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LE PARI DE LA TOLÉRANCE (I. 1760-1761)

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(quinzième épisode du Paris, la ville rêvée de Voltaire, commencé ici avec la livraison de novembre 2013)

Voltaire est si prodigue qu’il fournit à tous mots et images, même au parti antiphilosophique, qui a le vent en poupe depuis la condamnation de l’Encyclopédie. Sa lettre à Rousseau, placée en préface à L’Orphelin de la Chine, se retrouve prise au pied de la lettre sur la scène du Français : Crispin, où l’on devine aisément Jean-Jacques, y fait son entrée à quatre pattes, attiré par une laitue qu’il se met à brouter. La suite est chez Barbier : « Le vendredi 2 de ce mois [mai 1760], on a joué à la Comédie-Française une comédie en trois actes, en vers, intitulée Les Philosophes, qui est une critique des ouvrages et des opinions de Diderot, éditeur de l’Encyclopédie, de Duclos, historiographe de France, de Jean-Jacques Rousseau, de Genève, de M. Helvétius et d’autres [par exemple, Mme Geoffrin en Cidalise, Mme d’Épinay en « mère fouettard »]. J’y assistai aux premières places. Elle a été applaudie et critiquée tout à la fois. Elle a eu jusqu’au 15 de ce mois sept représentations. La curiosité et la critique y ont toujours attiré beaucoup de monde, d’autant que cela fait une pièce de parti ; mais en général elle est critiquée, quant à la pièce, et fort condamnée pour la méchanceté ».
J.-J. à quatre pattes dans Les Philosophes
Choiseul ayant autorisé, voire ordonné qu’on représentât la farce de Palissot, Bouret le Magnifique comme son gendre Vilmorin ont crié au chef-d’œuvre, au nouveau Molière, regretté sans doute que Voltaire y fût épargné.
Le patriarche, de Ferney, appelle à la résistance : « La persécution éclate de tous côtés dans Paris, écrit-il à d’Alembert ; les jansénistes et les jésuites se joignent pour égorger la raison, et se battent entre eux pour les dépouilles. Je vous avoue que je suis aussi en colère contre les philosophes qui se laissent faire que contre les marauds qui les oppriment. (…) Le Dictionnaire encyclopédique continue-t-il ? sera-t-il défiguré et avili par de lâches complaisances pour des fanatiques ? ou bien sera-t-on assez hardi pour dire des vérités dangereuses ? est-il vrai que de cet ouvrage immense, et de douze ans de travaux, il reviendra vingt-cinq mille francs à Diderot, tandis que ceux qui fournissent du pain à nos armées gagnent vingt mille francs par jour ? Voyez-vous Helvétius ? Connaissez-vous Saurin ? [c’est le fils d’un membre de l’Académie des sciences, pilier de Gradot au début du siècle ; un ami d’Helvétius et l’auteur d’un Spartacus donné le 20 février précédent] Qui est l’auteur de la farce contre les philosophes ? Qui sont les faquins de grands seigneurs, et les vieilles p… dévotes de la cour qui le protègent ? ».
« Il serait bien à désirer que les frères fussent unis, conseille-t-il à Thiriot : ils écraseraient leurs indignes adversaires, qui les mangent l’un après l’autre. Il faudrait que les Da, Dé, Di, Do, Du, les H, les G, etc. [soit, sans doute, d’Alembert, (Mme) d’Épinay, Diderot, d’Holbach, Duclos, Hélvetius, Grimm] soupassent tous ensemble deux fois par semaine. »
Le mot de « frère » qui, à Potsdam, ironisait sur sa vie monacale, s’est chargé de la solidarité des combats, évoque à présent une espèce de maçonnerie. Voltaire va désormais s’adresser à d’Alembert comme à « [s]on cher frère », s’enquérir dans ses lettres de frère Diderot, frère Saurin ou frère Helvétius, puis désigner Diderot comme « frère Platon », pour en faire finalement, en verlan : « Tonpla ».
Sans attendre, en tant que leur père supérieur, il défend sa communauté. Voltaire a le bras long, et au bout du bras un fouet qui l’allonge encore et, de Ferney, cingle à Paris. L’image est de Diderot, dans une lettre à son « Cher Maître » : « Il est bon que ceux d’entre nous qui sont tentés de faire des sottises sachent qu’il y a, sur les bords du lac de Genève, un homme armé d’un grand fouet dont la pointe peut les atteindre jusqu’ici ». Cette même lettre, Diderot la signe, quelques lignes plus bas, à la façon du Carthago delenda est de Caton, mais par un détournement d’une ode d’Horace dont il remplace la Chloé par un académicien tout frais : « et Pompignianos semel arrogantes sublimi tange flagello », c’est-à-dire « et que l’arrogant Pompignan soit frappé encore une fois d’une lanière divine ».
Jean-Jacques Lefranc, marquis de Pompignan, a été élu au fauteuil de Maupertuis le 10 mars 1760. Son discours de récipiendaire attaquait incongrûment ses confrères, chez qui il ne voyait que mépris de la religion, haine de l’autorité, morale corrompue, philosophie sapant le Trône et l’Autel, sans compter des attaques de la richesse suscitées par l’envie.
Voltaire lui répond par des Facéties parisiennes, une salve de poèmes courts, qui font si bien mouche que le ridicule empêchera Pompignan de remettre jamais les pieds ni à l’Académie ni à Paris.
La seconde exécution publique est celle de Fréron, dont l’Année littéraire insupporte Voltaire depuis beau temps. La Comédie-Française voit donc arriver, le 26 juillet 1760, Le Caféou l’Écossaise, une comédie censément anglaise d’un M. Hume, parent du fameux David Hume, dont un personnage de journaliste véreux se nomme Wasp, ce que l’on peut traduire par « guêpe » ou « frelon ». Le soir de la première, Fréron est au milieu de l’orchestre. « Il soutint, rapporte Collé dans son Journal, assez bien les premières scènes ; mais M. de Malesherbes, qui était à côté de lui, le vit ensuite plusieurs fois devenir cramoisi et puis pâlir. Il avait placé sa femme au premier rang de l’amphithéâtre pour exciter, nous dit Favart, par sa jolie figure les partisans de son mari contre la pièce. Une personne de ma connaissance, ajoute Favart, était auprès d’elle, et lui disait : — Ne vous troublez point, Madame, le personnage de Wasp ne ressemble en aucune façon à votre mari. M. Fréron n’est ni calomniateur ni délateur. — Ah ! Monsieur, répondit-elle ingénument, on a beau dire, on le reconnaîtra toujours. » Marivaux assure qu’elle se trouva mal.
Huber, Le Lever du philosophe de Ferney. Au mur, la tête de Turc Fréron. Gallica
Fréron tentera d’expliquer dans son journal que le succès de la pièce n’a été dû qu’à une cabale menée par Sedaine, Diderot, Grimm et Lamorlière avec, sous leurs ordres, les typographes et les libraires de l’Encyclopédie, leurs garçons de boutique, des clercs de procureurs, des écrivains sous les charniers [ainsi Voltaire désignera-t-il, dans sa Pucelle d’Orléans, les écrivains publics du cimetière des Innocents] , des apprentis chirurgiens et perruquiers, des laquais et des Savoyards ; mais déjà on n’appelait plus sa feuille que d’un surnom pris à la pièce : L’Âne littéraire.

Écraser le fanatisme et l’hypocrisie, l’infâme persécution


L’édition de la pièce sera préfacée par son « traducteur », « Jérôme Carré, natif de Montauban, demeurant dans l’impasse de Saint-Thomas-du-Louvre ; car j’appelle impasse, Messieurs, ce que vous appelez cul-de-sac. Je trouve qu’une rue ne ressemble ni à un cul ni à un sac. Je vous prie de vous servir du mot impasse, qui est noble, sonore, intelligible, nécessaire, au lieu de celui de cul, en dépit du sieur Fréron, ci-devant jésuite ».
Sur ce problème de nomination, Voltaire reviendra encore à trois reprises dans son œuvre. Il aura finalement influencé non pas seulement la forme des voies de la capitale, mais encore leur nomenclature.
Une autre affaire bien parisienne suscite sa verve pratiquement au même moment : celle qui met en cause Ramponeau (sic), le pape de la Courtille. Qu’un cabaretier jugeât les planches de la comédie plus indignes que celles de ses barriques, qu’il pût rompre l’engagement souscrit, et se voir soutenu par l’Église, au prétexte qu’un contrat de damnation – puisque celle-ci attendait immanquablement le comédien -, ne pouvait être légitime, il y avait là matière à un Plaidoyer ironique, et à égratigner Jean-Jacques Rousseau au passage.
Et matière encore à étymologie, les tréteaux du théâtre étant dressés le plus souvent sur le boulevard ou le rempart, l’un ou l’autre mot désignant la même chose – « Boulevart : fortification, rempart. Belgrade est le boulevart de l’Empire ottoman du côté de la Hongrie ». « On devrait dire “boulevert”, parce qu’autrefois le rempart était couvert de gazon, sur lequel on jouait à la boule ; on appelait le gazon le vert ; de là le mot boule-vert, terme que les Anglais ont rendu exactement par bowlinggreen. Les Parisiens croient bien prononcer en disant boulevart, le pauvre peuple dit boulevert. »
Et comme Voltaire n’est jamais en repos, le 3 septembre, la Comédie-Française donne sa nouvelle tragédie : Tancrède. « Monsieur et cher maître, lui écrit Diderot, l’ami Thiriot aurait bien mieux fait de vous entretenir du bel enthousiasme qui nous saisit ici, à l’hôtel de Clermont-Tonnerre, lui, l’ami Damilaville, et moi, et des transports d’admiration et de joie auxquels nous nous livrâmes, deux ou trois heures de suite, en causant de vous et des prodiges que vous opérez tous les jours, que de vous tracasser de quelques méchantes observations communes que je hasardai entre nous sur votre dernière pièce. (…) Ah !, mon cher maître, si vous voyiez la Clairon traversant la scène, à demi renversée sur les bourreaux qui l’environnent, ses genoux se dérobant sous elle, les yeux fermés, les bras tombants, comme morte ; si vous entendiez le cri qu’elle pousse en apercevant Tancrède, vous resteriez plus convaincu que jamais que le silence et la pantomime ont quelquefois un pathétique que toutes les ressources de l’art oratoire n’atteignent pas. (…)
Meissonier, Lecture chez Diderot. 1888. Gallica
« Mais est-ce que je finirai cette causerie sans vous dire un mot de la grande entreprise ? Incessamment le manuscrit sera complet, les planches gravées, et nous jetterons tout à la fois onze volumes in-folio sur nos ennemis. Quand il en sera temps, j’invoquerai votre secours. Adieu, monsieur et cher maître. Pardonnez à ma paresse. Ayez toujours de l’amitié pour moi. Conservez-vous ; songez quelquefois qu’il n’y a aucun homme au monde dont la vie soit plus précieuse à l’univers que la vôtre », etc.
Voltaire lui répond : « Monsieur et mon très digne maître, j’aurais assurément bien mauvaise grâce de me plaindre de votre silence, puisque vous avez employé votre temps à préparer neuf volumes de l’Encyclopédie. Cela est incroyable. Il n’y a que vous au monde capable d’un si prodigieux effort. Vous aurait-on aidé comme vous méritez qu’on vous aide ? Vous savez qu’on s’est plaint des déclamations, quand on attendait des définitions et des exemples ; mais il y a tant d’articles admirables, les fleurs et les fruits sont répandus avec tant de profusion qu’on passera aisément par-dessus les ronces. L’infâme persécution ne servira qu’à votre gloire ; puisse votre gloire servir à votre fortune, et puisse votre travail immense ne pas nuire à votre santé ! Je vous regarde comme un homme nécessaire au monde, né pour l’éclairer, et pour écraser le fanatisme et l’hypocrisie. Avec cette multitude de connaissances que vous possédez, et qui devrait dessécher le cœur, le vôtre est sensible. (…) Adieu ; je vous aime, je vous révère, je vous suis dévoué pour le reste de ma vie ».
« Écraser » et « infâme » sont déjà en italiques dans cette lettre, prêts à se cristalliser en mot d’ordre. Mais, avant, il faut encore à Voltaire relever une erreur concernant Paris chez Rousseau, dans sa Nouvelle Héloïse : « À Paris, le riche, dit-il, “arrache un reste de pain noir à l’opprimé qu’il feint de plaindre en public”. Il est étrange, Monsieur [c’est prétendument le marquis de Ximenez qui s’adresse à Voltaire], que Jean-Jacques ne sache pas que personne ne mange de pain bis à Paris, qu’il y est inconnu, et qu’il s’en faut beaucoup que M. Volmar, et son baron, et sa Julie, aient mangé du pain aussi blanc qu’en mange le dernier des pauvres de Paris. C’est une des choses qui étonne le plus les étrangers dans notre vaste et opulente ville. Le bon petit homme nous parle des cinquièmes étages : il y a été souvent ; il dit que c’est là qu’on apprend à connaître les véritables mœurs de la ville ; qu’il y retourne donc, et il verra si l’on y mange du pain noir, comme il nous le reproche ».
Au XIXe siècle encore, toutes les tentatives de faire changer aux ouvriers parisiens leurs habitudes de consommation, en faveur d’un pain moins cher, demeureront vaines.
Rousseau a quelques excuses, depuis quatre ans déjà il vit aux abords de la forêt de Montmorency, et ne vient plus à Paris que du bout des pieds. L’hôtel des Luxembourg, rue Saint-Marc, a, comme tous les bâtiments mitoyens, des jardins qui montent jusqu’au rempart et, pour une partie de celui du duc, sur l’emplacement de l’actuel passage des Panoramas. Ils « me pressèrent si fort d’aller les y voir quelquefois, que j’y consentis malgré mon aversion pour Paris (…). Encore n’y allais-je que les jours convenus, uniquement pour souper, et m’en retourner le lendemain matin. J’entrais et sortais par le jardin qui donnait sur le boulevard, de sorte que je pouvais dire, avec la plus exacte vérité, que je n’avais pas mis le pied sur le pavé de Paris ».

Paris, entre Saint-Barthélemy et Opéra-Comique


Quand Voltaire combat le parti antiphilosophique par l’esprit, Diderot le fait par le cœur. Il s’agit de montrer que l’on peut être loin de l’observance religieuse et aussi bon qu’un croyant ; philosophe et vertueux. En février 1761, la Comédie-Française donne son Père de famille, et il en rend compte à Voltaire : « Il s’est élevé du milieu du parterre des voix qui ont dit : “Quelle réplique à la satire des Philosophes !”. Voilà le mot que je voulais entendre. Je ne sais quelle opinion le public prendra de mon talent dramatique, et je ne m’en soucie guère ; mais je voulais qu’on vît un homme qui porte au fond de son cœur l’image de la vertu et le sentiment de l’humanité profondément gravés, et on l’aura vu. Ainsi Moïse peut cesser de tenir les mains élevées vers le ciel. On a osé faire à la reine l’éloge de mon ouvrage. C’est Brizard [interprète du rôle titre] qui m’a apporté cette nouvelle de Versailles. Adieu, mon cher maître, je sais combien vous avez désiré le succès de votre disciple, et j’en suis touché. Mon attachement et mon hommage pour toute ma vie.
P.S. On revient de la troisième représentation. Succès, malgré la rage de la cabale. »
Le Testament, édité par Voltaire en 1762. Gallica

Pendant que Diderot prêche d’exemple, Voltaire continue d’accumuler des arguments. Le mémoire du curé ardennais Jean Meslier circule depuis déjà une trentaine d’années. Voltaire l’a jugé, alors, « écrit du style d’un cheval de carrosse ». La lutte contre « l’infâme » l’amène maintenant à en résumer l’argumentation, qu’il limite à l’examen rationaliste de la religion chrétienne, soit le dixième de son contenu ; il laisse de côté son matérialisme athée et sa dénonciation sociale. Il invite ses correspondants à diffuser ce Testament, et ainsi fait-il du Sermon des cinquante. Il s’agirait-là des travaux de cinquante protestants qui, convenant que la Réforme n’a pas été menée à son terme, invitent à la poursuivre pour aboutir à « un culte sage et simple d’un Dieu unique ».

