui voulut bousculer le vieux médecin et passer outre. Alors celui-ci arracha sa croix de la Légion d'honneur et la lui jeta au visage. (Il n'en porta plus jamais l'insigne). L'officier dernier venu, frappé d'étonnement devant ce geste du médecin, se retira lui aussi. Ainsi furent sauvés les blessés qui remplissaient les salles de chirurgie. »
Le 25 mai 1895 sera inauguré un buste du Dr. Lailler sculpté par Hannaux, Emmanuel (1855-1934).

42, rue Bichat.C'est dans la cour actuelle de l'Ecole Lailler, dans l'angle sud ouest de l'hôpital, que fut établie la première usine à gaz de France : trois cents becs de gaz s’y allument le 1er janvier 1818. "sous les auspices de M. le Comte de Chabrol" dit la plaque commémorative, avec le concours de la Ville de Paris et du Conseil général des Hospices. C’est le premier établissement public éclairé par ce moyen. Le Comte de Chabrol était alors Préfet de la Seine. L'usine  de Philippe Le Bon ne fut fermée qu'en 1860.
« Lailler était un vieux huguenot particulièrement docile aux suggestions de sa conscience, écrit encore le Dr Raimond Sabouraud en 1937. C'est lui qui suggéra à l'Assistance publique, l'idée de créer à l'hôpital Saint-Louis, en 1886, une école, (Elle porte aujourd'hui son nom) où l'on traiterait les enfants teigneux, évincés des écoles publiques pour cause de contagion, et qui devenaient de petits vauriens. »

25 à 27 rue de la Grange Aux Belles. Maison basse de faubourg avec porche ouvrant sur une profonde cour bordée d'une construction d'un étage sur rez-de-chaussée. Lucarnes. PLU

- Maison des Syndicats, 33 rue de la Grange-aux-Belles, impasse Chausson.
De la collection de Jeannine Christophe
Expulsée de la Bourse du Travail le 12 novembre 1905, la CGT loue d’abord un local provisoire puis Robert Louzon, qui vient d’hériter, achète le 5 juin 1907, pour elle et les fédérations qui voudront y installer leur siège un immeuble, ce que la loi de 1884 ne permet pas aux syndicats de faire directement. Victor Griffuelhes, son secrétaire général, y installe au rez-de-chaussée une imprimerie, où PierreMonatte entrera comme correcteur en janvier 1908, et où s’imprime la Voix du peuple, l’hebdomadaire de la confédération depuis son 5e congrès, celui tenu à Paris du 10 au 14 septembre 1900. Un dispensaire doit servir à la rentabilité de l’ensemble. Daniel Guérin sera lui aussi, dans les premières années 1930, correcteur à cette imprimerie, où il croisera Arrachard, des terrassiers, et Eugène Hénaff qui porte toujours les larges pantalons de satin noir et la casquette du cimentier.
Le 31 juillet 1908, à l’imprimerie, Monatte et Emile Pouget (celui du Père Peinard, rédacteur en chef de la Voix du peuple) travaillent à un numéro de La Voix du peuple qui appelle à la grève générale pour le 3 août. La veille, ils ont assisté à la charge de la cavalerie sur la manifestation de Villeneuve-Saint-Georges, qui a laissé 4 morts et 200 blessés sur le carreau. A l’étage, le Comité confédéral est convoqué pour minuit ; Monatte, au sortir de son travail, va coucher par prudence chez un ami correcteur. Le bureau confédéral n’était pas chaud pour la manifestation de Villeneuve. La grève du bâtiment avait commencé dans les sablières de Draveil-Vigneux et durait depuis deux mois ; le 2 juin, la police y avait déjà fait 2 morts et 10 blessés graves. Depuis la tension montait, et il était clair que Clémenceau recherchait l’épreuve de force ; le terrible bilan de la veille, s’il était insupportable n’était malheureusement que trop prévisible. Au petit matin, le préfet de police, Lépine, venait mettre fin aux débats en arrêtant Griffuelhes, Pouget et Marie.
Alors qu’il est en prison avec la majorité du Comité confédéral, Griffuelhes est mis en cause pour sa mauvaise gestion par le trésorier de la CGT. Quand il en sort, après le non-lieu du 31 octobre (il a été arrêté le 1er août), il refuse en bon libertaire de rendre des comptes et préfère ne pas demander le renouvellement de son mandat en février 1909. Pouget ne se représente pas davantage au poste de rédacteur en chef de la Voix du peuple. Léon Jouhaux succède à Griffuelhes le 13 juillet 1909 ; il est ouvrier à la manufacture d’allumettes d’Aubervilliers, est passé par un cercle anarchiste, a fréquenté les Universités populaires. Il porte casquette, barbiche et moustache impériales, la cravate Lavallière, des pantalons bouffant aux genoux et serrés aux chevilles. C’est Jouhaux qui entraînera la CGT dans l’Union sacrée et le soutien à la guerre.
Pendant la guerre, le bureau d’Alphonse Merrheim, secrétaire de la Fédé des Métaux, à la Grange-aux-Belles est le lieu de rassemblement de tous les minoritaires qui passent ; Merrheim fait reparaître l’Union des métaux pour le 1er mai 1915 : un numéro anti-guerre, dont il écrit les articles avec Rosmer. Ensemble, ils s’occupent de son impression et organisent la distribution de 15 000 exemplaires. Avec Raymond Péricat, du bâtiment (Péricat a été le créateur du 1er PCF, en mai 1919, qu’il a doté du drapeau noir et rouge qui apparaîssait ainsi pour la 1ère fois en France), et Bourderon, des tonneaux, le secrétaire de la fédération des métaux organise le Comité d’action internationale, le 21 novembre 1915, qui a son siège ici, et qui deviendra le Comité pour la Reprise des Relations internationales le 7 février 1916. Mais Merrheim refusera d’accéder à la demande de Péricat d’organiser un arrêt de travail le 1er mai 1917 et finira à l’aile droite de la CGT. 
Si la Grange-aux-Belles est d’abord syndicale, la politique n’en a jamais été exclue. Les 4, 11 et 19 avril 1909 s’y était tenu un congrès anarchiste pour la constitution d’une Fédération révolutionnaire. Du 7 au 10 octobre 1918, s’y déroule, dans la grande salle de la CGT, le congrès national du PS, dont la journée inaugurale a eu lieu à la Bellevilloise. Et, après la scission, du 15 au 17 mai 1921, le premier congrès national administratif du PC décide ici que le parti s’appellera Parti communiste S.F.I.C.à compter du 1er janvier de l’année suivante, en même temps qu’il adopte et publie ses premiers statuts. Le deuxième congrès du parti communiste S.F.I.C. s’y réunit à nouveau le 15 octobre 1922, devant un unique portrait de Marx en couleurs, et le délégué du Komintern, Manouilsky, soustrait à l’observation de la police par une coupure du courant comme Clara Zetkin l’avait été au congrès de Tours. Auparavant, N’Guyen Aït Quoc, le futur Hô Chi Minh, et Hadj Ali Abdel Kader, le quincaillier de la rue Mouffetard, futur fondateur de l'Etoile Nord-Africaine avec Messali Hadj, y sont intervenus sur l’importance de la question coloniale.
A l’été 1923, à la Grange-aux-Belles, il y a un meeting toutes les semaines, à en croire Jacques Valdour, et 2 à 3 000 auditeurs à chaque fois. A l’entrée, des camelots vendent La Bataille syndicaliste, L’Avant-Garde aussi bien que le Libertaire, et l’Ouvrière, l’hebdomadaire que le PC a lancé en novembre de l’année précédente, à 3 000 exemplaires, et qui aura une dizaine d’années d’existence, non sans quelques interruptions. Sur les tables, des livres qui ont pour titre Le droit à l’amour pour la femme ou Les douze preuves de l’inexistence de dieu, par Sébastien Faure.
Et puis voilà que la cohabitation se fait difficile. Le 11 janvier 1924, nouveau meeting du PC contre la vie chère et la politique gouvernementale en Allemagne ; les anarchistes, qui ont déjà protesté contre l’utilisation de ce local syndical par un parti, vont y porter la contradiction, et la réponse revient sous forme de plomb : 2 anars sont tués sauf que, selon May Picqueray« Comble de cynisme, un délégué du P.C. alla trouver la famille Clot, présenta la chose à sa façon et le P.C. fit à Clot de magnifiques funérailles... après l'avoir assassiné ! » Effectivement, l’appartenance politique de ce dernier reste controversée, mais la guerre est ouverte au sein du mouvement ouvrier français.
L’unité, celle en tous cas des communistes et des socialistes, se remettra en marche après février 1934. En commençant par le sport : les 23 et 24 décembre, les délégués de 515 clubs de l’USSGT socialiste (environ 7 000 membres) et de la FST communiste (environ 11 000 membres) décident ici de la fusion qui crée la FSGT. Le 12 février 1935, s’y tient l’un des trois meetings commémoratifs des évènements de février 1934 ; c’est Marceau Pivert qui est à la Grange-aux-Belles (Zyromski est à la Mutualité) pour la fédération de la Seine du PS, partageant la tribune avec le PC, la CGTU et le Comité de Coordination Unitaire Antifasciste. Enfin, le 8e et dernier congrès de la CGTU s’achève ici le 27 septembre : au soir, on s’en va rejoindre à la Mutualité, où il s’y déroulait, le congrès de la CGT.
Le 2 décembre 1936, l’association des Amis de l’Union soviétique, Jean Lurçat et Fernand Grenier en tête, y répondait au Retour de l’URSS d’André Gide
En 1949, Aragon y présentait aux lecteurs ouvriers le premier tome de ses Communistes.

- Librairie du Travail, 96 quai de Jemmapes. A dater de janvier 1911, dans la boutique du rez-de-chaussée, l’administration de la Vie Ouvrière et de ses 1 607 abonnements, et la librairie ; au-dessus se tiennent les réunions de rédaction, tous les jeudis soirs, à 8h. En 1914, la revue atteint presque 2 000 abonnés et a des numéros de 80 pages et parfois plus, bien illustrés, quand la guerre vient tout interrompre.
« Presque au coin de la rue Grange-aux-Belles et du quai Jemmapes, à Paris, s’ouvrait encore en 1914 une petite boutique grise, une Librairie du Travail... Cette boutique ferma le 2 août. Et pourtant, certains soir d’automne, vers 9 heures, les policiers pouvaient constater qu’une vie furtive y brillait, que des conspirateurs, l’un après l’autre, s’y glissaient. J’y ai plus d’une fois participé. On se bornait à tisonner tristement les restes refroidis de l’Internationale ; à dresser, d’une mémoire amère, la liste immense de ceux qui avaient failli ; à entrevoir, avec une clairvoyance inutile, la longueur d’une lutte d’usure où seule serait vaincue la civilisation », écrira Raymond Lefèbvre (délégué au 2e congrès de l’Internationale Communiste en juil-août 1920, il disparaitra en mer Baltique lors du voyage de retour comme Marcel Vergeat et 2 autres).
Le métro comme les transports de surface s’arrêtaient au soir tombant, on rentrait donc ensuite à pied. En septembre 14, c’est en allant chaque jour, place de la République, chercher Le Journal de Genève, pour le feuilleton de Romain Rolland, « Au-dessus de la mêlée », qui se commente à haute voix autour du kiosque, que Pierre Monatte rencontre le comptable Marcel Hasfeld, qui viendra tenir la Libraire du Travail.
Syndicalistes révolutionnaires et socialistes des partis de la 2e Internationale s’ignoraient encore : les premiers, partisans de l’action directe, laissaient aux autres leurs opérations parlementaires. Certes, les socialistes russes apparaissaient d’une autre trempe, mais ils vivaient à part. Le groupe de la Vie Ouvrière rechercha le contact à la suite d’une lettre ouverte de Martov que publia Gustave Hervé. Ils rencontrèrent donc Martov, d’abord au cours de conversations particulières ; « un homme aux traits creusés, à la barbe déjà grisonnante, au beau regard profond, à la voix rauque, et qui marchait en traînant la jambe en souvenir des fers qu’il avait longtemps portés en Sibérie », ainsi le décrira Marcel Martinet. Puis vint une prise de contact officielle avec une délégation composée de Martov, le plus âgé, la quarantaine ; d’un polonais nommé Lapinsky, enfin de Trotsky.
Martov parti en Suisse, est remplacé dans la délégation par Losovsky, qui a été le secrétaire du syndicat des casquettiers et qui sera le dirigeant de l’Internationale Syndicale Rouge. Il déplacera les réunions à son domicile. Trotsky côtoie donc Monatte et, celui-ci ayant été mobilisé en février 1915, Alfred Rosmer, qui retranscrit scrupuleusement leurs longues conversations à Monatte, dont elles constituent l’oxygène dans ses tristes tranchées.
La Vie Ouvrière reparaîtra le 30 avril 1919 sous forme hebdomadaire ; des nouveaux ont rejoint le groupe : Fernand Loriot, Gaston Monmousseau, les futures plus belles moustaches du prolétariat français, Marcel Vergeat. Le journal trouve vite 4 000 abonnés et sa diffusion avoisine les 20 000 exemplaires, selon les chiffres de la police. A la scission syndicale, fin 1921, Monmousseau apportera la V.O.à la CGTU. A compter du début de 1922, Monatte, hostile à la division, se retire de la VO dont le comité de rédaction se compose alors de Monmousseau, Racamond, Bisch, Semard, Dudilieux, Couture, Audin, Chambelland.
Monatte ayant perdu sa V.O., la boutique du quai de Jemmapes sera, à partir de juin 1925 et jusqu’en avril 1929, le siège de sa nouvelle revue, la Révolution prolétarienne.
Puis la Librairie du Travail passera au 17 rue Sambre et Meuse, toujours gérée par Marcel Hasfeld, avec pour devise : « la vie enseigne, le livre précise ». Elle publiait, dans sa Bibliothèque communiste, les Quatre premiers congrès de l’Internationale communiste et, un peu plus tard, dans sa Bibliothèque de l’opposition communiste, la Troisième période d’erreurs de l’Internationale communiste, de Léon Trotsky.

84 du quai de Jemmapes, cristallerie fondée en 1890, située en aval de l’écluse du pont tournant, une conduite forcée prise depuis le niveau haut de l'écluse entraîne dans le sous-sol de l'atelier une roue à aubes ou une turbine a créé jusqu'aux années 30 des services de cristal pour les grandes marques du luxe, Vuitton, Hermès, Puiforcat. Entreprise Nicolas puis Schweitzer.

- 80 quai de Jemmapes, le Comptoir général http://www.lecomptoirgeneral.com/fr/about autre symbole du changement de nature d’un quartier ex ouvrier.

 De l’autre côté la passerelle :17-19 rue de Marseille, PLU, Groupe scolaire conçu par les architectes Daniel et Lionel Brandon qui ont travaillé en collaboration avec Raoul Brandon. La construction de cet édifice commence en 1933 et est achevée en 1949 par Edouard Boegner. L’école, construite en brique rose et le béton  bouchardé teinté en rose, s’organise autour de trois cours. La maternelle donne sur la rue de Marseille, l’école des filles occupe le bâtiment localisé au fond de la parcelle et l’école des garçons clôt l’ensemble sur la rue des Vinaigriers. Les ferronneries des portes d’entrée furent réalisées par Edgar Brandt. Le décor de la porte de l’école maternelle a été inspiré par les fables de La Fontaine et celui de la porte de l’ancienne école de filles, par les contes de Perrault. Les deux panneaux sculptés en bas-reliefs, représentant les allégories de l’enseignement, sont l’œuvre  de K.-L. Ginsburg et F. Bazin.

[1]L’emploi populaire du féminin est dû sans doute à l’influence d’auberge, mot plus courant pour désigner le lieu accueillant des voyageurs.

24 NUANCES DE ROUGE

$
0
0

De la banlieue rouge au Grand Paris, c’est le titre. « Rouge », c’était avant que la suite obligée soit « difficile », « sensible », « à problèmes », etc., puis que « banlieue » se morcelle, avec les mêmes qualificatifs, en « quartiers ». A l’époque, disons jusqu’aux années 1970, la banlieue est vue comme uniformément ouvrière et, dans un rapport de cause à effet, uniformément rouge. Sauf Neuilly et quelques autres, mais personne à Neuilly, et pas plus du dehors, n’a jamais pensé qu’on y vivait en banlieue ; à Neuilly, on est à Neuilly et, naturellement, Neuilly ne se retrouve pas dans notre corpus.
Uniformément ouvrière, la banlieue, c’était vrai des 24 communes constituant la 1ère couronne que nous avons retenues, y compris celles de l’ouest qu’on imaginerait aujourd’hui bourgeoises de toute éternité : Issy-les-Moulineaux, Boulogne, Suresnes, Puteaux, Levallois…
Uniformément rouges ? Si telle est la couleur du Front populaire, le vote « Front populaire » aux législatives d’avril-mai 1936 étant le critère qui élimine du livre Neuilly d’un côté, et la circonscription de Vincennes, Saint-Mandé et Fontenay-sous-Bois de l’autre, les seules ayant voté autrement.
Mais dans ce rouge, il y a, sinon comme dans le gris 50 nuances, au moins plusieurs : Au sortir de la guerre de 14, le PS a gagné 24 villes de banlieue. Emmenées par Henri Sellier, maire de Suresnes, ces municipalités passent toutes au communisme lors du congrès de Tours, à l’exception de Puteaux (et de son maire, Lucien Voilin, qui finira « néo », voir plus bas). Dès la fin de 1922, un certain nombre des élus communistes refusent les 21 conditions imposées par la 3e Internationale et fondent une Union socialiste-communiste, dont le congrès constitutif se tient à Boulogne-Billancourt au printemps 1923. On y retrouve André Morizet, maire de Boulogne ; Justin Oudin, celui d’Issy-les-Moulineaux ; Émile Cordon, celui de Saint-Ouen ; Michel Georgen, celui d’Aubervilliers ; Charles Auray, celui de Pantin ; Eugène Boistard, celui du Pré-St-Gervais.
En 1929, d’autres, qui sont restés au PC, en sont exclus pour « tendance municipaliste électoraliste », dont, en banlieue, Charles Auffray, le maire de Clichy. Il fonde dans sa ville, avec Louis Laporte, maire de Saint-Denis, un démissionnaire celui-là, un Parti ouvrier-paysan qui, l’année suivante, fusionnera avec les socialistes communistes de 1923 dans un Parti d’unité prolétarienne, le PUP (les députés de cette tendance siégeant au parlement dans un groupe d’Unité ouvrière).
Voilà pour les scissions communistes. A la SFIO, vous avez les « néo-socialistes » qui, exclus fin 1933, fondent un Parti socialiste de France ; vous y retrouvez Émile Creps, le maire de Montrouge et Charles Auray, celui de Pantin. En 1935, ce PSdF fusionne avec de vieilles scissions de la SFIO, antérieures à Tours, dans une Union socialiste dont le congrès constitutif se tient à Pantin en novembre 1935, et dotée d’un périodique ayant pour directeur politique Marcel Déat.
Rendant compte des municipales de mai 1935, l’Humanité titre en Une : « “Vive la Ceinture rouge de Paris“. PC : 27 municipalités, SFIO : 9, pupistes et groupe de Saint-Denis : 5 ». Comme vous le voyez, le PUP est compté dans le Front populaire ; l’Union socialiste, fondée six mois après les municipales, s’en déclarera partie prenante également. « groupe de St-Denis », désigne évidemment les partisans de Jacques Doriot.
L’année suivante, pour le premier tour des législatives de mai 36 : le quotidien fait figurer dans la liste des résultats du 1er tour, ceux du « renégat » Doriot, dans celle du 2ème tour, ceux de « Doriot (hitlérien) ». Doriot vient de l’emporter, de peu, par 11 607 voix contre 10 889, sur Fernand Grenier.

Il y a dans ces manifestations de « municipalisme électoralisme », dont on peut penser que la dénonciation n’était que l’expression d’un cours sectaire du Parti communiste, tout le problème de l’autonomie des élus par rapport à leur parti, son programme, et du même coup les promesses faites aux électeurs. Ce problème de la représentation ne se limite évidemment pas au niveau municipal, mais c’est bien à ce niveau-là que se constituent les clientèles et les fiefs.
A ce sujet, dans son livre de 1994, Paroles d’un maire, dix ans après son élection et deux ans avant qu’il ne rende sa carte du PC, Jean-Pierre Brardécrivait : « Nous vivons aujourd'hui un retour sur le local, sans qu’il s’agisse pour autant de « localisme » ou de passéisme. C’est un retour positif dans la mesure où il se démarque de la politique politicienne. Les uns et les autres s’attachent à donner forme à leur cadre de vie, c’est une avancée vers plus de citoyenneté. Je ne nie pas pour autant l’horizon limité constitué par la collectivité locale : les choix importants ont besoin d’être relayés au niveau de l’État »…

Dans le nuancier de la banlieue, on aura eu aussi ce croissant nord-est, passé au brun, qui amène à relativiser l’automaticité de l’équation « banlieue ouvrière = banlieue rouge ».
Jacques Doriot à la salle des fêtes de St-Denis; congrès de fondation du PPF. Gallica
C’est à Saint-Denis, dans l’actuel théâtre Gérard Philippe, que Doriot fonde à la fin de juin 1936  son Parti Populaire Français, le PPF. C’est à Aubervilliers que règne Pierre Laval, maire de la ville dès 1923, sur une liste d’Union fédérative regroupant des démissionnaires de la SFIO comme de la SFIC, et qui le restera sans discontinuer jusqu’à la guerre. Pantin est le fief de cette Union socialiste dont le journal, Front, a pour directeur politique Marcel Déat, même si le maire, Auray, mourra avant d’avoir eu l’occasion de se compromettre dans la collaboration. Laval finira devant un peloton d'exécution de la Haute Cour de Justice à la Libération, Doriot et Déat auront accompagné le gouvernement de Pétain jusqu'à Sigmaringen.
Ajoutons qu’à Montreuil, Fernand Soupé, le 1er maire PC de la ville, membre de son Comité Central, a démissionné du Parti fin 39, rejoint le PPF de Doriot, puis le POP (à ne pas confondre avec le 1er POP dont on a parlé plus haut) de Marcel Gitton, avant d’être mitraillé par les communistes fin 41 et de se retrouver hémiplégique. L’ex socialiste Georges Barthélémy, maire de Puteaux, tout aussi collaborationniste, sera abattu sur le chemin de l’hôtel de ville le 10 juillet 1944. Voilà le rouge bien souillé.

Quant au « Grand Paris », le second volet du titre, commençons par préciser que le livre n’en observe que la 1ère couronne. Le récent pic de pollution nous a rappelé, ou fait découvrir, que la circulation alternée réunissait en un tout unique Paris et cette 1ère couronne : c’est aux portes de nos (celles du livre) communes de banlieue que doivent s’arrêter les véhicules portant le mauvais numéro minéralogique. Parce que ces villes, ce sont celles où se prolongent les 13 lignes du métro, qui se sont trouvées « annexées » par le réseau souterrain sinon par décision administrative.  
Montreuil est un bon exemple de l’assimilation du premier cercle. En 1997, après un mouvement de protestation contre la loi (Jean-Louis) Debré sur l’immigration, initié par des cinéastes, le ministre à la Ville et à l’Intégration, Éric Raoult, écrit aux signataires du manifeste pour leur dire en substance : « allez donc habiter un mois aux Grands Pêchers, vous y découvrirez que les problèmes d’intégration, c’est pas du cinéma » ! Bertrand Tavernier et son fils Nils le prennent au mot et vont filmer pendant trois mois la vie des habitants de ladite Cité des Grands Pêchers. Un documentaire en est issu, qui aura pour titre De l’autre coté du périph’.
Cédric, aux Tavernier: « essayez de faire voir aux gens qu’on est quelqu’un et qu’on vaut quelque chose."
En 2006, huit ans après sa diffusion, L’Expresstitre« Montreuil, nid de bobos », explique que la ville est la « terre promise » des artistes parisiens, un Eldorado immobilier pour les familles de classes moyennes, un lieu de sortie branché ; en un mot, un « 21ème arrondissement », que d’autres périodiques comparent à TriBeCa, (le Triangle en dessous de Canal Street, à Manhattan), ou à Berlin.
Jean-Pierre Brard a joué très tôt le jeu de la « gentrification » et Montreuil est devenu le laboratoire du phénomène, qu’a étudié la thèse d’Anaïs Collet, Générations de classes moyennes et travail de gentrification, Université Lumière Lyon 2, 2010.

Une autre connotation de banlieue, c’est évidemment « immigrés » ; l’intégration du ministre Raoult, c’est eux qu’elle visait. Il y a eu un temps, où la banlieue rouge était le lieu de l’internationalisme prolétarien. Prenons le Red Star, de Saint-Ouen : c’est l’étoile rouge des Soviétiques, exprimée en anglais, pour un club de foot qui se fiche du nationalisme, comme on peut le voir : le 28 octobre 1934, le Red Star reçoit Mulhouse au stade Bauer. Les organisateurs, apprenant l’assassinat du ministre des Affaires étrangères, Louis Barthou, et du roi de Yougoslavie, Alexandre Ier, qui vient d’être perpétré à Marseille, demandent une minute de silence. Les tribunes répondent par des sifflets nourris. Ce que la revue communiste Sport commente ainsi à sa parution suivante : « Ils y regarderont sans doute à deux fois, à l’avenir, avant de tenter d’entraîner dans leurs pantomimes nationalistes les prolos de Saint-Ouen. »
-->
L’hommage rendu à Rino Della Negra, en 2013, au cinéma l’Espace 1789, au stade Bauer, et au Mont Valérien
La présence des immigrés en banlieue est notable dès les années 20. La cartoucherie Gévelot, d’Issy les Moulineaux, va recruter directement à Marseille les rescapés du génocide arménien, auxquels elle signe des contrats d’un an. Et les autorités françaises dirigent d’elles-mêmes plusieurs milliers d’Arméniens sur Issy. Ils y retrouvent des Russes, des Espagnols, des Italiens dans le ghetto immigré de cette île Saint-Germain, si facilement inondable, à peine viabilisée, ou dans le bidonville de la rue Paul Bert. Issy-les-Moulineaux compte maintenant une rue d’Erevan, capitale de l’Arménie.
On connaît Les Ritals de Nogent, dont Cavanna a écrit la saga, ces Valnuresi de la région émilienne de Piacenza, qui seront remplacés sur les chantiers, après la 2ème guerre mondiale, par les Portugais rassemblés jusqu’en 1972 dans l’immense bidonville de Champigny.Début 1926, Les métallurgistes italiens sont assez nombreux à Puteaux pour qu’on trouve dans l’Humanité des convocations en version originale pour des réunions ou meetings. 3 500 Italiens habitent Montreuil en 1931. A la même date, 8 500 Espagnols habitent (si le terme convient au bidonville des Francs-Moisins) la Plaine-Saint-Denis, une Petite Espagne dont le centre symbolique est la rue Cristino Garcia.
Nina Berberova nous a décrit les Russes blancs de Renault-Billancourt : « Un ouvrier sur quatre [Renault comptait alors 25 000 ouvriers et 3 000 ouvrières], était un ancien gradé de l’Armée blanche. Ils se tenaient droits comme des militaires et leurs mains étaient abîmées par le travail. (…) On savait qu’ils n’étaient pas des instigateurs de grèves et qu’ils s’adressaient rarement au fonds d’aide médicale de l’usine. Ils jouissaient d’une santé de fer acquise sans doute au cours de la Grande Guerre et de la guerre civile, et ils étaient particulièrement soumis à la loi et à la police. » Et on retrouvera ces Russes blancs, qui jouent facilement les jaunes, dans bien des entreprises de notre banlieue, à la Canalisation électrique de Saint-Maurice, par exemple, de l’autre côté de Paris.
Dès sa création en 1926, l’Etoile Nord-Africaine (ENA) est bien implantée à Clichy et Levallois, Puteaux et Billancourt. Ses réunions, « Chez nous », qu’on appelle aussi la « salle Coop » (c’est le restaurant coopératif de La Revendication, la fameuse Coop fondée par Benoît Malon), rassemblent souvent plusieurs centaines de participants. Le 5 août 1934, c’est à la Maison des syndicats du 28 rue Cavé, à Levallois, qu’apparaît pour la première fois au grand jour le drapeau algérien vert et blanc marqué d’une étoile et d’un croissant rouge, déployé devant 6 à 700 participants de l’assemblée générale annuelle de l’Etoile Nord-Africaine. C’est Émilie Busquant, la compagne de Messali Hadj, qui l’a confectionné.
Pendant le Front populaire, Messali Hadj fait le tour des usines occupées tout comme les leaders syndicaux ou politiques nationaux ; il y exprime la solidarité des travailleurs algériens avec leurs camarades français ; il assure qu’il fait confiance au gouvernement de Front populaire pour abroger, en Afrique du Nord, les lois d’exception, y établir les libertés démocratiques et l’égalité des droits sociaux.
Mieux, dans le Figaro du 12 novembre 1936, voilà qu’un articla a ce chapeau : « Les Nord-Africains, troupes de choc du communisme, ne sont plus surveillés par la police parisienne. L'agitateur Messali se montre ouvertement à Paris. » On peut lire plus bas : « Chiappe signale au préfet de Police, par une lettre publique, que les usines de la Société Fulmen ont été occupées par une partie de ses ouvriers en grève. Les occupants sont pour la plupart nord-africains. Il en a été de même à l’usine Lebaudy [dans le 19e arrondissement]. (…) Des dizaines de milliers d’ouvriers algériens ou tunisiens tendent de plus en plus à devenir la troupe de choc éventuelle des révolutionnaires. C’est à eux, dans les usines occupées, que les ouvriers en grève ont confié, en maintes circonstances que je pourrais vous spécifier, la garde des directeurs et des ingénieurs séquestrés dans leurs bureaux. »
Au moment où paraît cet article, les Bougies de Clichy, sur ce même quai où se trouve, à l’autre extrémité, l’usine Fulmen, sont occupées depuis une semaine – depuis le renvoi de trois ouvrières pour une affaire ayant eu lieu en dehors de l’usine, et le refus du directeur d’accepter de se rendre à la commission des conflits. Le 23 novembre, le fils du patron, Paul Cusinberche, trésorier d’une section Croix-de-feu, tente de reprendre « son » usine à la tête d’une bande armée. Tahar Acherchour, gréviste algérien de 28 ans, syndiqué CGT, a le foie et l’intestin traversés par une balle. Transporté à Beaujon, il y meurt le lendemain. Sept autres grévistes ont été blessés.
L'Humanité du 30 novembre 1936. Gallica
Trois mille personnes crient leur indignation à la salle des Fêtes des allées Gambetta. Le 29 novembre, plus de 200 000 manifestants suivent le corps d'Acherchour de la maison des Syndicats rue Mathurin Moreau à la gare de Bercy, d'où il regagnera sa terre natale. En tête, 25 000 Nord Africains tenant les drapeaux de leur organisation, frappés de l'étoile et du croissant, le Comité du Rassemblement indochinois en France et l'Union des travailleurs nègres. Le premier groupe syndical, derrière, est celui des produits chimiques, avec Jean Poulmarc’h et Anselme Rosarde; le Parti communiste est représenté par Marcel Cachin et Paul Vaillant-Couturier. Sur le large terre-plein au fond duquel stationne le wagon mortuaire, un délégué de l’Etoile Nord-Africaine a ces mots : « Le sang de Tahar scellera encore plus l'union des peuples de l'Afrique du Nord avec le peuple de France ! Ensemble, ils se libéreront de leurs ennemis communs ! » Henry Raynaud, secrétaire général de l'Union des syndicats de la région parisienne lui succède : « L'Union des syndicats, en défendant particulièrement les revendications de tous les travailleurs sans distinction de race, lutte énergiquement pour briser les chaînes qui pèsent sur les peuples nord-africains. Elle lutte pour la suppression du code de l'indigénat, le bénéfice des allocations familiales et des congés payés pour les Nord-Africains au même titre que pour les ouvriers ! » Gaston Monmousseau, Lucien Vandenbosch et André Ernoult des industries chimiques accompagneront le corps en Algérie jusqu’au cimetière de Sidi-Aïch.
Le 28 mai 1952, lors de la manif interdite contre « Ridgway la peste », quand le cortège parti des Quatre Chemins arrive au métro Stalingrad, Belaïd Hocine, ouvrier municipal d’Aubervilliers, est mortellement blessé par la police. Il est enterré le 13 juin à Aubervilliers. On peut constater dans le cortège imposant (le film de son enterrement est en ligne) la présence de nombreux travailleurs immigrés, maghrébins et noirs.
Lors des municipales de 1971, un ouvrier serrurier de 31 ans, Salah Kaced, est tué d’une balle de 9 mm, sept autres personnes sont blessées. Tous sont des colleurs d’affiches de l’ancien sénateur-maire de Puteaux, Georges Dardel, qui fut de la tendance « gauche révolutionnaire » de la SFIO et l’un des fondateurs, avec Marceau Pivert, du Parti socialiste ouvrier et paysan qui en dériva. Les dix-sept inculpés, dans cette affaire, sont tous des proches du maire Charles Ceccaldi-Raynaud, ancien socialiste. Quand L’Express, le Nouvel Observateur d’alors titrent sur « Une banlieue de série noire » ou « Chicago-sur-Seine », il ne s’agit ni de cités de la ceinture nord-est ni d’affrontements de dealers. Il n'y a pas de fumée sans feu, d’André Cayatte, et Adieu Poulet de Pierre Granier-Deferre sont l’écho à l’écran de cette guerre des maires. Beaucoup plus récemment, « “Dallas“ dans le 9-2 », du Point, décrivait les rapports du père et de la fille, nouvelle maire de Puteaux, et « Pyongyang-sur-Seine », du Canard enchaîné, la ville sousla férule de Joëlle Ceccaldi-Raynaud.