LE PARI DE LA TOLÉRANCE (II. 1761-1763)

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(seizième épisode du Paris, la ville rêvée de Voltaire, commencé ici avec la livraison de novembre 2013)

Et puis… Les faits sont du 9 mars ; le 25, Voltaireécrit à Claude-Philibert Fyot de La Marche, un ancien camarade de Louis-le-Grand, à l’époque fils d’un président à mortier du parlement de Bourgogne et maintenant premier président de ce parlement lui-même : « Il vient de se passer au parlement de Toulouse une scène qui fait dresser les cheveux à la tête ; on l’ignore peut-être à Paris ; mais si on en est informé, je défie Paris, tout frivole, tout opéra-comique qu’il est, de n’être pas pénétré d’horreur. Il n’est pas vraisemblable que vous n’ayez appris qu’un vieux huguenot de Toulouse, nommé Calas, père de cinq enfants, ayant averti la justice que son fils aîné, garçon très mélancolique, s’était pendu, a été accusé de l’avoir pendu lui-même en haine du papisme, pour lequel ce malheureux avait, dit-on, quelque penchant secret. Enfin le père a été roué, et le pendu, tout huguenot qu’il était, a été regardé comme un martyr, et le parlement a assisté pieds nus à des processions en l’honneur du nouveau saint. Trois juges ont protesté contre l’arrêt ; le père a pris Dieu à témoin de son innocence en expirant, a cité ses juges au jugement de Dieu, et a pleuré son fils sur la roue. (…) L’intendant de Languedoc est à Paris ; je vous conjure de lui parler ou de lui faire parler : il est au fait de cette aventure épouvantable. Ayez la bonté, je vous en supplie, de me faire savoir ce que j’en dois penser ».
Voltaire en est encore à s’informer pour savoir lequel des deux fanatismes est en cause : le protestant ou le catholique. À cette différence que l’un serait fanatisme privé, si le père a tué son fils apostat, et l’autre fanatisme d’État, si un parlement au service de l’Église a condamné un innocent. Et si l’affaire interroge Voltaire, c’est qu’il est aux marches d’un pays protestant en émoi, et endosse ce « point de vue des nations étrangères » qui soi-disant, à en croire Mercier, « n’existaient presque pas pour lui ».
Les Adieux de Calas à sa famille, d'après Chodowiecki. Gallica
Deux jours plus tard, il écrit aux d’Argental : « Vous me demanderez peut-être, mes divins anges [c’est la façon dont il s’adresse habituellement au comte et à son épouse], pourquoi je m’intéresse si fort à ce Calas, qu’on a roué : c’est que je suis homme, c’est que je vois tous les étrangers indignés, c’est que tous vos officiers suisses protestants disent qu’ils ne combattront pas de grand cœur pour une nation qui fait rouer leurs frères sans aucune preuve. [La guerre qu’on dira de Sept Ans en est à sa sixième année] Je me suis trompé sur le nombre des juges, dans ma lettre à M. de La Marche. Ils étaient treize, cinq ont constamment déclaré Calas innocent. S’il avait eu une voix de plus en sa faveur, il était absous. À quoi tient donc la vie des hommes ? à quoi tiennent les plus horribles supplices ? Quoi ! parce qu’il ne s’est pas trouvé un sixième juge raisonnable, on aura fait rouer un père de famille ! on l’aura accusé d’avoir pendu son propre fils, tandis que ses quatre autres enfants crient qu’il était le meilleur des pères ! Le témoignage de la conscience de cet infortuné ne prévaut-il pas sur l’illusion de huit juges, animés par une confrérie de pénitents blancs qui a soulevé les esprits de Toulouse contre un calviniste ? Ce pauvre homme criait sur la roue qu’il était innocent ; il pardonnait à ses juges, il pleurait son fils auquel on prétendait qu’il avait donné la mort. Un dominicain, qui l’assistait d’office sur l’échafaud, dit qu’il voudrait mourir aussi saintement qu’il est mort. Il ne m’appartient pas de condamner le parlement de Toulouse ; mais, enfin, il n’y a eu aucun témoin oculaire ; le fanatisme du peuple a pu passer jusqu’à des juges prévenus. Plusieurs d’entre eux étaient pénitents blancs ; ils peuvent s’être trompés. N’est-il pas de la justice du roi et de sa prudence de se faire au moins représenter les motifs de l’arrêt ? Cette seule démarche consolerait tous les protestants de l’Europe, et apaiserait leurs clameurs. Avons-nous besoin de nous rendre odieux ? Ne pourriez-vous pas engager M. le comte de Choiseulà s’informer de cette horrible aventure, qui déshonore la nature humaine, soit que Calas soit coupable, soit qu’il soit innocent ? Il y a certainement, d’un côté ou d’un autre, un fanatisme horrible ; et il est utile d’approfondir la vérité. Mille tendres respects à mes anges ».

« Criez, et qu’on crie. »

 

Le 4 avril, sa religion est faite, si l’on ose dire, et par l’intermédiaire de Damilaville, cet ami si pratique qui, de par sa position au bureau des Vingtièmes [un service fiscal], peut faire circuler en franchise les lettres et paquets de la communauté philosophique – et auteur de trois articles de l’Encyclopédie consacrés à la finance et à la démographie –, il sonne l’alarme :
« Mes chers frères, il est avéré que les juges toulousains ont roué le plus innocent des hommes. Presque tout le Languedoc en gémit avec horreur. Les nations étrangères, qui nous haïssent et qui nous battent, sont saisies d’indignation. Jamais, depuis le jour de la Saint-Barthélemy, rien n’a tant déshonoré la nature humaine. Criez, et qu’on crie ».
 « Mes anges, mes anges, écrit-il aux d’Argental le même jour, rit-on encore à Paris ? Va-t-on en foule au Savetier Blaise et au Maréchal [deux opéras comiques de Philidor, sur un livret de Sedaine pour le premier]? Pour moi je pleure. Vos Parisiens ne voient que des Parisiens et moi je vois des étrangers, des gens de tous les pays et je vous réponds que toutes les nations nous insultent et nous méprisent. (…) Pendant que nous sommes la chiasse du genre humain, on parle français à Moscou et à Yassy [Iasi, en Roumanie] ; mais à qui doit-on ce petit honneur ? À une douzaine de citoyens qu’on persécute dans la patrie. »
Et à ce propos… « Le parlement a fait brûler par la main du bourreau, le 11 de ce mois [de juin], note le Journal de Barbier, un livre en quatre volumes in-8, de Jean-Jacques Rousseau, intitulé Émile ou l’éducation, imprimé, est-il dit, à La Haye ; c’est un élève qu’il instruit à mesure qu’il vient en âge. Il y a un mois que ce livre fait du bruit et qu’il s’est distribué dans Paris, où l’on connaît l’esprit philosophique de cet auteur, qui écrit au-dessus de tout. (…) Comme son nom est à découvert dans le frontispice du livre, la cour, par l’arrêt, l’a décrété de prise de corps. Rousseau était homme à se laisser prendre et à soutenir la vérité de son livre ; mais on dit qu’un de ses bons amis l’a fait monter en chaise de poste pour le faire sortir de France. Son livre s’est vendu dix-huit livres et vaut à présent deux louis ; on compte qu’il sera réimprimé en Hollande. Cet ami est M. le duc de Luxembourg, qui l’a fait cacher ; on ne croit pas qu’il se soit retiré à Genève. »
Voltaire ne va guère montrer de compassion pour le faux frère auquel il avait fait proposer, trois ans plus tôt, une maison de campagne située près de Ferney, et qui l’en avait remercié par le fameux : « Je ne vous aime point, Monsieur ». Et puis l’affaire Calas l’occupe entièrement. « Je vous demande en grâce, écrit-il à Damilaville, de faire imprimer les Pièces originales [soit l’Extrait d’une lettre de la dame veuve Calas et la Lettre de Donat Calas, son fils, l’un et l’autre écrits par Voltaire d’après leur témoignage oral]. M. Diderot peut aisément engager quelque libraire à faire cette bonne œuvre. Il nous paraît que ces pièces nous ont déjà attiré quelques partisans. Que votre bon cœur, mon cher frère, rende ce service à la famille la plus infortunée ! Voilà la véritable philosophie, et non pas celle de Jean-Jacques. Ce pauvre chien de Diogène n’a pu trouver de loge dans le pays de Berne : il s’est retiré dans celui de Neuchâtel [qui dépend de Frédéric II de Prusse ; à Môtiers-Travers] : c’était bien la peine d’aboyer contre les philosophes et contre les spectacles. (…) Frère Thiriot vous embrasse. Je finis toutes mes lettres par dire Ecr. l’inf... comme Caton disait toujours : Tel est mon avis, et qu’on ruine Carthage ».
La malheureuse famille Calas, d'après Carmontelle. Gallica
Le 26 juillet 1762 est ainsi la date de naissance de la célèbre apostille qui accompagnera celles aux seuls partisans de la centaine de lettres que Voltaire expédie, concernant l’affaire Calas, à Paris et dans toute l’Europe. Et on le voit, dans celle adressée à la duchesse de Saxe-Gotha, faire feu de tout bois, profiter de la vogue de l’Émile pour faire passer et le pseudo-testament de Meslier, et la défense des Calas. « Madame, Dieu préserve Votre Altesse Sérénissime de faire jamais élever un des princes vos enfants par ce fou de Jean-Jacques Rousseau. Il faut commencer par avoir reçu une bonne éducation pour en donner une. Ce livre d’Émile est méprisé généralement. Mais il y a une cinquantaine de pages au troisième volume, contre la religion chrétienne, qui ont fait rechercher l’ouvrage et bannir l’auteur. On débite sourdement plusieurs ouvrages dans le goût de ces cinquante pages. On les attribue tantôt à La Mettrie, tantôt au philosophe de Sans-Souci. Mais il est certain qu’il y en a un d’un curé de Champagne auprès de Rocroi, qui est plus approfondi que le troisième tome d’Émile. C’est un testament que fit ce curé nommé Meslier, et dont il envoya une copie, avant sa mort, au garde des Sceaux Chauvelin. Si Votre Altesse Sérénissime était curieuse de cet ouvrage, je le chercherais et je le confierais à votre prudence, il est d’une rareté extrême. J’ai l’honneur, Madame, de vous envoyer un des mémoires qui commencent à courir sur une affaire qui intéresse tous les honnêtes gens. Je ne crois pas que depuis la Saint-Barthélemy il y ait eu une aventure plus abominable. Le cœur de Votre Altesse Sérénissime saignera en lisant cette histoire des fureurs catholiques de Toulouse. »

Le patriarche des écraseurs

 

Voltaire s’est fait l’intermédiaire auprès de Diderot d’une proposition de l’impératrice de Russie de faire éditer l’Encyclopédie, dont l’impression, à Paris, est pour lors clandestine bien que tolérée. Diderot envoie sa réponse à Voltaire le 29 septembre 1762. « Non, très cher et très illustre frère, nous n’irons ni à Berlin ni à Pétersbourg achever l’Encyclopédie, et la raison, c’est qu’au moment où je vous parle on l’imprime ici, et que j’en ai des épreuves sous mes yeux. Mais, chut ! (…) Par les offres qu’on nous fait, je vois qu’on ignore que le manuscrit de l’Encyclopédie ne nous appartient pas ; qu’il est en la possession des libraires qui l’ont acquis à des frais exorbitants, et que nous n’en pouvons distraire un feuillet sans infidélité. Quoi qu’il en soit, ne croyez pas que le péril que je cours en travaillant au milieu des barbares me rende pusillanime. Notre devise est : sans quartier pour les superstitieux, pour les fanatiques, pour les ignorants, pour les fous, pour les méchants et pour les tyrans, et j’espère que vous le reconnaîtrez en plus d’un endroit. Est-ce qu’on s’appelle philosophe pour rien ? Quoi ! le mensonge aura ses martyrs, et la vérité ne sera prêchée que par des lâches ? Ce qui me plaît des frères, c’est de les voir presque tous moins unis encore par la haine et le mépris de celle que vous avez appelée l’infâme que par l’amour de la vérité, par le sentiment de la bienfaisance, et par le goût du vrai, du bon et du beau, espèce de trinité qui vaut un peu mieux que la leur. Ce n’est pas assez que d’en savoir plus qu’eux, il faut leur montrer que nous sommes meilleurs, et que la philosophie fait plus de gens de bien que la grâce suffisante ou efficace. (…) Cette manie de n’accorder de la probité qu’à ses sectateurs n’est-elle pas particulière au christianisme ? Adieu, grand frère, portez-vous bien, conservez-vous pour vos amis, pour la philosophie, pour les lettres, pour l’honneur de la nation qui n’a plus que vous, et pour le bien de l’humanité, à laquelle vous êtes plus essentiel que cinq cents monarques fondus ensemble ! (…) Adieu, sublime, honnête et cher antéchrist. »
Le Déjeuner de Ferney, d'après Vivant Denon. Au mur, "La malheureuse famille Calas". Gallica
Le pli est pris chez les pourfendeurs de l’infâme : chaque sympathisant est désormais jugé sur ses qualités d’écraseur potentiel, comme ce jeune homme de 27 ans, par exemple, pour lequel Damilaville a demandé des livres à Voltaire : « Le présent précieux de vos ouvrages que vous avez la bonté d’accorder à ma prière est pour un jeune écraseur des plus intrépides. Il se nomme Naigeon, et ne manque ni de talents ni de bonne volonté. J’espère qu’il deviendra utile à la bonne cause ». Voltaire est qualifié d’écraseur-chef, de la bouche même du roi de Prusse : « Vous voilà à Ferney entre votre nièce et des occupations que vous aimez, respecté comme le dieu des beaux-arts, comme le patriarche des écraseurs, couvert de gloire, et jouissant, de votre vivant, de toute votre réputation ; d’autant plus qu’éloigné au-delà de cent lieues de Paris, on vous considère comme mort, et l’on vous rend justice ».
Ces derniers mots sont ambigus, mais Voltaire bouge encore. Le traité de paix du 10 février 1763 a mis fin à la guerre de Sept Ans ; la bataille pour la réhabilitation de Calas ne fait que commencer. « Le meurtre de Calas, commis dans Toulouse avec le glaive de la justice, le 9 mars 1762, est un des plus singuliers événements qui méritent l’attention de notre âge et de la postérité. On oublie bientôt cette foule de morts qui a péri dans des batailles sans nombre, non seulement parce que c’est la fatalité inévitable de la guerre, mais parce que ceux qui meurent par le sort des armes pouvaient aussi donner la mort à leurs ennemis, et n’ont point péri sans se défendre. Là où le danger et l’avantage sont égaux, l’étonnement cesse, et la pitié même s’affaiblit ; mais si un père de famille innocent est livré aux mains de l’erreur, ou de la passion, ou du fanatisme ; si l’accusé n’a de défense que sa vertu ; si les arbitres de sa vie n’ont à risquer en l’égorgeant que de se tromper ; s’ils peuvent tuer impunément par un arrêt, alors le cri public s’élève, chacun craint pour soi-même, on voit que personne n’est en sûreté de sa vie devant un tribunal érigé pour veiller sur la vie des citoyens, et toutes les voix se réunissent pour demander vengeance. » Telles sont les premières lignes du Traité sur la tolérance.

PARIS SOUS LA GRIFFE (1763-1776)

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(dix-septième épisode du Paris, la ville rêvée de Voltaire, commencé ici avec la livraison de novembre 2013)

L’année 1763, les statues de Paris commencent à se plier aux conceptions de Voltaire. Rendant compte, dans la Correspondance littéraire du 1er mars, de la biographie de Bouchardon rédigée par le comte de Caylus, Diderotécrit : « Bouchardon est mort le 27 juillet 1762, comblé de gloire et accablé de regrets de n’avoir pu achever son monument de la place de Louis XV. C’est notre ami Pigalle qu’il a nommé pour succéder à son travail. (…) Il exécutera les quatre figures qui doivent entourer le piédestal de la statue du roi, et qui représenteront quatre Vertus principales. Bouchardon lui a laissé pour cela toutes les études qu’il a faites sur ce sujet pendant les dernières années de sa vie ».
Les statues parisiennes d’Henri IV, de Louis XIII et du Roi-Soleil avaient des socles cantonnés d’esclaves ; le déplaisir pour la représentation de peuples à genoux, c’est à Voltaire qu’on le doit. À preuve, « l’ami Pigalle » ayant en projet une autre statue de Louis XV, commandée par la ville de Reims, en a demandé l’épigraphe au patriarche de Ferney en lui expliquant : « Lorsque je fus choisi pour l’exécution de ce monument, j’avais encore l’idée frappée d’une pensée que j’ai lue autrefois dans vos ouvrages, mais que je n’ai pu retrouver depuis, quoique je l’aie cherchée en dernier lieu. Vous y blâmez l’usage, dans lequel on a été jusqu’à présent, de mettre autour des monuments de ce genre des esclaves enchaînés, comme si on ne pouvait louer les grands que pour les maux dont ils ont accablé l’humanité. [C’était dans Le Siècle de Louis XIV. Voltaire y écrivait exactement : “C’est un ancien usage des sculpteurs de mettre des esclaves aux pieds des statues des rois. Il vaudrait mieux y représenter des citoyens libres et heureux”.] Échauffé par cette pensée, et quelque satisfaction que je trouvasse du côté de mon art à traiter des figures nues, j’ai pris une route différente dans mon nouvel ouvrage. En voici le sujet. J’ai posé la figure de Louis XV debout, sur un piédestal rond ; je l’ai vêtu à la romaine, couronné de lauriers. Il étend la main pour prendre le peuple sous sa protection. Aux deux côtés du piédestal sont deux figures emblématiques, dont l’une exprime la douceur du gouvernement, et l’autre la félicité des peuples ».
Le lundi 20 juin 1763, commencent à Paris trois jours de fêtes qui célèbrent, la première l’inauguration de la statue du roi, et la deuxième la publication du traité de Paris ; la troisième clôturant le tout d’un feu d’artifice sur le fleuve, face au palais Bourbon, le plus beau d’Europe disait-on, dont le roi avait expressément interdit que la nouvelle place cachât, d’une manière ou d’une autre, la vue qu’on en avait des Tuileries.
La statue du roi inaugurée, sa description est dans la Correspondance, qui suggère – si l’on peut dire de ce qui n’est pas un journal à grand tirage, mais des nouvelles à la main destinées aux petites cours d’Allemagne –, une espèce de démocratie monumentale : « Pourquoi ne placerait-on pas autour d’un monarque les grands hommes qui ont illustré son règne ? Y a-t-il quelque allégorie qui puisse lui être plus glorieuse ? (…) J’ose, de même, croire que Bouchardon eût autant aimé mettre autour de Louis XV, à la place de ces figures emblématiques, et Maurice de Saxe, et Charles de Montesquieu, et François de Voltaire, et quelques hommes de génie que la mort n’a pas encore mis en droit d’exiger de leurs compatriotes la justice qui leur est due, et qui, en attendant, ne portent d’autres marques d’un mérite éminent que celles de la persécution ; car ce sont là les hommes dont la postérité parlera en se rappelant le règne de Louis XV ».
Maurice de Saxe est mort depuis treize ans, Charles de Montesquieu depuis huit ans, seul Voltaire n’a pas besoin de l’être pour avoir droit de cité.
La fontaine de Bouchardon. Gallica
Dans son article consacré à la biographie de Bouchardon, Diderot écrivait à propos de la « belle fontaine de la rue de Grenelle » : « Je dis belle pour les figures ; du reste, je la trouve au-dessous du médiocre. Point de belle fontaine où la distribution de l’eau ne forme pas la décoration principale. À votre avis, qu’est-ce qui peut remplacer la chute d’une grande nappe de cristal ? ».
Notre avis distingue ici Diderot esthète de Voltaire urbaniste : pour l’un, une fontaine a pour premier matériau l’élément liquide ; le second s’intéressait d’abord à son emplacement dans la ville. De la même façon, Voltaire envisage le problème des esclaves en citoyen, à travers le rôle édifiant de la sculpture, quand Pigalle, moralement d’accord avec lui, regrette tout de même un peu l’intérêt plastique qu’offraient les peuples soumis, figurés conventionnellement par des barbares, donc des nus.

L’invention du livre de poche


Le 2 avril 1764, Voltaire peut écrire à l’ambassadeur Chauvelin, neveu du défunt garde des Sceaux auquel le curé Meslier avait envoyé son Testament : « Tout ce que je vois jette les semences d’une révolution qui arrivera immanquablement, et dont je n’aurai pas le plaisir d’être témoin. Les Français arrivent tard à tout, mais enfin ils arrivent. La lumière s’est tellement répandue de proche en proche, qu’on éclatera à la première occasion ; et alors ce sera un beau tapage. Les jeunes gens sont bien heureux ; ils verront de belles choses ».
À Versailles, la vie de cour a maintenant cette bénignité toute philosophique qu’un domestique de Louis XV racontera plus tard à Voltaire : « Le roi son maître soupant à Trianon en petite compagnie, la conversation roula d’abord sur la chasse, et ensuite sur la poudre à tirer. Quelqu’un dit que la meilleure poudre se faisait avec des parties égales de salpêtre, de soufre, et de charbon. Le duc de La Vallière, mieux instruit, soutint que, pour faire de bonne poudre à canon, il fallait une seule partie de soufre et une de charbon, sur cinq parties de salpêtre bien filtré, bien évaporé, bien cristallisé. 
« Il est plaisant, dit M. le duc de Nivernois, que nous nous amusions tous les jours à tuer des perdrix dans le parc de Versailles, et quelquefois à tuer des hommes ou à nous faire tuer sur la frontière, sans savoir précisément avec quoi l’on tue.
— Hélas ! nous en sommes réduits là sur toutes les choses de ce monde, répondit Mme de Pompadour ; je ne sais de quoi est composé le rouge que je mets sur mes joues, et on m’embarrasserait fort si on me demandait comment on fait les bas de soie dont je suis chaussée. 
— C’est dommage, dit alors le duc de La Vallière, que Sa Majesté nous ait confisqué nos dictionnaires encyclopédiques, qui nous ont coûté chacun cent pistoles : nous y trouverions bientôt la décision de toutes nos questions.
« Le roi justifia sa confiscation : il avait été averti que les vingt et un volumes in-folio, qu’on trouvait sur la toilette de toutes les dames, étaient la chose du monde la plus dangereuse pour le royaume de France ; et il avait voulu savoir par lui-même si la chose était vraie, avant de permettre qu’on lût ce livre. Il envoya sur la fin du souper chercher un exemplaire par trois garçons de sa chambre, qui apportèrent chacun sept volumes avec bien de la peine. 
« On vit à l’article Poudre que le duc de La Vallière avait raison ; et bientôt Mme de Pompadour apprit la différence entre l’ancien rouge d’Espagne, dont les dames de Madrid coloraient leurs joues, et le rouge des dames de Paris. Elle sut que les dames grecques et romaines étaient peintes avec de la pourpre qui sortait du murex et que, par conséquent, notre écarlate était la pourpre des anciens ; qu’il entrait plus de safran dans le rouge d’Espagne, et plus de cochenille dans celui de France. 
« Elle vit comme on lui faisait ses bas au métier ; et la machine de cette manœuvre la ravit d’étonnement. “Ah! le beau livre!, s’écria-t-elle. Sire, vous avez donc confisqué ce magasin de toutes les choses utiles pour le posséder seul, et pour être le seul savant de votre royaume ? ” »
L’Encyclopédie, ce sont donc vingt et un volumes que trois valets portent « avec bien de la peine » ; Voltaire, lui, invente, à l’été de 1764, le livre de poche, en donnant un Dictionnaire philosophique portatif de soixante-treize articles en tout. « Les personnes de tout état [y] trouveront de quoi s’instruire en s’amusant », assure la préface de l’édition de 1765, l’une des six qui se succèdent en seize mois. « Ce livre n’exige pas une lecture suivie ; mais, à quelque endroit qu’on l’ouvre, on trouve de quoi réfléchir. Les livres les plus utiles sont ceux dont les lecteurs font eux-mêmes la moitié (…). Ce n’est même que par des personnes éclairées que ce livre peut être lu : le vulgaire n’est pas fait pour de telles connaissances ; la philosophie ne sera jamais son partage. Ceux qui disent qu’il y a des vérités qui doivent être cachées au peuple ne peuvent prendre aucune alarme ; le peuple ne lit point ; il travaille six jours de la semaine et va le septième au cabaret. En un mot, les ouvrages de philosophie ne sont faits que pour les philosophes, et tout honnête homme doit chercher à être philosophe, sans se piquer de l’être. »
Pourtant, fort démocratiquement, dans le canton de Genève, si l’on en croit Desnoiresterres, « on en glissait sous les portes, on en pendait aux cordons de sonnettes, les bancs des promenades en étaient couverts. Dans les lieux d’instruction religieuse, ils se trouvaient substitués comme par enchantement aux catéchismes ; et, jusque dans le temple de la Madeleine, des Dictionnaires portatifs, habillés comme des psautiers, traînaient sur les banquettes » ; des piles en étaient également posées sur l’établi des patrons horlogers. À Paris, sa diffusion n’est guère moindre.
Le 4 juin 1764, le jugement du parlement de Toulouse est cassé et, le 9 mars 1765, le Conseil du Roi réhabilite Calas, permettant cet épilogue au Traité sur la tolérance : « Ce fut dans Paris une joie universelle : on s’attroupait dans les places publiques, dans les promenades ; on accourait pour voir cette famille si malheureuse et si bien justifiée ; on battait des mains en voyant passer les juges, on les comblait de bénédictions. Ce qui rendait encore ce spectacle plus touchant, c’est que ce jour, neuvième mars, était le jour même où Calas avait péri par le plus cruel supplice (trois ans auparavant) ».
Dans son Neveu de Rameau, Diderot avouera : « Je connais telle action que je voudrais avoir faite pour tout ce que je possède. C’est un sublime ouvrage que Mahomet ; j’aimerais mieux avoir réhabilité la mémoire des Calas ».

L’édit de 1666 tue encore


À la mi-septembre 1765, Horace Walpole est de retour à Paris après plus d’un quart de siècle. Il loge chez Mme Simonetti, à l’Hôtel du Parc-Royal, rue du Colombier (l’actuelle rue Jacob) et, de là, se rend chez Mme Geoffrin, rive droite, chez Mme du Deffand, rive gauche, partout où il faut aller. Le 19 octobre, c’est fort d’une revue qu’il estime vaste et complète qu’il se sent en droit d’écrire : « Le rire est aussi passé de mode que les pantins et les bilboquets. Les pauvres gens ! Ils n’ont pas le temps de rire : d’abord il faut penser à jeter par terre Dieu et le roi ; hommes et femmes, tous jusqu’au dernier, travaillent dévotement à cette démolition ».
Dix jours plus tard : la « désignation [de philosophes] comprend à peu près tout le monde, ensuite elle s’attache spécialement à des hommes qui, en déclarant la guerre au papisme, tendent, au moins beaucoup d’entre eux, au renversement de toute religion, et un plus grand nombre encore à la destruction du pouvoir royal ». Et vingt jours après : « Les philosophes sont insupportables, superficiels, arrogants et fanatiques : ils ne font que prêcher, et leur doctrine avouée est l’athéisme ; vous ne pourriez croire à quel point ils se gênent peu. (…) Voltaire lui-même ne les satisfait point. Une de leurs dévotes disait de lui : “Il est bigot, c’est un déiste”. »
Début décembre, il n’en peut plus : « J’oubliais de vous dire que je vais quelquefois chez le baron d’Holbach, mais j’ai planté là ses dîners : c’était à n’y pas tenir avec ses auteurs, ses philosophes et ses savants dont il a toujours un plein pigeonnier. Ils m’avaient fait tourner la tête avec un nouveau système de déluges antédiluviens, qu’ils ont inventé pour prouver l’éternité de la matière ». Mme Lebrun rapporte dans ses Souvenirs qu’à la même époque, son père, le peintre Vigée, sortant d’un dîner de philosophes auquel participaient Diderot, Helvétius et d’Alembert, rentre si abattu que sa femme s’en inquiète : « Tout ce que je viens d’entendre, ma chère amie, répond-il, me fait croire que bientôt le monde sera sens dessus dessous ».
L’Encyclopédie, après sept années de labeur souterrain, est achevée d’imprimer. Les dix volumes in-folio dont Diderot (il en annonçait alors onze) disait à Voltaire, dès 1760, « qu’ils seraient jetés tous à la fois sur [leurs] ennemis » sont prêts à être distribués à quatre mille souscripteurs, sans noms d’auteurs, et sous une fausse adresse étrangère, celle de Samuel Fauche à Neuchâtel. Le pouvoir en accepte la diffusion à l’étranger et en province, mais ni à Paris ni à Versailles ; la plupart des souscripteurs se font donc tout bonnement livrer dans leur maison de campagne.
La 1ère statue montrant les livres brûlés avec lui
Et voilà que le chevalier François-Jean de La Barre, âgé de 19 ans, et son ami Morival d’Etallonde sont accusés par la rumeur publique d’avoir mutilé un crucifix, chanté des chansons impies, de ne pas s’être découverts et agenouillés au passage de la procession du Saint-Sacrement. Ils adoreraient à genoux, en revanche, quantité de livres licencieux qu’on a trouvés chez eux, dont cette Religieuse en chemise avec laquelle Diderot faisait rosir Mlle Babuti, ainsi que le Dictionnaire philosophique portatif, publié sans nom d’auteur et constamment désavoué par Voltaire, bien sûr.
Etallonde a pu prendre la fuite, La Barre est condamné, en vertu de l’édit louis-quatorzien contre les blasphémateurs de 1666, jamais aboli, à avoir la langue coupée, la tête tranchée et ses restes jetés sur le bûcher. C’est chez eux, à Abbeville, que les jeunes gens ont été jugés, mais, saisi en appel, le parlement de Paris confirme la sentence, et le roi refuse sa grâce.
Le 1er juillet 1766, le chevalier de La Barre est mené au supplice, et sont brûlés sur son corps tous les livres interdits en sa possession, dont un exemplaire du Portatif.
Voltaire s’alarme, songe à se réfugier à Clèves, ville protégée par le roi de Prusse, et il invite Diderot, d’Alembert et les frères, pour lesquels il redoute une « Saint-Barthélemy des philosophes », à l’y accompagner. Diderot lui répond, le 23 juillet 1766 :
« Monsieur et cher maître, je sais bien que quand une bête féroce a trempé sa langue dans le sang humain, elle ne peut plus s’en passer ; je sais bien que cette bête manque d’aliment, et que, n’ayant plus de jésuites à manger, elle va se jeter sur les philosophes. Je sais bien qu’elle a les yeux tournés sur moi et que je serai peut-être le premier qu’elle dévorera ; je sais bien qu’un honnête homme peut en vingt-quatre heures perdre ici sa fortune, parce qu’ils sont gueux ; son honneur, parce qu’il n’y a point de lois ; sa liberté, parce que les tyrans sont ombrageux ; sa vie, parce qu’ils comptent la vie d’un citoyen pour rien, et qu’ils cherchent à se tirer du mépris par des actes de terreur. Je sais bien qu’ils nous imputent leur désordre, parce que nous sommes seuls en état de remarquer leurs sottises. Je sais bien qu’un d’entre eux a l’atrocité de dire qu’on n’avancera rien tant qu’on ne brûlera que des livres. Je sais qu’ils viennent d’égorger un enfant [le  chevalier de La Barre] pour des inepties qui ne méritaient qu’une légère correction paternelle. Je sais bien qu’ils ont jeté, et qu’ils tiennent encore, dans les cachots un magistrat, respectable à tous égards, parce qu’il refusait de conspirer à la ruine de sa province, et qu’il avait déclaré sa haine pour la superstition et le despotisme [La Chalotais, auteur du Compte rendu des Constitutions jésuites fait pour le parlement de Bretagne, détenu depuis le 11 novembre 1765]. Je sais bien qu’ils en sont venus au point que les gens de bien et les hommes éclairés leur sont et leur doivent être insupportables. Je sais bien que nous sommes enveloppés des fils imperceptibles d’une nasse qu’on appelle police, et que nous sommes entourés de délateurs. Je sais bien que je n’ai ni la naissance, ni les vertus, ni l’état, ni les talents qui recommandaient M. de La Chalotais, et que quand ils voudront me perdre je serai perdu. Je sais bien qu’il peut arriver, avant la fin de l’année, que je me rappelle vos conseils, et que je m’écrie avec amertume : Ô Solon ! Solon ! Je ne me dissimule rien, comme vous voyez ; mon âme est pleine d’alarmes ; j’entends au fond de mon cœur une voix qui se joint à la vôtre, et qui me dit: “Fuis, fuis” ; cependant je suis retenu par l’inertie la plus stupide et la moins concevable, et je reste. C’est qu’il y a à côté de moi une femme déjà avancée en âge ; et qu’il est difficile de l’arracher à ses parents, à ses amis et à son petit foyer. C’est que je suis père d’une jeune fille à qui je dois l’éducation ; c’est que j’ai aussi des amis. Il faut donc les laisser, ces consolateurs toujours présents dans les malheurs de la vie, ces témoins honnêtes de nos actions et que voulez-vous que je fasse de l’existence, si je ne puis la conserver qu’en renonçant à tout ce qui me la rend chère ? (…) Illustre et tendre ami de l’humanité, je vous salue et vous embrasse. Il n’y a point d’homme un peu généreux qui ne pardonnât au fanatisme d’abréger ses années si elles pouvaient s’ajouter aux vôtres. Si nous ne concourons pas avec vous à écraser la bête, c’est que nous sommes sous sa griffe, et si, connaissant toute sa férocité, nous balançons à nous en éloigner, c’est par des considérations dont le prestige est d’autant plus fort qu’on a l’âme plus honnête et plus sensible. Nos entours sont si doux, et c’est une perte si difficile à réparer ! ».