Le 17 octobre 1961, les Algériens ont reçu du FLN la consigne, pour boycotter le couvre-feu, de défiler, en famille, sans arme d’aucune sorte et habillés correctement, ceux de la banlieue nord-est sur les Grands Boulevards, pendant que la banlieue ouest fera de même sur les Champs-Élysées et la banlieue sud sur les boulevards Saint-Michel et Saint-Germain. Les corps de nombre d’entre eux seront jetés dans la Seine du haut des ponts de Neuilly et de Clichy.
Le 17 octobre 2011, Mohamed Ghafir, ancien responsable du FLN pour la banlieue nord, s’est vu remettre la médaille de citoyen d’honneur de la ville de Clichy des mains du maire, Gilles Catoire. « C’est la première fois qu’une distinction de cette nature est offerte à un citoyen algérien par une autorité française, et pour des faits de résistance contre la répression et les massacres du pouvoir colonial de l’époque. »

Les immigrés luttent, et tombent au combat. L’intégration passe par les usines et le militantisme syndical et politique ; elle est sociale autant que spatiale. La différence avec l’époque récente, c’est que les mesures, nationales, prises pour « réussir » l’intégration ne portent plus que sur l’espace, à grand renfort de rénovation urbaine et de démolition/reconstruction du logement social. C’est sans doute qu’à partir du milieu des années 1970, les usines ont fermé et qu’a disparu avec ellesla culture ouvrière qui s’y formait et se vivait dans les banlieues. Le logement social, la mixité sociale qu’on y prône à chaque nouvelle loi, n’empêchent pas que le sentiment d’appartenance commune ne réside plus désormais dans la condition ouvrière mais dans la seule expérience du racisme et des discriminations.

A une délégation des Soviets de Moscou, venue visiter en novembre 1925 la commune qui s’appelle désormais « Boulogne-Billancourt », André Morizet expliquait, sous les portraits de Lénine et de Trotski accrochés aux murs de son cabinet (il avait fait le voyage en URSS, en avait tiré un livre, qu’il leur offre : Chez Lénine et Trotski), que cette « municipalité ouvrière [a été] conquise sur la bourgeoisie conservatrice pour en faire une cité commode et agréable à vivre pour les travailleurs de tous pays qui l'habitent ». Une majorité de ses travailleurs n’y habitaient pourtant pas : plus de la moitié de ceux de Renault, les enquêtes le montrent, et près des deux-tiers du personnel des huit plus grosses entreprises de la ville. Pour qu’ils y habitent, il aurait fallu construire, mais s’il a déterminé la place des immeubles locatifs dans un zonage tripartite, - du nord au sud, habitat individuel, collectif, et usines -, le maire n’en a pas fait construire. L’historien Pascal Guillot relève que le bilan préélectoral de la section socialiste de Boulogne (Morizet a fait retour, en 1928, à la SFIO), Quinze ans d’administration ouvrière (1919-1935), ne comporte pas une ligne sur le logement social. Et en effet, c’est l’office d’HBM de la Seine, et non la ville, qui est responsable du seul grand ensemble de quelque importance qui ait été réalisé, avec son millier d’appartements. Conçu par l’architecte Joseph Bassompierre sur les squares de l'Avre et des Moulineaux, il a été édifié sans respect du zonage, sur le terrain d’un ancien dépôt de tramways. « Morizet, assure Pacal Guillot dans les Cahiers d’Histoire, bien que socialiste, veut construire le moins possible d’Habitations à Bon Marché dans sa commune, évitant que celle-ci ne se prolétarise et ne devienne à terme un bastion ouvrier. » Le maire a préféré faire venir le métro, 1ère prolongation d’une ligne en banlieue, épargnant aux ouvriers de marcher depuis la porte Saint-Cloud.
« Une cité commode et agréable à vivre pour les travailleurs de tous pays qui l'habitent », selon les termes de Morizet, c’est en tout cas une sacrée évolution par rapport à ce qu’à l’automne 1900, dans la salle des fêtes de la mairie d’Ivry, le congrès du Parti Ouvrier Français (marxiste, de tradition guesdiste), se fixait comme objectif : « Il n’y a pas et ne saurait y avoir de socialisme communal. Tout ce que peuvent et doivent par conséquent les municipalités arrachées à la bourgeoisie par le Parti socialiste, c’est armer la classe ouvrière pour la lutte défensive et offensive à laquelle elle est condamnée en mettant à la charge de la commune les enfants, les vieillards et les invalides du travail ; en réalisant, en un mot, les améliorations de détail qui peuvent augmenter la liberté d’action des travailleurs. »
Le seul ensemble HBM de Boulogne était donc dû à l’Office départemental de la Seine, à l’initiative de quinze cités jardins en banlieue. A la tête de l’office, Henri Sellier. A Suresnes, après qu’il avait procédé à un zonage rigoureux, l’agrandissement des usines existantes et l’implantation de nouvelles devaient éliminer les habitations éparses de la zone manufacturière. Il faudrait en reloger les habitants, et loger les nouveaux qu’amènerait la poursuite de l’expansion industrielle. A cet effet, Suresnes rachète entre Rueil et Saint-Cloud les quarante-deux hectares de l’ancienne ferme impériale de la Fouilleuse, afin d’y construire une cité-jardin susceptible d’accueillir ouvriers non qualifiés comme ingénieurs et techniciens.
La Cité-jardin, projetée en 1915, sort de terre à partir de 1919. Cet ensemble architectural novateur, destiné à accueillir entre 8 000 et 10 000 habitants, se caractérise par la mixité sociale que permettront HBM, “HBM améliorées“, (toutes munies du chauffage central et de salles de bains), enfin pavillons, et la présence de nombreux équipements publics (2 établissements de lavoirs et bains-douches, un centre municipal de puériculture avec consultation de nourrissons, un dispensaire, une maison de retraite, une école de plein air pour les enfants tuberculeux ou souffrant d’affections respiratoires ; un théâtre de verdure et une grande piscine sont prévus, pour ne rien dire des commerces de proximité, centre culturel, espaces verts et lieux de culte. Sa réalisation, confiée à l’architecte Alexandre Maistrasse, s’organise autour de deux axes principaux perpendiculaires N-S et E-O, bordés d’arbres. Achevée en 1956, la Cité-jardin compte alors 3 297 logements, dont 170 pavillons (3 045 logements aujourd’hui du fait de la reconfiguration lors de la réhabilitation réalisée entre 1985 et 1996 par l’OPHLM des Hauts-de-Seine).
--> Le professeur Castellani, directeur de l'École d'Hygiène et de médecine tropicale de Londres, visite les installations d'hygiène de Suresnes, en 1937. Gallica
Enfin, à l'extrémité de cette cité-jardin, - je cite ici la revue Urbanisme de janvier 1935 -« pour les familles, souvent nombreuses, qui ont révélé une éducation sociale douteuse et qui ont besoin d'être observées et améliorées avant d'être introduites dans un milieu normal », sera construit un immeuble spécifique, « conçu de façon à éviter les dépenses onéreuses d'entretien qu'entraîne fatalement l'occupation de locaux par de telles familles, et à les maintenir, malgré elles, dans un état d'hygiène satisfaisant. »
Ce bâtiment de « quarantaine », comme le fait que l’office d’HBM, par le contrôle rigoureux des talons des tickets de bains-douches, s’assure de leur fréquentation suffisante par les locataires dont les appartements en sont dépourvus, ont conduit l’historien Roger-Henri Guerrandà définir la « doctrine de Suresnes »  comme un « instrument de normalisation et de moralisation du prolétariat ».

Aucun des sujets passés en revue n’est exposé dans le livre de cette manière systématique ; chaque élément y vient, à son heure, à sa place dans le portrait et l’histoire de telle ou telle ville particulière. Et c’est donc par une invitation au voyage, dans cette ex banlieue déjà Paris plus grand, que je voudrais terminer. Ce voyage, je vous le conseille naturellement à pied, en vélo, ou en bus, mais puisqu’on évoquait au début la pollution automobile et la circulation alternée, il est un roman d’Octave Mirbeau moins connu que son Journal d’une femme de chambre, c’est, paru en 1904,La 628-E8, n° d’immatriculation de sa voiture. Le livre est dédié à Fernand Charron, son constructeur. L’usine Charron-Girardot-Voigt, 400 ouvriers, était rue Ampère, à Puteaux. Et si Renault, Citroën sont de plus gros symbole de la construction automobile en banlieue, c’est à Puteaux que la bagnole est entrée en littérature. « Elle m’est plus chère, plus utile, plus remplie d’enseignements que ma bibliothèque, où les livres fermés dorment sur les rayons, que mes tableaux, qui, maintenant, mettent de la mort sur les murs, tout autour de moi, avec la fixité de leurs ciels, de leurs arbres, de leurs eaux, de leurs figures… Dans mon automobile j’ai tout cela, plus que tout cela, car tout cela est remuant, grouillant, passant, changeant, vertigineux, illimité, infini… J’entrevois, sans en être troublé, la dispersion de mes livres, de mes tableaux, de mes objets d’art ; je ne puis me faire à l’idée, qu’un jour, je ne posséderai plus cette bête magique, cette fabuleuse licorne qui m’emporte, sans secousses, le cerveau plus libre, l’œil plus aigu, à travers les beautés de la nature, les diversités de la vie et les conflits de l’humanité. »

LE GRAND PARIS VU DU TOIT DE LA PHILARMONIE

$
0
0
Le jeudi 14 mai, avec seulement un téléphone pour profiter de l'aubaine d'un chantier dépourvu de tout signe visible d'interdiction au public :
La rencontre d'un parapluie et d'un ciel couvert sur le toit de la Philarmonie resté ouvert
De la tour Montparnasse à la tour Eiffel
De la tour Eiffel au Sacré-Cœur
Du Sacré-Cœur à la Défense

Derrière la Cité des Sciences la tour Pleyel
A la cime de l'arbre, l'anneau de saturne du Stade de France

LE GD PARIS VU DU TOIT DE LA PHILARMONIE (SUITE)

$
0
0
Le jeudi 14 mai, avec seulement un téléphone pour profiter de l'aubaine d'un chantier dépourvu de tout signe visible d'interdiction au public :
Du stade de France à la tour La Villette

Les Grands Moulins, la cheminée de la blanchisserie Ellis et le beffroi de l'Illustration, auj. Paris 13, à Bobigny
Le regard poursuit jusqu'au lanternon de la mairie de Pantin

La cité de la Marseillaise et, au-delà, le Pré-Saint-Gervais

BOBIGNY, ILLUSTRATIONS

$
0
0
Bobigny n’est pas une commune limitrophe de Paris et n’entre pas, du coup, en tant que telle, dans le corpus De la banlieue rouge au Grand Paris. Une rencontre étant organisée dans les locaux d’A la librairie, 23 bd Lénine, le jeudi 28 mai à 18h30, j’évoque brièvement, ci-dessous, quelques-unes des histoires qui auraient constitué le chapitre Bobigny si… - ce qui donne du même coup une idée des monographies des communes qui figurent dans l’ouvrage.
 
L'imprimerie modèle de l'Illustration. Gallica
Les années 1930 sont une période faste pour le théâtre ouvrier. Les premiers groupes s’appellent la Phalange du 18e, l’Amicale artistique des coopérateurs du 14e, l’Aube artistique de Bobigny, etc. Cette dernière est la première à changer son nom en celui de Blouses bleues, et son animateur, Gaston Clamamus, le fils du maire de la ville, une fois devenu trésorier de la Fédération du Théâtre ouvrier de France (FTOF), va tenter d’étendre cette appellation de “blouses bleues” à tous les groupes de la fédération, de faire de la blouse bleue le costume de scène, avec derrière l’expression une ligne politique à l’imitation des groupes homologues soviétiques. À la fin d’août 1931, la FTO F pense réunir 30 groupes de “Blouses bleues” à Bezons pour son assemblée régionale parisienne ; seize seulement se présentent, dont neuf en mesure de participer à un “spectacle” de démonstration. Mais la Fédération va bientôt compter plus de cent groupes dont, pour Paris intra-muros, Masses, Mars, et Octobre, outre ceux des 13e, 14e, 18e et 20e arrondissements. La FTOF, est alors animée par le compositeur Robert Caby, l’un des derniers amis d’Erik Satie, journaliste musical de l’Humanité et gérant de la Revue du cinéma de Jean-Georges Auriol, et par Jean-Paul Dreyfus (J.-P. Le Chanois). Robert Caby, membre du PC depuis la fin des années 1920 mais ami de Léon Sedov, quittera plus tard le parti pour militer à l’aile gauche du PS.
Tyler Stovall, le second « urbagraphe », après Annie Fourcaut, de Bobigny (The Rise of the Paris Red Belt. Berkeley:  University of California Press,  1990), donne comme animateur des Blouses Bleues de la ville le compositeur Hermann Berlinski, réfugié communiste juif allemand, qui donne aussi à Bobigny des leçons de piano, et dirigera la Chorale populaire allemande, fondée en 1936, qui sera au programme de tous les grands rassemblements organisés par le Comité Thaelmann.
Au répertoire des Blouses bleues de Bobigny, pour la fête de l’Huma de Garches, en 1932, la saynète Les Flics ; en soutient des Citroën en lutte, le 21 avril 1933, à la salle des fêtes de Clichy, 172 millions de bénéfices.
Peu après, les Blouses bleues sont sélectionnées, en compagnie du groupe Octobre davantage resté dans les mémoires parce que Jacques Prévert lui a fourni ses textes, pour l’Olympiade théâtrale internationale qui se tiendra à Moscou du 24 au 30 mai 1933. Paul Gsell, qui en rend compte dans Comœdia,écrit qu’aux Olympiades, les Blouses bleues de Bobigny « jouèrent un sketch d’une ironie cinglante contre la stupidité du cinéma bourgeois. Il y a là une très saisissante libération de la jeune classe ouvrière à l’égard des bobards ineptes de notre société fatiguée. Bobigny donna également des chœurs parlés qui faisaient appel à la grève contre d’impossibles conditions de travail. » Le groupe Octobre y donnait la Bataille de Fontenoy, « d’une verve primesautière » que Gsell place dans la lignée d’Aristophane, et « un sketch contre Citroën, improvisation qui fut écrite en deux heures à la demande des ouvriers en grève. »
Retour de Moscou, les Blouses bleues sont le 6 août 1933 à la grande fête champêtre du Secours Rouge International à Argenteuil, puis à la fête de l’Huma, avec le groupe Mars, et la Phalange du 18e, où elles donnent En avant !, l’Antifasciste, Quittez les machines !, Guerre à la guerre !, le Chant des paysans, Front rouge ; des saynètes comme Coup de balai ou Hitler ; un chœur parlé : Pars à la guerre ! Le 30 sept 33, elles sont au 7e congrès de la CGTU, avec l’Allemagne hitlérienne, et le chœur Allons ! Debout ! nous, les jeunes !
L'entrée principale de l'Illustration. 1933. Gallica
Le 23 janvier de l’année suivante, elles clôturent par leurs chants l’anniversaire de la mort de Lénine devant 8 000 travailleurs, salle Bullier. Le 27 février, c’est au meeting de Magic City, pour l’anniversaire de l’incendie du Reichstag, qu’elles interprètent le Chant de Dimitrov, l’Antifasciste, l’Allemagne de Hitler. Le 7 mars, à la fête de la jeunesse du Moulin de la Galette, elles donnent Hier, Aujourd’hui, Demain. Le 30 juin, au théâtre de l’Ambigu, les Blouses bleues retrouvent le groupe Octobre pour la manifestation artistique et sportive de la FTOF et de la FST (Fédération sportive du Travail) avec Qui veut la guerre ?, grande revue politique réunissant 30 acteurs.
Le 8 juin 1935, à la fête de l’ARAC, au Pré-St-Gervais, les BB font découvrir O.G.A. (Organisation Générale de l’Abrutissement), une pièce de O'Brady en 9 tableaux. « Dans O. G. A., un jeune poète sans ressources ni idéologie finit par aimer une vedette de cinéma. Cette personne qui n’est qu’un jouet entre les mains du « chef » fasciste entraînera le poète dans l’OGA, dont il est bien difficile de sortir. Le poète cependant, guidé par un jeune chômeur, dont il avait autrefois fait la connaissance sur un banc, découvrira petit à petit quel est l'envers de l'O. G. A. et s’en délivrera. » A la fête de l’Huma, un chœur parlé fait dire au métallo, au chômeur, au petit commerçant, au soldat ce qui l’attache à l’Humanité.
Le 13 sept 1936, Tristan Rémy, qui fut le complice d’Henry Poulaille durant les années 1920 dans la défense de la littérature prolétarienne, explique dans un article de l’Humanité que « le music-hall se rajeunira en bénéficiant des recherches et des réalisations que les frères Marc (le futur chanteur Francis Lemarque et son frangin), par exemple, les chœurs parlés, les groupes de la Fédération populaire du Spectacle : Proscenium, Mars, les Blouses bleues de Bobigny ont pu entreprendre par un contact de plus en plus étroit avec les masses »
Gaston Clamamus, né en 1906, sera victime, le 26 août 1944, de l’attentat qui visait son père.

Aujourd'hui à l'heure de Paris 13
L’imprimerie modèle de l’Illustration a été inaugurée le 30 juin 1933, en présence du ministre de l’Intérieur, du président du conseil municipal de Paris, du préfet de police et de celui de la Seine. Elle marque le paysage par sa tour château d’eau de 64 m de haut (visible aujourd’hui depuis le toit de la Philharmonie de la Villette, cf. http://www.alain-rustenholz.net/2015/05/le-gd-paris-vu-du-toit-de-la.html), flanquée d’horloges dont les aiguilles font 5 m de long et les chiffres 1 m 10 de haut. C’est dire qu’elle rappelle à ses horaires de travail le salariat à des kilomètres à la ronde. La proximité de l’aéroport du Bourget lui impose des angles munis de lampes rouges.
La rédaction et l’administration sont restées au siège historique de la rue Saint-Georges (Paris 9e), relié à l’imprimerie de Bobigny, où sont tirés les 200 000 exemplaires du périodique, par deux lignes de téléphone privées.
L’imprimerie modèle n’est pas un bastion rouge. L’Humanité du samedi 6 juin 1936, sous le titre « Les grèves à Bobigny », se contente d’une liste : L'Illustration ; les lampes Philippe ; les Bonneteries Gérard ; le Bronze Industriel ; Mécano ; les Glaces de Saint-Gobain ; les Grandes Boulangeries de la Seine ; la Compagnie des Émeris ; la Maison Loutil. Le Populaire du même jour est plus précis : « Tard dans la soirée de vendredi, un accord provisoire a été signé entre M. Baschet, directeur de l'Illustration, et ses ouvriers de l'imprimerie de Bobigny qui étaient en grève depuis jeudi. En attendant l’application du tarif syndical, ils obtiennent 15% d’augmentation, pas de sanctions, heures de grève payées et reconnaissance du droit syndical. Alors qu’il n’y avait aucun syndiqué dans la maison, tous les ouvriers ont pris leur carte. »
La chaufferie qui assurait au papier la stabilité hygrométrique nécessaire
Le 19 janvier 1937, la photogravure se met en grève sur des questions de salaire dans quinze maisons dont Georges Lang, l'Illustration, le Petit Parisien, Crété, à Corbeil. Le Populaire du 6 février annonce que « Le personnel de la photogravure de l'Illustration a reçu hier matin une feuille de rupture de contrat et de licenciement. Une autre circulaire sera envoyée à ceux que la direction voudra bien reprendre. » 

En 1935 a été inauguré, non loin de l’Illustration, un hôpital franco-musulman. L’État semble reconnaître ainsi, comme pour la grande mosquée de Paris dix ans plus tôt, le rôle des 300 000 soldats musulmans qui ont combattu pour la France pendant la guerre de 14-18. Les repas y sont halal, l’imam de la mosquée y est comme chez lui, un laboratoire de pointe doit permettre l’étude de maladies spécifiques exotiques. Il y a aussi, à côté de la loge du gardien, un commissariat de police. L’hôpital aujourd’hui Avicenne, réservé alors aux seuls musulmans, et unique hôpital qui leur soit autorisé, dépend en effet du Service des Affaires Indigènes nord-africaines (SAINA), service sous la double tutelle de la préfecture de Police et de la préfecture de la Seine, en l’occurrence de ses Office d’hygiène sociale et Bureau des œuvres charitable.
L'inauguration de l'hôpital franco-musulman vue par l'Illustration, sa voisine, dont on voit la tour château d'eau dépasser
Le SAINA, créé en 1925, avait vite géré un dispensaire, au 6, rue Leconte (Paris 17e), (et un second à la grande mosquée), puis une infirmerie de 10 lits, dotée d’un centre de radiologie, dans la rue Clairaut perpendiculaire ; bientôt un foyer 8, rue Lecomte, un deuxième 75 rue d’Argenteuil, à Colombes, et enfin un troisième à Gennevilliers.
Le SAINA était surtout doté d’une « Brigade Nord-Africaine », section de la PJ, soit 32 inspecteurs et 5 gradés. A leur arrivée en région parisienne, les Nord-Africains devaient venir y faire viser leurs papiers. C’est là aussi que se faisait le pointage des cartes de chômage, et la perception de l'indemnité était soumise à enquête préalable ayant trait à l'identité, aux conditions de séjour et de travail dans le département de la Seine. Un bureau de placement et un café maure, ouvert toute la journée, complétaient les installations de « l’officine de la rue Lecomte », comme on dit à gauche, qui mêlait étroitement l’action sociale à la surveillance policière, sans parler de l’action antigrèves : en mai 1937, pendant le grand mouvement des laveurs de taxis, la Brigade nord-africaine expédiera à Levallois, pour y faire les jaunes en remplaçant les lock-outés de la G7, les quelques malheureux qu’elle loge dans ses foyers.
L'officine de la rue Lecomte aujourd'hui. Capture d'écran Google streetview
On estime qu’il y a, en 1928, en région parisienne, entre 35 et 40 000 travailleurs venus d’Afrique du Nord, très majoritairement des Algériens et, parmi ceux-ci, majoritairement des Kabyles. En 1933, ils sont évalués à  65 000 dans le département de la Seine, et à 77 000 en 1936, dont 5 500 inscrits au chômage.
En 1935, avant l’ouverture de Bobigny, 20 000 malades sont passés au dispensaire et au centre de radiologie de la rue Lecomte. Mais la situation géographique du lieu est favorable : les Algériens sont nombreux dans les 17ème, 15ème et 13ème arrondissements, ainsi que dans la banlieue ouest de la construction automobile : Clichy, Levallois, Puteaux, Billancourt (voir http://www.alain-rustenholz.net/2015/04/50-nuances-de-rouge.html). En revanche, l’hôpital franco-musulman de Bobigny est très excentré.
Cet hôpital réservé, et la ségrégation qu’il implique, est loin d’être considéré comme un cadeau, les ouvriers nord-africains veulent une égalité de traitement, le droit commun hospitalier. Le 23 juillet 1937, 1 500 Nord-Africains des industries chimiques sont rassemblés à la Grange-aux-Belles, entendent orateurs syndicaux des métaux, du bâtiment, de la chimie, puis désignent une délégation qui se rendra à la présidence du Conseil. Reçue par le directeur de cabinet de Chautemps, elle lui expose les « dangereuses anomalies » auxquelles font face les Algériens : « les 2 mois de congé tous les deux ans,  les allocations familiales, la suppression de l'officine de la rue Lecomte, le scandale de l'hôpital de Bobigny qui doit cesser, les intolérables brimades de la brigade Nord-Africaine ». On lui répond que le Haut Comité méditerranéen a examiné tous ces problèmes, qu’un projet pour les résoudre doit être remis au président du Conseil en septembre. « Nous déclarons avec beaucoup de force que le mécontentement est grand parmi nos camarades, rapporte l’Humanité. Il serait extrêmement dangereux de laisser traîner en longueur la réalisation du désir si légitime de ces travailleurs : ne plus se voir traités en parents pauvres. L’Union des syndicats de la RP organise donc pour le samedi suivant, salle Japy, un grand meeting où seront invités tous les travailleurs coloniaux de Paris. Une délégation sera envoyée à nouveau à Matignon afin d’insister pour que très rapidement une solution favorable intervienne. » Cette délégation, reçue le16 septembre 37 réitère les revendications des travailleurs nord-africains concernant les allocations familiales, les lieux de pointage pour les chômeurs, l'éligibilité aux fonctions de délégué d'atelier, l'hôpital de Bobigny et les services de la rue Lecomte.
L'angle rue Clairaut/rue Lecomte. Google streetview
Rebelote le 30 mars 1938 où des délégués de l’union des syndicats ouvriers de la RP sont reçus par le secrétaire particulier du président du Conseil et le secrétaire général du Haut Comité méditerranéen, qui se disent d’accord sur le fond avec les revendications de la CGT. « Aux questions précises posées par la délégation ouvrière concernant les allocations familiales et l’hôpital de Bobigny, il nous a été répondu que le haut comité méditerranéen avait envisagé favorablement l’application des allocations familiales pour les travailleurs nord-africains résidant dans la métropole et ayant des enfants en Algérie. En ce qui concerne la question de l’hôpital de Bobigny, il nous a été déclaré que le droit pour les travailleurs nord-africains de recevoir des soins dans les différends hôpitaux de la métropole n’était plus qu’une question de formalité administrative. » Si les compte-rendu de l’entrevue sont en tous point identiques dans l’Humanité et le Populaire, où il est signé de Marcel Brenot secrétaire de l’Union des syndicats ouvriers de la RP, et chef de la délégation, la phrase concernant l’hôpital de Bobigny (omise par l’un ? rajoutée par l’autre ?) ne se retrouve que dans l’Humanité.
Le 12 mai 1938, c’est au tour d’Henri Lozeray, député communiste du XIe arrondissement, vice-président de la commission parlementaire de l’Algérie et des colonies, d’adresser une lettre  au ministre de l’Intérieur. Il y revient sur le problème des allocations familiales, qui pourrait recevoir une solution rapide par la voie des décret-loi, et conclut ainsi : « ne voulant pas trop allonger cette lettre, je me réserve de vous faire parvenir à bref délai les plaintes dont j’ai été saisi par de nombreux Nord-Africains concernant l’hôpital de Bobigny, les services de la rue Lecomte, le placement des chômeurs et leur pointage. »

Citroën ou le poème ad hominem

$
0
0

L’automobile (et son constructeur) entrent en littérature dès 1907 avec la 628-E8, d’Octave Mirbeau, et la dédicace qui en est faite au fabricant de ladite voiture : Fernand Charron.
 
La dédicace de la 628-E8, d'Octave Mirbeau, à Fernand Charron. Gallica
Il faut ensuite attendre vingt cinq ans pour retrouver un industriel de l’auto sous la plume et du même coup sur la scène, et ce sera André Citroën. Le 21 avril 1933, les Blouses bleues de Bobigny, l’un des nombreux groupes de théâtre ouvrier (voir l’article qui suit, sur ce blog), à l’appel du comité local de Clichy du Comité central de grève des usines Citroën, donnent à la salle des fêtes de la commune, 172 millions de bénéfices, Appel aux métallos, et la chanson de la grève. L’Appel aux métallos a été proposé au répertoire des groupes de la Fédération du théâtre ouvrier (FTOF) dans le n°3 de la Scène ouvrière, sa revue, dès mars 1931. C’est un chœur parlé pour 12 à 20 personnes, qui se clôt par ces slogans : “Vive le front unique des travailleurs ! À bas les chefs traîtres réformistes ! À bas la guerre contre l’URSS ! Vive l’unité syndicale de classe CGTU !” Y figure un portrait de M. Citroën, “qui perd 12 millions par nuit” au casino.
Ce même 21 avril 1933, pour le 30ème anniversaire (par anticipation) de l’Humanité, salle Bullier cette fois, le groupe Octobre, l’autre groupe vedette de la FTOF, donne ses Actualités, Les nègres de Scottsborough, La bataille de Fontenoy, et Pars à la guerre. Pour la première de ces apparitions, c’est Marcel Jean, un peintre récemment arrivé aux surréalistes et plus récemment encore à Octobre, qui traverse la scène, une lampe de poche à la main et, sous son faisceau, déplie une feuille de papier. Il lit : “À la porte des maisons closes, / C’est une petite lueur qui luit. / C’est la lanterne du Bordel capitaliste. / Avec le nom du tôlier qui brille dans la nuit. / Citroën… Citroën…” Mais écoutons-en le texte, bien connu, dit par son auteur, Jacques Prévert.
Pendant que sont lues les dernières phrases, tous les membres du groupe Octobre sont venus dans l’obscurité se regrouper autour de l’orateur. La lumière se rallume et du chœur fuse un “Vive la grève!” que la salle reprend à l’unisson.

Pas loin de deux ans plus tard, alors que son entreprise vient de faire faillite, André Citroën est à nouveau le sujet d’un poème, qui paraît dans le numéro de janvier 1935 de la revue Commune. Son auteur est un artisan encadreur, habitant de Levallois, membre fondateur des jeunesses communistes, bientôt à leur tête et directeur de leur organe l'Avant-garde, et qui le 3 mai 1936 deviendra le député Front populaire de la circonscription de Clichy-Levallois, Maurice Honel. Clichy et Levallois comptent chacune une usine Citroën ; Saint-Ouen en abrite deux.

NOCES

C'est à Saint-Ouen
qu'André Citroën
noue
ses renaissantes
amours
chaque jour
C'est à Saint-Ouen
près des presses
qu'on le voit le plus pressé
qu'il est le plus pressant
le plus impressionnant.
« Ouvrière
« ma chair
« presse-toi
« donne-toi
« donne-moi
« ta main.
« Ne fais pas
« les yeux ronds
« t’as la promesse
« du patron. »
Que ce soit la fille
ou la mère,
Qu’est-ce que ça peut faire
C’est une ouvrière.
A la guerre comme à la guerre.
Citroën fait pas de manière.
C’est un mari qui se fout de l’âge
pour se mettre en ménage.
« Veux-tu m’accorder ta main
« tes deux mains
« Ta main d’œuvre.
« Je t’aime.
« Tu vaux de l’or.
« Je t’adore.
« Tu ne veux pas ?
« Non ?
« Alors rien qu’un doigt.
« Ne t’inquiète pas
« les seins, les reins,
« tout suivra, ma belle,
« crois-en le seigneur de Javel.
« Cette année
« ou l’année prochaine
« je te passerai l’anneau
« de ma chaîne.
« Si ce n’est pas toi
« ce sera elle
« la plus noix
« ou la plus belle. »
Hier c’étaient les fiançailles.
Mais Citroën est pressé.
Pour couper l’acier
prends garde aux cisailles.
Citroën veut te plaire
une heure ou deux
supplémentaires.
Il veut sûrement
te serrer
tenir son serment
âme de la presse.
La lame de la presse
descend
et se redresse
descend dix fois
descend cent dix fois
descend sans tendresse
et tresse
le mariage sanglant.
Citroën pressant
Citroën oppressant
accélère le mouvement.
Comme au baccara il joue
il joue avec chaque pièce
il jouit de chaque pièce
cisaillée et tend la main
attend ta main
attend ta « mise »
ta main mise sous la presse.
Prends garde à tes mains
Prends garde à tes doigts.
Citroën a son règlement
C'est pas sa faute si sa poigne
si sa poignée de main
C'est pas de sa faute s'il est si mâle
s'il est si malin
qu'il t'arrache rudement
à la fois l'âme et la main.

Le Mercure de France, reproduit le poème dans sa livraison de mars 1935 en le faisant précéder de cet avertissement : « “Noces“, que publie M. Maurice Honel dans Commune (janvier), nous donnera un avant-goût de la poésie future, si le patronat doit survivre à la révolution redoutée ou désirée de plus en plus fort, dont les commentaires écrits finissent par lasser les yeux des moins capables d'impatience. »

Maurice Honel n’est alors qu’un poète épisodique. Sa poésie ne se développera qu’après la guerre. Dans l’intervalle, arrêté le 31 mars 1943 par les brigades spéciales, livré à la Gestapo, torturé et interné à Drancy, il a été déporté au camp d’Auschwitz-Jaworzno. Il en est libéré fin janvier 1945 par l’avance des troupes soviétiques. Son recueil, Prophétie des accouchements, porte témoignage des camps. C’est à ce titre que Robert Antelme loue, dans Le patriote résistant, n° 53, du 15 Mai 1948 « un exemple rare de pouvoir de la poésie, comme évocation et signification de la situation de l’homme dans le camp. »

CITROËN VS VINGT MILLE OUVRIERS

$
0
0


Pour le 100ème article de ce blog, le texte d’une conf donnée dans le cadre d’une soirée André Citroënà la mairie du 9ème arrondissement.