Phidias chez Virgile


La défense du jeune supplicié à laquelle se livre Voltaire reste privée : c’est au Milanais Beccaria, célèbre auteur du livre Des délits et des peines, qu’il adresse sa Relation de la mort du chevalier de La Barre, dans laquelle, comme son destinataire, il demande qu’on proportionne la peine au délit ; où il explique aussi que l’impiété, qui ne cause aucun dommage à la société, ne relève pas de sa justice.
L’année suivante, Charles de Wailly, tout récent membre de l’Académie d’architecture, et son condisciple à Rome Marie-Joseph Peyre sont désignés par Marigny et le prince de Condé pour concevoir la nouvelle salle de ce Théâtre-Français que Voltaire n’appelle plus depuis longtemps que « le tripot de Paris », attendu qu’il est « souvent conduit par l’envie, par la cabale, par le mauvais goût et par mille petits intérêts qui s’opposent toujours à l’intérêt commun ».
« C’est dans le seul art des Sophocle que toutes les nations s’accordent à donner la préférence à la nôtre : c’est pourquoi, dans plusieurs villes d’Italie, la bonne compagnie se rassemble pour représenter nos pièces, ou dans notre langue, ou en italien ; c’est ce qui fait qu’on trouve des théâtres français à Vienne et à Pétersbourg », a-t-il écrit en préface de L’Écossaise. Et il y en a d’autres à La Haye, Amsterdam, Bruxelles, Berlin, Dresde et Cadix, où l’Anglais Richard Twiss, durant son voyage des années 1772-1773, verra « le mieux pourvu en comédiens des théâtres français hors de France ».
« L’Europe me suffit. Je ne me soucie guère du tripot de Paris », peut donc affirmer Voltaire à d’Argental, mais Charles de Wailly, lui, se soucie des conceptions de celui qui, partout où il a résidé, a fait construire un théâtre. De celui qui notait dans son Sottisier : « Nos salles, ingrates pour la voix ; nulle connaissance, jusqu’à présent, de l’architecture théâtrale. Quelle honte de n’avoir, pour jouer Mithridate et le Tartuffe, que le jeu de paume de l’Étoile, avec un parterre debout et des petits-maîtres confondus avec les acteurs ! En Hollande même, il y a un théâtre convenable ».
Le projet de Wailly et Peyre ne sera définitivement retenu qu’à l’automne 1778, donc après la mort de Voltaire, mais quand ouvrira la salle que nous appelons l’Odéon, en 1782, son parterre sera, pour la première fois à Paris, assis sur des bancs.
Le 1er projet d'une nouvelle salle du Théâtre Français. Gallica
Chez le père de Candide, l’optimisme renaît : « Je ne mangerai pas des fruits de l’arbre de la tolérance que j’ai planté, écrit-il à M. Lavaysse de Vidon, le 5 janvier 1769 ; je suis trop vieux, je n’ai plus de dents ; mais vous en mangerez un jour, soyez-en sûr ».
Un vendredi du printemps 1770, « chez la belle Hypathie » – le vendredi est jour des philosophes, mais on s’arrange toujours, à l’hôtel Le Blanc (aujourd’hui à l’emplacement du 12, rue du Sentier et de la rue de Mulhouse) « pour qu’il y ait un plat maigre en prévision de ceux des convives qui se conformeraient aux prescriptions de l’Église » –, Grimm, Marmontel, d’Alembert, l’hôtesse et Necker son époux, Saint-Lambert, Saurin, l’abbé Raynal, Helvétius, l’abbé Morellet et quelques autres décident d’élever une statue à Voltaire. Diderot propose à Pigalle de représenter Voltaire nu, sur le modèle de Sénèque mourant. « Le maréchal de Richelieu et plusieurs personnes de la cour, (…) M. le duc de Choiseul et beaucoup d’autres » souscrivent ; et Jean-Jacques Rousseau. Le roi de Prusse, le roi de Danemark suivront. D’Alembert peut donc écrire à Voltaire :
« C’est M. Pigalle qui vous remettra lui-même cette lettre, mon cher et illustre maître. Vous savez déjà pourquoi il vient à Ferney, et vous le recevrez comme Virgile aurait reçu Phidias, si Phidias avait vécu du temps de Virgile, et qu’il eût été envoyé par les Romains pour leur conserver les traits du plus illustre de leurs compatriotes. Avec quel tendre respect la postérité n’aurait-elle pas vu un pareil monument, s’il avait pu exister ? Elle aura, mon cher et illustre maître, le même sentiment pour le vôtre. (…) C’est le plus célèbre de nos artistes qui vient, avec enthousiasme, pour transmettre aux siècles futurs la physionomie et l’âme de l’homme le plus célèbre de notre siècle, et (ce qui doit encore plus toucher votre cœur) qui vient, de la part de vos admirateurs et de vos amis, pour éterniser sur le marbre leur attachement et leur admiration pour vous. (…) Je ne vous dis rien de moi, sinon que je suis toujours imbécile ; mais cet imbécile vous aimera, vous respectera, et vous admirera tant qu’il lui restera quelque faible étincelle de ce bon ou mauvais présent appelé raison que la nature nous a fait. Je vous embrasse de tout mon coeur. »
Voltaire par Pigalle. Louvre
Au printemps suivant, le nouveau roi de Suède, Gustave III, dans l’atelier de Pigalle, au coin de la rue Blanche et de celle qui porte désormais le nom de l’artiste, refuse d’être souscripteur pour la statue de Voltaire à moins qu’on ne la vête. « Pigalle, pour montrer son savoir en anatomie, a fait un vieillard nu et décharné, regrette l’abbé Morellet, un squelette, défaut à peine racheté par la vérité et la vie que l’on admire dans la physionomie et l’attitude du vieillard. C’est à Diderot qu’il faut s’en prendre de cette bévue, car c’en est une. C’est lui  qui avait inspiré à Pigalle de faire une statue antique comme le Sénèque se coupant les veines. En vain plusieurs d’entre nous se récrièrent, lorsque Pigalle apporta le modèle. Je me souviens d’avoir bien combattu Diderot et Pigalle, mais nous ne pûmes détourner de cette mauvaise route ni le philosophe, ni l’artiste échauffé par le philosophe. »
Voltaire, pour qui il faut laisser toute licence à l’art lorsqu’il ne s’agit pas d’un monument public, écrit à Tronchin, son banquier genevois, le 1er décembre 1771 : « Je ne sais qu’admirer l’antique dans l’ouvrage de M. Pigalle, nu ou vêtu il ne m’importe. Je n’inspirerai pas d’idées malhonnêtes aux dames de quelque façon qu’on me présente à elles. Il faut laisser M. Pigalle maître absolu de sa statue. C’est un crime, en fait des beaux-arts, de mettre des entraves au génie… Je vous prie instamment de voir M. Pigalle, de lui dire comme je pense, de l’assurer de mon amitié, de ma reconnaissance, de mon admiration. Tout ce que je peux lui dire, c’est que je n’ai jamais réussi dans les arts que j’ai cultivés que quand je me suis écouté moi-même ».

Le cri du sang innocent, encore


Le dernier grand événement du règne de Louis XV ressemble à une planche de l’Encyclopédie : c’est le « décintrement du pont de Neuilly », c’est-à-dire l’enlèvement simultané des cintres de bois qui ont soutenu la pose des pierres de ses arches. L’opération, qu’admirent le roi, sa favorite Mme du Barry, et de hauts personnages de la cour, entourés d’une foule immense, n’a pas duré plus de trois minutes. Elle dévoile les lignes pures et hardies du nouvel ouvrage d’art, débarrassé du dos d’âne habituel, et heureusement placé dans l’axe des Champs-Élysées, quand l’ancien pont de bois l’était près de trois cents mètres en aval.
Le décintrement du pont de Neuilly. Musée de Sceaux
Son constructeur, Jean Rodolphe Perronet, est depuis longtemps un intime de Diderot par l’intermédiaire de la sœur de Sophie Volland. On lui doit l’article Épinglier de l’Encyclopédie, dans lequel il reprenait un travail effectué vingt-cinq ans plus tôt à Laigle, en Normandie. Il y décrivait le salaire et le rythme de travail de chaque ouvrier travaillant à la fabrication du produit, et en déduisait le prix de revient et la marge commerciale pour chaque modèle. Adam Smith, lecteur de l’Encyclopédie, s’en inspirera pour ses Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, avant que la division du travail dans les usines d’épingles ne se retrouve dans le Capital de Marx.
« Chaque siècle a son esprit qui le caractérise, écrit Diderot à cette princesse Dashkoff qu’on dit chef de la révolution qui a porté Catherine au trône de Russie. L’esprit du nôtre semble être celui de la liberté. La première attaque contre la superstition a été violente, sans mesure. Une fois que les hommes ont osé d’une manière quelconque donner l’assaut à la barrière de la religion, cette barrière la plus formidable qui existe comme la plus respectée, il est impossible de s’arrêter. Dès qu’ils ont tourné des regards menaçants contre la majesté du ciel, ils ne manqueront pas le moment d’après de les diriger contre la souveraineté de la terre. Le câble qui tient et comprime l’humanité est formé de deux cordes, l’une ne peut céder sans que l’autre vienne à rompre. »
La statue actuelle
À l’avènement de Louis XVI, Morival d’Etallonde, condamné par contumace dans l’affaire du chevalier de La Barre et réfugié en Prusse, est accueilli à Ferney où Voltaire entreprend d’obtenir l’annulation de sa condamnation, ainsi que la réhabilitation de son coaccusé. « Ce sang innocent crie, mon cher ange ; et moi, je crie aussi, et je crierai jusqu’à ma mort », écrit-il à d’Argental le 16 avril 1775. C’est ce titre qu’il donne à une brochure, un peu plus tard : Le Cri du sang innocent, suivi du Précis de la procédure d’Abbeville. Seize mois durant, il s’acharne, en vain, au bout desquels d’Etallonde regagne la Prusse, d’où Frédéric II lui obtient sa grâce. Ce n’est pas une grâce, mais justice que réclamait Voltaire. Sa demande sera réitérée dès la chute de la Bastille, et accordée enfin, en 1793, par la Convention.
Le 19 juin 1776, Diderot recommande M. de Limon, intendant de Monsieur, frère du roi, à Voltaire : « Il prétend que passer à Ferney sans vous avoir vu ce serait passer à Delphes sans entrer dans le temple d’Apollon ; et il a raison. Bonjour, Monsieur et très honoré patriarche. J’ai fait un terrible voyage [en Russie] depuis que vous n’avez entendu parler de moi. Combien j’ai causé de vous avec une grande souveraine [Catherine, l’impératrice] et quel plaisir elle avait à m’entendre ! Je suis toujours avec la même admiration et le même respect votre très humble et très obéissant serviteur, Diderot ».
Voltaire lui répond environ deux mois plus tard : « La saine philosophie gagne du terrain depuis Archangel jusqu’à Cadix ; mais nos ennemis ont toujours pour eux la rosée du ciel, la graisse de la terre, la mitre, le coffre-fort, le glaive, et la canaille. Tout ce que nous avons pu faire s’est borné à faire dire dans toute l’Europe aux honnêtes gens que nous avons raison, et peut-être à rendre les mœurs un peu plus douces et plus honnêtes. Cependant le sang du chevalier de La Barre fume encore. Le roi de Prusse a donné, il est vrai, une place d’ingénieur et de capitaine au malheureux ami du chevalier de La Barre, compris dans l’exécrable arrêt rendu par des cannibales ; mais l’arrêt subsiste, et les juges sont en vie. Ce qu’il y a d’affreux, c’est que les philosophes ne sont point unis, et que les persécuteurs le seront toujours. Il y avait deux sages à la cour [Malesherbes et Turgot], on a trouvé le secret de nous les ôter ; ils n’étaient pas dans leur élément. Le nôtre est la retraite ; il y a vingt-cinq ans que je suis dans cet abri. J’apprends que vous ne vous communiquez dans Paris qu’à des esprits dignes de vous connaître. C’est le seul moyen d’échapper à la rage des fanatiques et des fripons. Vivez longtemps, Monsieur, et puissiez-vous porter des coups mortels au monstre dont je n’ai mordu que les oreilles ! Si jamais vous retournez en Russie, daignez donc passer par mon tombeau ». 
Dans un dernier brûlot contre l’infâme,La Bible enfin expliquée par plusieurs aumôniers de S. M. L. R. D. P. (Sa Majesté le Roi de Prusse), il trouve pourtant encore la force d’enfourcher son dada. Y décrivant le temple de Jérusalem : « Le grand défaut de ce temple était dans les rues étroites qui l’avoisinaient. C’est le défaut des portails de Saint-Gervais et de Saint-Sulpice à Paris. Point de temple, point de palais bien entendu, sans une belle vue et sans une grande place » !