Celle-ci commençait par la projection du film de Léon Poirier, Autopolis. Sur le dépliant publicitaire qui en faisait « le film du Salon de l’auto » de 1934, ce « reportage » était présenté comme « La plus passionnante des féeries du monde moderne », qui devait satisfaire aussi « notre cœur de Français », c’est dire s’il était loin du reportage et proche du conte de fées patriotique. D’autant qu’il était l’œuvre de Léon Poirier, le réalisateur maison d’André Citroën, auquel le « seigneur de Javel » avait donné à remonter le film d’André Sauvage consacré à la Croisière jaune qui avait eu l’heur de lui déplaire. Ce que Poirier avait fait, si j’en crois la NRF, en « falsifiant, interpolant sans le moindre scrupule » pour aboutir à une « oeuvre de propagande franco-citroïque ». Les deux fruits du même Poirier seraient diffusés, Autopolis en 1ère partie de la Croisière jaune, à l’Olympia du bd des Capucines, et au cinéma des Champs-Élysées.


La voix off du film nous dit de sa cité de l’auto : « 90 ha, 25 000 habitants, 16 000 machines ». A condition d’agglutiner les sites de Javel, Grenelle et Gutenberg dans le 15ème, et ceux de Levallois, Clichy, St-Ouen-gare et St-Ouen-Épinettes en aval de la Seine. Pour le roi de l’organisation scientifique du travail, de la rationalisation, tout ça est bien morcelé ; l’expression Autopolis conviendrait bien mieux au caractère compact de Renault Billancourt.
La doctrine Citroën, rabâchée à l’envie, c’était “à l’ouverture des portes, le matin, il ne doit pas rester en stock une seule pièce fabriquée la veille ; le soir, le service commercial doit avoir fait disparaître toutes les voitures construites dans la journée.“ Ca ne devait pas être simple le flux tendu de St-Ouen à Javel en passant par Clichy et Levallois !
C’est que ce caractère éclaté de l’entreprise était destiné à éviter de trop grosses concentrations ouvrières, et l’esprit revendicatif qui va avec. Et de ce point de vue-là, c’était réussi. Lors de la grève de 1924, la Révolution Prolétarienne de Pierre Monatte estimait le nombre de syndiqués pour 11 000 ouvriers de Citroën à “300 au grand maximum“. Lors de celle du printemps 1927, A. Mahouyécrit : « Clichy, 20 syndiqués dans la boîte, beaucoup de coloniaux, pas mauvais salaires, ne bouge pas. Levallois, une quarantaine de syndiqués ; St-Ouen : environ 80 syndiqués, la section reprenait vie depuis 5 ou 6 mois [après sa décapitation suite à la grève de mai 1926]. Aucune organisation inter-usines, pourtant si indispensable pour mener un travail à bien. Pas de contact, aucun rapport entre les syndiqués. A St-Ouen on ne sait pas ce qui se passe à Levallois, ni à Javel et réciproquement. »

La vidéo faisant entendre la voix de Jacques Prévert (voir notre précédent article) venait en contrepoint. Son texte date du 21 avril 1933, à l’occasion du 30ème anniversaire (par anticipation) de l’Humanité, salle Bullier, et en pleine grève Citroën. Il s’agit en fait d’Actualités, forme de chœur parlé dont le groupe Octobre, comme les autres groupes de la Fédération du Théâtre Ouvrier de France, est coutumier. Ce 21 avril 1933, c’est Marcel Jean, un peintre récemment arrivé aux surréalistes et plus récemment encore à Octobre, qui traverse la scène, une lampe de poche à la main et, sous son faisceau, déplie une feuille de papier. Il lit : “À la porte des maisons closes, / C’est une petite lueur qui luit. / C’est la lanterne du Bordel capitaliste. / Avec le nom du tôlier qui brille dans la nuit. / Citroën… Citroën…” Avant que le texte ne finisse, le reste du groupe Octobre l’a rejoint, dans l’ombre, puis la lumière se rallume et tous scandent en chœur : “Vive la grève !“

Tout commence dans le 9ème arrondissement, dans le triangle des rues Laffitte – Châteaudun – La Fayette. Le père d’André Citroën est un diamantaire juif néerlandais qui a émigré à Paris, où son fils nait en février 1878, au 44 rue Laffite. On déménage ensuite rue de Châteaudun, et le père s’y défenestre, alors que son fils n'a encore que 6 ans (1884). Après le suicide paternel, la famille s’installe au 62 rue Lafayette. L’enfance et l’adolescence d’André Citroën se passe là, et, à l’autre bout du 9ème, au lycée Condorcet. André entre au « petit lycée »de la rue d’Amsterdam, tout neuf, (il a ouvert quatre ans plus tôt), le 1er octobre 1885, en 9E C. Le petit lycée, c’est l’école primaire des bourgeois : mitoyenne du lycée (ou presque dans le cas de Condorcet), payante, avec en plus de l’enseignement ordinaire, une langue vivante et le latin. On y reste de la 11èmeà la 7ème, avant de passer au lycée tout court.
André Citroën passe en 6ème au « grand Condor » l’année ou Marcel Proust y est en terminale, et avec lui les deux frères Halévy (et fils du librettiste d’Offenbach), Léon Brunschvicg (qui fondera avec l’aîné des Halévy la Revue de métaphysique et de morale); les trois frères Reinach y ont été dix ans plus tôt.

La sortie du lycée Condorcet, par Jean Béraud, 1903.
Les lycées de la rive gauche sont intellectuels, ceux de la rive droite bourgeois, Condorcet tient des deux, de par la présence, en particulier, d’“un grand nombre d’élèves protestants et israélites, le lycée [jouant] un rôle éminent dans l’émergence du « franco-judaïsme », dans la constitution du réseau dreyfusard, dans l’histoire de la Ligue des droits de l’homme.
Théodore Reinach notera plus tard, dans un discours de distribution des prix du 13 juillet 1924, que « ce qui donne à Condorcet sa physionomie à part, c’est ce mélange bien parisien de sérieux précoce et de grâce légère, de discipline indulgente et de fronde inoffensive, d’ardeur pour l’étude et de goût pour le plaisir ».
C’est d’une certaine façon un portrait d’André Citroën, l’industriel qui va être « un des rois de Paris, un des rois de la terre. » Reportons-nous à la nécrologie du Monde Illustré, en juillet 1935, qui lui attribue cette double couronne : « Il a pour secrétaires le fils du président Millerand [sans doute Jacques, qui sera gendre d’un Lazard de la banque, puis associé à cette dernière] et le fils du généralWeygand. Au moment le plus critique, par une espèce de défi au destin, il n'hésite pas à changer tous ses modèles pour construire sa supertraction, à démolir et à faire rebâtir son usine, à remplacer son matériel et pour consacrer ces transformations, il reçoit dans un banquet de 6.000 couverts. »
Il a pour secrétaires le fils d’un président de la République et le fils du major général des armées alliées dans la Grande Guerre ! Et vous aurez noté les mots de Prévert : « Il a des colonels sous ses ordres ». Pas des juteux, des adjudants-chefs, des colonels ! Ce n’est pas une image. Les chefs du personnel d’André Citroën seront successivement puis simultanément, le colonel Lanty, dès 1922, qui a été du cabinet d’Albert Thomas, ministre de l’Armement, puis et avec lui le colonel Fontana, attaché à la maison militaire du président de la République, Alexandre Millerand, après la fin du mandat de celui-ci en 1924.
D’ailleurs dans la grève de 1933, antérieure au texte de Prévert, une chanson créée par l’un des ouvriers de l’usine affirmait : « Nous n’rentrerons en chaîne / Qu’après complète satisfaction ; On matera votre haine / A toi et tes fameux colons… »

D’André Citroën le magnifique, on connaît aussi la passion du jeu. Dans une lettre à sa fille Cécile (une vraie lettre, personnelle, expédiée de Nice après le carnaval), Paul Éluard discutant avec elle de l'injustice, de l'opression, finit ainsi: "Je m'excuse de t'envoyer le petit problème trop simple ci-joint. Mais fais-le et j'espère qu'il te fera saisir la monstrueuse inégalité qui règne dans la société actuelle. En U.R.S.S., ton pays [Cécile est la fille d'Hélène Dmitrovnie Diakonova Gala], cela n'existe plus." Le problème est le suivant : “Monsieur Citroën est un fort joueur de baccara. Il lui est arrivé, la saison dernière, à Deauville, de perdre trois millions en une nuit. Un manœuvre, travaillant à la chaîne, c’est-à-dire en répétant toujours le même travail des années entières, 8 heures par jour, gagnant aux usines Citroën 4 francs de l’heure, combien de manœuvres devront-ils travailler pendant toute leur vie – un homme peut travailler en moyenne pendant quarante ans – pour payer le plaisir d’une seule nuit de Monsieur Citroën ?”

Dans le texte de Prévert, vous aurez entendu : « il a son nom sur la Tour », et vous aurez vu, sur celle-ci, son nom, celui de sa firme, en lettres de vingt mètres de haut, composées de deux cent cinquante mille ampoules de six couleurs, visibles de quarante kilomètres à la ronde. Tout cela avait commencé le 4 juillet 1925 et ne s’éteindrait qu’avec la faillite de l’entreprise près d’une dizaine d’années plus tard.
Et vous aurez noté qu’il n’y a pas que son nom mais aussi celui de ses modèles, actualisé, et par exemple, après leur sortie en 1928, la “C 4“, la “C 6“. André Citroën ne fait pas seulement sur la Tour Eiffel de la communication qu’on dirait aujourd’hui institutionnelle, il l’a transformée en un panneau publicitaire du type le plus banal !


Il faut mesurer à sa juste proportion cet accaparement privé de l’espace public, et qui plus est du monument symbolique de Paris. Sous la Troisième République, c’est Paris la Mecque du capital. Paris, qui a trouvé bon d’honorer, pour son centenaire, non la Révolution mais la révolution industrielle, Paris seule ville du monde qui ait après cela pour emblème le produit de démonstration d’une entreprise, au nom de son constructeur, la Tour Eiffel (là où les USA ont la statue de la Liberté ou l’obélisque à George Washington) ; la seule qui ait osé louer son monument totémique à un annonceur (imagine-t-on la publicité de Ford sur la statue de la Liberté ?)
La (courte) vie d’André Citroën se confond exactement avec cet apogée du capitalisme : il est en 6ème quand finit de s’élever la tour de M. Eiffel, pour laquelle il se passionne, en même temps qu’il dévore Jules Verne ; il meurt le 3 juillet 1935, le jour où le Parti radical décide de rejoindre le Front populaire.

A 20 ans, en pleine affaire Dreyfus, André Citroën est entré à Polytechnique. Ensuite, il a créé une petite société d’engrenages à Grenelle. En 1908, il a pris la direction de l’usine Mors, (48 rue du Théâtre), et fait passer la production de 125 à 1 200 voitures par an. Pendant la guerre, il devient le premier producteur d’obus.
D’emblée, il met en scène sa grandeur : l’usine de Javel datait de juillet 1915, son extension, en 1917, est inaugurée par le ministre de l’Armement, Albert Thomas. Elle est dotée d’une garderie d’enfants de 150 places, d’une pouponnière de 60 berceaux – n’oublions pas qu’en ces années de guerre, la main d’œuvre est devenue essentiellement féminine – d’un cabinet dentaire, d’une infirmerie, de bains-douches. La cantine de 2 700 couverts, (on y dispose de 45 minutes pour prendre son repas), est transformée tous les samedis soirs en cinéma où sont diffusés des films industriels : toutes les opérations de la fabrication sont filmées et montrées en détail avec explications au personnel chargé de les exécuter.
--> Le 12 juillet 1917, Albert Thomas, ministre de l'Armement, inaugure la cantine du personnel. Gallica

Le Club, salle de billard et de distractions, est destiné à resserrer les relations amicales entre chefs de services. L’usine dispose d’un magasin coopératif rue de la Convention. Une Amicale des Employés Citroën (AEC) permet de s’adonner à la musique, à la comédie et au chant.
Mais la Revue philanthropique de novembre 1920, s’attriste de ce que « la luxueuse chambre d'allaitement dont M. André Citroën a répandu les photographies dans le monde entier a été fermée ». Renault a également fermé la sienne (mais il s’était moins répandu à son sujet) ; la main d’œuvre féminine n’est plus majoritaire.
45 minutes pour le repas ? Pour qui donc ? En 1933 encore, les ouvriers de Citroën ne disposent que d’un quart d’heure et font grève pour porter ce temps à une demi-heure, ce qui leur sera refusé !
Autopolis fait pire. Il nous fait entendre la sirène de midi, et voir chacun quitter son poste, puis celle de 13h30 en nous annonçant que “le travail reprend“. 1 h 30 de pause ? Pour la seule maîtrise ? Pour ceux que l’on voit se rendre au luxueux d’entreprise, tandis que les ouvriers soit passent le portail en courant (sans doute ceux qui vont manger leur casse-croûte dehors), soit achetent leur litre dans un réfectoire aussi sinistre qu’un bistrot de banlieue, et repêchent leur gamelle dans le bain-marie. ¼ d’heure pour réchauffer la gamelle et l’avaler ? Parce que, rappelons-le, c’est d’1/4 qu’ils disposent dans la vraie vie.
Au premier semestre de 1932, on pourra lire dans la presse que « Les ouvriers de M. André Citroën ont bien de la chance : un patron moderne les a nantis de radio-réfectoires. » Un studio a été installé à Javel (inauguré naturellement par pas moins qu’1 ministre et 2 secrétaires d’État). Il est relié aux autres usines. Il diffusera pendant le repas de midi, concerts ou émissions tournées sur place, causeries sur les sujets les plus variés : œuvres sociales, enseignement technique, organisation des ateliers et du travail, conseils d’hygiène, d’éducation physique.
Un ¼ d’h pour bouffer et il faudrait en plus se taire pour écouter des sermons patronaux ?! Mais bien sûr, quand la presse dit « ouvriers », ce n’est pas d’eux qu’il s’agit mais du personnel qui fréquente le restaurant.

Dans Autopolis, on voit un Africain, qui nous est désigné comme « un Noir mélancolique » ; aux forges et fonderies de Clichy, « les plus modernes d’Europe », les travailleurs coloniaux et étrangers forment la majorité du personnel, et ce dangereux travail est considéré comme un travail de manœuvre, payé comme tel.
On voit que la main d’œuvre féminine est nombreuse, au caoutchouc, à la tapisserie, au lustrage, à la sellerie, aux équipements électriques ; et elles aussi sont le plus souvent manœuvres.
Femme-bagues, le photographe associe. 1927. Gallica

On voit que presque tout se fait à main nues : la coulée de l’aluminium (pensez, il suffit pour sa fonte de 650 degrés), le déplacement des carters, des vilebrequins au sortir du feu, l’ébarbage, l’emboutissage, une équipe le flanc de Traction d’un côté, une autre la retirant du côté opposé, sans qu’aucune grille de protection ne vienne s’abaisser entre la machine et ses servants.
 Ils sont 44% de « manœuvres spécialisés » chez Citroën, souvent d’anciens ouvriers qualifiés dans un autre métier. La corporation de la serrurerie, par exemple, a été littéralement vidée de ses compagnons par l’industrie automobile, offrant des salaires supérieurs. Ces manœuvres sont dit spécialisés parce qu’ils sont asservis à la machine, à une tâche unique. Et puis il y a encore le manœuvre tout court : déchargeur, etc., homme à toute main.

En 1923, Citroën rachète à la Somua l’ancienne usine Farcot de l’avenue de la Gare, à Saint-Ouen, et en construit une seconde au plus près de Paris, rue Émile Zola, dans le quartier des Épinettes. L’adoption de la carrosserie tout acier fait équiper St-Ouen-Épinettes de 250 presses, dont des Toledo de 1 400 tonnes de la hauteur d’une maison de trois étages. Toute la tôlerie découpée ou emboutie des châssis sortira des Épinettes.
Le salaire est partout divisé en deux parties, explique A. Mahouy, chaudronnier à St-Ouen, dans la Révolution prolétarienne : d'une part le taux d'affûtage qui varie suivant la catégorie (d’ouvriers), d'autre part le boni. Chez Citroën les pièces n'ont pas de prix ; elles sont payées « au temps minute » (c’est-à-dire qu’un prix est affecté à la minute de la durée allouée par le chronométrage à chaque pièce). Au mois d'août 1926, pour le calcul du boni, le “temps minute“ était de 2 centimes, ce qui donnait pour l'heure un boni de 2 cents x 60 = 1 fr. 20.
Le démonstrateur vient faire le travail devant vous en présence du chronométreur, puis on vous donne au mieux 3 jours pour vous y mettre. Chacun comprendra que ce n’est pas la même chose de travailler 1 heure à plein rendement et 8 heures sur le même rythme.
« Si un ouvrier n’arrive pas à faire son opération dans le temps qui lui est dévolu, on le met à la porte. La vitesse de la chaîne est réglée par la direction, sans aucune intervention de la part des ouvriers ; certaines chaînes ont même plusieurs vitesses, si ce n'est toutes, et dans les cas de presse on accélère sans demander l'avis des principaux intéressés qui n'en peuvent mais, se demandant ce qui leur arrive. »
Malgré quoi, l’ouvrier – s’il n’a pas été éliminé - trouvera toujours des combines pour grappiller un peu de temps, pour souffler ; c’est alors qu’intervient le mouchardage, omniprésent chez Citroën.
1927, un convoyeur passe. Gallica

 En 1926, avec le temps minute à 2 centimes, latitude était donnée aux ouvriers habiles d'atteindre 1 fr. 75 de l’heure. En 1927, le temps minute est porté à 2,5 centimes, il doit même être porté à 3 centimes, et pourtant, à la paye, les ouvriers constatent qu’ils ont touché moins. C'est qu'on a fait donner les chronométreurs pour rogner le nombre de minutes qu'il faut théoriquement pour une pièce. On augmentait le prix mais on diminuait le temps.
Et puis, en mars 1927, quand a commencé l'organisation d'usinage de la nouvelle voiture, la B. 14, est entrée en application la méthode du travail en équipe, dite travail à la commandite, remplaçant le travail et le boni individuels : c'est-à-dire que le boni rapporté par exemple, par trois cents voitures sorties dans une journée devait être réparti, à la fin de la quinzaine, entre tous les ouvriers, qu'ils travaillent à Javel, à Clichy, à Levallois ou à St-Ouen.
Lorsque Citroën a voulu porter sa production journalière à 500 voitures, on sait qu'il a embauché une certaine quantité d'ouvriers qui n'étaient forcément pas au courant du travail. Le boni collectif des équipes, du coup, a diminué dans certains cas jusqu'à 50 cts de l'heure, malgré que le temps minute ait été porté à 2,5 cts.

Au 4ème congrès de la Fédération unitaire de la métallurgie, en décembre, Mahouy, délégué de la Seine pour la minorité anarcho-syndicaliste, expliquera : « Boni individuel et boni collectif n'ont rien à voir au fond avec la rationalisation. La véritable lutte est celle de la limitation de la production, c'est-à-dire de la limitation de l'effort demandé. Et ce n'est qu'en intervenant dans la fixation du temps alloué pour faire tel travail, ce n'est qu'en intervenant dans la fixation de la vitesse à donner à la chaîne, ce n'est qu'en contrôlant le chronométrage et la démonstration qu'on luttera vraiment contre la rationalisation. En dehors de cela, toute lutte est stérile. »
 En 33, à Javel, on comptera 17 chaînes de 112 m de long chacune aux ateliers de montage, de décapage et de peinture.

Mais laissons la parole à Georges Navel, ajusteur-outilleur aux Épinettes au tournant des années 20 et 30, qui raconte dans Travaux son expérience de la boîte (pp 99 à 108 de l’édition Folio).
« C’est avec effroi que j’entrai pour la première fois dans le hall de l’usine Citroën de Saint-Ouen. En pénétrant dans le boucan formidable, je me disais : « Mon vieux, tu vas souffrir. Est-ce que tu vas pouvoir tenir dans ce vacarme ? »
Je voyais les autres, d’abord les traceurs dont le travail exige calme, concentration. Debout devant de vastes marbres, ils poussaient le trusquin, un trait, s’arrêtaient pour lire, sur de grandes feuilles bleues, les dessins, une nouvelle cote à reporter. Je voyais ça comme un tour de force, en m’étonnant aussi qu’un hall si bruyant, si agité, puisse être un atelier d’outillage. Comment faisaient-ils, les fraiseurs, les tourneurs, les rectifieurs, pour ne pas perdre le nord ?
Les autres devaient être bâtis d’une matière spéciale, nécessaire à l’industrie J’essayerais d’être fait comme eux.
Tout l’espace, du sol à la toiture du hall, était haché, occupé, sillonné par le mouvement des machines. Des ponts roulants couraient au-dessus des établis. Au sol, dans d’étroites travées, des chariots électriques gênaient pour circuler. Des presses colossales, dans le fond du hall, découpaient des longerons, des capots, des ailes, avec un bruit pareil à des explosions. Entre-temps, la mitraillade des marteaux-revolvers de la chaudronnerie reprenait le dessus sur le vacarme des machines. (…) Dans le travail, les équipes devenaient rivales, les compagnons se disputaient l’aide des ponts roulants, l’usage des petites meules pneumatiques. (…) Il n’y avait pas assez de machines à percer, le petit outillage manquait. Les matrices dont nous faisions l'assemblage pesaient souvent plus d'une tonne. (...) Les presses monumentales en avaient besoin pour entretenir leur mouvement de mâchoires. Si elles s'arrêtaient, c'était la paralysie dans divers secteurs de l'usine. Les voitures d’un modèle nouveau ne sortiraient pas à la date prévue. C’était aussi une grosse perte d’argent pour Citroën. Pressants, flatteurs, excités, les chefs en blouse blanche talonnaient les chefs d'équipe, nous tenaient en haleine, nous éperonnaient, toujours cordiaux. En se dépêchant il semblait qu'on leur rendait un service personnel. Jamais de menaces, leur insistance cordiale suffisait pour nous maintenir sous pression, rapides, fébriles, avançant la tâche autant que nous le pouvions. Pour ressaisir une meule pneumatique que l'équipe voisine nous avait chipée la veille, on se faisait plat, jovial, caressant, dans un échange hâtifs de mots décisifs et de sourires, pour revenir avec victorieusement. On parvenait à une vitesse de gestes étonnante. Ouvrir un tiroir, l'explorer, en retirer un outil, repousser un tiroir, ne prenait qu'un instant. On était déjà occupé à une perceuse. On agissait comme dans les films fous où les images se suivent à une vitesse extrême. On gagnait du temps. On le perdait, à attendre la meule, la perceuse, le pont roulant. Ces trous dans l’organisation d’une usine qui passait pour fonctionner à l’américaine, c’était de la fatigue pour nous.
Plus encore que l’insistance des chefs, l’énorme tamtam des machines accélérait nos gestes, tendait nos gestes, tendait notre volonté d’être rapides. Le cœur essayait de s'accorder à la vitesse de claquement des courroies. Dehors, l’usine me suivait. Elle m’était entrée dedans. Dans mes rêves, j’étais machine. Toute la terre n’était qu’une immense usine. Je tournais avec un engrenage. »



-->
Chez Citroën, la circulation est encore plus intégrée que la fabrication. Le magnat de Javel a eu très tôt une société de crédits pour favoriser la vente de ses voitures ; une société de Taxis, dès 1924, avec près de 2 500 voitures marron à bande orange, répartis en dix dépôts ; une société de transports, et l’on pouvait lire, dans le Populaire d’août 1932, sous ce surtitre « Vers le plus grand Paris », que « De luxueux autobus (allaient) relier la Capitale à la Grande Banlieue ». Il s’agissait de faire partir de place de la Concorde, des autobus assurant des liaisons rapides avec Fontainebleau, Étampes, Melun, Meaux, Coulommiers, Pontoise, Senlis, Mantes, Rambouillet, Creil, qui, pour ne pas concurrencer les transports publics de la Société des T. C. R. P., n’auraient leurs premiers arrêts qu’une fois franchies les limites du département de la Seine. Cette même année 1932, André Citroën lançait encore une société d’assurance automobile (et s’attirait du même coup les foudres des 300 000 courtiers et agents français).
Citroën est partout et il est Citroën le magnifique. A l’occasion du Salon de l’auto de 1928, il ouvre en sus de celui du 42, Champs-Élysées, un nouveau magasin place de l’Opéra (au r-d-c de l’immeuble de 1908, entre le bd des Capucines et la rue de la Paix ; auj. Commerzbank et Benetton), qu’il qualifie simplement de « plus beau du monde ». Et quatre ans plus tard commence la construction du somptueux garage de Lyon, le plus imposant de la vingtaine de garages de province, dû à l'architecte Maurice-Jacques Ravazé, aujourd’hui classé monument historique et en rénovation.
Lyon en rénovation SUD Architectes Asylum
Ses usines elles-mêmes sont faites pour la montre ; comme on le voit dans Autopolis, tout ou presque y est étiqueté pour le visiteur. Et pas seulement l’invité de marque ; pendant le Salon, chacun peut faire la demande d’une visite, par écrit, en l’accompagnant d’un mandat de 20 francs par personne, somme « destinée à la caisse de secours des ouvriers de l’usine » : Citroën vous fait de surcroît philanthrope.
1931 est son apothéose : les hommes d’affaires américains, pour leur 8ème « Congrès des industries majeures », organisé à l’université de Columbia, l’ont choisi pour exposer « l’état présent de l’industrie automobile », aux côtés de Fritz Thyssen qui fera le point sur l’industrie métallurgique, de Carl S. von Siemens pour un bilan des industries électriques, du Dr Wilhelm Cuno, ancien chancelier de l’Empire allemand et DG de la compagnie de transport maritime Hamburg-American Line, ou HAPAG, pour l’état de la marine marchande, et de deux secrétaires d’État américains qui consacreront respectivement leurs exposés à l’agriculture et au commerce.
André Citroën s’y livre à un vibrant plaidoyer pour la propagande en faveur de la voiture, qui doit viser en particulier les enfants, - « Je vends chaque année en France 200 000 jouets automobiles » [modèles réduits, ainsi que des Citroënnettes, voitures à palonnier que Paulin Ratier, fournisseur pour l’aviation, lui fabrique à Montrouge] ; « dans toutes les écoles », « il faut développer les connaissances (automobiles) des instituteurs et des élèves » ; « quant aux bébés, il faut que les trois premiers mots qu’ils apprennent à prononcer soient “maman, papa, auto“ ». Phrase qu’il transformera, en un banquet de fin de Salon pour ses concessionnaires en “Papa, Maman... et Citroën !”.

Citroën achète chaque premier du mois une page dans tous les grands quotidiens, diffusant ainsi à 15 millions d’exemplaires Le Citroën, « page des propriétaires et futurs propriétaires de voitures Citroën ». Citroën est, on le sait, sur la tour Eiffel, sur les Grands Boulevards par des panneaux lumineux, dans le ciel en lettres de fumée que tracent des avions. Des caravanes de ses automobiles apportent leur réalité à toucher dans le pays profond.
La devise de la maison est : « Citroën en tête, de loin ». Dans un message de 1929 à ses concessionnaires et agents, André Citroën se fait emphatique : « Je vous ai promis que les voitures Citroën seraient partout et toujours les meilleures ». En contrepartie, « faites régner parmi votre personnel un esprit de collaboration, l’esprit de la ruche ».
 Pour le réseau, il a créé un Dictionnaire des réparations, un Catalogue des pièces détachées, proposé les échanges “Standart“, ouvert une école de réparations où les contremaîtres de ses concessionnaires viennent se perfectionner. Il a mis sur pied, dès 1928, un corps d'inspecteurs de l'exportation destiné à étudier sur place les marchés et les conditions d'une bonne organisation des ventes pour chacun d'entre eux.
Mais ne croyez pas qu’il s’agisse seulement de vendre des voitures. Citroën est le bras automobile (à chenilles) de l’expansion française, le géomètre-arpenteur de la France des 5 continents. Quand le 17 décembre 1922, sa caravane quitte Taggourt (Algérie) pour rallier Tombouctou, qu’elle atteindra le 7 janvier, il s’agit de « tracer la voie intérieure de l’empire français d’Afrique ».
Aussi, lors de l’Exposition coloniale de 1931, le Pavillon Citroën est-il situé à l'entrée de l'Exposition, à droite de la porte d'Honneur, inauguré par le Maréchal Lyautey quatre jours avant l'inauguration officielle de l'Exposition, tandis que Le Citroën explique – sous ce titre : “La pénétration coloniale par l'automobile“ – « Il convenait qu'un des pavillons de l'Exposition Coloniale de 1931 fixât dans la pensée des Français et des visiteurs étrangers le souvenir des grands raids organisés par M. André Citroën à travers le Sahara », etc.


A la sortie de chaque nouveau modèle, Le Citroën explique que les voitures « sont construites avec un matériel à peu près entièrement neuf, bénéficiant des tout derniers perfectionnements techniques. » Quand l’entreprise connaîtra des difficultés, en 1934, la revue Esprit racontera : « A peine survient-il une modification technique dans l’industrie automobile qu’André Citroën met tout son matériel aux ferrailles et outille ses usines entièrement à neuf. Pour une modification sur le coffre arrière de la traction avant, difficile d’accès de l’avis de nombreux agents, on fait à André Citroën, dans ses services, un devis d’outillage de 3 millions. André Michelin, présent, n’en revient pas, fait étudier le même problème chez lui, où l’on aboutit à 80 000 francs, parce qu’on modifie des machines existantes, au lieu de les jeter à la ferraille comme d’usage à Javel. »
Toujours à en croire Esprit, la banque Lazard aurait posé comme condition, pour venir en aide à la société au chevron, la réduction des appointements d’André Citroën, qui touchait 18 millions au titre d’administrateur-délégué, indépendamment de ce qu’il percevait en tantièmes comme administrateur, et en bénéfices comme principal actionnaire.

Mais pour son personnel, Citroën le magnifique se transforme en Citroën le parcimonieux : à la moindre grève, il répond par le lock-out, et souvent à la grève partielle par le lock-out général. C’est le cas en 1924 où, pour une grève de la section carrosserie-tôlerie, (900 ouvriers), causée par la réduction de moitié du temps de fabrication des carrosseries alloué, il ferme Javel à ses 7 500 ouvriers et, malgré 5 semaines de lutte, ne cèdera rien.
Au début de 1927, il fait augmenter la production de 15% à salaire identique, puis supprime les 30 centimes horaires de vie chère à tout le personnel au prétexte que chacun doit prendre sa part d’une diminution des prix de vente destinée à favoriser les exportations. Et, pour les ouvriers, la réduction du salaire horaire lui semble compensée par une augmentation de la durée hebdomadaire de travail de 44 à 48 heures ! Quand la grève démarre, le 20 avril, à l’usine de moteurs de Gutenberg, Citroën licencie une équipe entière.
Des grèves Citroën, on a les photos de Willy Ronis, de 1938...
Le 7 mars 1933, Saint-Ouen-Gareconstatant des diminutions de vingt à quarante-cinq centimes sur le « boni », débraye. Les grévistes s’accordent sur : le refus des diminutions de salaire et de toute accélération de la cadence ; l’affichage du boni trois jours avant la paye et celui du prix des pièces ; des délégués à la sécurité et à l’hygiène élus et révocables par l’ensemble des ouvriers ; l’application intégrale de la journée de 8 heures sans dérogations. Le mouvement s’étend à Grenelle et Javel quand il devient évident que Citroën envisage une réduction générale des salaires de 10% – celle-ci, pour certains postes et ateliers, pourra atteindre 25 et même 30%. Le 29 mars, à 16 heures, après un nouveau débrayage dans un certain nombre d’ateliers, Citroën licencie tous ses ouvriers (20 000 personnes), et annonce par voie d’affiches : « Toutes les usines sont fermées jusqu’à nouvel ordre. Une nouvelle affiche fera connaître les dates et conditions nouvelles d’embauche. »
Le 1er avril 1933, « Les techniciens et employés des usines Citroën protestent unanimement contre ces mesures d'aggravation de leurs conditions d'existence déjà très précaires, mesures que la maison Citroën ne saurait du reste justifier ni par la baisse du prix de la vie, ni par la diminution de ses bénéfices qui sont au contraire en hausse d'année en année. Les techniciens et employés des usines Citroën décident de réagir immédiatement. Ils se solidarisent entièrement avec les ouvriers et remercient leurs délégués d'être venus à eux. Ils chargent leur organisation syndicale, l’U.S.T.E.I. [Union syndicale des techniciens et employés de l’industrie, syndicat indépendant créé en 1919] de demander à la direction des usines Citroën, immédiatement et en présence des délégués des ouvriers, une explication claire et officielle des mesures qu'elle entend prendre à leur égard et de lui porter leur protestation collective et motivée. »
La réouverture des portes est finalement fixée au 5 avril. Le Populaire (organe de la SFIO) du lendemain raconte : « Le magnat de l'automobile escomptait une rentrée massive des ouvriers, or la grande majorité d’entre eux a refusé de reprendre le travail à des conditions avilissantes (15 à 20% de réduction). De dépit, M. Citroën prononce un 2e lock-out. Les pouvoirs publics doivent intervenir. M. Citroën, qui risque avec désinvolture, pour servir sa réclame personnelle, des millions sur les tables de jeu de Deauville : qui, à Saint-Maurice joue au nabab, et donne des festins pour épater l’aristocratie qui se prélasse sur la Côte d’Azur, peut jeter sans aucun scrupules 20 000 ouvriers sur le pavé. »
... André Citroën n'y est pour rien. Les 3: Centre Pompidou.
Et « le seigneur de Javel », comme dit la presse de gauche, part vraiment sur la Côte d’Azur, faisant savoir au ministère du travail qu’il ne rentrerait à Paris que sur la demande expresse du ministre. Le 15, la délégation ouvrière apporte au ministère ses contre-propositions : une diminution moyenne de 20 centimes de l’heure qui doit faire faire à l’entreprise une économie de 400 000 francs par mois. André Citroën les repousse.
Une semaine plus tard, le comité central de grève fait un effort supplémentaire, équivalant pour les ouvriers à une perte de salaire d’un million par mois : 1° Aucune diminution sur les salaires égaux ou au-dessous de 5 fr. 50 ; diminution de 3,5 à 4 %, selon les catégories sur les salaires globaux supérieurs sur à 5 fr. 50. 2° Signature d'un contrat collectif d'une durée de six mois garantissant ces nouveaux salaires. 3° aucun licenciement pour faits de grève ; 4° reconnaissance de délégués ouvriers élus par leurs camarades de travail. En vain, une fois encore.
Citroën annonce le rembauchage, à ses conditions, pour le 24, avec l’appui de la police pour assurer « la liberté du travail ». Le gouvernement Daladier (soutenu par le parti socialiste) lui apporte son entier concours. On commence à refuser, dans les mairies, les allocations de chômage aux licenciés et lock-outés sous prétexte que la maison Citroën a rouvert ses portes. Le jeudi 27, de violentes charges de la police font de nombreux blessés. Puis, « les voyous à Chiappe » pénètrent à l'intérieur de l'usine, revolver au poing. Deux cents grévistes et syndicalistes sont arrêtés, une vingtaine écopent de quinze jours à trois mois de prison. Le mercredi 3 mai, le comité de grève donne finalement la consigne de rentrer en bloc l’après-midi, et que la lutte continuera sous d’autres formes atelier par atelier.
 
Ici, la syndicaliste Rose Zehner, 37 ans, à la sellerie de Javel.
Durant les deux mois de cette intransigeance, est tombée de surcroît cette information : « M. André Citroën se procure des facilités de trésorerie au détriment des assurés. Commettant un véritable abus, il n'avait versé à la caisse des assurances sociales les millions prélevés sur les salaires ouvriers, qu’avec 1 an de retard. L'attitude de M. André Citroën à l'égard de la loi des assurances sociales devrait bien inspirer plus de mesure, plus de discrétion, aux quotidiens et autres publications qui se font les habituels truchements du capitalisme. M. André Citroën, après un petit calcul, a résolu de se procurer des fonds de trésorerie pour accroître ses facilités (…) Du coup, des assurés n’ont pas été indemnisés, les versements n’étant pas portés à leurs comptes ; pour l’assurance vieillesse, les versements ne sont comptabilisés qu’à partir de la date où ils sont enregistrés et donc... » Le 9 avril, on lit ces titres : « M. André Citroën convaincu d'abus de confiance. M. Dalimier, ancien ministre du Travail, établit irréfutablement que cet industriel a utilisé, pour les besoins de ses affaires privées, les millions versés par ses ouvriers au titre des Assurances sociales. M. Fontana, l'homme de confiance du constructeur, a dû en faire l'aveu. M. Dalimier a souligné le caractère délictueux des agissements dont s’est rendu coupable le grand capitaliste.
Deux ans plus tard, Louis-Emile Galeÿ, le cofondateur de la revue du personnalisme chrétien, Esprit, dresse ce portrait d’André Citroën : « il payait mal ses impôts, il ne payait pas davantage ses assurances sociales. Mais il retenait sur le salaire de ses 20 000 ouvriers le montant de leurs timbres. Il y avait seulement un « oubli de transmission » de ce qu’avaient versé ses ouvriers, et de ce qu’il aurait dû verser lui-même. (…) Nous nous expliquons mal que les articles 405 et 408 du code n’aient pas joué contre lui sous le chef d’abus de confiance. »
« Quand M. Citroën se faisait livrer une marchandise, la règle officielle de paiement était la “traite à 90 jours fin de mois“. - Normal, direz-vous. - Oui, mais voici comment les choses se passaient. Les marchandises livrées en février, n'étaient réceptionnées qu'en mars. Le règlement se faisait ainsi à trois mois à dater de fin mars, soit fin juin. En fait le fournisseur recevait seulement vers le 20 juillet un chèque daté du 30 juin. Ce qui donnait à M. Citroën près de six mois pour effectuer ses paiements, et pour spéculer sur la masse de manœuvres frauduleusement gardée par devers lui.
Quand M. Citroën livrait des voitures, il opérait en sens inverse. D'abord le concessionnaire, à la sortie d'un nouveau modèle, devait s'engager à prendre un nombre donné de voitures. De plus, il devait payer à la commande un acompte, sur les voitures à livrer, en espèces ou en effets de commerce que Citroën escomptait. Lorsque la voiture sortait de l'usine, le concessionnaire devait payer comptant le reliquat. C'est ainsi que cette double méthode de retard à payer, et d'avance à être payé, a créé la situation sans issue de la fin de l'an dernier. Non seulement, le bilan ne révèle aucune rentrée à venir, mais encore un grand nombre de voitures sont partiellement payées qui n'ont pas encore quitté l'usine. Pour des gens de moindre importance sociale, cette pratique s’appelle du “carambouillage“. »
 « En juin 34, il distribue 30 millions de dividendes, en décembre de la même année, le passif de son entreprise s’élève à près de 1 milliard ! (…) 20 000 ouvriers en chômage (qu’on rembauche au compte-gouttes), à l’usine même. 80 000 autres sur le pavé par suite du licenciement partiel des industries fournisseurs de Citroën. Si l’on ajoute à ce tableau tous les façonniers et commerçants de toutes sortes qui gravitent autour d’une telle affaire, c’est 150 ou 200 000 hommes qui sont touchés par le désastre. »  

PARIS Ier. 1 L'ILE DE LA CITE

$
0
0

L'île de la Cité en 1742, dans la Description de Paris, de Piganiol de la Force. Gallica
Victor Hugo, ou encore le XIXe siècle – l’un est l’autre –, contemple Paris du haut des tours de Notre-Dame comme Charles V le faisait du haut de la tour de l’Horloge, et décrit une île de la Cité qui a peu changé.
Le XXe siècle cherchera sa vue panoramique sur la tour Eiffel ; le XXIe, après le parachèvement de la voie triomphale par la pyramide du Louvre et la Grande Arche de la Défense, a préféré l’Arc de triomphe, au toit duquel se tournent maintenant, vers les quatre points cardinaux, quatre fois plus de visiteurs qu’au sommet de la cathédrale.
La montée aux tours est l’occasion pour Hugo d’un rappel des trois composantes de Paris : « l’île était à l’évêque, la rive droite au prévôt des marchands, la rive gauche au recteur ». Voilà pour le pouvoir ; pour les bâtiments, « la Cité avait Notre-Dame, la Ville le Louvre et l’Hôtel de Ville, l’Université la Sorbonne » ; enfin, pour ce qui est des corps, les nourrir, les soigner, leur permettre de s’ébattre, « la Ville avait les Halles, la Cité l’Hôtel-Dieu, l’Université le Pré-aux-Clercs ».
Hugo résume ainsi la capitale au moment où entrent en scène, dans son roman, à la fin du XVe siècle, Esméralda et Quasimodo, les lettres de l’imprimerie remplaçant la langue des pierres et du verre. Jusqu’à cent cinquante ans plus tôt, l’île de la Cité, à elle seule, a tout eu : l’évêque et le roi. Puis, quand Étienne Marcel, prévôt des marchands, et ses hommes, profitant de la captivité du roi Jean le Bon, ont envahi le palais de la Cité et forcé le Dauphin à y endosser les couleurs de Paris, mi-parties de rouge et de bleu, le roi est allé, pour deux siècles, se réfugier à l’est de la Ville, à l’abri de la Bastille, à l’hôtel Saint-Paul, à celui des Tournelles. La cour continuera ensuite de résider dans la Ville, côté ouest désormais, pour cent vingt années supplémentaires, au Louvre et aux Tuileries, avant de partir pour Versailles. Au Palais de la Cité n’est restée que la Justice, c’est-à-dire le Parlement de Paris.
L'hôtel des Tournelles vers 1540
Mais nous voilà arrivés au sommet. Des beautés de Notre-Dame, affirme Hugo en atteignant la plate-forme, « la principale, c’est la vue du Paris qu’on découvrait alors du haut de ses tours. C’était en effet, quand, après avoir tâtonné longtemps dans la ténébreuse spirale qui perce perpendiculairement l’épaisse muraille des clochers, on débouchait enfin brusquement sur l’une des deux hautes plates-formes, inondées de jour et d’air, c’était un beau tableau que celui qui se déroulait à la fois de toutes parts sous vos yeux ».
Si, de là-haut, on voit loin, réciproquement, on ne voit Notre-Dame que de loin : boussole du voyageur de terre et d’eau, couronne au-dessus de la ville dont elle signe la primauté. Quand on l’approche, Notre-Dame se dérobe aux regards, trop embrassée par la Cité.
Du haut des tours, en revanche, le quadrillage en dièse de Paris était particulièrement net : deux axes verticaux et parallèles, celui formé des rue Saint-Martin, de la Juiverie (aujourd’hui de la Cité) et Saint-Jacques, et celui formé des rues Saint-Denis, de la Barillerie (aujourd’hui boulevard du Palais) et de la Harpe (emportée pour partie par le boulevard Saint-Michel), barrés perpendiculairement, sur la rive droite par l’enfilade Saint-Antoine/Saint-Honoré et, sur la rive gauche, entre les portes Saint-Victor et Saint-Germain, par les rues qui sont aujourd’hui celles des Écoles et de l’École-de-Médecine.
Cette croisée de Paris fut la première pavée. Au début du XIIIe siècle, Paris pue, il n’y a pas d’autre mot. Philippe Auguste, mettant un jour le nez à la fenêtre de son palais (l’actuel Palais de Justice) au moment où le passage de chariots remue la boue parisienne, est littéralement suffoqué par l’odeur. Il convoque aussitôt les bourgeois pour exiger le pavage de toutes les rues de la ville, ce qui ne trouvera un commencement d’exécution que dans la traversée de la Cité et le début de ses prolongements rue Saint-Jacques et rues Saint-Denis/Saint-Martin et, pareillement, dans les deux départs, à droite et à gauche, de l’axe Saint-Honoré/Saint-Antoine perpendiculaire.
Dans la première moitié du XIXe siècle, les choses n’ont guère changé concernant la lisibilité de la capitale, et encore moins l’aspect de la Cité. « Vers la fin du mois d’octobre 1838, par une soirée pluvieuse et froide, un homme (…) traversa le pont au Change et s’enfonça dans la Cité, dédale de rues obscures, étroites et tortueuses, qui s’étend depuis le palais de Justice jusqu’à Notre-Dame. Quoique très circonscrit et très surveillé, ce quartier sert pourtant d’asile ou de rendez-vous à un grand nombre de malfaiteurs de Paris, qui se rassemblent dans les tapis-francs ». C’est là le début des Mystères de Paris.
Le malheur, c’est que l’étudiant Eugène Haussmann, dix ans plus tôt, empruntait le même chemin pour aller suivre ses cours à la fac de droit, et que lui n’est pas devenu romancier : « Je franchissais le vieux Pont-au-Change que je devais plus tard faire également reconstruire, abaisser, élargir », rapporte-t-il dans des Mémoiresécrits cinquante ans après les Mystères de Paris ; « je longeais ensuite l’ancien palais de justice, ayant à ma gauche l’amas ignoble de tapis-francs qui déshonorait naguère encore la Cité, et que j’eus la joie de raser plus tard, de fond en comble – repaire de voleurs et d’assassins, qui semblaient là braver la Police correctionnelle et la Cour d’assises ».
Eugène Sue notait, lui aussi, l’attirance paradoxale de ces malfaiteurs pour le lieu même où leurs forfaits seront jugés, et l’on pouvait encore, à l’époque de son récit, tomber nez à nez, place du Palais de Justice (aujourd’hui boulevard du Palais), avec un grand échafaud et une douzaine de prisonniers condamnés au bagne, auxquels on était en train de river le collier au cou.
Les mêmes Mystères de Paris, portés à la scène, dépeignent davantage le bourbier que le coupe-gorge. Tortillard s’y lamente devant le Lapin Blanc : « C’était bien la peine de venir prendre ici une planche, d’aller la poser sur le ruisseau de la rue de la Barillerie et de m’égosiller à crier pendant une heure : Passez ! payez ! Passez, payez ! Une mauvaise averse de trois sous. Avec ça que dans c’te Cité, ils se moquent bien de se crotter… Ils passaient à côté de ma planche et m’éclaboussaient… les raffalés ! ».

Vingt et une églises, combien de cloches ?

De Quasimodo au Chourineur, la Cité est restée « l’île sonnante », avec ses vingt et une petites églises et le nombre de cloches qui s’ensuit, qui « honorant les morts, font mourir les vivants » ; le bourdon de Notre-Dame, que baptisèrent Louis XIV et Marie-Thérèse, dominant de sa forte voix ces volées assourdissantes.
À l’époque où se déroule l’action de Notre-Dame de Paris, sur le côté nord de la cathédrale, une quarantaine de maisons bénéficient d’une vue qui s’étend jusqu’à Charenton. Prolongeant leurs jardins, l’île Notre-Dame et l’île-aux-Vaches n’ont rien de plus haut que les brins de l’herbe verte dépassant les draps blancs étalés par les lavandières. Le lotissement des deux îles, réunies en une seule qui prendra le nom de Saint-Louis, ne peut laisser indifférent le chapitre : « les maisons de cloître qui étaient ci-devant les mieux situées de Paris perdront la sérénité de l’air qu’elles avaient par le moyen de l’île ». Les chanoines se battirent longuement pour ne céder, après dédommagement, qu’en 1642.
Le conseiller au Parlement Pierre Broussel, dont l’arrestation fit surgir les barricades de la Fronde, habitait de ce côté, rue Saint-Landry. « Il fallut, pour satisfaire le peuple, raconte Olivier d’Ormesson dans son Journal, le mener par les quartiers les plus échauffés, où il fut reçu avec salve de mousqueterie. C’était un triomphe, chacun lui baisant les mains et la robe. Il passa par la rue Saint-Honoré et de là sur le Pont-Neuf, et fut à Notre-Dame entendre la messe. »
C’est par l’autre rive, par le Petit-Pont, qu’arrivent à Notre-Dame les processions solennelles portant les reliques de sainte Geneviève quand il s’agit de combattre l’inondation, d’arrêter les pluies ou tout autre fléau. L’abbaye, au sommet de « la montagne », dans l’Université, garde alors en gage le prévôt des marchands et quatre conseillers de ville jusqu’au retour du saint reliquaire. À l’inverse, le 2 décembre 1804, c’est le pape, Pie VII, qui est l’otage du pouvoir civil, quand il s’agit de lui faire célébrer à Notre-Dame le sacre de Napoléon Ier, dans le faste et la pompe que nous montre le tableau de David.

Pomme de pin et Lapin Blanc

Rue de la Juiverie, qui traverse la Cité au débouché de ce Petit-Pont, s’élève, si l’on peut dire, le « trou de la Pomme de pin » où Villon, dans son Grand Testament, envoie « Jacques Raguyer, le grand godet de Grève ». Villon évoquera encore le cabaret, et la manière d’y avoir du vin, dans ses Repues franches. Trois quarts de siècle plus tard, la renommée de l’endroit est telle qu’un écolier limousin de rencontre peut vanter à Pantagruel les mérites de la Pomme de pin, et, un siècle encore après Rabelais et son Deuxième Livre, c’est Molière qu’on y voit, lisant une scène des Femmes savantesà Corneille et à Boileau.
Vers 1635 s’affaiblit la vogue intellectuelle bientôt bi-séculaire de ce haut lieu qui rassembla ceux que Calvin nomma « libertins », lignée de libres penseurs dans laquelle figurent Rabelais, Montaigne, La Fontaine et Molière, avant Voltaire qui, peut-être, logeait rue de la Barillerie quand leRégent le fit arrêter et conduire à la Bastille. Mais la cuisine de la Pomme de pin restait fameuse en 1670 quand Colletet cite encore son excellent chapon dans ses Tracas de Paris.
Le Lapin blanc gravé par Jules Worms et Fortuné Méaulle suivant la reconstitution de Hoffbauer dans son Paris à travers les âges
Le Lapin Blanc de la rue des Fèves, emporté par la construction de la préfecture de police, est évidemment d’un genre tout différent, c’est un « tapis-franc », ce qui, nous dit Eugène Sue, « en argot de vol et de meurtre, signifie un cabaret du plus bas étage ». Celui-là a existé dans la littérature avant d’exister dans la réalité. L’immense succès remporté par les Mystères de Paris, d’abord en feuilleton, dans les Débats, à partir de 1842, puis à la scène deux ans plus tard, avec l’acteur Frédérick Lemaître en vedette, avait poussé un marchand de vin à doter le n° 6 de la rue des Fèves, qui possédait de belles caves, de la romanesque enseigne dégotée chez Eugène Sue. Pour une quinzaine d’années seulement, après quoi arrivèrent les démolisseurs du baron Haussmann.

De la tour Bonbec à la caserne

Derrière la façade Louis XVI du Palais de Justice, la galerie du Palais, dont Corneille avait fait une comédie portant le même titre, était l’un des trois grands centres de la librairie parisienne au XVIIe siècle, avec la rue Saint-Jacques et la place du Puits-Certain, dans l’Université. Ici, Toussaint Quinet, l’éditeur du Roman comique de Scarron, en 1651, voisinait avec les marchandes de dentelles et les merciers à la mode. Les dernières boutiques ne disparaîtront de la galerie marchande qu’en 1840.
Sur le quai de l’Horloge, la tour Bonbec, la plus occidentale, porterait ce nom de ce que l’on y faisait parler, dès la fin du XVe siècle, par la torture. Barbarie judiciaire face à la civilisation brillante et humaine des Lumières : la justice se rendait toujours, à la veille de la Révolution, d’après l’ordonnance de 1670, ce qui signifiait torture préalable, instruction secrète et absence d’avocat. Marat pourra écrire, concernant la furie des sans-culotte : « Ce sont les horreurs judiciaires d’autrefois qui ont donné à notre peuple ces mauvaises mœurs ».
C’est devant la Grand’Chambre du Parlement de Paris, située sur l’ancien appartement de Philippe le Bel, entre les deux tours médianes, qu’en 1655, Louis XIV, 16 ans, était apparu en habits de chasse pour briser la résistance des parlementaires. Le Tribunal révolutionnaire de Fouquier-Tinville siégera au même endroit à partir du 6 avril 1793, y prononçant plus de deux mille condamnations à mort. Un bon millier de prisonniers s’entassaient alors à la Conciergerie, qu’ils quittaient par la grille, à droite du grand perron, pour monter dans la charrette de la guillotine qui les attendait cour du Mai.
En face, au sud de la rue de Lutèce, quand Alphonse Esquiros, écrivant L’Histoire des Montagnards, vient en 1841 interroger Albertine Marat dans son logis misérable du 32, rue de la Barillerie, sous les toits, la sœur ressemble de façon si frappante à son frère qu’il semble à l’historien être devant l’ombre de Marat lui-même. « Son vêtement douteux – une sorte de robe de chambre – prêtait encore à l’illusion. Elle était coiffée d’une serviette blanche qui laissait passer très peu de cheveux. Cette serviette me fit souvenir que Marat avait la tête ainsi couverte quand il fut tué dans son bain par Charlotte Corday. »

Plus haut, au bal du Prado, à l’emplacement du Tribunal de commerce actuel, Friedrich Engels tente, à l’hiver de 1846-1847, de passer pour un simple noceur allemand aux yeux de « la rousse », la police secrète installée rue de Jérusalem, à l’angle du quai des Orfèvres, là où avaient résidé les premiers présidents du Parlement, puis les maires de Paris à partir de Pétion de Villeneuve. C’est dans cette même salle de bal que, le 26 février 1848, Blanqui organise un rassemblement pour exiger le drapeau rouge et protester contre « l’escamotage » de la république ouvrière.

Quatre mois plus tard, le 23 juin, les dockers des quais, les ouvriers travaillant sur les chantiers du chemin de fer d’Orléans, occupaient l’est de la Cité d’où ils tentaient de parvenir à l’Hôtel de Ville. Le glas sonnait pour la Cité populeuse, où la génération romantique, Théophile Gautier et Eugénie Fort, son amoureuse, se récitaient à deux voix dans un décor intact les scènes de Notre-Dame de Paris. L’entreprise métallurgique Monduit & Bechet, Gaget, Gauthier & Cie, qui ferait la statue de l’Indépendance américaine – dite de la Liberté -, dressait les flèches de Notre-Dame et de la Sainte-Chapelle. La poigne de fer d’Haussmann donnait ici sa leçon de choses : 1. Débroussailler les abords des monuments – avec une frénésie, autour de Notre-Dame, qui fait croire qu’il règle un compte personnel avec Hugo. 2. Voir la ville, comme un artilleur, en lignes de mire : au bout de l’œilleton, une cible ; dans l’axe du boulevard de Sébastopol, le dôme du Tribunal de Commerce, qu’on décentrera pour l’y faire rentrer de force. 3. Une rue est une droite qui passe par deux casernes, on en construira donc une dans l’île de la Cité. Au final, hormis Notre-Dame, la Sainte-Chapelle et la Conciergerie, n’en réchappent que quelques maisons, au nord-est, où plane le souvenir d’Héloïse et Abélard.
Balzac avait encore pu décrire, dans L’Envers de l’histoire, « une assez vaste cour au fond de laquelle se dessinait en noir une haute maison flanquée d’une tour carrée encore plus élevée que les toits et d’une vétusté remarquable ».
« Quiconque connaît l’histoire de Paris sait que le sol s’y est tellement exhaussé devant et autour de la cathédrale qu’il n’existe pas vestige des douze degrés par lesquels on y montait jadis. Aujourd’hui, la base des colonnes du porche est de niveau avec le pavé. Donc, le rez-de-chaussée primitif de cette maison doit en faire aujourd’hui les caves. Il se trouve un perron de quelques marches à l’entrée de cette tour, où monte en spirale une vieille vis le long d’un arbre sculpté en façon de sarment. Ce style, qui rappelle celui des escaliers du roi Louis XII au château de Blois, remonte au XIVe siècle. »
« Frappé de mille symptômes d’antiquité, Godefroid ne put s’empêcher de dire en souriant au prêtre : “Cette tour n’est pas d’hier.
– Elle a soutenu, dit-on, l’attaque des Normands et aurait fait partie d’un premier palais des rois de Paris ; mais, selon les traditions, elle aurait été plus certainement le logis du fameux chanoine Fulbert, l’oncle d’Héloïse ”. »

Le charme du Pont-Neuf

Reste le Pont-Neuf, bien sûr, qui ne saurait disparaître puisqu’il est le modèle de qui se porte bien. Dès son achèvement, Henri IV avait concédé le nouvel espace ainsi dégagé au premier président Achille de Harlay, à charge d’y construire une place à l’architecture ordonnancée de brique et de pierre, à l’instar de la place Royale (aujourd’hui des Vosges), avec cette différence que de fausses arcades y étaient seulement suggérées par des fenêtres en arc au rez-de-chaussée, et qu’un plan triangulaire remplaçait le plan carré. On l’appellerait Dauphine en l’honneur du Dauphin, le futur Louis XIII.
Quand Chardin y expose, devant la procession de la Fête-Dieu de 1728, sa Raie et son Buffet, une statue équestre d’Henri IV, à son débouché, parfait la place depuis un peu plus d’un siècle. L’exposition de la Jeunesse, pour laquelle il n’est pas besoin d’être membre de l’Académie, a ainsi lieu, à découvert, le jeudi suivant la Trinité entre 10 heures et midi. Les peintres flamands qui demeurent autour de la foire Saint-Germain, à l’autre bout du pont, échappent de longtemps – depuis que Rubens vint décorer le Luxembourg – à l’emprise des corporations.
Entre cette foire Saint-Germain et la Croix-du-Trahoir, le Pont-Neuf était vite devenu « le » nouvel axe nord-sud, en supplantant ses deux aînés. C’était d’abord l’un des rares endroits de Paris où l’on pouvait, sur des trottoirs, marcher sans risquer sa vie. Il y avait douze mille carrosses à Paris au temps de Louis XIV ; quarante ans plus tôt, on n’en comptait que trois cent dix. « Ce fut en ce temps-là qu’on inventa la commodité magnifique de ces carrosses ornés de glaces et suspendus par des ressorts ; de sorte qu’un citoyen de Paris se promenait dans cette grande ville avec plus de luxe que les premiers triomphateurs romains n’allaient autrefois au Capitole. Cet usage, qui a commencé dans Paris, fut bientôt reçu dans toute l’Europe ; et, devenu commun, il n’est plus un luxe. »
Le carrosse avait sans doute civilisé les mœurs, comme l’écrivait Voltaire – « Les mœurs tiennent à si peu de chose que la coutume d’aller à cheval dans Paris entretenait une disposition aux querelles fréquentes, qui cessèrent quand cet usage fut aboli. » –, il n’en était pas moins, pour les piétons, un véhicule fort dangereux.
À n’importe quelle heure, sur le Pont-Neuf, on croisait au moins un voleur, un prêtre et une prostituée. D’autres disent un cheval blanc ; en tout cas, on y trouvait de tout : Tabarin, son frère, sa femme, sur leurs tréteaux, où ils interprétaient des farces que l’on qualifierait plus tard de « tabariniques » ; Maître Gonin et ses pronostications plaisantes ou satiriques ; des chanteurs et chanteuses en plein air ; l’opérateur Brioché, son petit théâtre de marionnettes et son singe Fagotin qu’embrochera Cyrano de Bergerac, par un beau jour d’été, quelques années avant 1655. Ce dont on fera une pièce – Combat de Cyrano de Bergerac avec le singe de Brioché, au bout du Pont-Neuf–, que l’on jouera… sur le Pont-Neuf, théâtre sur le théâtre.
Cette vogue était l’aubaine des mouchards : il n’y avait qu’à se poster à une extrémité ; si, en l’espace de quelques jours, on n’avait pas vu l’individu recherché passer là, on pouvait affirmer, de façon absolument certaine, qu’il avait quitté Paris.
La seule ombre au pont, c’était la pompe de la Samaritaine, dont Mercier disait qu’elle bouchait la vue « pour quelques bassins qui n’en sont pas moins à sec les trois quarts de l’année ». De vue l’on n’avait pas du tout depuis les autres ponts qui étaient tous bordés de maisons jusqu’à ce qu’on détruisît les dernières en 1786. Le Pont-Neuf en redevint un pont presque comme les autres, d’autant que fermait alors la foire Saint-Germain, principal pôle économique de la rive gauche, qui lui retirait une partie de son trafic. Ce fut pourtant encore sur le Pont-Neuf que Pissarro, vieil impressionniste de 73 ans, aborda un jeune peintre de 24 ans, Othon Friesz, le futur fauve, qui habitait 15, place Dauphine, pour l’encourager à exposer aux Indépendants. Albert Marquet résidait au n° 29. « Paris semble n’exister que pour les artistes », disait déjà Whistler.

LE PAR(AD)IS DU MONDAIN (I. 1735-1738)

$
0
0

(septième épisode de Paris, la ville rêvée de Voltaire, commencée ici avec la livraison de novembre 2013)

« Le paradis terrestre est où je suis. »
Par ce dernier vers,à l’été de 1736, Voltaire clôt Le Mondain. Vers qui ne signifie pas, bien sûr, que « ma » seule présence transfigure tout lieu en paradis, propos de Roi-Soleil, mais simplement que « j’ai » découvert le paradis terrestre en ce lieu ci où « je » me trouve maintenant. À Cirey, donc, le paradis, comme le prouvait déjà surabondamment le poème des « Il faut… » ? Non, à Paris, au contraire, où il a été permis à Voltaire de revenir, en mars 1735. À cette réserve que Paris est paradis pour le « mondain », rôle auquel il faut d’autant moins cantonner l’auteur qu’un Fermier général, La Popelinière, a été son modèle.
Ce sur quoi ils s’accordent pourtant l’un et l’autre, c’est qu’un des principaux attraits de Paris est à l’Opéra :
« Il faut se rendre à ce palais magique
Où les beaux vers, la danse, la musique,
L’art de tromper les yeux par les couleurs,
L’art plus heureux de séduire les cœurs,
De cent plaisirs font un plaisir unique. »
S’inspirer à la fois de l’opéra et du théâtre anglais, c’est ce à quoi s’est essayé le nouveau triomphe de Voltaire sur la scène de la Comédie-Française, Alzire ou les Américains, « un roman mis en action », comme le définirason épître dédicatoire à Émilie du Châtelet.
Depuis 1718 et Œdipe– et cela durera jusqu’à sa mort, soixante ans plus tard –, Voltaire est quasi à demeure sur la scène du Théâtre-Français, auquel il donnera plus de cinquante pièces, pratiquement une par an, plus que n’en ont écrit Corneille et Racine réunis.
Durant l’un des courts entractes de cette permanence, Diderot a tout de même pu voir, quelques mois avant Alzire, la Gaussin, au côté de Mlle Quinault cadette, interpréter le rôle de Constance dans Le Préjugé à la mode de Nivelle de La Chaussée. Il se trouve que, dans la vie, « cette actrice trompait son mari avec un autre acteur, cet acteur avec le chevalier, et le chevalier avec un troisième, que le chevalier avait surpris entre ses bras ». Les gens du beau monde occupant alors la scène de la Comédie française autant que les acteurs, n’en laissant à ces derniers que le milieu, le chevalier croit y tenir sa vengeance : « Il s’est promis de déconcerter l’infidèle par sa présence et par ses regards méprisants, de la troubler et de l’exposer aux huées du parterre. La pièce commence, sa traîtresse paraît ; elle aperçoit le chevalier, et, sans s’ébranler dans son jeu, elle lui dit en souriant : “Fi ! le vilain boudeur qui se fâche pour rien”.  Le chevalier sourit à son tour. Elle continue : “Vous venez ce soir ?” Il se tait. Elle ajoute : “Finissons cette plate querelle, et faites avancer votre carrosse...”. Et savez-vous dans quelle scène on intercalait celle-ci ? Dans une des plus touchantes de La Chaussée, où cette comédienne sanglotait et nous faisait pleurer à chaudes larmes. Cela vous confond ; et c’est pourtant l’exacte vérité ».
Diderot ne cite cette anecdote à l’interlocuteur fictif de son Paradoxe ni pour décrire les mœurs des actrices ni pour se plaindre de la présence du public sur la scène ; simplement à l’appui d’une démonstration : la qualité du jeu du comédien est construite et ne naît pas de son identification au personnage.
C’est l’époque où le jeune Diderot ne vit que « pour le bonheur », et ne le goûte pleinement que dans les orgies faites chez Landelle, ce traiteur du 4, rue de Buci, qui accueillit en 1730 la première loge maçonnique de Paris et, trois ans plus tard, les dîners bimensuels de la société bachique dite du Caveau, regroupant Alexis Piron, Crébillon fils et le peintre Boucher pour les jeunes gens, au côté du déjà quinquagénaire Jean-Philippe Rameau. « J’y jouissais avec excès de tous les plaisirs que nous y rassemblions, plaisirs des sens et plaisirs de l’esprit, dans des conversations vives, animées, avec deux ou trois de mes amis, au milieu des plus excellents vins et des plus jolies femmes. Je rentrais à nuit chez moi, à moitié ivre, je la passais entière à travailler et jamais je ne me sentais plus de verve et de facilité. »
Rameau par Greuze, Gallica
Mais, à 23 ans, il est bientôt fini pour lui le temps des « orgies » : un sien cousin, le père Ange, carme déchaussé du couvent du Luxembourg, a été chargé de sa surveillance, et quand, à l’hiver de 1736, Diderot abandonne le bureau du procureur Clément de Ris, il se voit couper les vivres par son père, et laissé face au remboursement de ses dettes.
On ne se réunit plus à l’entresol du président Hénault comme on l’a fait durant sept ans, tous les samedis, de cinq heures du soir à huit heures : le cardinal de Fleury, Premier ministre de fait, a conseillé à la société de s’en abstenir. Et Mme de Lambert est morte – « Dame de beaucoup d’esprit, écrira Voltaire, elle a laissé quelques écrits d’une morale utile et d’un style agréable. Son traité De l’Amitié fait voir qu’elle méritait d’avoir des amis ». Seul, sur la rive droite, le salon de Mme de Tencin reçoit encore.
Le dîner auquel, à présent, le marquis d’Argenson est fort assidu, comme Pont de Veyle, autre condisciple du jeune Arouet, comme Voltaire lui-même, le chevalier d’Orléans, Grand Prieur du Temple, Duclos, Crébillon fils, M. de Maurepas, ministre de la Maison du roi depuis l’âge de 17 ans et, de surcroît, celui de la Marine depuis 25, est, au faubourg Saint-Germain, celui de « la société du bout du banc ». Deux fois par semaine, rue d’Anjou-Dauphine, aujourd’hui rue de Nesle, chacun apporte à Mlle Quinault cadette, lasoubrette de la Comédie-Française, fille de Jean Quinault qui en était lui-même sociétaire, son tribut, de vers ou de prose. C’est un rendu pour un prêté : c’est elle qui a soufflé à Nivelle de La Chaussée l’idée du Préjugé à la mode ; à Voltaire celle de L’Enfant prodigue.