RETOUR À PARIS (I. 1778…)

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 (dix-huitième épisode du Paris, la ville rêvée de Voltaire, commencé ici avec la livraison de novembre 2013)

À 82 ans et « au tombeau », Voltaire a tout de même mis en chantier deux nouvelles tragédies :Agathocle, tyran de Syracuse etAlexis Comnène. Le 25 octobre 1777, il écrit à d’Argental : « Laissez là votre Agathocle ; cela n’est bon qu’à être joué aux jeux olympiques, dans quelque école de platoniciens. Je vous envoie quelque chose de plus passionné, de plus théâtral, et de plus intéressant. Point de salut au théâtre sans la fureur des passions. On dit qu’Alexis est ce que j’ai fait de moins plat et de moins indigne de vous. Si on ne me trompe pas, si cela déchire l’âme d’un bout à l’autre, comme on me l’assure, c’est donc pour Alexis que je vous implore ; c’est ma dernière volonté, c’est mon testament ; (…) à présent, mes chers anges, il n’y a qu’Alexis qui puisse me procurer le bonheur de venir passer quelques jours avec vous, de vous serrer dans mes bras, et de pouvoir m’y consoler ».
Voltaire en 1778. Gallica
Moins de trois mois plus tard, après d’innombrables corrections, expédiées au fur et à mesure : « Soyez sûr que je n’ai travaillé à cet ouvrage et que je n’y travaille encore que pour avoir une occasion de venir à Paris jouir, après trente ans d’absence, de la bonté que vous avez de m’aimer toujours : c’est là le véritable dénouement de la pièce. Il est triste d’être pressé, et de n’avoir pas longtemps à vivre. Ce sont deux choses plus difficiles à concilier que les rôles de Nicéphore et d’Alexis ».
Le 3 février 1778, Marie-Louise Denis quitte donc Ferney deux jours avant son oncle, pour aller s’assurer que tout est prêt à l’accueillir à l’angle de la rue de Beaune et du quai des Théatins. Le marquis de Villette, peut-être fils naturel de Voltaire, qui se plaît en tout cas à le laisser dire et penser, a racheté l’hôtel de Bragelongne que son père putatif avait habité cinquante-cinq ans plus tôt. Villette vient aussi d’épouser, à quarante ans, la « fille adoptive » du patriarche, cette demoiselle de vingt ans dont celui-ci a fait la dame de compagnie de Mme Denis, et qu’il appelle affectueusement « belle et bonne ». Le 5 février, Voltaire s’est mis en route à son tour, accompagné de Jean-Louis Wagnière, son nouveau secrétaire, et de son cuisinier ; le 10, Voltaire, absent depuis 1750, est à Paris.
« Non, l’apparition d’un revenant, celle d’un prophète, d’un apôtre, n’aurait pas causé plus de surprise et d’admiration que l’arrivée de M. de Voltaire, écrit alors laCorrespondance littéraire. Ce nouveau prodige a suspendu quelques moments tout autre intérêt. L’orgueil encyclopédique a paru diminué de moitié, la Sorbonne a frémi, le Parlement a gardé le silence, toute la littérature s’est émue, tout Paris s’est empressé de voler aux pieds de l’idole, et jamais le héros de notre siècle n’eût joui de sa gloire avec plus d’éclat si la cour l’avait honoré d’un regard plus favorable ou seulement moins indifférent. »
Les Quarante, dont Voltaire est toujours un, ont envoyé, pour accueillir cet « homme si célèbre dans les lettres et si précieux à l’Académie et à la nation », une députation « extraordinaire et solennelle » composée du prince de Beauvau, de Marmontel et de Saint-Lambert.
Dès le lendemain, plus de trois cents personnes défilent 27, quai des Théatins, dans ce salon demeuré pour nous en l’état, avec ses colonnes et pilastres à cannelures, ses chapiteaux ioniques, sa corniche à modillons, ses dessus-de-porte et ses bas-reliefs, hormis le plafond qui a été repeint. Tout Paris, tout Versailles est là : Gluck, le compositeur ; la duchesse Yolande de Polignac qui représente la reine Marie-Antoinette ; Mme Necker, alias « la belle Hypathie » ; Mme du Barry qui, auprès du feu roi Louis XV, avait remplacé Mme de Pompadour, morte en 1764 ; Mme du Deffand, presque aussi âgée que Voltaire et qu’il connaît depuis la cour de Sceaux ; Beaumarchais, avec lequel il a en partage la Comédie-Française où le Barbier de Séville a fait un grand succès quatre ans plus tôt, et une familiarité aux affaires due à Pâris-Duverney ; la « chevalière d’Éon... avec ses cinquante ans, ses jure-dieu, son brûle-gueule et sa perruque » ; d’Alembert, bien sûr, et Diderot qu’il rencontre pour la première fois.
L’encyclopédiste, qui ne « se communique » plus guère, a quitté pour l’occasion son cinquième étage sous les toits du coin de la rue Taranne et de la rue Saint-Benoît, qui sera emporté par le boulevard Saint-Germain, où il est installé depuis bientôt vingt ans. Rousseau manque à l’appel ; le matin, il travaille à ses Rêveries au 2, rue Plâtrière, son domicile depuis 1770 qu’il est rentré à Paris, l’après-midi, il se promène dans les chemins campagnards de la banlieue, seul ou en compagnie de Bernardin de Saint-Pierre. Le soir, il copie toujours de la musique pour vivre.
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Pedro Américo (1843-1905), Voltaire bénissant le petit-fils de B. Franklin par ces mots : Dieu et Liberté. Wikimedia
 Et puis il y a eu Benjamin Franklin, l’Américain, « l’inventeur de l’électricité » comme l’appelle Voltaire. « En 1778, symboles vivants des Lumières, ils sont entrés dans la légende, écrit René Pomeau. On attendait leur rencontre, celle de deux mondes, l’ancien et le nouveau, communiant dans le même idéal, et de deux hommes unis par des affinités évidentes. » Franklin lui demande pour son petit-fils, qui l’accompagne, une bénédiction. « Le vieillard la lui a donnée en présence de vingt personnes par ces mots : Dieu et Liberté », en anglais d’abord, en français ensuite.
Ces visites ne vont pas sans le fatiguer ; il doit bientôt s’aliter. Le 20 février, il s’est mis à cracher du sang, et cela ne discontinue guère une vingtaine de jours durant. On le pense à l’agonie. Il accepte de se confesser à l’abbé Gaultier, un ancien jésuite qui fait le siège du lieu : « Je ne veux pas qu’on jette mon corps à la voirie ! Je suis un enfant de Paris, entendez-vous, un enfant bien né, qui n’a pas été trouvé dans de la paille, et je veux que mes funérailles soient aussi décentes que mon baptême ».
Les autorités ecclésiastiques lui ont préparé l’acte de rétractation qu’il devra retranscrire de sa main. Mais on n’écrit pas à la place de Voltaire ; il se contente de griffonner, le 2 mars, cette phrase sans doute peu canonique : « Je meurs en adorant Dieu, en aimant mes amis, en ne haïssant pas mes ennemis et en détestant la superstition ». Il se refuse à communier, au prétexte qu’il crache du sang et qu’il « faut bien se garder de mêler celui du Bon Dieu avec le sien ». À en croire le marquis de Villette, Voltaire aurait finalement dit à l’abbé de Tersac, successeur de Languet de Gergyà la tête de la paroisse Saint-Sulpice, ces mots, à peu près ceux de Zaïre : « Vous avez raison, Monsieur le Curé, il faut rentrer dans le giron de l’Église, il faut mourir dans la religion de son père et de son pays : si j’étais aux bords du Gange, je voudrais expirer ayant une queue de vache à la main ».

Sophocle au sein de sa patrie


Le 16 mars 1778, près de mille deux cents spectateurs payants s’ajoutent à la crème de la cour de Versailles et à la reine Marie-Antoinette pour assister à la première d’Irène, nouveau titre d’Alexis Comnène, dans la « salle des Machines » des Tuileries. Le retour de Voltaire a trouvé la Comédie-Française enfin installée, depuis huit ans, dans ce que le Siècle de Louis XIV désignait comme le seul « théâtre magnifique » de Paris, avec le regret de devoir ajouter : « dont on ne fait point d’usage ». Le succès est triomphal. L’auteur, trop faible, n’a pu y assister ; le roi, lui, n’a pas voulu.
Le 21 mars, la rémission est nette, et le premier désir de Voltaire est d’aller voir cette fameuse place Louis-XV qui s’est bâtie en son absence. Sa voiture est suivie « de tout le peuple et de beaucoup de curieux, ce qui lui formait un cortège et une sorte de triomphe ». Il se fait mener à l’église de la Madeleine, en construction, « indispensable complément à la perspective de la place » ; aux Champs-Élysées, qui ont été prolongés jusqu’au pont de Neuilly. À la nuit tombée, la foule l’escorte toujours.
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Hommages rendus à Voltaire sur le Théâtre Français, le 30 Mars 1778, après la 6ème représentation d'Irène. Gallica
            Le 30 mars, Voltaire va décidément beaucoup mieux, l’apothéose peut se déployer. « Le grand homme, écrit le Journal de Paris, nous présente aujourd’hui un spectacle qui ne s’est pas renouvelé depuis les beaux jours de la Grèce : Sophocle revenant au sein de sa patrie dans une extrême vieillesse pour y recevoir le prix de quatre-vingts ans de travaux ». Cela, c’est pour la soirée ; auparavant, Voltaire retrouve le chemin de l’Académie française et les salles de l’aile Lemercier du Louvre, entre le pavillon de l’Horloge et le pavillon de Beauvais. Il en est naturellement élu directeur pour le second semestre.
« De l’Académie au théâtre où il s’est rendu, le peuple l’a accompagné sans cesser de l’acclamer », écrit à sa sœur le Russe Fonvizine. Aux Tuileries, Voltaire prend place dans la loge des gentilshommes de la chambre, entre Mme Denis, sa nièce, et Mme de Villette, « belle et bonne ». À la fin de la représentation, dans un enthousiasme indescriptible et des applaudissements de près d’un quart d’heure, il se voit couronner de lauriers. C’est Brizard, qui a remplacé Lekain, mort durant les répétitions, dans le rôle de Léonce, père d’Irène, qui a été chargé par la troupe de ceindre le moderne Sophocle.
Fonvizine poursuit pour sa sœur : « Et dès qu’à sa sortie du théâtre Voltaire a commencé à s’installer dans son carrosse, le peuple s’est mis à crier “Des flambeaux ! Des flambeaux !”. Quand les flambeaux ont été là, on a ordonné au cocher d’aller au pas et le peuple, en une foule innombrable, l’a accompagné jusque chez lui en criant sans arrêt : “Vive Voltaire!” ». Mozart, arrivé à Paris une semaine plus tôt, était sans doute parmi la foule.
Le lendemain, Voltaire peut écrire à la présidente de Meynières, cette dame qui a réfuté Jean-Jacques et traduit Hume : « Après trente ans d’absence et soixante ans de persécution, j’ai trouvé un public et même un parterre devenu philosophe ». Sainte-Beuve en conclut : « Il avait fait Paris à son image, et il l’avait fait de loin – n’y ayant jamais depuis sa première jeunesse, à l’en croire, demeuré deux ans de suite. Ce n’est pas le résultat le moins singulier de cette merveilleuse existence ».
Trois semaines après la première d’Irène, Voltaire est reçu à la loge maçonnique des Neuf Sœurs par un Américain et un Russe : il y entre appuyé au bras de Benjamin Franklin ; il est accueilli par le comte de Strogonoff, chambellan de Catherine II, président de l’Académie des beaux-arts de Saint-Pétersbourg, et par l’astronome philosophe Lalande. Le cocasse est que la cérémonie se déroule à l’ancien noviciat des jésuites, au 80, rue Bonaparte, où sont désormais établies une vingtaine de loges. On lit des vers, on banquette, et La Dixmerie, un homme de lettres, couronne la fête par cet impromptu :
« Qu’au seul nom de l’illustre frère
Tout maçon triomphe aujourd’hui.
S’il reçoit de nous la lumière,
L’univers la reçoit de lui. »
« Il s’est montré dans l’après-dîner sur son balcon au peuple assemblé ; il était entre M. le comte d’Argental et le marquis de Thibouville », écrit Bachaumont. Ce balcon donne sur le bassin du Louvre, le rectangle d’or de Paris ; de là, Voltaire toise le palais vide de souverain depuis un siècle.
Le 7 mai, Voltaire présente à l’Académie française le projet d’un nouveau dictionnaire ; il réclame pour cela à Wagnière, retourné à Ferney, tous les livres de sa bibliothèque. Le 11, il entre en agonie. Le 26 mai, il apprend que le fils de Lally vient d’obtenir du parlement de Bourgogne la cassation de l’arrêt qui, en 1766, avait condamné son père « à être décapité comme dûment atteint d’avoir trahi [à Pondichéry, vers la fin de la guerre de Sept Ans] les intérêts du roi, de l’État, et de la Compagnie des Indes, d’abus d’autorité, vexations, et exactions ». Voltaire s’était employé avec beaucoup d’énergie à la réhabilitation du général. Il trouve la force d’écrire au comte de Lally : « Le mourant ressuscite en apprenant cette grande nouvelle ; il embrasse bien tendrement M. de Lally ; il voit que le roi est le défenseur de la justice : il mourra content ».
            Le 30 mai 1778, Voltaire meurt, en effet, à l’hôtel de Villette. Comme on n’est pas tout à fait sûr que sa rétractation soit vraiment recevable, on transporte secrètement sa dépouille en carrosse jusqu’à l’abbaye de Scellières, voisine de Troyes, où l’inhume un neveu.

RETOUR À PARIS (II. 1778…)

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(dix-neuvième et dernier épisode du Paris, la ville rêvée de Voltaire, commencé ici avec la livraison de novembre 2013)


L’auteur de la belle et grande révolution


Rousseau a laissé, le 20 mai, la rue Plâtrière pour Ermenonville ; il y est mort le 2 juillet, le marquis de Girardin l’a fait inhumer dans l’île des peupliers.
Sophie Volland s’est éteinte depuis quatre mois lorsqu’en juillet 1784, Diderot quitte ses étages de la rue Taranne pour emménager au 39, rue de Richelieu. L’impératrice de Russie a loué pour lui le rez-de-chaussée de l’hôtel de Bezons ; il n’y habitera que douze jours. Il meurt le 31 juillet, est autopsié conformément à ses dernières volontés, puis enterré en l’église Saint-Roch de la rue Saint-Honoré. Sa mort subite avait empêché toute démarche ecclésiastique ; les quelques scrupules du curé de Saint-Roch, « fondés sur la doctrine répandue dans ses écrits, doctrine qui n’avait été démentie par aucune profession publique », ont vite cédé, selon Meister, « à la demande d’un convoi de 1 500 à 1 800 livres » présentée par son gendre.
Les Théatins ont élevé un bâtiment de rapport au flanc de l’hôtel mortuaire de Voltaire. Villette se présente, raconte Desnoiresterres, offre un bon prix du rez-de-chaussée et de l’entresol, et l’affaire est bientôt conclue. Puis il sous-loue l’une des boutiques à un marchand d’estampes, à la condition expresse qu’il fera peindre en lettres d’or cette enseigne : Au Grand Voltaire.
L'ordre du cortège lors du transfert des mânes de Voltaire au Panthéon. Gallica
En avril 1791, Villette prend sur lui de rebaptiser le quai tout entier : « Frères et amis », écrit-il à ses concitoyens dans la Chronique de Paris, ce quotidien de la rue des Poitevins qui a pour devise “Liberté, Vérité, Impartialité”, « j’ai pris la liberté d’effacer, à l’angle de ma maison, cette inscription Quai des Théatins ; et je viens d’y substituer : Quai de Voltaire. C’est chez moi qu’est mort ce grand homme, son souvenir est immortel comme ses ouvrages. Nous aurons toujours un Voltaire, et nous n’aurons jamais de Théatins... Je ne sais si MM. les municipaux, MM. les voyers, MM. les commissaires de quartier trouveront illégale cette nouvelle dénomination, puisqu’ils ne l’ont pas ordonnée : mais j’ai pensé que le décret de l’Assemblée nationale, qui prépare les honneurs publics à Mirabeau, à Jean-Jacques, à Voltaire, était, pour cette légère innovation, une autorité suffisante ».
Le patriote Palloy, poursuit Desnoiresterres, ce dispensateur des pierres de la Bastille, s’était avisé d’inscrire le nom de Rousseau sur quatre de ces illustres moellons pour les encoignures de la rue Plâtrière. « Ce trait est bien digne de votre civisme, lui répond Villette dans les colonnes de la Chronique de Paris, et je ne doute pas que la municipalité ne fasse droit à votre requête ; mais le quai des ci-devant Théatins était encore plus susceptible de recevoir des pierres de la Bastille pour sa nouvelle inscription : Quai Voltaire. Jean-Jacques n’a pas été comme lui dans cette horrible forteresse. »
Le nom de Voltaire est officiellement attribué au quai des Théatins, le 4 mai 1791. Le 8 mai, à l’ouverture de la séance de l’Assemblée nationale, son président, M. Treilhard, rappelle « que Voltaire, en 1764 dans une lettre particulière qu’il écrivait, annonçait cette révolution dont nous sommes témoins ; il l’annonçait telle que nous la voyons ; il sentait qu’elle pourrait être encore retardée, que ses yeux n’en seraient pas les témoins, mais que les enfants de la génération d’alors en jouiraient dans toute sa plénitude ».
« C’est à lui que nous la devons, poursuit-il, et c’est peut-être un des premiers pour lesquels nous élevons les honneurs que vous destinez aux grands hommes qui ont bien mérité de la patrie. Je ne parle pas ici de la conduite particulière de Voltaire ; il suffit qu’il ait honoré le genre humain, qu’il soit l’auteur d’une révolution aussi belle, aussi grande, que la nôtre pour que nous nous empressions tous à lui faire rendre au plus tôt les hommages qui lui sont dus. »
Deux mois plus tard, le Moniteur du 13 juillet 1791 peut en relater la cérémonie : « Dimanche, 10 de ce mois, M. le procureur syndic du département et une députation du corps municipal se sont rendus, savoir le procureur syndic aux limites du département, et la députation de la municipalité à la barrière de Charenton pour recevoir le corps de Voltaire. Un char de forme antique portait le sarcophage dans lequel était contenu le cercueil. Des branches de laurier et de chêne entrelacées de roses, de myrtes et de fleurs des champs, entouraient et ombrageaient le char sur lequel étaient deux inscriptions : l’une, “Si l’homme est créé libre il doit se gouverner ” ; l’autre, “Si l’homme a des tyrans, il doit les détrôner” ».
« Plusieurs députations, tant de la garde nationale que des sociétés patriotiques, formaient un cortège nombreux, et ont conduit le corps sur les ruines de la Bastille. On avait élevé une plate-forme sur l’emplacement qu’occupait la tour dans laquelle Voltaire fut renfermé. Son cercueil, avant d’y être déposé, a été montré à la foule innombrable des spectateurs qui l’environnaient, et les plus vifs applaudissements ont succédé à ce religieux silence. Des bosquets garnis de verdure couvraient la surface de la Bastille. Avec les pierres provenant de la démolition de cette forteresse, on avait formé un rocher sur le sommet et autour duquel on voyait divers attributs et allégories. On lisait sur une de ces pierres : “Reçois en ces lieux où t’enchaîna le despotisme, Voltaire, les honneurs que te rend la patrie”. »
Le cortège avant le franchissement du pont Royal. Au coin de la rue de Beaune, l'hôtel de Villette où est mort Voltaire. L'église des Théatins est visible plus à gauche. Gallica


Il vengea Calas, La Barre…


Les cendres de Voltaire ont reposé toute la nuit sur la masse de pierres qui s’élevait à l’emplacement de la Bastille, « purifiant une terre que le despotisme avait souillée par tant d’actes arbitraires », à lire Duvernet, son biographe.
« La cérémonie de la translation au Panthéon français avait été fixée pour le lundi 11, poursuit le Moniteur ; mais une pluie survenue pendant une partie de la nuit et de la matinée avait déterminé d’abord la remettre au lendemain. Cependant, tout étant préparé, et la pluie ayant cessé, on n’a pas cru devoir la retarder ; le cortège s’est mis en marche à deux heures après midi. Députation nombreuse de tous les bataillons de la garde nationale, groupe armé de forts de la halle. Les portraits en relief de Voltaire, J.-J. Rousseau, Mirabeau et Désilles [qui en 1790, à Nancy, s’était dressé face à trois régiments entrés en rébellion contre l'Assemblée Nationale], environnaient le buste de Mirabeau, donné par M. Palloy à la commune d’Argenteuil. (…) Les citoyens du faubourg Saint-Antoine, portant le drapeau de la Bastille, avec un plan de cette forteresse représenté en relief, et ayant au milieu d’eux une citoyenne en habit d’amazone, uniforme de la garde nationale, laquelle a assisté au siège de la Bastille et a concouru à sa prise ; un groupe de citoyens armés de piques, dont une était surmontée du bonnet de la Liberté et de cette devise De ce fer naquit la liberté ; (…) Les académies et les gens de lettres environnaient un coffre d’or renfermant les soixante-dix volumes de ses œuvres, donnés par M. Beaumarchais.
« Le char était traîné par douze chevaux gris blanc, attelés sur quatre de front et conduits par des hommes vêtus à la manière antique. Le haut était surmonté d’un lit funèbre, sur lequel on voyait le philosophe étendu, et la Renommée lui posant une couronne sur la tête. Le sarcophage était orné de ces inscriptions : “Il vengea Calas, La Barre, Sirven et Montbailly”. “Poète, philosophe, historien, il a fait prendre un grand essor à l’esprit humain, et nous a préparés à devenir libres”. »
Le cortège va maintenant traverser ce Paris que Voltaire a transformé post-mortem : devant Saint-Sulpice, Servandoni avait ébauché une place selon ses vœux dès 1756 ; elle ne prendra pourtant de l’ampleur que dans les années 1830, et l’église Saint-Gervais ne sera dégagée que vingt ans plus tard encore. La fontaine des Innocents, en revanche, a été décollée de l’église éponyme en 1788 ; Pajou l’a fermée d’une quatrième arche, Houdon l’a dotée de trois naïades supplémentaires.
La même année, le parterre des Italiens était assis, et le Mercure lui dédiait cette épître :
« Loin de juger légèrement
Maint Opéra, comme naguère,
Désormais, Messieurs du parterre
Pourront asseoir leur jugement. »
Leur nouvelle salle ressemblait à un temple grec et elle était précédée d’une place, malheureusement elle refusait qu’on la vît depuis le boulevard, auquel elle tournait le dos pour manifester qu’elle n’avait rien de commun avec ses tréteaux de saltimbanques. Enfin, en 1790, les quatre esclaves avaient été retirés du piédestal royal de la place des Victoires et transportés au Louvre.
« Le cortège a suivi les boulevards, depuis l’emplacement de la Bastille, et s’est arrêté vis-à-vis l’Opéra [depuis 1781 dans la salle dite aujourd’hui de la Porte Saint-Martin]. Le buste de Voltaire ornait le frontispice du bâtiment ; des festons et des guirlandes de fleurs entouraient des médaillons sur lesquels on lisait : Pandore, le Temple de la gloire, Samson. Après que les acteurs eurent couronné la statue et chanté un hymne, on se remit en route et on suivit les boulevards jusqu’à 1a place Louis-XV, le quai de la Conférence, le Pont-Royal, le quai Voltaire.
« Devant la maison de M. Charles Villette, dans laquelle est déposé le cœur de Voltaire, on avait planté quatre peupliers très élevés, lesquels étaient réunis par des guirlandes de feuilles de chêne, qui formaient une voûte de verdure au milieu de laquelle il y avait une couronne de roses que l’on a descendue sur le char au moment de son passage. On lisait sur le devant de cette maison : “Son esprit est partout et son cœur est ici”.
« Madame Villette a posé cette couronne sur la statue d’or. On voyait couler des yeux de cette aimable dame des larmes qui lui étaient arrachées par le souvenir que lui rappelait cette cérémonie. On avait élevé devant cette maison un amphithéâtre qui était rempli de jeunes demoiselles vêtues de blanc, une guirlande de roses sur la tête, avec une ceinture bleue et une couronne civique à la main. On chanta devant cette maison, au son d’une musique exécutée en partie par des instruments antiques, des strophes d’une ode de MM. Chénier et Gossec.
« Madame Villette et la famille Calas ont pris rang. À ce moment, plusieurs autres dames, vêtues de blanc, de ceintures et rubans aux trois couleurs, précédaient le char. On a fait une autre station devant le théâtre de la Nation [c’est alors le nom de la nouvelle salle de la Comédie-Française, construite en 1782, où le parterre a été assis pour la première fois]. Les colonnes de cet édifice étaient décorées de guirlandes de fleurs naturelles. Une riche draperie cachait les entrées ; sur le fronton, on lisait cette inscription : “Il fit Irèneà quatre-vingt-trois ans”. Sur chacune des colonnes était le titre d’une des pièces de théâtre de Voltaire, renfermées dans trente-deux médaillons.
« On avait placé un de ses bustes devant l’ancien emplacement de la Comédie-Française, rue des Fossés-Saint-Germain ; il était couronné par deux génies, et on avait mis au bas cette inscription : “À dix-sept ans il fit Œdipe”.
Le char dessiné par David. Gallica
« On exécuta devant le théâtre de la Nation un chœur de l’opéra de Samson. Après cette station, le cortège s’est remis en marche, et est arrivé au Panthéon à dix heures. On doit particulièrement des éloges à MM. David et Cellerier. Le premier leur a fourni les dessins du char, qui est un modèle du meilleur goût. Le second s’est distingué par son activité à suivre les travaux de cette fête, et par le talent dont il a fait preuve dans l’ingénieuse décoration de l’emplacement de la Bastille.
« Le temps, qui avait été très orageux toute la matinée, a été assez beau pendant tout le temps que le cortège était en marche, et la pluie n’a commencé qu’au moment où il arrivait à Sainte-Geneviève. Cette fête a attiré à Paris un grand nombre d’étrangers. »

Le dernier exil


À la Restauration, le Panthéon a naturellement repris son ancien nom monarchique d’église Sainte-Geneviève, et le clergé exige que les tombes de Voltaire et de Rousseau, qui y a rejoint son aîné en 1794, soient déplacées hors de la crypte, à l’extérieur de la verticale de l’espace consacré ; ce qui est fait le 29 décembre 1821.
Le 4 septembre 1830, la monarchie de Juillet décide de les réinstaller à leur place primitive, et comme les sarcophages sont à moitié pourris, moisis, détruits, on les remet à neuf. En 1864, en même temps qu’Haussmann– Voltaire réincarné – fait « élargir les rues étroites et infectes », « le centre de la ville, obscur, resserré, hideux », « ces rues étroites dans les quartiers les plus fréquentés », « ces carrefours irréguliers et dignes d’une ville de barbares », l’empereur Napoléon III exprime l’intention de rendre son intégrité à la dépouille du Panthéon en y réunissant le cœur provenant de la succession Villette. « Mais, Sire, aurait dit M. Darboy, archevêque de Paris, il faudrait, avant de rien décider, savoir s’il y a quelque chose. Le bruit court depuis longtemps qu’au Panthéon il ne se trouve qu’un tombeau vide. » « On aurait vérifié », écrivent Gustave Avenel et Émile de La Bédollière dans leur Appendice à la Vie de Voltaire par Condorcet, « et l’on n’aurait, en effet, trouvé que le vide. »
À les en croire – et ils suivent là le récit de M. Paul Lacroix (alias le bibliophile Jacob), qui le tenait lui-même indirectement de la bouche de l’un des auteurs de l’acte –, dès mai 1814, M. de Puymorin, directeur de la Monnaie, son frère et quelques autres royalistes et chrétiens avaient exhumé nuitamment les restes de Voltaire et de Rousseau, qu’ils étaient allés dissoudre dans la chaux vive à la barrière de la Gare, vis-à-vis Bercy, au milieu des cabarets et des guinguettes, sur un terrain appartenant à la gare d’eau désaffectée.
Ainsi, la privation de sépulture, dont l’image le hantait depuis l’enterrement d’Adrienne Lecouvreur, était finalement son lot, un quart de siècle après une inhumation dans les formes. Elle ne faisait finalement qu’ajouter à la présence de Voltaire sur le sol de Paris : un quai sur le bassin du Louvre, soit le meilleur de l’urbanisme du siècle de Louis XIV ; un large et rectiligne boulevard, soit la réalisation de ce qu’il préfigurait des temps à venir ; le Panthéon pour la reconnaissance de la patrie ; enfin, la terre nue, en partage avec les comédiens qui avaient répandu sa parole à tous les échos.