Travailler pour le roi de Prusse ?


« Les comédiens avaient affiché Britannicus. L’heure de commencer étant venue, un acteur vint annoncer qu’une des actrices nécessaires pour représenter Britannicus venait de tomber malade : ainsi qu’ils ne joueraient point cette pièce ; mais que, pour dédommager les spectateurs, ils donneraient la première représentation d’une comédie nouvelle en cinq actes et en vers. Le public ne fut point la dupe de cette petite ruse. » Pour autant, il ne devina pas qui était l’auteurde cet Enfant prodigue qu’on lui proposait.
Si cette petite supercherie a été nécessaire, c’est que Voltaire est de nouveau menacé. En août, le prince royal de Prusse, Frédéric II, a pu lui écrire : « Monsieur, quoique je n’aie pas la satisfaction de vous connaître personnellement, vous ne m’en êtes pas moins connu par vos ouvrages. (…) Votre Henriademe charme, et triomphe heureusement de la critique peu judicieuse que l’on en a faite. La tragédie de Césarnous fait voir des caractères soutenus ; les sentiments y sont tous magnifiques et grands ; et l’on sent que Brutus est ou Romain ou Anglais. Alzire ajoute aux grâces de la nouveauté cet heureux contraste des mœurs des sauvages et des Européens. Vous faites voir, par le caractère de Gusman, qu’un christianisme mal entendu, et guidé par le faux zèle, rend plus barbare et plus cruel que le paganisme même. (…) À quoi n’a-t-on pas lieu de s’attendre de l’auteur de tant de chefs-d’œuvre ! Quelles nouvelles merveilles ne vont pas sortir de la plume qui jadis traça si spirituellement et si élégamment le Temple du Goût ! C’est ce qui me fait désirer si ardemment d’avoir tous vos ouvrages. Je vous prie, Monsieur, de me les envoyer, et de me les communiquer sans réserve. Si parmi les manuscrits il y en a quelqu’un que, par une circonspection nécessaire, vous trouviez à propos de cacher aux yeux du public, je vous promets de le conserver dans le sein du secret, et de me contenter d’y applaudir dans mon particulier ».
À Paris, le Mondain a pourtant déplu au pouvoir, pour quelque plaisanterie concernant Adam, ou pour un vers désignant Colbert dans la Défense du Mondain, qui avait suivi de premières critiques ? « Ah ! que Colbert était un esprit sage ! », aurait suffi pour que le cardinal de Fleury y entendît que lui ne l’était pas. « Il est possible que les vers sur Adam fussent le prétexte, et que les vers sur Colbert fussent la cause. »
Après deux mois d’exil en Hollande, Voltaire n’est de retour à Cirey qu’au mois de mars de 1737. Pendant la décennie suivante, le château d’Émilie va être son – leur – cabinet de travail, et Paris son fournisseur. Les lettres de Voltaire à l’abbé Moussinot, futur auteur d’un Mémoire sur la ville souterraine, découverte au bas du mont Vésuve, c’est-à-dire Herculanum, et chargé de dénicher tout ce dont ils ont besoin, dessinent la cartographie complète du commerce parisien. Au chanoine de Saint-Merry, Voltaire assure ainsi que pour les cosmétiques de « Pompon Newton », comme il surnomme Émilie (les pompons désignent alors des colifichets de coiffure), il n’y a que Provost, Au Signe des parfums, rue Saint-Antoine. « Qu’on achète chez lui un énorme pot de pâte, telle qu’il en fournit à Mme la marquise du Châtelet. Mais, au nom de Dieu, qu’on n’aille point ailleurs que chez ce Provost ! »
Une autre fois, ce sera à nouveau « un gros pot de pâte liquide », mais aussi douze paires de gants fins blancs : « Il faut prendre les plus petites mains. Des gants pour vos mains un peu étroits seront assez mon fait ». Et puis reviendra « l’énorme pot de pâte liquide », auquel sera joint « un très petit pot de pommade de concombre ».
Le 20 avril 1737, la commande porte sur « deux petites pinces de toilette pour femme. Il ne faut pas de ces petites pinces du quai de Gesvres, mais de celles qu’on vend rue Saint-Honoré. Elles coûtent, je crois, vingt ou vingt-quatre sous ». Une seule demande, deux mois plus tard, n’est pas assortie d’une adresse : « Je vous prie d’ajouter au paquet vingt livres de poudre fine à poudrer, et dix livres de poudre à poudrer de senteur. Cela fait trente livres, avec une bouteille d’essence de jasmin. Priez madame votre sœur de faire cette emplette ».
Procope par Atget, 1898. Gallica
Il faut enfin satisfaire au confort douillet et à la gourmandise : « Voulez-vous bien m’envoyer un bâton d’ébène, long de deux pieds ou environ, pour servir de manche à une bassinoire d'argent ? Je suis un philosophe très voluptueux ». Ou encore : « Procope doit m’envoyer un paquet de friandises, marrons glacés, cachou, pastilles, à votre adresse [rue de la Lanterne, derrière Saint-Merry]. Je vous supplie de le faire payer ».

L’Enseigne de Gersaint


L’Enseigne de Gersaint, ce panneau publicitaire hâtivement brossé par Watteau peu de temps avant sa mort, à l’automne de 1720, semble inviter à entrer chez un marchand de tableaux. Gersaint vendait pourtant, sur le pont Notre-Dame, bien plus que la seule peinture, du « superflu, chose très nécessaire », selon la définition du Mondain : des objets de laque et des porcelaines de Chine aussi bien que des curiosités naturelles et des instruments scientifiques. On pourrait le comparer à un ensemblier décorateur d’aujourd’hui, avec toutefois une fonction d’assemblage plus importante, en couture comme en orfèvrerie, allant jusqu’à la monte des pendules dans leurs cartels, par exemple.
Esquisse de Watteau pour Gersaint, Cognac-Jay/Roger Viollet
Voltaire n’a pas eu recours à Gersaint durant cette période, et adresse Moussinot parfois chez des ensembliers de ce type, parfois chez chaque artisan séparément : « Voici, mon cher ami, une autre petite négociation. Mme la marquise du Châtelet a commandé un nécessaire à Hébert, Au Roi de Siam, qui a changé, je crois, de logement, et qui demeure rue Saint-Honoré, vis-à-vis l’oratoire. Il faudrait lui donner douze cents livres d’avance, pour l’argenterie qu’il doit employer à cet ouvrage ». Ou, plus tard : « Faites chercher, je vous prie, une montre à secondes chez Leroi, ou chez Lebon, ou chez Tiout, enfin la meilleure montre soit d’or, soit d’argent il n’importe ; le prix n’importe pas davantage ». On l’a vu aussi passer commande d’un « joli secrétaire » qu’il veut offrir à Mlle Quinault.
À Cirey, chaque jour, Pompon abrite Newton derrière un grand tablier noir pour des expériences de physique : Voltaire et la marquise du Châtelet concourent tous deux, et séparément, pour le prix de l’Académie des sciences, sur la nature du feu. Les instructions données à Moussinot se précipitent : « Je vous prie aussi de m’acheter quatre miroirs concaves de trois pouces de diamètre. Il faut prendre garde qu’ils aient tous quatre le même foyer. Cela coûte un écu pièce, et se trouve sur le quai des Morfondus ». Une douzaine de jours plus tard : « Il faudrait m’avoir : 1° Un excellent thermomètre ; un baromètre : les plus longs sont les meilleurs ; 2° Deux terrines qui résistent au feu le plus violent, et qui puissent tenir huit ou dix livres de plomb chacune, ou plus, s’il se peut ; 3° Quatre creusets : cela se vend à la halle où on les trouve ; il n’y a qu’une boutique ; 4° Deux petites retortes [cornues] de verre ».
Moussinot doit, de plus, interroger des savants : « Voici maintenant la grâce que je vous demande : transportez-vous chez votre voisin le sieur Geoffroy, apothicaire de l’Académie des sciences ; liez conversation avec lui au moyen d’une demi-livre de quinquina que vous lui achèterez et que vous m’enverrez. 1° Ayez la bonté de lui demander s’il a fait l’expérience rapportée par Lemery, chapitre V, et s’il a trouvé que vingt livres de plomb calciné pèsent vingt-cinq livres ; 2° S’il a vu les expériences de l’antimoine au verre ardent ; si l’antimoine acquiert du poids en se pénétrant des rayons du soleil, et si aucune matière ne s’y mêle ; 3° S’il a vu, et s’il a fait les expériences du cuivre et de l’étain dans des retortes de verre. Vous êtes un négociateur très habile ; vous saurez aisément ce que M. Geoffroy pense de tout cela, et vous m’en manderez des nouvelles, le tout sans me commettre le moins du monde ».
Il n’en a jamais fini : « Je vous avais demandé des thermomètres et des baromètres : j’insiste encore fortement là-dessus. On en transporte au bout du monde. Vous pourriez consulter sur cela M. Grosse ou M. Nollet, qui demeure quai des Théatins, chez M. le marquis de Locmaria. Ce M. Nollet en vend de très bons ». Il vend ceux qu’il construit, comme fait tout artisan, à l’exception de ces « merciers », « marchands de tout, faiseurs de rien » comme l’est Gersaint. L’abbé Nollet conçoit les siens avec Du Fay et Réaumur ; Voltaire lui commandera, en 1738, un cabinet d’instruments d’une valeur de 10 000 livres, et débauchera l’un de ses aides :
Watteau, détail de l'Enseigne de Gersaint
« Il viendra vous voir un jeune homme nommé M. Cousin [il demeure rue Saint-Denis, vis-à-vis le Grand-Châtelet, chez M. Harny], qui travaille actuellement chez l’abbé Nollet, et qui viendra bientôt à Cirey, où j’espère lui faire un sort agréable. En attendant, je vous prie de lui donner vingt pistoles, et de le bien encourager. Il a une belle main, il dessine, il est machiniste, il étudie les mathématiques, il s’applique aux expériences, il va apprendre à opérer à l’Observatoire. Si d’Arnaud avait de pareils talents, je l’aurais rendu heureux, si même il avait eu le courage de se former à écrire. »
D’Arnaud, c’est Baculard d’Arnaud– Voltaire trouve son nom ridicule, lui a conseillé d’en changer et donne donc l’exemple –, écolier externe au collège d’Harcourt, qui lui a fait parvenir quelques vers, ainsi qu’une tragédie consacrée à la Saint-Barthélemy. Durant cinq ans, Voltaire va envoyer Moussinot « chez M. Delacroix, rue Mouffetard, troisième porte cochère », où il loge, porteur de quelque cadeau en argent, et de la recommandation de lui faire acquérir une belle écriture afin qu’il puisse être placé.

LE PAR(AD)IS DU MONDAIN (II. 1738-1742)

$
0
0
(huitième épisode de Paris, la ville rêvée de Voltaire, commencée ici avec la livraison de novembre 2013)


Paris, partie or, partie fange


21 juillet 1738 : « Je vous prie de faire venir chez vous le chevalier de Mouhy, et de lui demander naturellement ce qu’il faut par an pour les Nouvelles qu’il fournit (…) Le chevalier de Mouhy demeure rue des Moineaux, butte Saint-Roch. Vous pourriez lui écrire un mot pour savoir ce qu’il faut par mois, et pourquoi il n’envoie plus de nouvelles depuis huit jours. (…) S’il veut deux cents livres par an, à condition d’être mon correspondant littéraire, et d’être infiniment secret, volontiers. J’aurais mieux aimé mon d’Arnaud ; mais il n’a pas voulu seulement apprendre à former ses lettres ».
Les deux candidats s’avèreront, au final, aussi décevants l’un que l’autre. Le chevalier de Mouhy, envoyé à la Bastille du 12 avril au 9 mai 1741 pour avoir fait imprimer sans privilège, s’en libérera en devenant indicateur de police. Il portait un nom presque prédestiné puisqu’on appelait, paraît-il, ces gens « mouches » ou « mouchards » du fait d’un inquisiteur du règne de François II nommé Desmochères, originaire du village de Mouchy.
Pour financer tout ce qu’on lui demande, Moussinot est encore chargé de vendre des actions, comme de la relance d’innombrables débiteurs, qui ne sont autres que le prince de Guise, le duc de Richelieu, le duc de Villars, le marquis d’Estaing, M. de Goesbriant… À tous, Voltaire a prêté de l’argent, remboursable en rentes viagères, dont les versements tardent la plupart du temps.
Préparation pour le portrait perdu, Musée nat. de Stocholm
Enfin, Moussinot doit faire répartir par Thiriot, qui demeure alors « chez M. de La Popelinière, Fermier général, rue Saint-Marc », des exemplaires de factums divers, ou s’occuper de la reproduction d’un pastel de Quentin La Tour, pour lequel Voltaire a posé en avril 1735, tâche dont il ne s’est d’abord qu’imparfaitement acquitté : « Vous êtes obligé, en conscience, de me faire graver autrement. Il faut qu’Odieuvre s’en mêle ; je donnerai cent livres ; la planche restera à Odieuvre ; j’aurai quelques estampes pour moi ; La Tour conduira le graveur ».
Hélas, du travail de Michel Odieuvre, Voltaire ne sera pas davantage content. Quand il répondra, plus tard, à l’un de ces libelles qui affirment dévoiler son vrai visage, il aura cette comparaison : « Cette peinture est aussi peu ressemblante que l’estampe au bas de laquelle il a plu au sieur Odieuvre de mettre mon nom. Celui qui m’a voulu définir, et celui qui m’a voulu graver, ne m’avaient jamais vu ni l’un ni l’autre ».
Peut-être Voltaire aurait-il dû s’adresser au comte de Caylus, graveur passionné qui avait reproduit tous les Watteau de la collection de M. de Julienne, le drapier des Gobelins. Voltaire avait souvent vu « au bout du banc » ce membre honoraire de l’Académie royale de peinture et de sculpture qui étudiait le peuple parisien comme il avait fait de l’archéologie : vêtu de drap brun, les bas roulés sur de gros souliers, il fréquentait incognito guinguettes et bals publics, où, une fois, un peintre d’enseignes, le prenant pour un confrère, lui avait demandé de l’aider à finir.
Autre préparation, musée Lécuyer
Paris ayant décidé de la construction d’une nouvelle fontaine, rue alors de Grenelle-Saint-Germain, le comte de Caylus l’a fait attribuer à Bouchardon. Voltaire, qui ne se préoccupe pas que de la ressemblance de son portrait, lui écrit, le 9 janvier 1739 : « Je n’ai rien à dire sur la belle fontaine qui va embellir notre capitale, sinon qu’il faudrait que M. Turgot [Michel-Étienne Turgot, élu prévôt des marchands en 1729] fut notre Édile et notre Prêteur perpétuel. Les Parisiens devraient contribuer davantage à embellir leur ville, à détruire les monuments de la barbarie gothique, et particulièrement ces ridicules fontaines de village qui défigurent notre ville. Je ne doute pas que Bouchardon ne fasse de cette fontaine un beau morceau d’architecture ; mais qu’est-ce qu’une fontaine adossée à un mur dans une rue, et cachée à moitié par une maison ? Qu’est-ce qu’une fontaine qui n’aura que deux robinets, où les porteurs d’eau viendront remplir leurs seaux ? Ce n’est pas ainsi qu’on a construit les fontaines dont Rome est embellie. Nous avons bien de la peine à nous tirer du goût mesquin et grossier. Il faut que les fontaines soient élevées dans les places publiques, et que ces beaux monuments soient vus de toutes parts. Il n’y a pas une seule place publique dans le vaste faubourg Saint Germain : cela fait saigner le cœur. Paris est comme la statue de Nabuchodonosor, en partie or, et en partie fange. »
Des fontaines grandioses, cornes d’abondance aux cataractes attirant la foule, au centre de places publiques dont elles évinceraient les statues de rois, c’est la ville se voyant vivre, son activité, embellie d’art, étant à elle-même son propre spectacle, au lieu d’habitants tournés avec déférence vers le souverain. Le temple grec avait été un bâtiment abritant la statue d’un dieu, la place royale parisienne était exactement, sur ce modèle, un temple à ciel ouvert ; Voltaire lui opposait Rome et les fontaines du Bernin sur ses places.

Voltaire urbaniste


De Bruxelles, où il seconde Émilie dans un procès d’héritage compliqué, Voltaire poursuit son dialogue avec le comte de Caylus, auquel il écrit, le 21 août 1740 : « En vérité, vous êtes un homme charmant, vous protégez tous les arts, vous encouragez toute espèce de mérite ; il semble que vous soyez né à Berlin. Du moins, il me semble qu’on ne suit guère votre exemple à la cour de France. Je vous avertis que, tant qu’on n’emploiera son argent qu’à bâtir ce monument de mauvais goût qu’on nomme Saint-Sulpice, tant qu’il n’y aura pas de belles salles de spectacle, des places, des marchés publics magnifiques à Paris, je dirai que nous tenons encore à la barbarie. Hodieque manent vestigia ruris. » [« Demeurent encore aujourd’hui des traces de notre passé rustique », c’est le vers 160 de la première épître d’Horace, au Livre II.]
Notons en passant que le « monument de mauvais goût » qu’évoque Voltaire est, pourtant, le pendant exact du Saint-Gervais qu’il admire tant : c’est une façade (à l’antique, de Servandoni) à laquelle manquent une église qui lui soit assortie (le corps en est de style jésuite), et une place (la rue Férou étant si étroite qu’elle n’a même pas permis un perron débordant). Les différences d’appréciation tiennent, sans doute, aux qualité respectives de Desbrosses (sic) et de Servandoni, peut-être aussi au fait que celui qui a su mobiliser par tous les moyens, y compris une loterie, les sommes nécessaires à l’achèvement d’un édifice resté en souffrance depuis quarante ans, est ce curé Languet de Gergy qui refusa à Mlle Lecouvreur une sépulture décente.
Mais surtout, à sa préoccupation du paysage urbain, de la beauté formelle, architecturale, d’édifices qu’il voudrait à la fois visibles et à voir, Voltaire ajoute dans cette seconde lettre un souci de la réunion du peuple, de lieux où la ville s’éprouve dans sa communauté rassemblée, et qui, certes, ne soient pas dépourvus de qualités esthétiques – (« magnifiques » les marchés publics et « belles » les salles de spectacle) –, mais pour une fonction d’abord civique.
Voltaire ne va cesser de répéter ces idées simples. Dans son Siècle de Louis XIV dont il vient de publier le premier Essai, et plus précisément dans le « catalogue d’artistes célèbres » qui en est l’introduction, à l’article Jules Hardouin-Mansart, il écrit : « On reproche à la ville de Paris de n’avoir que deux fontaines dans le bon goût ; l’ancienne, de Jean Goujon, et la nouvelle, de Bouchardon : encore sont-elles toutes deux mal placées ». [Celle de Jean Goujon était appuyée à l’église des Saints-Innocents, à l’angle des rues Saint-Denis et Aux Fers (aujourd’hui Berger), et ne comptait, de ce fait, que trois arcades.]
« On lui reproche de n’avoir d’autre théâtre magnifique que celui du Louvre, dont on ne fait point d’usage – [par Louvre il faut entendre la « salle des Machines » des Tuileries, ce palais étant inoccupé depuis la fin de la Régence] –, et de ne s’assembler que dans des salles de spectacle sans goût, sans proportion, sans ornement, et aussi défectueuses dans l’emplacement que dans la construction. »
Cette fois, c’est sur le théâtre que Voltaire insiste : il ne le veut pas seulement fonctionnel et beau, mais encore, et c’est moins évident, bien placé, ce qui s’entend comme pour les fontaines : dégagé. Pourquoi donc ? Aucun des théâtres de son temps ne l’est, aucun du siècle précédent ne l’a été : l’Opéra n’est que l’aile sud-est du Palais-Royal, la salle des Machines un chaînon de la longue ligne du palais des Tuileries, la Comédie-Française est engoncée parmi les maisons. Le théâtre que Voltaire appelle de ses vœux, c’est la salle isolée que construira Charles de Wailly peu après la mort du philosophe, et non s’en s’être inspiré de ses idées, que l’on connaît comme l’Odéon. 
Un texte publié en 1742, et qui pourrait être antérieur, Ce qu’on ne fait pas et ce qu’on pourrait faire, est plus précis encore : « Ces carrefours irréguliers, et dignes d’une ville de barbares, peuvent se changer en places magnifiques. (…) Vos marchés publics devraient être à la fois commodes et magnifiques ; ils ne sont que malpropres et dégoûtants. Vos maisons manquent d’eau, et vos fontaines publiques n’ont ni goût ni propreté. Votre principal temple est d’une architecture barbare ; l’entrée de vos spectacles ressemble à celle d’un lieu infâme ; les salles où le peuple se rassemble pour entendre ce que l’univers doit admirer n’ont ni proportion, ni grandeur, ni magnificence, ni commodité ».
Le théâtre est donc vu comme le lieu « où le peuple se rassemble pour entendre ce que l’univers doit admirer ». C’est lui donner beaucoup d’importance, retrouver quelque chose de sa solennité antique. Pour pareil rôle, aussi cérémoniel, on imagine bien que le bâtiment vers lequel converge la cité, avec la ferveur d’une procession, doive être isolé comme il l’était en Grèce. Il n’est pas indifférent que celle-ci ait été païenne. Par le détour d’Athènes, l’urbanisme de Voltaire joue le Théâtre contre le Temple, le vers contre la liturgie – et, à la Comédie-Française, les vers sont tellement souvent les siens ! « Écraser l’infâme » n’est pas encore à l’ordre du jour ; il s’agit au moins, déjà, de couvrir sa voix.

Une position digne de Constantinople


Durant l’année 1739, il sera beaucoup question, dans les lettres qu’envoie Voltaire à l’abbé Moussinot, de l’hôtel Lambert ; d’abord comme d’un projet : « Mon cher abbé, je vous donne rendez-vous un jour au palais Lambert. Ah ! que de tableaux et de curiosités, si j’ai de l’argent ! Allez donc voir mon appartement. C’est celui où est la galerie adossée à la bibliothèque ». L’hôtel du président aux comptes Nicolas Lambert de Thorigny, dit Lambert le Riche, était passé aux mains du Fermier général Claude Dupin ; celui-ci s’est vu contraint de le céder pour honorer les dettes de jeu de son plus jeune fils ; l’occasion est à saisir. Voltaire demandera donc bientôt à Moussinot d’acheter des meubles.
Entre-temps, en effet, Voltaire a écrit, de Cirey, à Frédéric, prince royal de Prusse, le 15 avril 1739 : « Il y a apparence qu’au retour des Pays-Bas nous songerons à nous fixer à Paris. Mme du Châtelet vient d’acheter une maison bâtie par un des plus grands architectes de France, et peinte par Lebrun et par Lesueur : c’est une maison faite pour un souverain qui serait philosophe ; elle est heureusement dans un quartier de Paris qui est éloigné de tout ; c’est ce qui fait qu’on a eu pour deux cent mille francs ce qui a coûté deux millions à bâtir et à orner ; je la regarde comme une seconde retraite, comme un second Cirey ».
Comme un second Cirey, dont le château se trouve à près de trois cents kilomètres de Paris ! C’est qu’à la pointe de l’île Saint-Louis, on est à la lisière des faubourgs, « éloigné de tout », ce qui ne veut dire que de l’axe mondain du Pont-Neuf, reliant l’Opéra du Palais-Royal à la Comédie-Française, par les cafés Gradot et Procope ; il est donc possible d’y mener la même vie studieuse qu’à Cirey.
source: Gallica
Au retour des Pays-Bas, cependant, c’est à l’hôtel meublé de Brie, rue Cloche-Perce, que descend Voltaire. Le 2 mars 1740, il donne pourtant encore à Falkener, ce marchand anglais qui l’avait accueilli durant son exil londonien et à qui il avait ensuite dédié sa Zaïre– c’était la première fois qu’on adressait une dédicace à un marchand, et cela avait paru d’une audace incroyable –, rendez-vous à l’hôtel Lambert, à la première occasion, chez Mme du Châtelet, « avec laquelle [il vivra], selon toute probabilité, le reste de sa vie, compte tenu de ce qu’ils ne se sont pas quittés depuis bientôt dix ans ».
Falkener étant à présent en poste à la Porte ottomane – il y a été nommé ambassadeur –, c’est une comparaison avec la Corne d’or qui vient naturellement sous la plume de Voltaire : l’hôtel Lambert est « un des plus beaux de Paris, et situé dans une position digne de Constantinople car il a vue sur la rivière, une vaste perspective s’ouvrant devant toutes ses fenêtres, semée de jolies maisons ».
Curieusement, dès 1743, « l’autre Cirey » est devenu dans ses lettres la « petite retraite du faubourg Saint-Honoré », rue Traversière, aujourd’hui Molière, à deux pas de ce Palais-Royal si mondain. Mme du Châtelet aura séjourné à peine plus d’un mois, celui de mai 1742, à l’hôtel Lambert ; Voltaire jamais, sans qu’on sache pourquoi.
Diderot, lui, a occupé dans l’île Saint-Louis une pauvre chambre de la rue des Deux-Ponts ; c’était entre une, semblable, de la rue du Vieux-Colombier et une autre, identique, de la rue de l’Observance, devenue Antoine-Dubois, devant le couvent des Cordeliers. Il vit d’expédients, « donne des leçons de mathématiques sans en savoir un mot », à en croire le Neveu de Rameau. « L’allée des Soupirs », cette promenade de platanes qui se trouvait du côté de l’actuelle rue de Fleurus, dans un jardin du Luxembourg bien plus vaste qu’aujourd’hui, est son territoire. On l’y voit, « en été, (…) en redingote de peluche grise, éreintée par un des côtés, avec la manchette déchirée et les bas de laine noirs et recousus par derrière avec du fil blanc »…
Les parades des aghas et des janissaires de l’ambassadeur de la Sublime Porte, ses Heyduques et ses Chatirs, ont un autre genre de pittoresque. Depuis que Saïd Méhémet Pacha a fait son entrée solennelle à Paris, le 7 janvier 1742, empruntant le parcours protocolaire menant du faubourg Saint-Antoine à l’hôtel des Ambassadeurs extraordinaires de la rue de Tournon, par un froid qui a étréci le cortège sur la seule partie de la chaussée où fumier et sable avaient été répandus sur la neige gelée, ses cavalcades et ses défilés se déploient au jardin du Luxembourg.
par Joseph Aved, musée de Versailles
Le parcours officiel des ambassadeurs, après avoir franchi la porte Saint-Antoine et traversé la place Royale, gagne la Seine par la rue de la Monnaie puis fait le tour du bassin du Louvre, longeant le fleuve vers l’aval jusqu’au pont Royal, et remontant les quais de l’autre rive jusqu’au Pont-Neuf. Il emprunte ensuite la rue Dauphine et celle de la Comédie, entre Procope et Théâtre-Français, suit enfin la rue de Condé, de sorte de passer devant le palais du Luxembourg avant de redescendre la rue de Tournon. Il a ainsi soigneusement évité de longer la colonnade du Louvre, qu’il n’a pas admirée davantage, de biais, lorsqu’il a descendu le quai de l’École, masquée qu’elle est par quantité de constructions parasites.
Depuis que Louis XIV a choisi Versailles, le Louvre, inachevé, n’est plus entretenu et croule lentement. Pour un peu, Saïd Méhémet Pacha assistait même à sa démolition. « Il fut proposé, sous le ministère du cardinal de Fleury, écrira l’abbé de Raynal quelques années plus tard dans ses Nouvelles littéraires, d’abattre le Louvre pour vendre les matériaux. Cette extravagante proposition fut écoutée, mise en délibération, et allait passer tout d’une voix, lorsqu’un membre de cette assemblée, qui heureusement pour l’honneur de la nation n’avait ni fièvre ni transport, demanda qui serait le garant de l’entreprise de cette démolition, dont les exécuteurs pouvaient s’assurer d’être assommés par tous les citoyens au premier coup de marteau. La seule crainte d’une émotion fit échouer l’indigne projet de détruire le plus bel édifice qui soit dans l’univers. »
Ainsi Jean-Jacques Rousseau, arrivé de Lyon sur ses 30 ans, à l’automne de 1741, connaîtra-t-il encore le Louvre, tandis que descendu « à l’hôtel Saint-Quentin, rue des Cordiers, proche la Sorbonne, vilaine rue, vilain hôtel, vilaine chambre, mais où cependant avaient logé des hommes de mérite », il aura bientôt tout loisir d’admirer les janissaires au Luxembourg.
Ses espoirs de conquérir Paris par un système de notation musicale de son invention ayant fait long feu, il lui faudra « n’aller plus au café que de deux jours l’un, et au spectacle que deux fois la semaine ». Puis, pour tuer le temps, « tous les matins, vers les dix heures, [il devra se] promener au Luxembourg, un Virgile ou un [Jean-Baptiste] Rousseau dans [sa] poche, et là, jusqu’à l’heure du dîner, » chassera toute autre pensée par des exercices de mémoire, s’essayant « à retenir tous les poètes par cœur ».
« À l’égard de la dépense des filles, je n’eus aucune réforme à y faire, n’ayant mis de ma vie un sol à cet usage », assurent ses Confessions. Diderot est sans doute moins chaste : « Conviens, Diderot (me disait un jour M. de Montmorin [l’évêque de Langres]), conviens que tu n’es un impie que parce que tu es un libertin. — Croyez-vous donc, Monseigneur, que je le sois à propos de bottes ? [c’est-à-dire sans raison] », racontera-t-il à d’Escherny.

PARIS, ENTRE CIREY ET VERSAILLES (I. 1742-1745)

$
0
0
(neuvième épisode du Paris, la ville rêvée de Voltaire, commencé ici avec la livraison de novembre 2013)

Vingt ans plus tôt, une précédente ambassade de la Sublime Porte, conduite par le père de Saïd Méhémet Pacha– il avait été reçu au Palais-Royal par le Régent, aux Tuileries par le petit roi ; son fils l’était, par Louis XV, à Versailles –, avait inspiré à Montesquieu ses Lettres persanes. Cette fois, l’ambassadeur ottoman n’est pas sitôt parti que Voltaire donne à la Comédie-Française Le Fanatisme ou Mahomet le prophète. Simple coïncidence : Voltaire a commencé les cinq actes de sa nouvelle tragédie en vers dès 1736, et il l’a testée à Lille, où ses représentations ont été triomphales, à la fin d’avril 1741.
Dans la pièce, un jeune fanatique, que Voltaire définit comme un « esprit amoureux de son propre esclavage », commet un parricide. Le Prophète, qui l’a inspiré, est en réalité un athée cynique dont la prédication n’est que le moyen le plus utile à son pouvoir – « Quiconque ose penser n’est pas né pour me croire ». Mais s’il s’agit d’une pièce que l’on dirait aujourd’hui militante – « Jean-Jacques n’écrit que pour écrire, moi j’écris pour agir », dira Voltaire vingt-cinq ans plus tard (à ce moment, Rousseau n’écrit pas du tout) –, il s’y trouve des sentiments incestueux qui toujours intéresseront Voltaire : Mahomet est épris de celle qu’il a élevée comme sa fille ; un frère et une sœur s’aiment en ignorant leur lien de parenté. La pièce est interdite à Paris au bout de trois jours ; ce n’est pas du fait des mahométans.
Diderot n’avait sûrement pas raté la tragédie nouvelle, et il était assurément, six mois plus tard presque jour pour jour, devant une autre, de Voltaire encore : La Mérope française. Le futur encyclopédiste se rappellerait longtemps l’atmosphère de ce temps-là : « Nos théâtres étaient des lieux de tumulte, les têtes les plus froides s’échauffaient en y entrant, et les hommes sensés y partageaient plus ou moins le transport des fous. On s’agitait, on se remuait, on se poussait ; l’âme était mise hors d’elle-même. La pièce commençait avec peine, était souvent interrompue ; mais survenait-il un bel endroit, c’était un fracas incroyable, les bis se redemandaient sans fin ; on s’enthousiasmait de l’acteur et de l’actrice. L’engouement passait du parterre à l’amphithéâtre et aux loges. On était arrivé avec chaleur, on s’en retournait dans l’ivresse ; c’était comme un orage qui allait se dissiper au loin, et dont le murmure durait encore longtemps après qu’il s’était écarté. Voilà le plaisir ».
Ce 20 février 1743, « tel fut l’enthousiasme du parterre, dira Sainte-Beuve dans ses Causeries du lundi, que, par une innovation glorieuse, il demanda l’auteur à grands cris, et que, porté en triomphe dans la loge de la maréchale de Villars, Voltaire, aux applaudissements répétés des spectateurs, dut être embrassé par la belle-fille de celle-ci, la jeune duchesse de Villars».
Pour Diderot, ce sont les dernières soirées du tumulte théâtral, la fin de la vie de bohème et du libertinage : il s’est épris d’Anne-Antoinette Champion, une lingère très sérieuse qui vit avec sa mère rue Boutebrie, celle du collège Maître-Gervais, mitoyen de Louis-le-Grand, et il compte bien l’épouser.
Un succès tel que celui de Mérope semblait avoir désarmé l’envie, poursuit Sainte-Beuve, et Voltaire crut qu’il pouvait sans trop d’ambition aspirer au fauteuil académique, que la mort du cardinal de Fleury, le 29 janvier, venait de laisser vacant. L’influence du duc de Richelieu et de Mme de La Tournelle lui avait déjà obtenu l’agrément de Louis XV, qui, dans un souper, avait annoncé que ce serait lui « qui prononcerait l’oraison funèbre du cardinal ».
C’est parmi les fleurs de Plaisance, au château de Pâris-Duverney, que Mme de La Tournelle avait rencontré le roi, qui allait la faire sa maîtresse, et duchesse de Châteauroux. Les Pâris n’y avaient pas forcément prêté la main, le roi passait alors en revue de corps toutes les sœurs Mailly-Nesle : il avait commencé par Mme de Mailly-Rubempré, avait poursuivi avec Mme de Vintimille, qu’avaient emportée ses couches de 1741 ; Mme de La Tournelle venait logiquement ensuite. Une épigramme montrait que Paris n’en était pas étonné :
« La première en oubli, la seconde en poussière
La troisième est en pied, la quatrième attend [la duchesse de Lauraguais]
Et fera place à la dernière. [Il y avait une cinquième sœur, Mme de Flavacourt]
Choisir une famille entière
Est-ce être infidèle ou constant ! »
Les Pâris, dans le cercle d’influence qui les associait aux Tencin– la marquise et son frère, désormais cardinal et ministre d’État –, sans compter le duc de Richelieu, avaient, au cas où, un autre fer au feu : leur filleule, Jeanne-Antoinette Poisson avait été mariée à Lenormant d’Étiolles, se frottait au monde dans le salon de Mme de Tencin, tenait à l’occasion un rôle dans Zaïre sur le théâtre du château de son époux.
Jeanne-Antoinette Poisson. Gallica
La guerre de Succession d’Autriche, engagée depuis deux longues années, prenait mauvaise tournure pour le royaume : l’allié prussien, une fois la Silésie engrangée, avait signé une paix séparée avec l’Autriche ; le maréchal de Belle-Isle se voyait contraint d’évacuer Prague, de faire retraite. À cette guerre, Voltaire était doublement intéressé. Pâris-Duverney, comme le rappellera plus tard la Correspondance de Grimm, avait obtenu « la direction générale des vivres des troupes du roi, qu’il garda pendant toute la guerre de 1741, et qui lui valut une fortune immense. Il est aussi l’auteur de la grande fortune de M. de Voltaire, à qui il donna un intérêt dans les vivres pendant cette guerre ; il en résulta des sommes considérables, et le bienfaiteur fut souvent cité comme un homme d’État dans les ouvrages de son obligé ».
D’autre part, Frédéric II, maintenant sur le trône de Prusse, est ce prince royal avec lequel Voltaire entretenait des relations épistolaires amicales dès 1736. Le poète pourrait tenter de le ramener dans la guerre aux côtés de la France. Voltaire se rend à Aix-la-Chapelle pour y rencontrer son royal ami au début de septembre 1742, sans le fléchir. Six mois plus tard, Jean-François Boyer, ancien évêque de Mirepoix que l’on continue de désigner par ce titre, grand aumônier de la dauphine, triste inventeur des « billets de confessions » infligés aux jansénistes, membre de l’Académie française et de toutes ses succursales, a réussi à en écarter Voltaire. On lui a préféré l’abbé de Luynes, évêque de Bayeux.
Si l’on en croit un rapport de police, Voltaire se serait vanté, pour forcer cette porte, « qu’il trouverait le secret de faire agir les tétons de madame de La Tournelle ». Celle-ci l’ayant appris, quand il vint la visiter à sa toilette, « en lui découvrant sa gorge » : « Eh bien, Voltaire, que feriez-vous de mes tétons si vous en étiez le maître ? » et lui en se jetant à ses pieds : « Je les adorerais ».
L’armée de l’Angleterre, du Hanovre et de l’Autriche, commandée par Georges II, défait le 23 juin 1743 celle du maréchal de Noailles à Dettingen, sur le Main. La route du royaume de France s’ouvre par l’Alsace devant les coalisés. Les rapports de police poursuivent leurs dénonciations : « On dit que Voltaire déclame hautement contre les Français, les ministres, l’Académie, et surtout contre l’évêque de Mirepoix et l’on blâme le gouvernement de ne l’avoir pas mis à la Bastille pour les derniers discours qu’il tint publiquement chez Gradot avant son départ ».
Photomontage d'un rapprochement sur les couv. de Roger Peyrefitte
Voltaire est reparti, en effet, en mission diplomatique pour Berlin et pour Bayreuth. Frédéric Il reste sourd à ses propositions, mais le cajole pour qu’il se fixe en Prusse. Voltaire est sous le charme : « Un des plus aimables hommes du monde, l’a-t-il décrit à Cideville, un homme qui serait le charme de la société, que l’on rechercherait partout, s’il n’était pas roi ; un philosophe sans austérité, rempli de douceur, de complaisance, d’agréments, ne se souvenant plus qu’il est roi dès qu’il est avec ses amis, et l’oubliant si parfaitement qu’il me le faisait presque oublier aussi, et qu’il me fallait un effort de mémoire pour me souvenir que je voyais assis sur le pied de mon lit un souverain qui avait une armée de cent mille hommes ».
Voltaire se fait attendre. « Que de choses à lui reprocher ! et que son cœur est loin du mien ! », confie Émilie à d’Argental. Et l’absence dure. S’il allait rester ? : « Je ne reconnais plus celui d’où dépend et mon mal et mon bien, ni dans ses lettres, ni dans ses démarches. Il est ivre absolument ». Et elle « plus folle, plus perdue d’amour que tous les romans ensemble », selon Mme de Tencin qui la laisse dans cet état pitoyable le 21 octobre 1743.

Des vers et des triangles

« J’ai aussi passé par Cirey », écrit le président Hénaultà d’Argenson le cadet, ministre de la Guerre depuis janvier 1743 ; « c’est une chose rare. Ils sont là tous deux seuls, comblés de plaisirs. L’un fait des vers de son côté, et l’autre des triangles. La maison est d’une architecture romanesque et d’une magnificence qui surprend. Voltaire a un appartement terminé par une galerie qui ressemble à ce tableau que vous avez vu de l’école d’Athènes, où sont assemblés des instruments de tous les genres, mathématiques, physiques, chimiques, astronomiques, mécaniques, etc.; et tout cela est accompagné d’ancien laque, de glaces, de tableaux, de porcelaines de Saxe, etc. Enfin, je vous dis que l’on croit rêver. »
Cirey, le petit théâtre du château
Cirey, la porte dessinée par Voltaire
Voltaire est rentré de Potsdam. À Paris, le 9 février 1744, toute la journée, les colporteurs ont crié et vendu les lettres patentes du Roi portant don de la duché de Châteauroux à Mme de La Tournelle. La tragédie de Mérope continue d’attirer la foule. Mlle Dumesnil enlève les suffrages et tire des larmes de tous les spectateurs. Mais surtout, note le Journal du lieutenant général de police Feydeau de Marville, « on dit que le Roi l’a demandée, et les comédiens vont la jouer à la cour. Si le Roi prenait une fois goût aux spectacles, il est certain que cela réchaufferait la verve de bien des acteurs ».
Une lueur d’intérêt chez ce roi que tout ennuie, la désormais duchesse de Châteauroux bien en place, des fêtes pour le mariage du dauphin qui s’annonce : la situation est prometteuse. Aussi, quand le président Hénault passe par Cirey, Voltaire est-il en train de travailler à un opéra, La Princesse de Navarre, que Rameau doit mettre en musique. « Il m’a lu sa pièce, continue le Président. J’en ai été très content. Il n’a pas omis aucun de mes conseils, ni aucune de mes corrections, et il est parvenu à être comique et touchant. Mais que dites-vous de Rameau, qui est devenu bel esprit et critique, et qui s’est mis à corriger les vers de Voltaire ? J’en ai écrit à M. de Richelieu deux fois. »
La pauvre Mme de La Tournelle n’aura guère été duchesse qu’un an, elle meurt tandis que Voltaire s’installe à Versailles pour diriger les répétions de sa Princesse de Navarre. Mais, au bal masqué qui suit la représentation de l’opéra, le 25 février 1745, Jeanne-Antoinette Poisson, travestie en bergère, réussit à retrouver le roi pourtant déguisé en if taillé, en tous points semblable à ceux de son parc. Trois mois plus tôt, d’Argenson l’aîné a été promu ministre des Affaires étrangères. L’avenir n’est plus ouvert, il est béant. Au printemps, Voltaire est historiographe de Sa Majesté, aux appointements annuels de deux mille livres, assortis d’une pièce à Versailles pour faciliter ses recherches dans les archives officielles. On lui promet la première place vacante de gentilhomme ordinaire ; il a 50 ans.
Dans le public des fêtes données à Paris et Versailles en l’honneur du mariage du dauphin, Jean-Jacques Rousseau n’est pas venu en simple spectateur. Il a déjà esquissé dans sa jeunesse des brouillons d’opéras, paroles et musique ; il a commencé, à Paris, de songer à un projet mieux construit, en trois actes, chacun sur un sujet différent, qui aurait pour titre Les Muses galantes. Et puis, « un soir, nous disent ses Confessions, près d’entrer à l’Opéra, me sentant tourmenté, maîtrisé par mes idées, je remets mon argent dans ma poche, je cours m’enfermer chez moi, je me mets au lit, après avoir bien fermé tous mes rideaux pour empêcher le jour d’y pénétrer, et là, me livrant à tout l’oestre poétique et musical, je composai rapidement en sept ou huit heures la meilleure partie de mon [premier] acte ».
Cette chambre se trouve à côté du jeu de paume de la rue Verdelet, emportée depuis par la rue Étienne-Marcel, qui donnait dans la rue Plâtrière, désormais Jean-Jacques Rousseau. S’il doit y faire le noir, c’est qu’il n’est que six heures du soir, début en ce temps des spectacles à l’Opéra, et qu’on est au mois de juin, peut-être au jour anniversaire de ses 30 ans. Le lendemain, Jean-Jacques n’a plus qu’à confier sa partition à Philidor, le joueur d’échecs professionnel, également musicien, pour « quelques remplissages ».
Si Jean-Jacques est venu loger rue Verdelet, c’est pour se rapprocher de Louis Claude Dupin, dit de Francueil, fils d’un Fermier général, et beau-fils donc de la seconde et jeune épouse de ce dernier, fille du richissime financier Samuel Bernard. Le petit citoyen de Genève n’était heureusement pas arrivé à Paris sans quelques adresses : celles de l’abbé de Mably et du philosophe sensualiste Condillac, l’un et l’autre frères du prévôt général du Lyonnais dont Jean-Jacques a été le précepteur des enfants ; du comte de Caylus, de Fontenelle, de Marivaux, sans compter le duc de Richelieu auquel il a déjà été présenté à Lyon, alors que celui-ci rejoignait son gouvernorat du Languedoc.
Portrait d'un musicien, présumé être Jean-jacques Rousseau / [attribué à] F. Boucher. Gallica
La soutenance de son « Projet concernant de nouveaux signes pour la musique » devant l’Académie des sciences, permise par Réaumur, a multiplié ses relations. « Mes fréquentes visites à mes Commissaires et à d’autres académiciens, ajoutent les Confessions, me mirent à portée de faire connaissance avec tout ce qu’il y avait à Paris de plus distingué dans la littérature. » Enfin, un père jésuite lui a dit : « Puisque les musiciens, puisque les savants ne chantent pas à votre unisson, changez de corde et voyez les femmes. (…) On ne fait rien dans Paris que par les femmes : ce sont comme des courbes dont les sages sont les asymptotes ; ils s’en approchent sans cesse, mais ils n’y touchent jamais ».

PARIS, ENTRE CIREY ET VERSAILLES (II. 1745-1748)

$
0
0

(dixième épisode du Paris, la ville rêvée de Voltaire, commencé ici avec la livraison de novembre 2013)

M. de Voltaire, le grand poète

Dans le salon de Mme Dupin, qui reçoit Fontenelle, l’abbé de Saint-Pierre, Buffon, Voltaire, Jean-Jacques Rousseau a été présenté, un jour, à ce dernier. Il a pu faire entendre des extraits de ses Muses galantes chez Mme La Popelinière, dans son nouvel hôtel du 59, rue de Richelieu, et ils ont fort déplu à Rameau : « Je fus frappé, écrira celui-ci, d’y trouver de très beaux airs de violon dans un goût absolument italien, et en même temps tout ce qu’il y a de plus mauvais en musique française tant vocale qu’instrumentale, jusqu’à des ariettes de la plus plate vocale secondée des plus jolis accompagnements italiens. Ce contraste me surprit, et je fis à l’auteur quelques questions, auxquelles il répondit si mal, que je vis bien, comme je l’avais déjà conçu, qu’il n’avait fait que la musique française, et avait pillé l’italienne ».
Ses Muses ont été données dans leur intégralité chez De Bonneval, l’intendant des Menus plaisirs, dans sa maison de la rue Saint-Honoré, près de l’église Saint-Roch. Le duc de Richelieu n’a cessé d’y applaudir, disant : « M. Rousseau, voilà de l’harmonie qui transporte. Je n’ai jamais rien entendu de plus beau : je veux faire donner cet ouvrage à Versailles ». Le seul petit conseil que le duc ait à donner serait de substituer Hésiode au Tasse pour le livret du premier acte ; Jean-Jacques se met aussitôt au travail.
La guerre de Succession d’Autriche n’a pas cessé, et Frédéric II a finalement fait retour au champ de bataille. Les coalisés s’enfonçant en Alsace, il s’est porté sur leurs arrières, les obligeant à repasser le Rhin. Les armées de Louis XV ont ainsi pu contre-attaquer en Flandre. Le 13 mai 1745, la victoire de Fontenoy, qui date de l’avant-veille, est connue à Paris ; c’est la première fois depuis Saint Louis qu’un roi de France, présent sur le théâtre des opérations a, si l’on peut dire en personne, battu l’Anglais.
« Bourbons ! Voici le temps de venger les Valois » ; l’historiographe a bien mérité de son titre : « M. de Voltaire, qui est le grand poète de nos jours, a fait, en deux jours, un fort beau poème sur la bataille de Fontenoy, sur le simple détail qu’il en a vu sur les lettres », écrit Barbier, qui cite dans son journal les quatorze premiers de la centaine de vers du Poème de Fontenoy. Un premier cent qui ne cessera de grossir au gré des nouvelles informations recueillies.
La grande écurie aménagée pour la Princesse de Navarre
Il va falloir fournir à d’innombrables fêtes, particulièrement sur le théâtre des Petites-Écuries de Versailles. Voltaire et Rameau collaborent déjà, dans ce but, à un nouveau spectacle, Le Temple de la Gloire, aussi le duc de Richelieu donne-t-il leur Princesse de Navarreà Rousseau pour qu’il la refonde en Fêtes de Ramire.
« Monsieur, écrit aussitôt Jean-Jacques à Voltaire, il y a quinze ans que je travaille pour me rendre digne de vos regards et des soins dont vous favorisez les jeunes Muses en qui vous découvrez quelque talent. Mais, pour avoir fait la musique d’un opéra, je me trouve, je ne sais comment, métamorphosé en musicien. C’est, Monsieur, en cette qualité que M. le duc de Richelieu m’a chargé de scènes dont vous avez lié vos Divertissements de la Princesse de Navarre ; il a même exigé que je fisse dans les canevas les changements nécessaires pour les rendre convenables à votre nouveau sujet. J’ai fait mes respectueuses représentations ; M. le Duc a insisté, j’ai obéi ; c’est le seul parti qui convienne à l’état de ma fortune. (…) Quel que soit pour moi le succès de ces faibles essais, ils me seront toujours glorieux, s’ils me procurent l’honneur d’être connu de vous, et de vous montrer l’admiration et le profond respect avec lesquels j’ai l’honneur d’être, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur. »
Voltaire lui répond, le 15 décembre 1745 : « Vous réunissez, Monsieur, deux talents qui ont toujours été séparés jusqu’à présent. Voilà déjà deux bonnes raisons pour moi de vous estimer et de chercher à vous aimer. Je suis fâché pour vous que vous employiez ces deux talents à un ouvrage qui n’en est pas trop digne. (…) J’ai perdu entièrement tout cela de vue. Je ne doute pas que vous n’ayez rectifié toutes les fautes échappées nécessairement dans une composition si rapide d’une simple esquisse, que vous n’ayez suppléé à tout. (…) Je sais très bien que cela est fort misérable, et qu’il est au-dessous d’un être pensant de se faire une affaire sérieuse de ces bagatelles ; mais enfin, puisqu’il s’agit de déplaire le moins qu’on pourra, il faut mettre le plus de raison qu’on peut, même dans un mauvais divertissement d’opéra. (…) Je compte avoir bientôt l’honneur de vous faire mes remerciements, et de vous assurer, Monsieur, à quel point j’ai celui d’être, etc. »
Les Fêtes de Ramire sont données à Versailles le 22 décembre 1745 ; sur le livret distribué ce jour-là, Rousseau ne trouve pas son nom. Mme La Popelinière est l’élève et l’admiratrice de Rameau, qui juge le talent de Rousseau de la manière que l’on a lue, et elle est la maîtresse du duc de Richelieu qui ne saurait, alors, rien lui refuser. Des gens moins suspicieux que Jean-Jacques verraient là un complot, lui en tombe malade, et tire un trait sur la musique.

Les dîners du Panier-Fleuri

Le 2 mai 1746 enfin, pour sa troisième tentative, Voltaire est élu à l’Académie française, à l’unanimité. L’appui de Mme de Pompadour a été décisif, sans pouvoir lui éviter, cependant, les démarches d’usage auprès de quelques-unes de ses bêtes noires comme Languet de Gergy, abbé de Saint-Sulpice, ou l’évêque de Mirepoix. Que va-t-il donc faire dans cette galère ? Y chercher un titre de gloire supplémentaire, sans doute, mais il en espère aussi une position de sûreté.
Tout cela oblige à une présence plus constante à Paris : la « petite retraite du faubourg Saint-Honoré » est devenue le deuxième étage d’une « grande maison à porte cochère » du 43, rue Traversière, au-dessus d’un autre dévolu à Mme du Châtelet, qui seront emportés dans le percement de l’avenue de l’Opéra. Voltaire, comme à l’accoutumée, a loué : on le sait, il n’a jamais eu aucun goût pour la propriété.
La guerre de Succession d’Autriche continue de lui être favorable. Sur son versant colonial, les forces franco-canadiennes s’en prennent aux établissements britanniques de Nouvelle-Écosse, de l’État de New York et de Nouvelle-Angleterre, tandis que la Royal Navy ruine le commerce maritime français. Mais « par une circonstance heureuse et rare », s’émerveille Sébastien Longchamp qui entre à ce moment au service de Voltaire, « il arriva que sur un bon nombre de vaisseaux dans lesquels il était intéressé pendant la guerre de 1746, un seul fut pris par les Anglais. L’argent qui provenait de ces sources fécondes, dans les mains de M. de Voltaire n’y restait pas longtemps oisif ; l’esprit de cet homme était partout, suffisait à tout. Sa fortune reposait en effet tout entière sur des feuilles de papier ou de parchemin ; ses portefeuilles étaient pleins de contrats, de lettres de change, de billets à terme, de reconnaissances, d’effets du gouvernement, etc. Il eût été difficile, sans doute, de trouver dans le portefeuille d’aucun autre homme de lettres autant de manuscrits de cette espèce ». Et Longchamp conclut par une jolie formule, qui parle de la volonté délibérée « de M. de Voltaire de s’en tenir à une fortune portative ».
À quelques pas du 43, rue Traversière-Saint-Honoré, Condillac, Diderot et Rousseau se réunissent une fois par semaine à l’hôtel du Panier-Fleuri. « Il fallait que ces petits dîners hebdomadaires plussent extrêmement à Diderot ; car lui, qui manquait presque à tous ses rendez-vous, ne manqua jamais à aucun de ceux-là, assure Rousseau. Je formai là le projet d’une feuille périodique, intitulée Le Persifleur, que nous devions faire alternativement, Diderot et moi. J’en esquissai la première feuille, et cela me fit faire connaissance avec d’Alembert, à qui Diderot en avait parlé. »
La rencontre, à la Régence. Illustration poir le Neveu de Rameau, 1875. Gallica
Diderot et Jean-Jacques se sont rencontrés autour des tables d’échecs où s’affrontent « Legal le profond, Philidor le subtil, le solide Mayot», que Rousseau a découverts chez Maugis, rue Saint-Séverin. Dans ce café des « libraires qui ont correspondance en Angleterre, Hollande et Genève » et, de ce fait, assure la police, des informations « vérifiées et assurées », « on parle hautement de toutes sortes d’affaires d’État, de finances et étrangères », mais on se tait le temps des parties. Jean-Jacques a suivi ces joueurs chez Rey, qui a autrefois mis à l’enseigne de la Régence son café de la rue Saint-Thomas-du-Louvre, là où elle s’élargit en une place devant le Palais-Royal.
Diderot « avait une Nanette, ainsi que j’avais une Thérèse, poursuit Rousseau : c’était entre nous une conformité de plus ». Thérèse Levasseur« travaille en linge » comme Nanette, mais à l’hôtel Saint-Quentin, premier point de chute de Jean-Jacques, rue des Cordiers. « Mais la différence était que ma Thérèse, aussi bien de figure que sa Nanette, avait une humeur douce et un caractère aimable, fait pour attacher un honnête homme ; au lieu que la sienne, pie-grièche et harengère, ne montrait rien aux yeux des autres qui pût racheter la mauvaise éducation. Il l’épousa toutefois. Ce fut fort bien fait, s’il l’avait promis. Pour moi, qui n’avais rien promis de semblable, je ne me pressai pas de l’imiter. »
Diderot avait épousé Nanette clandestinement depuis bientôt trois ans et ses parents l’ignoraient toujours.
Du Café de la Régence, on entend la cloche qui, une demi-heure avant le début du spectacle, sonne l’ouverture de l’Opéra. Rousseau ne fait plus de musique, il est secrétaire de Mme Dupin. Pour elle, il lit des écrits de toutes les époques et sur toutes les matières, en copie des extraits, en fait des résumés ; avec Francueil, il suit, place Maubert, le cours de chimie de Rouelle et il laissera sur ce sujet un manuscrit de près de mille deux cents pages. Diderot, qui s’est formé à l’anglais tout seul à partir d’un dictionnaire latin-anglais, a déjà traduit L’Histoire de la Grèce, de Temple Stanyan, pour le libraire Briasson, L’Essai sur le mérite et la vertu, de Shaftesbury et, en collaboration, le Dictionnaire de médecine de James. C’est pour sa connaissance de l’édition que Rousseau l’a présenté à Condillac, qui vient de terminer son Essai sur l’origine des connaissances humaines, et cherche à le faire publier. D’Alembert, qui doit faire avec eux le Persifleur, est l’auteur d’un Traité de dynamique.

Une traduction… avec des augmentations

Le 7 juillet 1746, le parlement de Paris fait lacérer et brûler par l’exécuteur de haute justice des Pensées philosophiques imprimées sans nom d’auteur, quelques jours plus tôt, par le libraire Laurent Durand. Diderot, dont un Langrois de passage à Paris se réjouissait encore, le 4 septembre 1741, de l’entrée au séminaire de Saint-Sulpice pour le 1er janvier de l’année suivante, est l’auteur de cet anti-Pascal qui révèle son évolution vers le déisme.
Voltaire écrit alors des choses légères dans la société de la duchesse du Maine– « Ludovise, Baronne de Sceaux, Dictatrice Perpétuelle De l’Ordre De La Mouche À Miel » –, où « toute faute devait être réparée par un conte fait sur le champ », où les loteries comme les gages aboutissaient à « différents genres d’ouvrages en vers et en prose ». Les contes exotiques du Crocheteur borgne ou de Cosi-Sancta en sont nés.
Domaine de Sceaux
Pour le théâtre de Sceaux, Voltaire a changé une pièce anglaise beaucoup trop crue en une comédie en cinq actes et en décasyllabes, La Prude, qu’il interprète lui-même aux côtés de Mme du Châtelet et de Mme de Staal-Delaunay, la « fidèle Launay » de Ludovise. Son Émilie a décidément tous les talents :
« Leibnitz n’a point de monade plus tendre,
Newton n’a point d’xx plus enchanteurs (…)
Vous tourneriez la tête à nos docteurs :
Bernouilli dans vos bras,
Calculant vos appas,
Eût brisé son compas ».
Paris est un autre univers, avec son 57, rue des Petits-Champs où Jean-Jacques a emmené Thérèse. « J’avais à l’hôtel de Pontchartrain, diront ses Confessions, vis-à-vis mes fenêtres, un cadran sur lequel je m’efforçai durant plus d’un mois à lui faire connaître les heures. À peine les connaît-elle encore à présent. Elle n’a jamais pu suivre l’ordre des douze mois de l’année, et ne connaît pas un seul chiffre, malgré tous les soins que j’ai pris pour les lui montrer. Elle ne sait ni compter l’argent, ni le prix d’aucune chose. Le mot qui lui vient en parlant est souvent l’opposé de celui qu’elle veut dire. »
Mme du Châtelet ne compte parfois guère davantage. Quand elle perd quatre-vingt-quatre mille francs au jeu, chez la reine, Voltaire, sans doute parce que ce sont les siens, en éprouve quelque humeur et ne peut s’empêcher de lui souffler, en anglais, qu’elle joue avec des fripons. À Versailles !
Quand l’une des histoires orientales nées à la cour de la baronne de Sceaux, Zadig ou la Destinée, prétendument traduite du chaldéen, est imprimée anonymement en Hollande, Voltaire écrit tout simplement à d’Argenson le cadet, ministre de la Guerre, présent sur le champ de bataille de Lawfeld, près de Maastricht, d’en faire rentrer les exemplaires en France dans ses bagages. N’est-ce pas sur son chemin ?
À Paris, un libraire et imprimeur de la rue de la Harpe, vis-à-vis la rue Saint-Séverin, Le Breton, a obtenu un privilège pour traduire de l’anglais la Cyclopædia d’Ephraïm Chambers, un Dictionnaire universel des arts et des sciences– c’est son sous-titre –, vieux de vingt ans et tenant en deux volumes in-folio illustrés d’une vingtaine de gravures. Le Breton s’associe pour l’éditer aux libraires Briasson, David l’aîné et Laurent Durand, tout en se réservant son impression.
Diderot, qui a déjà publié chez deux des associés, est vite impliqué, et d’Alembert avec lui. L’abbé Gua de Malves, auquel a été confié le projet, leur en abandonne la direction au premier désaccord. Diderot ne sait pas qu’il s’engage dans une aventure qui va durer vingt ans. Ne gardant de Chambers que la trame, il envisage une encyclopédie entièrement nouvelle, moderne, que rédigerait collectivement une « société de gens de lettres ». Un nouveau privilège se verra accordé, en 1748, à cette « traduction avec des augmentations ».
Parmi les contributeurs du premier volume de l’Encyclopédie, on trouvera un M. de Puisieux. Diderot s’est épris de sa femme : une « passion violente qui dispose presque entièrement de moi », écrira-t-il. Ça n’arrange pas les choses rue Mouffetard, ni l’humeur de Nanette. « Elle ne cessait de persécuter son mari, toutes les fois qu’elle soupçonnait qu’il venait de chez Mme Puisieux. Si l’on joint à cela que cette femme est une seconde Xantippe qui gronde sans cesse et n’est jamais contente, on pourra se figurer quel carillon il devait y avoir dans la maison de notre philosophe », écrira La Bigarrure, cette « gazette galante, historique, littéraire, critique, morale, satirique, sérieuse et badine », qui arrive chaque semaine de La Haye à Paris.

Le défaut des beaux esprits

L’un des contes écrits à Sceaux vers la fin de 1747, Le Monde comme il va, Vision de Babouc, est, sous couvert d’une mission à Persépolis, une description du gouvernement de la France, mais aussi de la capitale du royaume, savoir : Paris. Babouc « arriva dans cette ville immense par l’ancienne entrée, qui était toute barbare, et dont la rusticité dégoûtante offensait les yeux ». Il s’agit du faubourg Saint-Marceau et Voltaire est ici d’accord avec Rousseau. « Toute cette partie de la ville se ressentait du temps où elle avait été bâtie ; car, malgré l’opiniâtreté des hommes à louer l’antique aux dépens du moderne, il faut avouer qu’en tout genre les premiers essais sont toujours grossiers. »
Babouc « remarqua des fontaines publiques, lesquelles, quoique mal placées, frappaient les yeux par leur beauté » – ça ressemble à un tic de langage chez Voltaire. « Il admira les ponts magnifiques élevés sur le fleuve, les quais superbes et commodes, les palais bâtis à droite et à gauche – [c’est exactement le trajet que l’on fait emprunter aux ambassadeurs extraordinaires autour du bassin du Louvre] –, une maison immense où des milliers de vieux soldats blessés et vainqueurs rendaient chaque jour grâces au Dieu des armées [les Invalides] ».
Assistant à une cérémonie que l’on devine être une représentation théâtrale, Babouc ne douta pas que ses protagonistes « ne fussent les prédicateurs de l’empire ». Ce qui le frappe dans leur prédication, ce n’est pas son propos, c’est sa langue : « leur langage était très différent de celui du peuple, il était mesuré, harmonieux, et sublime ».
Babouc ne voit rien, le conte ne dit rien d’un nouvel outil de gouvernement : l’ouverture des lettres confiées à la poste. Le nouveau lieutenant général de police qu’a fait nommer six mois plus tôt Mme de Pompadour, Nicolas René Berryer, a créé à cet effet un « cabinet noir ». Des « mouches », qui étaient partout, on avait appris à s’accommoder. Paul Lacroix raconte qu’un jour, Marmontel, qui n’était encore qu’apprenti philosophe, avait donné rendez-vous à Boindin au café Procope « pour y parler ensemble de matières philosophiques. Ils convinrent entre eux d’une espèce d’argot, destiné à dérouter les soupçons des gens de police, qu’on était sûr de rencontrer dans ce café : d’après ce système de langage déguisé, l’âme devait s’appeler Margot ; la religion, Javotte ; la liberté, Jeannette ; et Dieu, M. de l’Être. Un homme de mauvaise mine vint s’asseoir à côté d’eux, pour les écouter. « Oserai-je vous demander, leur dit-il après avoir écouté sans rien comprendre à leur discussion, quel est ce M. de l’Être, dont vous paraissez si mécontent ? — Monsieur, répondit brusquement Boindin, c’est un espion de police ; le connaissez-vous ? ».
Le viol de l’intimité des correspondances sera d’autant plus mal supporté qu’il s’apparente, chez le roi, à du voyeurisme. L’un des moyens de tromper son ennui consiste à se faire lire, au petit lever, les renseignements les plus croustillants glanés sur les nuits de sa capitale, et il ne manque pas ensuite de faire allusion, devant les intéressés, à leurs habitudes les plus secrètes. Les Bijoux indiscrets s’inspirent de cette charmante habitude, comme du duc de Richelieu, qui vient d’être fait maréchal de France pour avoir débarrassé Gênes des Anglais, et qui prête de lui au personnage de Sélim.
Les Bijoux indiscrets paraissent en Hollande, sans nom d’auteur, au mois de janvier 1748. Six éditions s’en arrachent en quelques mois, une traduction anglaise est publiée dès l’année suivante. Pour Diderot, ce roman érotique a été aussi l’occasion d’une critique appuyée des prêtres.
Mme la Dauphine, par Van Loo
Le mois de cette parution, Barbier note dans son Journal : « Voltaire, fameux poète, gentilhomme ordinaire du roi et historiographe de Louis XV, ayant le défaut des beaux esprits et gens de talent d’abuser de la familiarité des princes, s’est avisé de faire les vers suivants pour Madame la Dauphine :
“ Souvent la plus belle princesse 
Languit dans l’âge du bonheur ; 
L’étiquette de la grandeur, 
Quand rien n’occupe et n’intéresse, 
Laisse un vide affreux dans le cœur.
 