SOUS LE PONT MARIE PASSE LA REINE

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Ce billet est né d’une question inattendue : « Qu’avez-vous à dire sur le pont Marie ? » Sur le pont lui-même, peu de choses, sinon qu’il ne fut qu’un élément d’un programme urbanistique, celui de l’île Saint-Louis, surgie pourrait-on dire des flots un beau matin, toute habillée déjà de ses rues et de ses maisons, là où il n’y avait auparavant, de part et d’autre d’un canal, que du linge blanchissant sur pré et des vaches au pâturage. Lotie en un temps très court par un maître maçon, Christophe Marie, et ses deux associés, François Le Regrattier, trésorier des Cent-Suisses de la garde, et L. Poulletier, commissaire ordinaire des guerres, ses bâtiments sont dus pour l’essentiel, de surcroît, à un unique architecte, Louis Le Vau, qui y est à lui seul l’auteur d’une bonne vingtaine de maisons de rapport (dont trois pour lui-même), d’une demi-douzaine d’hôtels prestigieux du côté est, du pont de la Tournelle, des maisons posées sur le pont Marie (dressées par le charpentier Claude Dublet), et de l’aspect final des quais. Sans compter que son frère cadet a conçu quelques-unes des constructions de l’autre extrémité de l’île. Enfin, le principal client de Le Vau, Nicolas Lambert « le Riche », outre le magnifique hôtel qui porte toujours son nom, a été le commanditaire de quatorze autres bâtiments de l’île.
Pareille homogénéité, ce qui se dit, en langue classique, respect de la règle des trois unités, de style, de temps et de lieu, a dû rendre jaloux les dramaturges du Grand Siècle. Une plaque rappelle désormais que « le 11 octobre 1614, la première pierre de ce pont fut posée par le jeune Louis XIII et sa mère, Marie de Médicis, en présence du prévôt des marchands, Robert Miron. » Quand débute le règne personnel de Louis XIV, en 1660, l’île Saint-Louis est achevée dans sa perfection. Seul accroc au programme, une crue a emporté, le 1er mars 1658, en pleine nuit, deux arches du pont Marie côté île et une soixantaine d’habitants des vingt maisons perchées dessus. La partie écroulée sera reconstruite en 1667 mais sans habitations sur le tronçon refait, et le pont en gardera l’aspect ébréché que montre une toile de Raguenet près de cent ans plus tard.
Le pont Marie par Raguenet, 1757. En amorce, le pont Rouge, futur pont Saint-Louis
Reste que l’histoire d’un pont, c’est peut-être, plus que celle de sa construction, celle de ceux qui sont passés dessus, ou dessous. L’île Saint-Louis étant neuve dans l’histoire de Paris, et la vieille aristocratie déjà pourvue de nobles demeures, ce sont de nouveaux riches qui s’y installent, financiers et magistrats – le Palais n’est pas loin –, ou, par exemple les fils de Gruÿn, le tavernier de cette Pomme de pin de la rue de la Juiverie, dans l’île de la Cité voisine, où fréquentent Molière, Boileau, La Fontaine et Racine. Philippe Gruÿn est au 32, quai de Béthune, (alors quai « des Balcons », Le Vau ayant suggéré que tous les hôtels de ce côté en soient dotés, et le fer forgé en remplacement des balustrades de pierre d’autrefois en fait de longues coursives au-dessus du fleuve.) Charles Gruÿn, dit des Bordes, (qui tombera en même temps que Fouquet), habite, au 17, quai d’Anjou, l’hôtel dit aujourd’hui de Lauzun pour avoir été revendu au marquis de Lauzun par le fils de Charles en 1682. Mais on supposera que les fils du tavernier, question d’habitude, regagnent leur domicile depuis l’île de la Cité, après avoir été saluer papa, par le pont Saint-Louis.
Philippe de Champaigne, qui eut son atelier, durant une bonne douzaine d’années, au premier étage, en fond de cour du côté gauche, du 15, quai de Bourbon, dans la mesure où il travailla durant cette période aussi bien au Val de Grâce et à Port-Royal qu’aux Tuileries, a dû emprunter largement le pont de la Tournelle, au moins autant que son opposé. On ne retiendra donc ni l’un ni les autres parmi les fouleurs de pont Marie qui nous intéressent : ceux qui l’empruntent sinon exclusivement du moins principalement.
Voltaire, par exemple. « Mme du Châtelet, écrit-il, vient d’acheter une maison faite pour un souverain qui serait philosophe : elle est heureusement dans un quartier éloigné de tout, c’est ce qui fait qu’on a eu pour 200 000 francs ce qui a coûté 2 millions à bâtir et à orner ». Cette maison, c’est l’hôtel Lambert bâti par Le Vau, orné par CharlesLe Brun, dont la galerie est la première œuvre monumentale, et EustacheLe Sueur, qui en peignit le vestibule de l’escalier, le Salon des Muses comme le Cabinet de l’Amour. Quand Voltaire y vient, c’est de Cirey, dans la Haute-Marne, de l’est donc, par la rive droite.
La galerie de l'hôtel Lambert, par Le Brun. Gravure de Bernard Picart. Gallica
« Éloigné de tout », c’est dire seulement que le quartier n’est pas à la mode. Il ne l’est pas devenu sous la Restauration. Imaginer là une boutique semble une véritable gageure. Et pourtant… « Par un beau jour de juin [entre 1818 et 1823, dates de l’action du roman], en entrant par le pont Marie dans l’île Saint-Louis, [César Birotteau] vit une jeune fille debout sur la porte d’une boutique située à l’encoignure du quai d’Anjou. Constance Pillerault était la première demoiselle d’un magasin de nouveautés nommé « Le Petit-Matelot », le premier des magasins qui, depuis, se sont établis dans Paris avec plus ou moins d’enseignes peintes, banderoles flottantes, montres pleines de châles en balançoire… Le bas prix de tous les objets dits Nouveautés qui se trouvaient au Petit-Matelot lui donna une vogue inouïe dans l’endroit de Paris le moins favorable à la vogue et au commerce. »
Quand on ne la voit pas avec les yeux de l’amour, ceux de César Birotteau, frappé d’un immédiat coup de foudre, l’île semble bien dépourvue d’attraits. « Si vous vous promenez dans les rues de l’île Saint-Louis, ne demandez raison de la tristesse nerveuse qui s’empare de vous qu’à la solitude, à l’air morne des maisons et des grands hôtels déserts. Cette île, le cadavre des Fermiers généraux, est comme la Venise de Paris », écrit Balzac dans un autre de ses romans, Ferragus. L’expression « cadavre des Fermiers généraux » fait allusion à ce qu’en 1719, la Ferme générale s’était installée à l’hôtel de Bretonvilliers, à la pointe amont de l’ile, devant un grand jardin à la française en terrasse. « Là, ils étudient l’art de donner au pressoir du sang du peuple une force plus comprimante », devait écrire Louis Sébastien Mercier.
Cette île sépulcrale est pourtant la terre où revit, en exil, la nation polonaise après le soulèvement de 1830 : le prince Adam Czartoryski, président du gouvernement provisoire, va racheter l’hôtel Lambert, tandis que, diagonalement opposée au Petit-Matelot, à l’autre bout de la rue des Deux-Ponts, donc près de celui de la Tournelle dont les fouleurs sont hors sujet, s’ouvre l’Académie polonaise des Sciences et des Arts, avec sa bibliothèque que dirige le poète Adam Mickiewicz au verbe messianique.
De qui peut-on dire avec certitude qu’il passe le pont, le nôtre, celui de Marie, dans ces années-là ? Le peintre et le modèle. Le peintre habite l’île, le modèle le Marais, il se sont connus à mi-chemin dans ce bal, à côté du passage Charlemagne, que l’on appelle la Reine ou la Dame Blanche, le bal des Acacias ou, dans le monde des collégiens, l’Astic. Son public, nous dit Victor Rozier dans Les bals publics à Paris (1855), « était presque exclusivement composé d’artistes et de jeunes israélites qui habitaient le quartier Saint-Antoine. Celles-ci n’avaient guère d’autre pratique de leur religion que de se recréer le jour du sabbat en se livrant au plaisir de la danse. Elles étaient couturières ou blanchisseuses, passementières ou brunisseuses ; mais bientôt elles quittaient le giron paternel et professaient un métier que leur type et leurs perfections physiques leur permettaient d’exercer. Elles étaient modèles. » « C'était, écrit Charles Virmaître dans son Paris oublié (1886), le rendez-vous des grands peintres, qui venaient là pour y chercher des modèles. Chacun sait que le quartier était et est encore peuplé d'israélites. »
Marix, de son vrai nom Joséphine Bloch, a 15 ans quand elle pose devant Ary Scheffer, en 1837, pour deux tableaux inspirés par le Wilhelm Meister de Goethe. Son père est marchand. Elle a grandi, comme ses deux sœurs cadettes qui seront modèles à sa suite, dans les environs de la synagogue située alors rue du Temple (entre les rues ND de Nazareth et du Vertbois). Boissard de Boisdenier, de neuf ans son aîné, est déjà l’auteur d’un Épisode de la retraite de Russie, exposé au Salon de 1835. Il est installé 3, quai d’Anjou quand il évoque pour la première fois, dans un billet à Théophile Gautier, la jeune modèle connue à l’Astic. « Dante avait Béatrix / Mais Boissard a Marix », écrira Pétrus Borel cinq ou six ans plus tard.
Le peintre Charles François Daubigny, longtemps l’élève de son père au 54, rue Vieille-du-Temple, vient bientôt s’installer 13, quai d’Anjou. Avec ses camarades Louis Joseph Trimolet, Louis Charles Auguste Steinhell, Ernest Meissonier et le sculpteur Geoffroy-Dechaume, il a signé une convention : chacun, à tour de rôle, bénéficiera d’une année pleine pour se consacrer à son œuvre, entretenu par les autres qui se livreront pour cela à des besognes alimentaires.
L'hôtel de Lauzun vers 1900 par Atget. Gallica
A l’automne 1844, Marix prend son indépendance et, se rapprochant de son amant, loue une pièce sur cour à l’hôtel de Lauzun, dit maintenant Pimodan, où elle se déclare « fleuriste ». Au début d’avril 1845, le couple s’installe à l’étage noble du prestigieux hôtel. Daumier, qui s’est marié, vient habiter avec son épouse 9, quai d’Anjou. Daubigny laisse son appartement à Geoffroy Dechaume et passe 27, quai Bourbon

L’île des rêves sans sommeil

On a vu le fantasque Baudelaire au rez-de-chaussée du 10, quai de Béthune, dans une pièce unique, très haute. Le temps d’installer sa « Vénus noire », Jeanne Duval, et la blonde soubrette de celle-ci, au 6, rue de la Femme-sans-Tête (aujourd’hui rue Le Regrattier), il a disparu. On le voit réapparaître 17, quai d’Anjou, à l’hôtel Pimodan, dans deux pièces et un cabinet sous les combles, éclairés d’une seule fenêtre aux carreaux dépolis jusqu’aux avant-derniers, de sorte que ne soit visible que le ciel et rien d’autre !
À la même époque, « plutôt l’air d’un neveu qui va dîner chez sa vieille tante », Théophile Gautier se glisse « un soir de décembre, obéissant à une convocation mystérieuse, rédigée en termes énigmatiques compris des affiliés, inintelligibles pour d’autres », dans le même hôtel Pimodan de ce « quartier lointain, espèce d’oasis de solitude au milieu de Paris, que le fleuve, en l’entourant de ses deux bras, semble défendre contre les empiétements de la civilisation ».
« Assurément, les gens qui m’avaient vu partir de chez moi à l’heure où les simples mortels prennent leur nourriture ne se doutaient pas que j’allasse à l’île Saint-Louis, endroit vertueux et patriarcal s’il en fut, consommer un mets étrange qui servait, il y a plusieurs siècles, de moyen d’excitation à un cheik imposteur pour pousser des illuminés à l’assassinat ».
Pendant que Gautier monte les escaliers, Baudelaire descend, « petite moustache et admirablement vêtu », vers le plus bel et plus grand appartement de l’hôtel, celui de Boissard de Boisdenier et de Marix où, autour d’un clavecin peint par Watteau, le club des Haschischins réunit ce soir-là Balzac, Delacroix et un médecin aliéniste de Bicêtre venu étudier la production de rêves sans sommeil, le Dr Moreau, en tout, une douzaine de personnes.
Aux heures moins sombres, et à la saison plus douce, Daumier, de son dernier étage du 9, quai d’Anjou, près de l’hôtel Lambert où, chez le prince Czartoryski, la musique que jouait Chopin entretient l’espérance, peut voir entrer à l’hôtel Pimodan Apollonie Sabatier et quelques dames de petite vertu quittant en peignoir l’école de natation très à la mode des « Bains de l’hôtel Lambert », mêlées aux clients d’Arondel, le marchand d’antiquités du rez-de-chaussée, qui ruine Baudelaire en lui vendant de faux Bassan.
Chopin à l'hôtel Lambert, Teofil Kwiatkowski. Wikipédia
« Pomaré en grande toilette, cherchant des appartements, entre un jour, guidée par la portière… », commence Théodore de Banville, mais terminons avec la reine du bal Mabille les allées et venues à l’hôtel Pimodan.
Marix en sort, pour s’arrêter deux maisons plus loin, au n° 13, pousse la porte du sculpteur Geoffroy de Chaume, impatient de prendre des moulages de son corps si parfait.
L’endroit n’est peut-être pas aussi « vertueux et patriarcal » que l’affirme Gautier. Mais il serait abusif de profiter de ce que Jean Wallon, l’un des modèles du philosophe Colline dans les Scènes de la vie de bohème et l’un des personnages représentés dans la Brasserie Andler peinte par Courbet, habite à l’autre bout de la rue Saint-Louis-en-l’île pour en faire un fief des bohémiens.
L’île a son côté industrieux : derrière chez Jean Wallon, l’entreprise de Boutarel emploie, depuis le début du siècle, cinq cents ouvriers à la fabrication d’indienne et à la teinture d’étoffes, et quand Roger de Beauvoir donne à un cocher – la passerelle Damiette existe, à l’est de l’île, depuis 1838, mais avec trois mètres de largeur, elle est réservée aux piétons -, l’adresse de l’hôtel de Pimodan, il s’entend répondre : « Vous voulez dire l’hôtel des teinturiers ? Je passe souvent par là, et je vois couler devant cette maison des ruisseaux de toutes couleurs ». Effectivement, « une fumée épaisse, nauséabonde, s’échappait des caves aux larges portes ouvertes sur le quai d’Anjou comme autant de vomitoires » ; ce n’était pas celle du haschisch.
Après la promiscuité du garni, le maçon limousin Martin Nadaud partage 23, rue Saint-Louis-en-l’Ile, « une assez vaste chambre » du 3ème étage, dans le bâtiment du fond de la cour, avec Jacques Lafaye, et Jean Roby, deux des pays que son père a mis à ses trousses. Après sa journée de chantier, il y donne des cours, de 8 heures à 10 ou 11 heures du soir, à 14 ou 15 élèves, auxquels il apprend à lire dans les Paroles d’un croyant, de Lamenais, et dans les brochures “les plus révolutionnaires” qu’il achète chez le libraire Rouanet, rue Joquelet (aujourd’hui rue Léon-Cladel, 2e arrondissement).

Le Conseil municipal chez les haschischins

Boutarel parti à Clichy avec son usine, on ouvre sur son terrain, en 1846, une rue dont le nom rappelle sa présence. C’est la première fois depuis deux cents ans, depuis sa création donc, qu’on touche à l’île Saint-Louis, ce conservatoire de l’urbanisme du XVII siècle. Ce n’est malheureusement pas la dernière. Le XIXe finissant, en deux coups de machette terribles, tranche les deux pointes de l’île comme on étête un poisson sur une plage tropicale : c’est la rue Jean-du-Bellay, en prolongement du pont Louis-Philippe, puis, bien plus grave, les ponts de Sully qui fauchent l’hôtel de Bretonvilliers, le Topkapi de notre Corne d’Or, comme disait à peu près Tallemant des Réaux. Il y a maintenant tellement de ponts qu’il est hasardeux de parier par où passent les habitants et leurs visiteurs.
Dans l’île mutilée, Émile Bernard, « élève et maître » de Gauguin, occupe à présent l’ancien atelier de Philippe de Champaigne. Camille Claudel a le sien à deux maisons de là, dans la cour de l’hôtel de Jassaud. On l’en arrache en 1913, pour l’interner. À la fin de l’été, Louise Faure-Favier entraîne Guillaume Apollinaire, Marie Laurencin et quelques amis dans une escapade normande ; l’abbaye de Jumièges et Villequier ne sont qu’un prétexte, le but réel est de réconcilier les amants désunis. Quand elle regagne tristement le quai de Bourbon, la journaliste a constaté que c’était peine perdue.
Dans cette « maison du Centaure », comme on appelle parfois l’hôtel du n°45, à la pointe d’une île qui évoque irrésistiblement un bateau, il n’est bientôt question que de navigation… aérienne. Au troisième étage, Louise Faure-Favier rédige les premiers Guides des voyageurs aériens, consacrés chacun à une ligne : Paris-Bruxelles-Amsterdam, Paris-Lausanne, Paris-Londres, Paris-Prague-Varsovie ! Au premier étage, la princesse Bibesco a un mari qui est l’une des figures de l’aéronautique naissante, et un amant, lord Thomson of Cardington, pionnier des dirigeables géants, qui va disparaître  avec l’un d’eux. L’île Saint-Louis est devenue bigrement moderne.
Les convives viennent-ils du faubourg Saint-Honoré ou du faubourg Saint-Germain, par notre pont Marie ou par le pont de la Tournelle aux « jolis dîners » que le baron Pichon, son nouveau propriétaire, donne à hôtel de Lauzun : « Il s’est ruiné, écrit Gabriel-Louis Pringué, en réparant ce merveilleux petit palais, témoin des amours de la Grande Mademoiselle et de Lauzun. Il n’avait jamais pu arriver à terminer le grand escalier d’honneur, et il avait imaginé un escalier de fortune qui faisait l’effet d’une passerelle couverte de précieux tapis, tendue de tapisseries de haute lice. Sur chaque marche se tenait un valet en habit à la française avec perruque à marteau et catogan de soie noire. La société en était particulièrement choisie et je me rappelle toujours la marquise de Talhouet-Roy qui avait l’air d’un tableau de Nattier et s’habillait comme tel, entrant avec ses deux filles si belles, la marquise de Nicolay et la vicomtesse de Rohan qui me furent de bien chères amies ».
Déjà, c’est le temps du charleston, et Louis Aragon habite chez Nancy Cunard, l’appartement du 1, rue Le Regrattier, sa petite salle à manger donnant sur la rue étroite, où l’on déjeune aux chandelles en plein midi et, dans la chambre à coucher, « le quai, la Seine, le cri égorgé des remorqueurs, le soleil qui descend du Panthéon comme un chien jaune », qu’il décrira dans Blanche ou l’Oubli ; « C’était notre musique à nous ». Vers l’aval, « la rive se termine par un bouquet d’arbres, et un tournant solitaire et triste où viennent s’accouder les amoureux et les désespérés », écrivait-il dans Aurélien ; il le savait pour avoir été l’un et l’autre.
Le Petit-Matelot a prospéré, dans l’une des maisons construites par Le Vau, de 1790, date de sa création, à 1932, quand l’élargissement de la rue des Deux-Ponts fait disparaître les maisons anciennes sur tout un côté et frappe l’autre d’alignement. Malgré quoi, l’île Saint-Louis reste, avec le Marais et le faubourg Saint-Germain, un ensemble relativement épargné.
Marie Curie, née Sklodowska, qui vécut vingt-deux ans à l’hôtel Viole du 36, quai de Béthune, jusqu’à sa mort, en 1934, n’a pas connu le pillage, pendant l’Occupation, de la majeure partie des richesses de cette Bibliothèque polonaise où Rosa Luxembourg, dans les années 1890, travaillait tous les jours à sa thèse. Après la deuxième guerre mondiale, l’hôtel de Lauzun est remis en état : « Il constitue maintenant, écrit alors le préfet de la Seine, la demeure d’apparat du Conseil municipal qui, dans un cadre évocateur et riche de souvenirs historiques, y organise ses réceptions les plus importantes ».
L'hôtel de Lauzun à l'été 2014.
Et il y conduit ses hôtes de marque à bord de la vedette de prestige dont la préfecture de police s’est dotée. Le samedi 15 mai 1948, pour la première fois, le préfet de police et Pierre de Gaulle, président du Conseil municipal depuis huit mois et frère du Général, accueillent à l’embarcadère d’Iéna la princesse Élisabeth d’Angleterre et le duc d’Édimbourg et, en dépit du temps orageux qui menace, leur font remonter la Seine jusqu’à l’île Saint-Louis au milieu d’une foule énorme et enthousiaste, massée sur les deux rives – par prudence, la police a fait évacuer les ponts.
Le 25 mai 1950, le président de la République et Mme Vincent Auriol accompagnent sur la Seine la reine Juliana et le prince des Pays-Bas. Cette fois, la Préfecture a fait le vide sur le parcours fluvial. À l’escale de l’Hôtel de Ville, il y a néanmoins beaucoup de monde pour saluer les souverains. Du coup, bousculant l’itinéraire prévu, le préfet fait faire à la vedette le tour des îles, et passer la reine sous des ponts ouverts au public comptant sur l’effet de surprise pour déjouer un geste de malveillance toujours possible.