Souvent même un grand roi s’étonne, 
Entouré de sujets soumis, 
Que tout l’éclat de sa couronne 
Jamais en secret ne lui donne 
Ce bonheur qu'elle avait promis. (…) ”
Ces vers sont fort beaux, ils contiennent même peut-être du vrai en général ; mais en même temps que Voltaire fait l’éloge de Madame la Dauphine, il fait de la royauté un portrait ennuyé, oisif, insipide, dont l’application tombe sur le roi ; il faut être bien insolent et avoir peu de solidité de jugement pour lâcher une pareille pièce ».
Ulrique de Prusse, par Antoine Pesne
Ce poème, vieux d’un an, Voltaire l’aurait en réalité destiné à Ulrique de Prusse, sœur de Frédéric le Grand et future reine de Suède, mais, en ces affaires, il suffit d’être soupçonné pour être coupable. Si encore ces vers avaient été les seuls, mais Barbier en a d’autres à citer : un dithyrambe de Mme de Pompadour, par exemple, à la fin duquel Voltaire réunit la maîtresse et son roi :
«  (…)
Soyez tous deux sans ennemis, 
Et tous deux gardez vos conquêtes. »
« Ces vers présentés au Roi et à la Cour favorite, poursuit Barbier, ont d’abord paru charmants. Tout y brille pour Madame de Pompadour, la réflexion a ensuite fait apercevoir bien de la liberté et peu de décence. D’après ces vers, Voltaire n’a pas été exilé publiquement mais on lui a apparemment fait entendre qu’il ferait sagement de s’éloigner de la Cour ; il est certain qu’il est parti pour la Lorraine, qu’il est actuellement à la Cour du roi Stanislas. On a prétexté un voyage qu’il devait faire avec madame la marquise Du Châtelet, grande géomètre et sa grande amie. »

LE PARIS DE L’ENCYCLOPEDIE (I. 1748-1749)

$
0
0
(onzième épisode du Paris, la ville rêvée de Voltaire, commencé ici avec la livraison de novembre 2013)


Vers la fin d’août 1748, Voltaire, si l’on en croit Longchamp, est arrivé chez Procope déguisé en curé, avec soutane et bréviaire, le visage caché entre perruque en désordre, lunettes et tricorne, pour épier ce qui s’y dit de Sémiramis, sa nouvelle pièce. Il trouve dans ces bavardages matière à quelques corrections, les fait distribuer aux acteurs, et s’en retourne à Lunéville.
Là, il surprend Mme du Châtelet dans les bras du poète Saint-Lambert, grand maître de la garde-robe du roi Stanislas, et de dix ans le cadet d’Émilie. Il n’en tire que le sujet d’une épître, qu’il adresse à son rival :
Saint-Lambert, ce n’est que pour toi
Que ces belles fleurs sont écloses ;
C’est ta main qui cueille les roses
Natoire, Apothéose de Voltaire dédiée à Mme du Châtelet, lors du séjour à Cirey 1770. Gallica
Et les épines sont pour moi. (…)
Mais je vois venir sur le soir, 
Du plus haut de son aphélie, 
Notre astronomique Émilie
Avec un vieux tablier noir, 
Et la main d’encre encor salie. 
Elle a laissé là son compas, 
Et ses calculs, et sa lunette 
Elle reprend tous ses appas 
Porte-lui vite à sa toilette 
Ces fleurs qui naissent sous tes pas, 
Et chante-lui sur ta musette 
Ces beaux airs que l’Amour répète, 
Et que Newton ne connut pas.

A Paris, dans son hôtel « vis-à-vis la bibliothèque du roi », La Popelinière, qui a fait passer au peigne fin la chambre de son épouse, voit ses soupçons confirmés : la plaque de cheminée, mobile, permet au duc de Richelieu, leur voisin, d’y pénétrer à loisir. Madame est aussitôt chassée. « Le dernier jour de décembre, relate le Journal de Barbier, veille du jour de l’an et jour renommé pour l’affluence du monde au Palais [de la Cité, dont la galerie marchande est à la mode depuis Corneille], pour les étrennes, on avait étalé publiquement dans les boutiques de petites cheminées en carton avec une plaque qui s’ouvrait, derrière laquelle on voyait un homme et une femme qui se guettaient… »
La paix d’Aix-la-Chapelle a enfin mis un terme, le 18 octobre 1748, à la guerre de succession d’Autriche. Depuis quelques mois déjà, « la ville de Paris cherche avec soin l’emplacement d’une place où l’on puisse mettre la statue du roi régnant, nous apprennent les Nouvelles Littéraires de l’abbé de Raynal. Gresset a adressé une assez mauvaise pièce de vers au magistrat pour l’engager à préférer pour cela une colonne que Catherine de Médicis, la plus mauvaise de nos reines, avait fait construire pour y faire ses enchantements. » L’idée de la colonne de l’hôtel de Soissons n’aura pas de suite. Après bien des tribulations, le roi offrira finalement un terrain de la couronne, au bout du jardin des Tuileries et, au renvoi de Maurepas, le comte d'Argenson ajoutant le département de Paris à ses attributions militaires, c’est à lui qu’il reviendra de faire dresser les plans de la place dédiée à Louis XV, que nous connaissons aujourd’hui comme celle de la Concorde.
A l’énoncé du projet, la réaction de Voltaire ne s’est pas fait attendre : « Il s’agit bien d’une place! Paris serait encore très incommode et très irrégulier quand cette place serait faite ; il faut des marchés publics, des fontaines qui donnent en effet de l’eau, des carrefours réguliers, des salles de spectacle ; il faut élargir les rues étroites et infectes, découvrir les monuments qu’on ne voit point, et en élever qu’on puisse voir.  »
Une seconde actualité parisienne tient à une construction de plus dans la cour carrée déjà bien encombrée du Louvre, là où le plan de Colbert prévoyait une statue royale. Voltaire s’en offusque dans des stances qui sont insérées dans un opuscule de La Font de Saint-Yenne, intitulé l’Ombre du grand Colbert, le Louvre, et la ville de Paris.
Sous quels débris honteux, sous quel amas rustique
On laisse ensevelis ces chefs-d’œuvre divins !
Quel barbare a mêlé la bassesse gothique
A toute la grandeur des Grecs et des Romains ?
Mais, ô nouvel affront ! quelle coupable audace
Vient encore avilir ce chef-d’œuvre divin ? 
Quel sujet entreprend d'occuper une place
Faite pour admirer les traits du souverain !

Encore une fois, il faut vouloir

L’une et l’autre occasion poussent Voltaire à délaisser ces allégories dans lesquelles la description de Persépolis amène à s’interroger sur l’état de Paris, pour une exhortation directe adressée à ses concitoyens, un appel à l’action :Des embellissements de Paris, qui sera publié en 1750 et réimprimé en 1751. « Nous possédons dans Paris de quoi acheter des royaumes ; nous voyons tous les jours ce qui manque à notre ville, et nous nous contentons de murmurer. On passe devant le Louvre, et on gémit de voir cette façade, monument de la grandeur de Louis XIV, du zèle de Colbert, et du génie de Perrault, cachée par des bâtiments de Goths et de Vandales. Nous courons aux spectacles, et nous sommes indignés d’y entrer d’une manière si incommode et si dégoûtante, d’y être placés si mal à notre aise, de voir des salles si grossièrement construites, des théâtres si mal entendus, et d’en sortir avec plus d’embarras et de peine qu’on n’y est entré. Nous rougissons, avec raison, de voir les marchés publics établis dans des rues étroites, étaler la malpropreté, répandre l’infection, et causer des désordres continuels. Nous n’avons que deux fontaines dans le grand goût, et il s’en faut qu’elles soient avantageusement placées ; toutes les autres sont dignes d’un village. Des quartiers immenses demandent des places publiques ; et, tandis que l’arc de triomphe de la porte Saint-Denis et la statue équestre de Henri le Grand, ces deux ponts, ces deux quais superbes, ce Louvre, ces Tuileries, ces Champs-Élysées, égalent ou surpassent les beautés de l’ancienne Rome, le centre de la ville, obscur, resserré, hideux, représente le temps de la plus honteuse barbarie. Nous le disons sans cesse ; mais jusqu’à quand le dirons-nous sans y remédier? (…)
Il est temps que ceux qui sont à la tête de la plus opulente capitale de l’Europe la rendent la plus commode et la plus magnifique. Ne serons-nous pas honteux, à la fin, de nous borner à de petits feux d’artifice, vis-à-vis un bâtiment grossier [L’Hôtel de ville], dans une petite place destinée à l’exécution des criminels [la place de Grève]. Qu’on ose élever son esprit, et on fera ce qu’on voudra. Je ne demande autre chose, sinon qu’on veuille avec fermeté. (…) Le roi, par sa grandeur d’âme et par son amour pour son peuple, voudrait contribuer à rendre sa capitale digne de lui. Mais, après tout, il n’est pas plus roi des Parisiens que des Lyonnais et des Bordelais ; chaque métropole doit se secourir elle-même. Faut-il à un particulier un arrêt du conseil pour ajuster sa maison? Le roi d’ailleurs, après une longue guerre, n’est point en état à présent de dépenser beaucoup pour nos plaisirs, et, avant d’abattre les maisons qui nous cachent la façade de Saint-Gervais, il faut payer le sang qui a été répandu pour la patrie. (…)
Encore une fois, il faut vouloir. Le célèbre curé de Saint-Sulpice voulut, et il bâtit, sans aucun fonds, un vaste édifice. Il nous sera certainement plus aisé de décorer notre ville avec les richesses que nous avons qu’il ne le fut de bâtir avec rien Saint-Sulpice et Saint-Roch. Le préjugé, qui s’effarouche de tout, la contradiction, qui combat tout, diront que tant de projets sont trop vastes, d’une exécution trop difficile, trop longue. Ils sont cent fois plus aisés pourtant qu’il ne le fut de faire venir l’Eure et la Seine à Versailles, d’y bâtir l’Orangerie, et d’y faire les bosquets.  »
Pendant que le vouloir de ses concitoyens balance, Voltaire poursuit sans relâche ce pourquoi il peut : polir la langue qui police la cité. Et si du temple le théâtre n’a pas la majesté, qu’au moins il ait le recueillement. « M. de la Place, traducteur du Théâtre anglais, rapporte Collé dans son Journal historique, me dit un fait dont il me jura avoir été le témoin ; il prétend qu'à la troisième représentation de Nanine, où il assistait, il s'éleva un petit ricanement dans le parterre. Alors Voltaire, qui était placé aux troisièmes loges en face du théâtre, se leva et cria tout haut : « Arrêtez, barbares, arrêtez! » et le parterre se tut. »

Ne pas prendre de la ciguë pour du persil

La première de Nanine avait eu lieu le 16 juin 1749. Un peu plus tôt, Voltaire avait reçu, avant sa parution dans le commerce, une Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient. Partant de l’actualité, - une opération de la cataracte réussie par Réaumur sur une aveugle née -, et de ce qu’on en pouvait inférer concernant la théorie sensualiste de la connaissance, Diderot y élargissait son propos au problème des aveugles : contredisant l’idée d’une divine providence, ils apparaissaient comme les accidents d’une nature qui, avec ses hasards, s’auto-engendrait ; le matérialisme athée était au bout.
Illustration de l'édition de 1772. Gallica

Voltaire s’était lui-même intéressé aux aveugles dans ses Eléments de la philosophie de Newton ; séjournant à Paris pour sa Nanine, il invite donc Diderot : « J’ai lu avec un extrême plaisir votre livre, qui dit beaucoup, et qui fait entendre davantage. Il y a longtemps que je vous estime autant que je méprise les barbares stupides qui condamnent ce qu’ils n’entendent point, et les méchants qui se joignent aux imbéciles pour proscrire ce qui les éclaire. (…) Je voudrais bien, avant mon départ pour Lunéville, obtenir de vous, monsieur, que vous me fissiez l’honneur de faire un repas philosophique chez moi, avec quelques sages. Je n’ai pas l’honneur de l’être, mais j’ai une grande passion pour ceux qui le sont à la manière dont vous l’êtes. Comptez, monsieur, que je sens tout votre mérite, et c’est pour lui rendre encore plus de justice que je désire de vous voir et de vous assurer à quel point j’ai l’honneur d’être, etc. »
« Le moment où j’ai reçu votre lettre, monsieur et cher maître, répond Diderot, le 11 juin, a été un des moments les plus doux de ma vie ; je vous suis infiniment obligé du présent que vous y avez joint [la dernière édition de ses Eléments de la philosophie de Newton, qui détaille une autre histoire d’aveugle-né]. Vous ne pouviez envoyer votre ouvrage à quelqu’un qui fût plus admirateur que moi. On conserve précieusement les marques de la bienveillance des grands ; pour moi, qui ne connais guère de distinction réelle entre les hommes que celles que les qualités personnelles y mettent, je place ce témoignage de votre estime autant au-dessus des marques de la faveur des grands que les grands sont au-dessous de vous. Que ce peuple pense à présent de ma Lettre sur les Aveugles tout ce qu’il voudra ; elle ne vous a pas déplu ; mes amis la trouvent bonne ; cela me suffit. »
Après réfutation de quelques arguments de Voltaire qui, lui, n’est pas athée, Diderot termine ainsi : « Il est donc très important de ne pas prendre de la ciguë pour du persil, mais nullement de croire ou de ne pas croire en Dieu ; « Le monde, disait Montaigne, est un esteuf qu’il a abandonné à peloter aux philosophes », et j’en dis presque autant de Dieu même. Adieu, mon cher maître. »
Le 24 juillet, son domicile est perquisitionné. Diderot avait quitté la rue Mouffetard pour échapper à la surveillance du curé de Saint-Médard, il était allé habiter chez un tapissier de la rue de l’Estrapade ; saPromenade du sceptique, un manuscrit inédit, y est saisie, une lettre de cachet l’envoie à Vincennes. « On a arrêté aussi M. Diderot, homme d’esprit et de belles-lettres » : c’est la première fois qu’il est question de lui dans le journal de Barbier ; il a changé de statut.
Le donjon de Vincennes en 1820. Gallica
Vincennes est la prison idéale pour un encyclopédiste, pourrait-on dire : dix ans plus tôt, une manufacture de porcelaine, bientôt royale, s’est installée dans la tour du Diable du château ; François Boucher vient lui donner des motifs d’enfants potelés quand Diderot arrive au donjon. Mais l’Encyclopédie réclame sa présence à Paris, et les libraires s’entremettent ; le 21 août, il est élargi, reste seulement prisonnier sur parole « dans un parc qui n'est pas même fermé de murs ». Barbier poursuit, dans son Journal : « Pour le sieur Diderot, il est à Vincennes et a même à présent la liberté du parc de Vincennes pour se promener avec qui il veut. Il restera peut-être encore quelques temps. Les libraires pour qui il travaille pour le Dictionnaire de l’Encyclopédie, ont beaucoup parlé pour lui à M. le chancelier et aux ministres. »
Rousseau est alors à Fontenay-sous-Bois, à l’invitation du baron de Thun, gouverneur du jeune prince héréditaire de Saxe-Gotha, qu’il a rencontrés l’un et l’autre chez Mme Dupin ; il fait en cette compagnie la connaissance de Grimm avec qui il se liera d’amitié. Retour à Paris, il apprend l’amélioration des conditions de détention de Diderot. « Tous les deux jours au plus tard, malgré des occupations très exigeantes, j'allais, soit seul, soit avec sa femme, passer avec lui les après-midi, racontent les Confessions. » Diderot lui a confié près de quatre cents articles musicaux, à rendre dans un délai record, et alors qu’il doit réunir aussi du matériau pour les Dupin qui se sont lancés dans une réfutation de l’Esprit des lois. Les Confessions ne font pas état pour autant de séances de travail à Vincennes.
« Les Libraires intéressés à l'édition de l'Encyclopédie, écrivent bientôt ces derniers au comte d’Argenson, pénétrés des bontés de Votre Grandeur, la remercient très humblement de l'adoucissement qu'elle a bien voulu apporter à leurs peines en rendant au Sr. Diderot, leur éditeur, une partie de sa liberté. Ils sentent le prix de cette grâce, mais si, comme ils croient pouvoir s'en flatter, l'intention de Votre Grandeur, touchée de leur situation, a été de mettre le Sr. Diderot en état de travailler à l'Encyclopédie, ils prennent la liberté de lui représenter très respectueusement que c'est une chose absolument impraticable ».
A part Rousseau, en effet, et d’Alembert que Jean-Jacques y trouve en arrivant, aucun des collaborateurs de l’Encyclopédie n’a fait le voyage : « Quand le Sr. Diderot a été arrêté, poursuivent les libraires, il avait laissé de l'ouvrage entre les mains de plusieurs ouvriers sur les verreries, les glaces, les brasseries ; il les a mandés depuis peu de jours qu'il jouit de quelque liberté, mais il n'y en a eu qu'un qui se soit rendu à Vincennes, encore a-ce été pour être payé du travail qu'il avait fait sur l'art et les figures du chiner des étoffes. Les autres ont répondu qu'ils n'avaient pas le temps d'aller si loin et que cela les dérangeait. »

LE PARIS DE L’ENCYCLOPEDIE (II. 1749-1750)

$
0
0

 (douzième épisode du Paris, la ville rêvée de Voltaire, commencé ici avec la livraison de novembre 2013)


C’est moi le barbare, moi que personne n’entend

« Cette année 1749, l’été fut d’une chaleur excessive, raconte Jean-Jacques. On compte deux lieues de Paris à Vincennes. Peu en état de payer des fiacres, à deux heures après-midi j’allais à pied quand j’étais seul, et j’allais vite pour arriver plus tôt. Les arbres de la route toujours élagués à la mode du pays, ne donnaient presque aucune ombre, et souvent, rendu de chaleur et de fatigue, je m’étendais par terre n’en pouvant plus. Je m'avisai, pour modérer mon pas, de prendre quelque livre. Je pris un jour le Mercure de France ; et tout en marchant et le parcourant, je tombai sur cette question proposée par l'Académie de Dijon pour le prix de l'année suivante, Si le progrès des sciences et des arts a contribué à corrompre ou à épurer les mœurs. À l’instant de cette lecture je vis un autre univers et je devins un autre homme. (…) En arrivant à Vincennes j’étais dans une agitation qui tenait du délire. Diderot l’aperçut : je lui en dis la cause, et je lui lus la prosopopée de Fabricius, écrite en crayon sous un chêne. Il m’exhorta de donner l’essor à mes idées, et de concourir au prix. Je le fis, et dès cet instant je fus perdu. Tout le reste de ma vie et de mes malheurs fut l’effet inévitable de cet instant d’égarement. »
C’est là le bilan que tirent les Confessions ; sur le moment, Rousseau est fier de son audace, de prendre son époque à contre-courant : Barbarus hic ego sum, qui non intellegor ulli, « Ici, c’est moi le barbare, moi que personne n’entend », cette citation d’Ovide ouvrira son Discours sur les Sciences et les Arts.
Émilie du Châtelet en "Pompon Newton", par La Tour
Le 4 septembre, Madame du Châtelet, enceinte de Saint-Lambert met au monde une fille, qui ne vivra pas. Le 10 septembre, elle en meurt. Le jour-même, Voltaire écrit à d’Argental, dans une confusion manifeste : « Ah ! mon cher ami je n’ai plus que vous sur la terre. Quel coup épouvantable ! Je vous avais mandé le plus heureux et le plus singulier accouchement. Une mort affreuse l’a suivi. Et pour comble de douleur il faut encore rester un jour dans cet abominable Lunéville qui a causé sa mort. Je vais à Cirey avec M. Du Châtelet. De là je reviens pleurer entre vos bras le reste de ma malheureuse vie. Conservez-nous Mme d’Argental. Écrivez-moi par Vassy à Cirey. Ayez pitié de moi mon cher et respectable ami, écrivez-moi, à Cirey. Voilà la seule consolation dont je sois capable. V. »
A la mi-octobre, il s’est un peu repris, et son éloge funèbre d’Émilie retrouve des termes sensiblement identiques pour Baculard d’Arnaud ou le chevalier de Jaucourt : « J’arrivai ces jours passés à Paris, mon cher monsieur. J’y trouvai les marques de votre souvenir, et de la bonté de votre cœur ; vous devez assurément être au nombre de ceux qui regrettent une personne unique, une femme qui avait traduit Newton et Virgile, et dont le caractère était au-dessus de son génie. Jamais elle n’abandonna un ami, jamais je ne l’ai entendue médire. J’ai vécu vingt ans avec elle dans la même maison. Je n’ai jamais entendu sortir un mensonge de sa bouche. J’espère que vous verrez bientôt son Newton. Elle a fait ce que l’Académie des sciences aurait dû faire. Quiconque pense honorera sa mémoire, et je passerai ma vie à la pleurer. Adieu, je vous embrasse tendrement. V. »
Il a repris le bail de l’appartement de « Pompon Newton », au-dessous du sien, rue Traversière-Saint-Honoré, dont le marquis du Châtelet souhaitait se défaire, et il le propose à un vieil ami commun, depuis longtemps retourné dans sa province. Voltaire avait connu le toulousain d’Aigueberreà Louis-le-Grand mais quelque chose le lui rendait cher plus encore que cette camaraderie de collège : c’est lui qui lui avait « fait renouveler connaissance » avec Émilie, connue enfant place royale et devenue dans l’intervalle Mme du Châtelet. « Vous revenez, dites-vous, à Paris ; Dieu le veuille! Si vous faites cas d’une vie douce, avec d’anciens amis et des philosophes, je pourrais bien faire votre affaire. J’ai été obligé de prendre à moi seul la maison que je partageais avec Mmedu Châtelet. Les lieux qu’elle a habités nourrissent une douleur qui m’est chère, et me parleront continuellement d’elle. Je loge ma nièce, Mme Denis, qui pense aussi philosophiquement que celle que nous regrettons, qui cultive les belles-lettres, qui a beaucoup de goût, et qui, par-dessus tout cela, a beaucoup d’amis, et est dans le monde sur un fort bon ton. Vous pourriez prendre le second appartement, où vous seriez fort à votre aise ; vous pourriez vivre avec nous, et vous seriez le maître des arrangements. Je vous avertis que nous tiendrons une assez bonne maison. Elle y entre à Noël ».
D’Aigueberre ne viendra finalement pas et c’est sa nièce que Voltaire installera à l’étage d’Émilie. Au sien, renouvelant la vie de Cirey, il fera installer un théâtre, « dans lequel il pouvait se rendre de plein pied en sortant de son appartement, raconte Longchamp. (…) Au moyen de quelques gradins établis sur les côtés, et que M. de Voltaire appelait ses loges, cent personnes environ y pouvaient être assises, et une vingtaine d’autres au moins, debout dans une espèce de vestibule ou antichambre, pouvaient encore jouir du spectacle. »

Un quartier de gros pain, quelques cerises

Émilie n’étant plus là pour lui donner la réplique, Voltaire doit trouver des acteurs, « dociles, disposés à écouter ses conseils, et qui voulussent bien jouer ses pièces comme il désirait qu’elles le fussent. » Longchamp se met en chasse. A l’hôtel Jaback, rue Saint-Merri, où se vendent toutes sortes de bijoux et d’articles de Paris qui en tirent leur nom, - « Monsieur le chevalier, criera un mercier ambulant dans Jacques le fataliste, jarretières, ceintures, cordons de montre, tabatières du dernier goût, vraies jaback, bagues, cachet de montre ! » -, il découvre une troupe d’amateurs : « Mandron, ouvrier tapissier, ne jouait pas mal les rôles de père et de rois : sa taille et sa figure le favorisaient dans cet emploi. Il avait pour second acteur un nommé Lekain », fils d’orfèvre et orfèvre lui-même.
Lekain. Gallica
Il se trouve que ce garçon de 20 ans a déjà été, dans le grenier de l’hôtel Jaback, l’Orosmane de Zaïre, le Séide de Mahomet, le Brutus de La Mort de César, on ne saurait rêver plus heureux hasard. C’est surtout la preuve que le théâtre de Voltaire restait bien vivant pour la nouvelle génération, ces pièces datant pour la première de 1732 et pour la dernière de 1735, et largement au-delà du monde aristocratique. Longchamp leur explique que le maître a besoin d’eux pour l’essai de quelques-unes de ses pièces, dont il désire voir l’effet « aux chandelles » avant de les donner à la Comédie-Française.
Oreste est déjà trop avancée pour cela, dont la première a lieu le 12 janvier 1750. L’accueil n’est pas bon. Voltaire se corrige aussitôt, comme il en a l’habitude. « M. de Voltaire est un homme bien singulier, disait Fontenelle, il compose ses pièces pendant leur représentation. » La deuxième n’est donnée que le 19 janvier ; malgré Melle Gaussin, Melle Clairon, il n’y en aura guère que sept autres, jusqu’au 7 février 1750.
Melle Clairon, par La Tour. Gallica
 Un public moins enthousiaste, le vide laissé dans sa vie par la disparition de Mme du Châtelet, il n’en fallait pas plus pour que Voltaire se décide à répondre aux sirènes de Berlin. Quand Lekain, qu’il laisse derrière lui pour occuper la scène, fait ses débuts à la Comédie-Française, le 14 août 1750, en Titus d’une reprise de Brutus, Voltaire est déjà parti. Le 22 août 1750, le marquis de Puisieux, successeur de d’Argenson l’aîné aux affaires étrangères, informe le comte Tyrconnel, ambassadeur de France à Berlin : « Vous apprendrez que le roi de Prusse a fait demander Voltaire au roi. Sa majesté le lui a accordé. Elle a pensé que cette complaisance serait agréable à ce prince, et que si d’un côté elle laissait aller un académicien que quelques-uns de ses ouvrages rendent célèbre elle n’avait d’ailleurs rien à regretter dans ce sacrifice. Je doute fort qu’à la longue le roi de Prusse s’accommode du caractère de monsieur de Voltaire. Ceci pour vous seul… » Le 28 août, il ajoute : « Vous ferez bien de ménager M. de Voltaire suivant le degré de crédit et de confiance qu’il pourra acquérir ; je ne vous dis rien de son caractère, vous le connaissez de reste, vous devez le prévenir qu’il ne pourra pas garder la place d’historiographe du roi, étant incompatible avec un homme qui est absent, et à un autre service ».
Voltaire dira plus tard qu’à l’annonce de cette petitesse, il se jura de ne plus jamais retourner à Versailles.
Dans le quartier qu’il vient de quitter, Casanova, 25 ans, qui arrive à Paris, est emmené à l’Opéra : « Ce qui me plut beaucoup à l’Opéra français, ce fut la promptitude avec laquelle les décorations se changeaient toutes à la fois par un coup de sifflet ; chose dont on n’a pas la moindre idée en Italie. Je trouvai également délicieux le début de l’orchestre au coup d’archet ; mais le directeur, avec son sceptre, allant de droite à gauche avec des mouvements forcés comme s’il avait dû faire aller tous les instruments par la seule force de son bras, me causa une espèce de dégoût ».
Rousseau écrira à ce sujet, dans son Dictionnaire de la Musique, qui reprend, corrige et complète ses articles écrits pour l'Encyclopédie : « Combien les oreilles ne sont-elles pas choquées à l’Opéra de Paris du bruit désagréable et continuel que fait avec son bâton celui qui bat la mesure et que le Petit Prophète [de Boehmischbroda, fantaisie attribuée à Grimm] compare plaisamment à un bûcheron qui coupe du bois. (…) L’opéra de Paris est le seul théâtre de l’Europe où l’on batte la mesure sans la suivre ; partout ailleurs on la suit sans la battre. »
Marie Fel, par La Tour, 1757
A la sortie du spectacle, il n’y a que deux pas à faire jusqu’à la rue Saint-Thomas du Louvre et la maison de la fameuse cantatrice Marie Fel, l’une des interprètes favorites de Rameau, et la future Colette du Devin du village de Jean-Jacques Rousseau. A 37 ans, « elle avait trois enfants charmants en bas âge qui voltigeaient dans la maison, raconte Casanova.
« Je les adore, me dit-elle.
- Ils le méritent par leur beauté, lui répondis-je, quoique chacun ait une expression différente.
- Je le crois bien ! l’aîné est fils du duc d’Annecy ; le second l’est du comte d’Egmont, et le plus jeune doit le jour à Maison Rouge, qui vient d’épouser la Romainville.
- Ah ! excusez, de grâce ; je croyais que vous étiez la mère de tous trois.
- Vous ne vous êtes point trompé, je le suis. »
   En disant cela, elle regarde Patu et part avec lui d’un grand éclat de rire (…) Mlle Le Fel n’était pourtant pas effrontée ; elle était même de bonne compagnie ; -[elle sera les trente années suivantes la compagne fidèle, la confidente, le soutien de Quentin La Tour] -, mais elle était ce qu’on appelle au-dessus des préjugés. »
Thérèse et Jean-Jacques habitent maintenant cet hôtel du Languedoc, rue de Grenelle-Saint-Honoré, (devenue la partie sud, numéros impairs, de la rue Jean-Jacques  Rousseau), que font revivre les Confessions : « Si nos plaisirs pouvaient se décrire, ils feraient rire par leur simplicité : nos promenades tête à tête hors de la ville, où je dépensais magnifiquement huit ou dix sous à quelque guinguette ; nos petits soupers à la croisée de ma fenêtre, assis en vis-à-vis sur deux petites chaises posées sur une malle qui tenait la largeur de l'embrasure. Dans cette situation, la fenêtre nous servait de table, nous respirions l'air, nous pouvions voir les environs, les passants ; et, quoique au quatrième étage, plonger dans la rue tout en mangeant. Qui décrira, qui sentira les charmes de ces repas, composés, pour tout mets, d'un quartier de gros pain, de quelques cerises, d'un petit morceau de fromage et d'un demi-setier de vin que nous buvions à nous deux ? Amitié, confiance, intimité, douceur d'âme, que vos assaisonnements sont délicieux ! Quelquefois nous restions là jusqu'à minuit sans y songer, et sans nous douter de l'heure »…
Mme de Puisieux, - l’ex maîtresse de Diderot et non l’épouse du ministre -, rapporte La Bigarrure, et c’est la preuve de la nouvelle notoriété de l’encyclopédiste, « passant, avec deux de ses enfants, sous les fenêtres de M. Diderot, et apercevant sa femme qui venait d’y mettre la tête, elle prit ce moment pour invectiver contre elle… (Elle lui dit) - Tiens, maîtresse guenon, regarde ces deux enfants, ils sont de ton mari, qui ne t’a jamais fait l’honneur de t’en demander autant ».

LE PARIS DE L’ABSENT (I. 1752-1755)

$
0
0

 (treizième épisode du Paris, la ville rêvée de Voltaire, commencé ici avec la livraison de novembre 2013)


Le 15 décembre 1752, une lettre arrive chez Mme du Deffand, qui corrige le tableau embelli que Voltaire, dans les siennes, lui a dressé : « Quelque art qu’il ait pu mettre dans la peinture qu’il vous a faite de son bonheur, je vois bien qu’il ne vous a pas persuadée, et vous n’avez pas dû l’être. Je l’ai vu de près, je puis vous assurer que son sort n’est pas digne d’envie. Il passe toute la journée seul dans sa chambre, non par goût, mais par nécessité ; il soupe ensuite avec le roi de Prusse, par nécessité aussi beaucoup plus que par goût. II sent bien qu’il n’est là qu’à peu près comme les acteurs de l’Opéra à Paris, dans le temps que la bonne compagnie les admettait seulement pour chanter à table. Je suis fort trompé, ou il ne tiendra pas longtemps contre l’ennui qu’il mène ».
Cette lettre est du baron de Scheffer, ambassadeur de Suède à Paris depuis bientôt huit ans, et qui vient de regagner Stockholm, par Berlin.
Scheffer, comme le comte Bernstorff, envoyé de Danemark, comme Jean-Louis Saladin, patricien genevois mais ambassadeur du roi d’Angleterre Georges II, comme Horace Walpole, quatrième fils du Premier ministre Sir Robert Walpole, est de ces Européens de distinction que Voltaire a recommandés à Mme du Deffand et qui ont fréquenté son salon de la rue Saint-Dominique, dans la communauté de Saint-Joseph, aux côtés de d’Alembert, de Marmontel, de Maupertuis et de deux chats angora « ayant au cou l’énorme collier de faveurs, qu’ils portent gravé en or sur le dos des livres possédés par la marquise ». Dans cette liste, le président Hénault est à part, qui forme un couple hors norme avec Mme du Deffand, comme Voltaire avec Mme du Châtelet jusqu’à la mort de celle-ci.
La vie monacale que dépeint Scheffer, image que Voltaire lui-même utilise dans ses lettres à la margrave de Bayreuth, sœur de Frédéric II, parlant du « couvent de Potsdam » et signant « Frère Voltaire », a permis au Siècle de Louis XIV d’être mené à bien. Voltaire le mûrissait depuis ses conversations avec le vieux M. de Caumartin au château de Saint-Ange.
Ce livre écrit à Berlin, un Anglais, lord Chesterfield, le juge pour son fils en des termes qui soulignent l’absence de tout nationalisme chez Voltaire : « Il me dit tout ce que je souhaite de savoir, et rien de plus ; ses réflexions sont courtes, justes, et en produisent d’autres dans ses lecteurs. Exempt de préjugés religieux, philosophiques, politiques et nationaux, plus qu’aucun historien que j’aie jamais lu, il rapporte tous les faits avec autant de vérité et d’impartialité que les bienséances, qu’on doit toujours observer, le lui permettent ».
Au passage, Voltaire réforme l’orthographe, pour en faire la nôtre, et n’oublie évidemment pas ce qui, du siècle de Louis XIV, a fait Paris. « Nous avions eu de très grands architectes du temps de la régence de Marie de Médicis. Elle fit élever le palais du Luxembourg dans le goût toscan, pour honorer sa patrie et pour embellir la nôtre. Le même de Brosse, dont nous avons le portail de Saint-Gervais, bâtit le palais de cette reine, qui n’en jouit jamais. Il s’en fallut beaucoup que le cardinal de Richelieu, avec autant de grandeur dans l’esprit, eût autant de goût qu’elle. Le palais Cardinal, qui est aujourd’hui le Palais-Royal, en est la preuve. Nous conçûmes les plus grandes espérances quand nous vîmes élever cette belle façade du Louvre qui fait tant désirer l’achèvement de ce palais. Beaucoup de citoyens ont construit des édifices magnifiques, mais plus recherchés pour l’intérieur que recommandables par des dehors dans le grand goût, et qui satisfont le luxe des particuliers encore plus qu’ils n’embellissent la ville. »
On ne s’étonne pas d’y retrouver sa préoccupation constante : donner à voir ; par une architecture privée tournée vers l’extérieur, et par une architecture publique visible de tous côtés grâce à des parvis, des places, des percées offrant des perspectives. « Le roi avait destiné les bâtiments [de la place aujourd’hui Vendôme] pour sa bibliothèque publique. La place était plus vaste ; elle avait d’abord trois faces, qui étaient celles d’un palais immense, dont les murs étaient déjà élevés, lorsque le malheur des temps, en 1701, força la ville de bâtir des maisons de particuliers sur les ruines de ce palais commencé. Ainsi le Louvre n’a point été fini ; ainsi la fontaine et l’obélisque que Colbert voulait faire élever vis-à-vis le portail de Perrault n’ont paru que dans les dessins ; ainsi le beau portail de Saint-Gervais est demeuré offusqué ; et la plupart des monuments de Paris laissent des regrets. » 
Si la responsabilité du monarque est importante, elle n’est pas la seule : « Colbert, le Mécène de tous les arts, forma une académie d’architecture en 1671. C’est peu d’avoir des Vitruves, il faut que les Augustes les emploient », écrit Voltaire, pour ajouter aussitôt : « Il faut aussi que les magistrats municipaux soient animés par le zèle et éclairés par le goût. S’il y avait ou deux ou trois prévôts des marchands comme le président Turgot, on ne reprocherait pas à la ville de Paris cet hôtel de ville mal construit et mal situé ; cette place si petite et si irrégulière, qui n’est célèbre que par des gibets et de petits feux de joie ; ces rues étroites dans les quartiers les plus fréquentés, et enfin un reste de barbarie, au milieu de la grandeur et dans le sein de tous les arts ».
Le principal grief fait à Louis XIV – et Colbert déjà avertissait le roi qu’il serait jugé à cette aune par la postérité – est qu’il a préféré « sa maison de campagne » à sa capitale. « S’il avait employé à embellir Paris, à finir le Louvre, les sommes immenses que coûtèrent les aqueducs et les travaux de Maintenon, pour conduire des eaux à Versailles, travaux interrompus et devenus inutiles ; s’il avait dépensé à Paris la cinquième partie de ce qu’il en a coûté pour forcer la nature à Versailles, Paris serait, dans toute son étendue, aussi beau qu’il l’est du côté des Tuileries et du Pont-Royal, et serait devenu la plus magnifique ville de l’univers. »
C’est l’époque où les Rousseau vont, avec la mère de Thérèse et parfois Grimm, à Marcoussis, qui inspire ces vers à Jean-Jacques :
« Paris, malheureux qui t’habite
Mais plus malheureux mille fois
Qui t’habite de son pur choix,
Et dans un climat plus tranquille
Ne sait point se faire un asile
Inabordable aux noirs soucis
Tel qu’à mes yeux est Marcoussis ! »

Le voyage de la statue royale

Pendant que Diderotétait enfermé au donjon de Vincennes, en août 1749, et que Voltaire redoutait l’accouchement prochain de Mme du Châtelet, le journal de Barbier indiquait : « Le roi a déterminé la place où il permet à la ville de Paris de lui faire ériger une statue », savoir le quadrilatère compris entre la rue de Seine et la rue des Grands-Augustins, les quais et les rues de Buci et Saint-André-des-Arts. « Ce n’est pas à dire, cependant, qu’on prendra absolument tout ce terrain (…) mais c’est-à-dire que la place est désignée dans cet espace de terrain, pour lequel il sera dressé différents plans, dont l’on choisira celui qui paraîtra le plus beau. »
Le prince de Conti, reçu Grand Prieur de France et ayant de ce fait pris possession du Temple, le roi lui a fait vendre son hôtel éponyme à la Ville – pour une somme comprise entre 1,6 et 1,8 million de livres, assure Barbier, moitié pour lui, moitié pour sa sœur –, afin qu’on y pût « bâtir un hôtel de ville magnifique ». « Il faut donc d’abord faire le plan d’un hôtel de ville, et ensuite le plan de la place derrière ou à côté, sur la même ligne. » On semblait répondre ainsi au vœu de Voltaire qui, dix ans plus tôt, se plaignait à Caylus : « Il n’y a pas une seule place publique dans le vaste faubourg Saint Germain : cela fait saigner le cœur ».
Moins de deux ans plus tard, tout avait déjà changé : il était question de placer la statue du roi entre l’extrémité du jardin des Tuileries et le départ des Champs-Élysées. D’Argenson l’aîné notait dans son journal : « Mon frère m’a montré les deux plans pour la place du Pont-Tournant. L’un est de Servandoni, l’autre de Mansart. Celui-ci est d’une architecture française et galante, l’autre d’architecture italienne, auguste, mais lourde. On rétrécit la place, la trouvant trop grande, et l’on a tort, car dans les monuments publics le grand est toujours le beau. Dans le dessin de Servandoni, il n’y a que la statue du roi, entourée d’une balustrade, quoique grande, mais qui laisse de grands vides derrière elle. Dans celui de Mansart, cette espèce de colonnade est plus vaste, mais non encore assez ; elle est adhérente aux Tuileries. Elle est mieux, mais non aussi bien, selon moi, qu’elle pourrait être ».
Et puis le « cher Nigaud » de Mme de Pompadour, Pâris-Duverney, est passé par là, et d’Argenson se voit contraint de rectifier, deux mois plus tard : « On travaille à force au bâtiment de l’École militaire, qui sera plus grand que celui des Invalides, près duquel il est situé. Ainsi l’on veut surpasser l’édifice de Louis le Grand. Le roi a acheté des carrières près Senlis ; on prétend que c’est une économie. Pâris-Duverney avancera tout l’argent nécessaire. Il faudra, dit-on, 15 millions. Tout autre bâtiment est suspendu moyennant celui-ci. Ni place publique pour la statue du roi, ni hôtel de ville, quoique l’on ait promis à M. le prince de Conti d’acheter son hôtel. L’hôtel de Soissons doit servir de halle aux blés. Le prévôt des marchands a engagé l’hôtel de ville à donner chaque année 7 à 8 000 livres pour arroser les remparts, sabler les contre-allées desdits remparts, y placer des barres, etc. ».
L’hôtel de Conti ne sera finalement démoli qu’en 1768, pour être remplacé par l’hôtel de la Monnaie. Rempart est synonyme de boulevard, et Voltaire fera l’étymologie de ce terme d’une façon que le dictionnaire de l’Académie n’a pas retenue.
Voltaire a fini par quitter, en mauvais termes, Frédéric II. À Francfort, pourtant ville libre, il a été attrapé par le résident de Prusse, qui l’y a retenu de force un bon mois, au prétexte qu’il serait parti en emportant un « livre de poésies du roi ». Près de trente ans après la valetaille de Rohan-Chabot, le voilà de nouveau malmené ; la morgue du sang bleu ne connaît pas les frontières. Arrivé en Alsace, il attend en vain un signe pour rentrer à Paris. Le roi lui interdit finalement de se rapprocher de la capitale du fait du scandale causé par une édition pirate de son Abrégé de l’Histoire universelle, le futur Essai sur les mœurs,  peut-être publiée à l’instigation de Frédéric II pour le perdre. Dès l’introduction, on y trouvait cette phrase : « Les historiens, semblables en cela aux rois, sacrifient le genre humain à un seul homme ».
À Paris, « on a jeté quatre vers sur la fondation de la statue du roi », pour lui reprocher de n’y résider pas plus que ne faisait le Roi-Soleil. « En voici le sens, explique d’Argenson : cet habitant des bois s’est retiré hors de la ville, comme il est hors du cœur de ses sujets. »

Mme Geoffrin craignait sa pétulance

 
Vien, La vertueuse Athénienne
Flipart, d'après Vien, la Jeune Corinthienne
Le 25 août de chaque année, à la Saint-Louis, s’ouvre le Salon. En 1755, un portrait de Mme de Pompadour, par Quentin La Tour, y trône en bonne place : sur une console, en fond, la Henriade et le tome IV de l’Encyclopédie, le dernier paru, au mois d’octobre précédent, reliés en veau. À Bellevue, depuis le départ de Voltaire, la marquise a interprété le Colin duDevin du village de Jean-Jacques Rousseau, tout comme elle avait tenu un rôle dans Zaïre ; on ne saurait être plus éclairée. Elle n’a pu pourtant fléchir le roi. Pour la première fois, à 60 ans, Voltaire, rompant avec la fortune portative, s’est installé en pleine propriété, mais à Genève, aux Délices, avec Mme Denis.
En cet été de 1755, on fait « abattre les arbres des Champs-Élysées… pour donner à l’hôtel de la marquise de Pompadour un aspect plus agréable sur la rivière », comme le note le marquis d’Argenson. Lorsque Diderot commencera son Neveu de Rameau, six ans plus tard, le personnage ne pourra plus s’y promener que « sous quelques-uns de ces vieux arbres épargnés parmi tant d’autres qu’on a sacrifiés au parterre et à la vue de l’hôtel de Pompadour ».
La marquise s’est, en effet, acheté l’hôtel d’Évreux, aujourd’hui notre palais de l’Élysée. Jamais en reste, le Fermier général Étienne-Michel Bouret, parangon du courtisan que moque Diderot dans le même Neveu de Rameau, le flanque aussitôt de six hôtels, confiés à l’architecte Boullée : le n° 53 de la rue du Faubourg-Saint-Honoré sera annexé à l’Élysée en 1852 ; le n° 51, l’hôtel de Saxe, absorbé par la rue de l’Élysée, percée un peu plus tard ; le n° 49 est pour son gendre et confrère, de Vilmorin ; le n° 47 à la comtesse de Sabran ; le n° 45 au marquis de Brunoy, fils du Pâris dit Montmartel ; le n° 43 à d’Andlau, gendre d’Helvétius.
Chardin, La Pourvoyeuse, 1739
La marquise de Pompadour, aux jours de tristesse, aime à se retirer aux Nouvelles Haudriettes, ou Filles de l’Assomption, où est morte sa fille unique, Alexandrine Lenormant d’Étiolles. L’église du couvent (aujourd’hui celle des Polonais) donne à entendre, aux jours saints, des cantiques presque aussi courus que ceux de Longchamp. Paris se décentre au faubourg Saint-Honoré. La « place pour la statue du roi » est toujours en plan, et c’est de l’autre côté des palais royaux que semble se réaliser une idée si souvent prônée par Voltaire. « La colonnade du Louvre, du côté de l’église de Saint-Germain-l’Auxerrois, est un des beaux monuments de l’architecture moderne qui existent », rappelle la Correspondance littéraire de Grimm. « Les cris des citoyens et des gens de goût se sont toujours réunis pour faire remarquer au gouvernement combien il était indécent non seulement que le Louvre ne soit pas achevé, mais surtout que ce superbe monument soit masqué par des maisons et des ruines, et dérobé, pour ainsi dire, à la vue de ceux qui aiment les belles choses. On dit que les ordres sont donnés pour achever le Louvre, et pour découvrir la colonnade. »
Pour que ces ordres ne risquent plus d’être contredits, Bachaumont distribue des félicitations anticipées à tous les échos, sous forme de chanson. « C’est une assez bonne méthode, poursuit la Correspondance, de louer le gouvernement sur les belles choses qu’il a envie de faire, comme si elles étaient déjà faites. La honte empêche souvent de reculer, et fait achever les choses dont on a reçu les éloges d’avance. » Malheureusement, un bonheur ne vient jamais seul : « Pour que le goût soit toujours outragé, on dit que la décoration du mur qui est derrière la colonnade sera totalement défigurée. Il ne s’agit de rien moins que de percer en croisées les niches qui y sont pour placer des statues, et en forme d’œil-de-bœuf les médaillons qui sont au-dessus. À ce prix-là, il vaudrait bien mieux que la colonnade restât toujours cachée à nos yeux. Est-il croyable que dans un siècle aussi éclairé que le nôtre on puisse former le projet de défigurer le plus beau monument d’architecture qu’il y ait en France, et cela pour avoir des fenêtres et des lucarnes ? ».
Au 374, rue Saint-Honoré, en face des Capucins, Mlle Clairon et Lekain ont commencé de lire une pièce que son auteur compare aux « farces monstrueuses de Shakespeare et Lope de Vega », L’Orphelin de la Chine. Voltaire n’est présent qu’en buste, sous trois paysages de Joseph Vernet, dont une Tempête. À sa gauche, la Conversation espagnole est une commande de Mme Geoffrin, « exécutée sous ses yeux » par Carle Van Loo, comme le seront la Vertueuse Athénienne et la Jeune Corinthienne, par Vien. Ces peintres, comme Boucher, Greuze, Hubert Robert, le graveur Cochin, dont elle achète les œuvres, sont assidus à ses lundis d’artistes.
La lecture de l'Orphelin de la Chine dans le salon de Mme Geoffrin, par Lemonnier, 1812. On voit sur le mur du fond une Tempête de Vernet et, à g. du miroir, les deux Grecques de Vien avec, en dessous, le haut de la Pourvoyeuse de Chardin.
« D’Alembert présidait les dîners du mercredi ; c’est là où je l’ai vu la première fois, racontera d’Escherny. Mme Geoffrin a marqué dans le XVIIIe siècle par sa maison qui était devenue le point de réunion des étrangers distingués et de tout ce que la ville et la cour avaient de plus instruit et de plus poli, gens de lettres, philosophes, principaux artistes, grands seigneurs et leurs femmes. Diderot n’allait point chez Mme Geoffrin ; elle craignait sa pétulance, la hardiesse de ses opinions, soutenue, quand il était monté, par une éloquence fougueuse et entraînante. »
D’Alembert n’y présidait peut-être que parce qu’il n’habitait pas trop loin, rue Michel-le-Comte, chez Mme Rousseau, vitrière, sa mère nourricière qu’il n’avait jamais quittée. C’est en tout cas le genre d’explication que donne Voltaire à Mme du Deffand, quand elle se sent négligée : « Je vois les fortes raisons du prétendu éloignement dont vous parlez ; mais vous en avez oublié une, c’est que vous êtes éloignée de son quartier. Voilà donc le grand motif sur lequel court le commerce de la vie ! Savez-vous bien, vous autres, ce qu’il y a de plus difficile à Paris ? C’est d’attraper le bout de la journée ».

LE PARIS DE L’ABSENT (II. 1755-1759)

$
0
0

 (quatorzième épisode du Paris, la ville rêvée de Voltaire, commencé ici avec la livraison de novembre 2013)

Il prend envie de marcher à quatre pattes


Le 20 août 1755, le Discours sur l’origine de l’inégalité, de Jean-Jacques Rousseau, a été mis en vente à Paris ; la première de L’Orphelin de la Chine est du même jour. « Il n’est pas indifférent de remarquer, note la Correspondance littéraire de Grimm que, dans la tragédie de L’Orphelin de la Chine, nos actrices ont paru pour la première fois sans paniers. M. de Voltaire a abandonné sa part d’auteur au profit des acteurs pour leurs habits. » La couleur locale des costumes et décors, riche et chatoyante, est pour beaucoup dans le succès de la pièce.
J.J. par Quentin Latour, 1753.
Rousseau a envoyé son Discoursà Voltaire. L’exilé rend publique sa lettre de remerciements, dont il fait la préface à l’édition de L’Orphelin de la Chine, l’utilisant avec ironie dans sa propre bataille : « Je conviensavec vous que les belles-lettres et les sciences ont causé quelquefois beaucoup de mal. (…) Dès que vos amis eurent commencé le Dictionnaire encyclopédique, ceux qui osèrent être leurs rivaux les traitèrent de déistes, d’athées, et même de jansénistes »…
Le début comme la fin ont un ton plus personnel : « J’ai reçu, Monsieur, votre nouveau livre contre le genre humain ; je vous en remercie. Vous plairez aux hommes, à qui vous dites leurs vérités, maisvous ne les corrigerez pas. On ne peut peindre avec des couleurs plus fortes les horreurs de la société humaine, dont notre ignorance et notre faiblesse se promettent tant de consolations. On n’a jamais employé tant d’esprit à vouloir nous rendre bêtes ; il prend envie de marcher à quatre pattes, quand on lit votre ouvrage. Cependant, comme il y a plus de soixante ans que j’en ai perdu l’habitude, (…) je me borne à être un sauvage paisible dans la solitude que j’ai choisie auprès de votre patrie, où vous devriez être. (…) M. Chappuis m’apprend que votre santé est bien mauvaise ; il faudrait la venir rétablir dans l’air natal, jouir de la liberté, boire avec moi du lait de nos vaches, et brouter nos herbes. Je suis très philosophiquement et avec la plus tendre estime, etc. »
Jean-Jacques lui a déjà répondu, le 10 septembre : « C’est à moi, Monsieur, de vous remercier à tous égards. En vous offrant l’ébauche de mes tristes rêveries, je n’ai point cru vous faire un présent digne de vous, mais m’acquitter d’un devoir et vous rendre un hommage que nous vous devons tous comme à notre chef »…
Rousseau ne partage évidemment pas la conception pédagogique, voire sacramentelle, que Voltaire assigne au théâtre, et il fait, habilement, feu de tout bois : « Le peuple reçoit les écrits des sages pour les juger, non pour s’instruire. Jamais on ne vit tant de Dandins. Le théâtre en fourmille, les cafés retentissent de leurs sentences, ils les affichent dans les journaux, les quais sont couverts de leurs écrits ; et j’entends critiquer l’Orphelin, parce qu’on l’applaudit, à tel grimaud [un inculte prétentieux] si peu capable d’en voir les défauts qu’à peine en sent-il les beautés. »
Quant à la culpabilisation du « citoyen de Genève » : « Je suis sensible à votre invitation ; et si cet hiver me laisse en état d’aller, au printemps, habiter ma patrie, j’y profiterai de vos bontés. Mais j’aimerais mieux boire de l’eau de votre fontaine que du lait de vos vaches ; et quant aux herbes de votre verger, je crains bien de n’y en trouver d’autres que le lotos, qui n’est pas la pâture des bêtes [chez Homère, les dieux de l’Olympe en goûtaient avec plaisir] et le moly, qui empêche les hommes de le devenir [la plante préserva Ulysse de l’influence de Circé]. Je suis de tout mon cœur et avec respect [etc.] ».
À reproduire ce dialogue, on pourrait croire les correspondances équilibrées, or, de Rousseau nous possédons six mille lettres, de Voltaire plus de quinze mille, soit l’équivalent d’une lettre par jour, tous les jours, pendant cinquante ans. C’est dire que « Le Suisse libre », comme il signe l’une d’elles, à Diderot, est partout par l’écrit, reste le sujet de conversation de tous les salons, et ne quitte guère la scène. Comme si ce n’était pas assez, il y ajoute une collaboration à l’Encyclopédie, sous forme directe comme indirecte : en août 1756, d’Alembert est aux Délices et Voltaire lui « souffle » l’article Genève.
Dans l’intervalle, il y a eu le terrible tremblement de terre, et donc le poèmeSur le désastre de Lisbonne, dans lequel Rousseau voit « un poème contre la Providence », comme Voltaire avait vu ironiquement dans son Discours, « un livre contre le genre humain ». Or, de la Providence, Jean-Jacques a un besoin personnel, et absolu : « Je la sens, je la crois, je la veux, je l’espère, je la défendrai jusqu’à mon dernier soupir ». « Rassasié de gloire et désabusé des vaines grandeurs, écrit-il à Voltaire, vous vivez libre au sein de l’abondance : bien sûr de l’immortalité, vous philosophez paisiblement sur la nature de l’âme ; et si le corps ou le cœur souffre, vous avez Tronchin pour médecin et pour ami ; vous ne trouvez pourtant que mal sur la terre ; et moi, homme obscur, pauvre et tourmenté d’un mal sans remède, je médite avec plaisir dans ma retraite, et trouve que tout est bien. D’où viennent ces contradictions apparentes ? Vous l’avez vous-même expliqué : vous jouissez ; mais j’espère, et l’espérance embellit tout. »
Mme de Pompadour par Quentin Latour, 1754.
La réponse de Voltaire, pourtant préoccupé alors par l’état de santé de Mme Denis, n’est pas sans chaleur : « M. d’Alembert vous dira quelle vie philosophique on mène dans ma petite retraite. Elle mériterait le nom qu’elle porte si elle pouvait vous posséder quelquefois. On dit que vous haïssez le séjour des villes ; j’ai cela de commun avec vous. Je voudrais vous ressembler en tant de choses que cette conformité pût vous déterminer à venir nous voir. L’état où je suis ne me permet pas de vous en dire davantage. Comptez que, de tous ceux qui vous ont lu, personne ne vous estime plus que moi, malgré mes mauvaises plaisanteries ; et que, de tous ceux qui vous verront, personne n’est plus disposé à vous aimer tendrement. Je commence par supprimer toute cérémonie. »
 
Dans la bibliothèque de la Pompadour, la Henriade de Voltaire, L'Esprit des lois de Montesquieu, le tome IV de l'Encyclopédie.

Que m’importera d’avoir été Voltaire ou Diderot


Le dévoilement de la colonnade du Louvre semble décidément une réalité. « Le roi, rappelle la Correspondance de Grimm, sur les avis de M. le marquis de Marigny, ayant ordonné de découvrir cette fameuse colonnade et d’achever le nouveau Louvre, cet événement très agréable au public a donné occasion à M. de La Font de Saint-Yenne de faire un autre dialogue pour célébrer cette époque. » À ce second dialogue, Voltaire n’a pas ajouté ses vers comme au premier, il « hait le séjour des villes » désormais, d’accord en cela avec Rousseau. Il n’est plus préoccupé que de l’Encyclopédie :
« Quoi !, écrit-il à d’Alembert, on ose dans un sermon, devant le roi, traiter de dangereux et d’impie un livre approuvé, muni d’un privilège du roi, un livre utile au monde entier, et qui fait l’honneur de la nation ! (Je ne parle que d’une bonne moitié du livre.) Et tous ceux qui ont mis la main à cet ouvrage ne mettent pas la main à l’épée pour le défendre ! ils ne composent pas un bataillon carré ! ils ne demandent pas justice ! M. de Malesherbes n’a-t-il pas été attaqué comme vous et vos confrères dans ce discours de harengère, appelé sermon, prononcé par Garasse-Chapelain, qui prêche comme Chapelain faisait des vers ? Je vous ai déjà mandé que j’avais écrit à Diderot il y a plus de six semaines : premièrement, pour le prier de vous encourager sur l’article Genève, en cas que l’on eût voulu vous intimider ; secondement, pour lui dire qu’il faut qu’il se joigne à vous, qu’il quitte avec vous, qu’il ne reprenne l’ouvrage qu’avec vous. Je vous le répète, c’est une chose infâme de n’être pas tous unis comme des frères dans une occasion pareille. »
D’Alembert, « excédé des avanies et des vexations que l’ouvrage lui attire, des satires odieuses et même infâmes », et se trouvant insuffisamment payé, est décidé à abandonner l’Encyclopédie. De tels propos le confortent ; Diderot rame à contre-courant. « Je ne sais ce qui s’est passé dans sa tête, écrit-il à Voltaire ; mais si le dessein de s’expatrier n’y est pas à côté de celui de quitter l’Encyclopédie, il a fait une sottise. Le règne des mathématiques n’est plus ; le goût a changé : c’est celui de l’histoire naturelle et des lettres qui domine. D’Alembert ne se jettera pas, à l’âge qu’il a, dans l’étude de l’histoire naturelle : et il est bien difficile qu’il fasse un ouvrage qui réponde à la célébrité de son nom. Quelques articles de l’Encyclopédie l’auraient soutenu avec dignité pendant et après l’édition. Voilà ce qu’il n’a pas considéré, ce que personne n’osera peut-être lui dire, et ce qu’il entendra de moi. (…) Mais, pour Dieu, ne me croisez pas. Je sais tout ce que vous pouvez sur lui, et c’est inutilement que je lui prouverai qu’il a tort si vous lui dites qu’il a raison. D’après tout cela, vous croirez que je tiens beaucoup à l’Encyclopédie, et vous vous tromperez. Mon cher maître, j’ai la quarantaine passée ; je suis las de tracasseries. Je crie depuis le matin jusqu’au soir : le repos, le repos ! Et il n’y a guère de jour que je ne sois tenté d’aller vivre obscur et mourir tranquille au fond de ma province. Il vient un temps où toutes les cendres sont mêlées ; alors que m’importera d’avoir été Voltaire ou Diderot, et que ce soit vos trois syllabes ou les trois miennes qui restent ? (…) Les libraires sentent aussi bien que moi que d’Alembert n’est pas un homme facile à remplacer ; mais ils ont trop d’intérêt au succès de leur ouvrage pour se refuser aux dépenses. Si je peux espérer de faire un huitième volume, deux fois meilleur que le septième, je continuerai ; sinon, serviteur à l’Encyclopédie :j’aurai perdu quinze ans de mon temps, mon ami d’Alembert aura jeté par les fenêtres une quarantaine de mille francs sur lesquels je comptais, et qui auraient été toute ma fortune ; mais je m’en consolerai, car j’aurai le repos. Adieu, mon cher maître ; portez-vous bien, aimez-moi toujours. »

La culture de la terre comme expérience de physique


D’Alembert a confirmé son retrait : il se bornera désormais à fournir quelques articles de
d'Alembert par Quentin Latour, 1753.
mathématiques ; Diderot est désormais le directeur unique de l’entreprise. Le 26 juin 1758, c’est donc à son éditeur que Voltaire s’adresse : « Vous ne doutez pas, Monsieur, de l’honneur et du plaisir que je me fais de mettre quelquefois une ou deux briques à votre grande pyramide. C’est bien dommage que, dans tout ce qui regarde la métaphysique et même l’histoire, on ne puisse pas dire la vérité. Les articles qui devraient le plus éclairer les hommes sont précisément ceux dans lesquels on redouble l’erreur et l’ignorance du public. On est obligé de mentir, et encore est-on persécuté pour n’avoir pas menti assez. Pour moi, j’ai dit si insolemment la vérité dans les articles Histoire, Imaginationet Idolâtrie, que je vous prie de ne les pas donner sous mon nom à l’examen. Ils pourront passer si on ne nomme pas l’auteur ; et, s’ils passent, tant mieux pour le petit nombre de lecteurs qui aiment le vrai. Je vais faire un petit voyage à la cour palatine. Cette diversion m’empêche d’ajouter de nouveaux articles à ceux que M. d’Argental veut bien se charger de vous rendre. J’enverrai seulement Humeur (moral), et je l’adresserai à Briasson. (…) Je souhaite que vos peines vous procurent autant d’avantages que de gloire. Comptez qu’il n’y a personne au monde qui fasse plus de vœux pour votre bonheur, et qui soit plus pénétré d’estime et d’attachement pour vous que… le petit Suisse ».
Comme il l’a annoncé, Voltaire rend visite à l’électeur palatin, et fait à Schwetzingen ses premières lectures de Candide. Sur le chemin du retour, il s’arrête à Strasbourg, espérant obtenir par l’entremise du cardinal de Bernis, un protégé de Mme de Pompadour, récemment nommé aux Affaires étrangères, la permission de revenir à Paris. Mais le crédit de Bernis s’avère une étoile filante, et Voltaire comprend que son exil est définitif. Quand il écrit de nouveau à Diderot, il est châtelain de Ferney. « J’attends avec impatience votre nouveau tome de l’Encyclopédie ; je m’intéresse bien vivement à ce grand ouvrage et à son auteur ; vous méritiez d’avoir été mieux secondé. J’aurai la hardiesse de vouloir que l’article Idolâtrie soit de moi, s’il a passé, et j’aurais désiré que d’autres articles importants eussent été écrits avec la même passion pour la vérité. (…) Je n’ai pu, malgré cet intérêt, travailler beaucoup à votre nouveau tome. J’ai acheté, à deux lieues de mes Délices, une terre encore plus retirée, où je compte finir mes jours dans la tranquillité, mais où je me vois obligé de me donner beaucoup de soins les premières années. Ces soins sont amusants, et les travaux de la campagne me paraissent tenir à la philosophie ; les bonnes expériences de physique sont celles de la culture de la terre. Dans cet heureux oubli d’un monde pervers et frivole, j’interromprai mes travaux avec joie quand vous me demanderez des articles intéressants dont d’autres personnes ne se seront point chargées. Adieu, Monsieur ; honorez de quelque amitié un homme qui vous est attaché comme il voudrait que tous les philosophes le fussent, et qui est extrêmement sensible à tous vos talents. »  
Voltaire n’aura donné, en fait, à l’Encyclopédie que quarante-cinq articles consacrés à l’histoire et à la littérature, tout le contraire de brûlots. Rousseau, qui avait fourni la matière de la notice Économie politique, outre celles sur la musique, est affecté par l’article Genève, paru dans le tome VII, et met fin à sa collaboration.
Le 6 février 1759, le parlement de Paris condamne L’Encyclopédie, La Loi naturelle de Voltaire, et L’Espritd’Helvétius, qui n’est pas l’un des auteurs de l’Encyclopédie. Le Journal de Barbier s’en fait naturellement l’écho : « Voilà, comme l’on voit, une grande déclaration contre les philosophes de ce siècle, tant M. Helvétius que MM. Diderot et D’Alembert, éditeurs de l’Encyclopédie, et autres, qui ont travaillé à cet ouvrage, accusés de vouloir introduire le déisme et le matérialisme, et de troubler, par leurs pernicieux principes, la religion et l’État. Tout cela se réduit à faire brûler le livre de L’Esprit, dont il y a eu deux ou trois éditions, sans aucune punition contre l’auteur ni le censeur, et, à l’égard de L’Encyclopédie, pour les sept volumes imprimés, à un examen très-difficile et très-long par neuf personnes, qui ont toutes leurs occupations et qui s’assembleront difficilement. Cela aboutira tout au plus à ordonner des cartons, pour réformer les articles où il y aura des erreurs, que l’on délivrera à ceux qui ont les sept volumes, ce qui pourrait être un préjudice pour les libraires, et à contenir les auteurs pour les tomes suivants, car le huitième est actuellement sous presse. Quoi qu’il en soit, il aurait peut-être été aussi prudent de ne pas exposer avec éloquence, dans le discours de M. l’avocat général, les systèmes de déisme, de matérialisme et d’irréligion, et le venin qu’il peut y avoir dans quelques articles, y ayant bien plus de gens à portée de lire cet arrêt du 6 février, de trente pages, que de feuilleter sept volumes in-folio ».
Un mois plus tard, tandis que le pape met l’œuvre à l’index, le roi révoque les lettres de privilège, décrète la destruction par le feu des sept volumes de l’Encyclopédie, impose le remboursement des souscripteurs. Les Libraires-Associés et Diderot proposent de s’en acquitter par des volumes de planches, ce que Malesherbes accepte, sauvant ainsi l’entreprise. Un nouveau privilège est accordé pour un « Recueil de mille planches en taille-douce sur les sciences, les arts mécaniques, etc. ».
Depuis longtemps, Lekain et Mlle Clairon défendaient les théories dramatiques de Voltaire, soutenaient sa réforme du costume vers plus d’exactitude, réclamaient avec lui la suppression des bancs qui encombraient la scène ; le 23 avril 1759, le jeune comte de Lauraguais la met en actes en déboursant 30 000 livres pour indemniser la Comédie-Française de son manque à gagner. « Comment apporter le corps de César sanglant sur la scène [à l’acte III de La Mort de César] ; comment faire descendre une reine éperdue dans le tombeau de son époux, et l’en faire sortir mourante de la main de son fils [à l’acte V de Sémiramis] au milieu d’une foule qui cache, et le tombeau, et le fils, et la mère, et qui énerve la terreur du spectacle par le contraste du ridicule ? », se plaignait Voltaire. Désormais, c’est possible et, deux ans plus tard, Lebeau de Schosne, rappelant ce qu’était la situation passée, peut écrire : « … Les coups de théâtre étaient toujours manqués. Nos chefs-d’œuvre tombaient ou perdaient une partie de leur éclat et des éloges mérités aux travaux de leurs auteurs. Sémiramis en a été une preuve bien convaincante. Cette pièce n’eut qu’un faible succès dans sa naissance, exactement par les raisons que je viens de dire ; et elle est aujourd’hui une des plus solides colonnes du palais de Melpomène ». 
Viewing all 130 articles
Browse latest View live