De la banlieue rouge au Grand Paris

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A l’occasion de la sortie de De la banlieue rouge au Grand Paris, ce texte qui n’en est pas un extrait mais donne une idée de son contenu :

St-Denis: la cheminée de l'ex Pharmacie de France devant l'anneau du Stade de France
Paris grossit et, régulièrement, doit desserrer sa ceinture d’un cran : on bâtit une enceinte neuve quand trop de constructions sauvages ont débordé la précédente. Dans tous les cas, la banlieue, cet espace de 3 lieues (soit une douzaine de kilomètres) autour de Paris, reste taillable et corvéable à merci.Les cahiers de doléances de 1789, d’Aubervilliers comme d’Issy-les-Moulineaux, protestent contre le droit de pâture : Louis XIV « ayant par une de ses ordonnances permis aux marchands bouchers de Paris de faire rafraîchir leurs moutons dans les plaines et campagnes de la banlieue de Paris, il en est résulté le plus grand inconvénient pour lesdits habitants, en ce que lesdits bouchers abusent de ce droit par le nombre prodigieux des moutons qu'ils font paître et les élèves [animaux nés et élevés chez un éleveur] qu'ils multiplient, ce qui est très préjudiciable, parce que ces animaux dévastent leurs terres et leurs prairies ; lesdits habitants demandent que les bouchers de Paris ne puissent avoir de troupeaux au-dessus de cinquante moutons, et que le nombre desdits bouchers ne puisse être de plus de deux par chaque village de la banlieue. » Idem dans les cahiers de Pantin, de Vanves.
Les cahiers d’Aubervilliers, - elle fait partie des paroisses de banlieue tenues d’enlever, à leurs frais, les boues de Paris pour les étendre sur leurs terres -, demandent la suppression des taxes qui frappent les voitures de ce transport et qui sont de 8 sous par cheval. Ceux de Bagnolet demandent la suppression de la taxe pour l’enlèvement des boues de Paris. Pantin veut pouvoir prendre gratuitement les boues de Montfaucon.
En 1790, la population de Clichy-la-Garenne met à sac les « remises royales », ces taillis qui doivent être conservés en l’état afin que le gibier puisse s’y abriter. A Aubervilliers, on proteste pareillement contre le gibier remisé sur les terres pour le plaisir du roi. Saint-Ouen demande la suppression de toutes les capitaineries royales, notamment de celle de la garenne des Tuileries. Pantin présente semblables réclamations.
Et quand trouve-t-on l’occasion de dormir dans la banlieue maraîchère de Paris ? On en part à 1 heure, à 2 heures du matin, d’Aubervilliers, de Pantin, du Pré-Saint-Gervais en direction des marchés de la capitale, et « les voleurs ont toutes facilités à piller les maisons, désertées la nuit par la plupart des habitants qui vont vendre leurs légumes ».

Dans les années 1840, des considérations stratégiques poussent à la construction de deux lignes de défense, assez au large de Paris qui, depuis la Révolution, a pour limites le mur des Fermiers généraux (actuelles lignes 2 et 6 du métro). La première enceinte stratégique, continue, traverse en leur milieu les communes de la première couronne ; la seconde, en pointillés (des forts détachés), passe derrière ces mêmes communes. Cette fois, les enceintes sont préalables à la croissance, anticipent son mouvement plutôt que d’en prendre acte, offrant deux horizons tout tracés à l’extension de Paris.
Le Second Empire saisit l’occasion et annexe, en 1860, les moitiés de communes coincées depuis vingt ans entre le mur d’octroi des Fermiers généraux et les premières fortifications. L’étape suivante semblait devoir être l’annexion des moitiés restantes, entre les fortifs et les forts. Si cela ne vint pas, c’est que Paris[1] fait déjà ce qu’il veut non seulement de ses 28 communes limitrophes, mais aussi de la cinquantaine d’autres du département de la Seine. Alors que ces 78 communes, la « Seine-banlieue », représentent 30% de la population du département, Paris dispose de 91% des sièges au conseil général dans les débuts de la Troisième République, et encore de près de 80% de ceux-ci après la réforme de 1893.
En 1911, Paris compte 2 888 932 habitants ; la Seine-banlieue, 1 265 932. Le conseil général de la Seine est composé des 80 conseillers municipaux de Paris (chacun des 80 quartiers y constituant aussi un canton) et de 22 élus suburbains pour les 22 cantons découpés dans les quelque 80 communes de la Seine-banlieue. Un conseiller municipal/général parisien représente ainsi un peu plus de 36 000 habitants, un conseiller général de la Seine-banlieue 57 500 !


L’anneau de trois à six kilomètres de large entre fortifs et forts est pour Paris ses escaliers de
Montreuil: remploi de l'ancien château d'eau de Pernod
service, ses communs ; il y met ses usines, à commencer par les plus polluantes.
Nicolas Chaudun,dans le passionnant essai qu’il consacre au baron Haussmann, publie cette note secrète que le préfet de la Seine adresse, en 1857, à Napoléon III :
« Il n'est nul besoin que Paris, capitale de la France, métropole du monde civilisé, but préféré de tous les voyageurs de loisir, renferme des manufactures et des ateliers. Que Paris ne puisse être seulement une ville de luxe, je l'accorde. Ce doit être un foyer de l'activité intellectuelle et artistique, le centre du mouvement financier et commercial du pays en même temps que le siège de son gouvernement ; cela suffit à sa grandeur et à sa prospérité. Dans cet ordre d'idées, il faut donc non seulement poursuivre mais encore hâter l'accomplissement des grands travaux de voirie conçus par Sa Majesté, faire tomber les hautes cheminées, bouleverser les fourmilières où s'agite la misère envieuse, et au lieu de s'épuiser à résoudre le problème qui paraît de plus en plus insoluble de la vie parisienne bon marché, accepter dans une juste mesure la cherté des loyers et des vivres qui est inévitable dans tout grand centre de la population, comme un auxiliaire utile pour défendre Paris contre l'invasion croissante des ouvriers de la province".
Paris place en banlieue ses usines à gaz et ses centrales électriques, ses bassins de décantation et de traitement des eaux, ses incinérateurs d’ordures ménagères. La création du TIRU (Traitement Industriel des Résidus Urbains), à l’initiative de la ville de Paris, est de 1922. Le TIRU est le régisseur des quatre usines d’Ivry, d’Issy, de Saint-Ouen (c’est celle qu’on voit filmée dans La Zone de Georges Lacombe) et de Romainville, qui produisent de l’électricité. Dès le 18 décembre 1935, une délibération du conseil général de la Seine demande d’« envisager le déplacement du TIRU vers des zones où l’incinération ne soit pas dangereuse pour la santé publique » ; en vain. En 1946, à la nationalisation, le TIRU deviendra filiale d’EDF.
Paris y met enfin, en banlieue, quelques-uns de ses grands hôpitaux et ses cimetières « parisiens », tout ça sur des terrains que la capitale possède en pleine propriété, à raison chaque fois de dizaines d’hectares. Rien qu’au chapitre des cimetières, le maire de Clichy, en 1909 (le cimetière des Batignolles, qui sera annexé plus tard par la capitale en même temps que la Zone, appartient alors à son territoire), fait remarquer que Paris tire des profits de la vente des concessions funéraires tandis qu’à Clichy incombe l’entretien des chaussées empruntées pour les visites aux sépultures, et sans que la capitale ne verse à la commune la moindre redevance ou contribution.
Escaliers de service et chambres de bonnes : avant 1914, 200 000 banlieusards viennent travailler à Paris tous les jours. Sous ce titre : « Le régime des transports du plus grand Paris », l’association des usagers des transports en commun demande dès 1926 « le service ouvrier tous les jours, sur toutes les lignes ». La décision du conseil général de réaliser 15 prolongements de lignes de métro jusqu’à l’anneau entre fortifs et forts est de 1928 : 7 prolongements seront réalisés avant la Deuxième Guerre mondiale, 3 pendant celle-ci, tandis que le dernier, Mairie de Saint-Ouen – Carrefour Pleyel, ne sera effectif qu’en 1952.
 
Aubervilliers: des logements neufs (au fond) aux toits d'ateliers en dents de scie
A la Belle Époque, - belle pour les autres -, les députés socialistes de la Seine, Marcel Sembat, Albert Thomas, Édouard Vaillant demandent: « Est-il une classe plus opprimée, plus accablée, plus déshéritée que la vôtre, travailleurs de banlieue ? »
Avant les municipales de mai 1912, le Parti socialiste réclame donc (l’Humanité du 23 avril) : « La réorganisation administrative du département de la Seine ; la création d’une assemblée départementale autonome, issue d’un scrutin équitable, où tous, qu’ils soient de Paris ou de la banlieue, auront mêmes droits ; l’équivalence des charges fiscales, dans tout le département ; la reprise par le département de tous les grands services publics, eau, gaz, force motrice, transports ; l’unification des services d’assistance, d’enseignement, d’hygiène, d’habitation. »
Aux municipales de mai, le Parti socialiste gagne Le Pré-St-Gervais, Alfortville, le Kremlin-Bicêtre, St-Denis, St-Ouen, Puteaux, Levallois en partie. Au 1er tour des cantonales du 2 juin, il obtient Puteaux, Pantin, St-Denis; il est en tête du ballotage à St-Ouen, Ivry et Charenton. L’Humanité du 3 juin, sous la signature de Louis Dubreuilh et le titre Banlieue socialiste, écrit : « Le centre de Paris est peut-être perdu pour nous ; mais autour de ce centre, comme une double couronne socialiste et prolétarienne, nous avons les arrondissements de la périphérie et par delà, de l’autre côté des fortifications la ceinture des communes suburbaines, dont la population ira sans cesse croissant en nombre et en influence politique. Si nous voulons que Paris et que la Seine jouissent d’une administration conforme aux intérêts de la classe ouvrière, c’est donc l’heure, plus que jamais, de réclamer par la désaffectation des fortifications la constitution d’une grande commune parisienne s’étendant jusqu’aux limites du département. » (c’est moi qui souligne)

Les fortifications ont 140 mètres de largeur et sont flanquées d’une zone inconstructible, destinée à dégager le tir, large de 250 mètres. Dès les premières hypothèses de déclassement, en 1898, cette zone non aedificandi s’est couverte de masures et bicoques en tous genres, est devenue LA Zone. En avril 1919, le déclassement de l’enceinte est administrativement réglé, la démolition des fortifs peut commencer.
Le 29 décembre1920, alors que bat son plein le congrès de Tours qui va décider de la création du parti communiste, M. Henri Sellier, membre du Conseil général de la Seine, fait inscrire à l'ordre du jour de cette assemblée une question à M. Autrand, préfet de la Seine, sur les pourparlers engagés avec l'État pour le déclassement de la deuxième ligne de défense de Paris. Les forts détachés sont, comme les fortifs, entourés chacun d’une zone dégagée de 250 mètres. « Il se présente là, écrit le Figaro, une occasion unique dans l'histoire de Paris de réserver mille hectares en espaces libres, répartis sur dix-huit points de la banlieue, et situés sur des hauteurs boisées et aérées ». Les forts n’ont pas été libérés, ils restent, pour beaucoup, occupés par l’armée.

Aux élections municipales de 1919, les socialistes ont conquis vingt-quatre municipalités de banlieue ; elles adhèrent pour l’essentiel à l’Internationale communiste, mais une dizaine d’entre elles passent dans l’entre-deux de « l’Union socialiste communiste » dès 1923. C’est le cas d’André Morizetà Boulogne-sur-Seine, de Justin Oudinà Issy-les-Moulineaux, d’Eugène Boistard au Pré-Saint-Gervais, de Charles Aurayà Pantin, d’Alexandre Bachelet, adjoint au maire de Saint-Ouen.
Au lendemain des élections législatives de mai 1924 et de la victoire du cartel des gauches, Paul Vaillant-Couturier voit, dans L'Humanité, « Paris encerclé par le prolétariat révolutionnaire ». En 1945, la banlieue rouge communiste sera forte de cinquante communes.

L’office départemental des habitations à bon marché (HBM) de la Seine, créé en 1915, a construit à l’emplacement des fortifs 20 000 logements. En avril 1930, Paris s’est « contenté », dans l’anneau entre fortifs et forts, d’annexer la Zone sous prétexte d’en faire des espaces verts. La Zone est encore peuplée de 14 000 personnes quand elle commence, en novembre 1942, à être démantelée pour de bon. Après les espaces verts, il n’est plus question maintenant que d’y tracer un « boulevard » périphérique, mais au sens ancien de boulevard, c’est à dire planté d’arbres. Finalement, c’est le périph’ que l’on connaît qui se construit de 1958 à 1973, séparant Paris de la Seine-banlieue plus étanchement que ne faisaient les fortifs. Dans l’intervalle, en 1964, cette Seine-banlieue a été démembrée entre les nouveaux départements des Hauts-de-Seine, de la Seine-Saint-Denis et du Val-de-Marne, tandis que le département de la Seine a été rétréci, au rebours d’une tendance séculaire, jusqu’à se confondre avec Paris.
 
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La banlieue change : la décentralisation, les délocalisations, font disparaître les emplois industriels. Un nouveau mur double la cloison anti-bruit du périph’ : celui d’immeubles de bureaux comptant, en sous-sol, autant de places de parking qu’il y a d’employés au-dessus ; les nouveaux emplois tertiaires ne correspondent plus aux habitants du voisinage. Dans de vieux ateliers en déshérence, s’installent les gentrifieurs, ces drôles de gens dont la vie crée de la valeur pour le propriétaire, le promoteur. C’est leur coolitude qui fait grimper les loyers et plus seulement, comme auparavant, la qualité des dessertes, le métro, les infrastructures et équipements publics. La centrifugeuse à chasser le populaire tourne à plein.
On a du mal à se rappeler que la banlieue ouest a été, comme celle du nord-est, industrielle. Et plus naturellement que l’autre : les industries chimiques et métallurgiques étant grosses consommatrices d’eau, utilisant le fleuve comme déversoir de leurs rejets, il était logique qu’elles s’installent, sur la Seine, en aval de la capitale. Que reste-t-il, à Boulogne, à Suresnes et Puteaux, à Levallois, de Renault, de Simca et de Citroën ?
Et le nord-est à son tour se transforme : 15 des 24 communes De la banlieue rouge au Grand Paris, sont pourvues de berges, de la Seine, de la Marne, des canaux de Saint-Denis et de l’Ourcq, et les anciens quais de déchargement, encombrés de matériaux hétéroclites, sont susceptibles d’offrir des « bords de l’eau » à des résidences de standing. Il n’est que de voir Pantin, où de petits bateaux de louage, dans le prolongement du parc de la Villette, suivent le fil de l’eau des anciens Grands Moulins abritant la BNP-Paribas à l’agence de publicité bientôt installée dans les Magasins Généraux en passant par le siège neuf de Chanel.
On est encore loin, heureusement, de ce que les deux moitiés se ressemblent ; pour ne prendre que cet infime détail, mais il est symbolique, Levallois a une rue Thierry le Luron, Montreuil un collège Cesaria Evora.

Au début du 21ème siècle, la presse est partie à la pêche d’un vingt-et-unième arrondissement, une misère comparée à Haussmann qui avait gobé d’un coup de quoi en faire huit, et une ambition sacrément réduite par rapport au « gouvernement d’agglomération » réclamé dès 1912. Elle comme Zurban voient dans le rôle du 21ème arrondissement, Montreuil. Le Nouvel Observateurénumère six critères décisifs d’élection. Joinville, par la bouche d’un premier adjoint, pose sa candidature dans le Courrier des maires et des élus locaux : « nous ne verrions aucun inconvénient à devenir un arrondissement parisien. Paris est une réalité omniprésente pour Joinville. C’est historique. La capitale est propriétaire de nombreux terrains et il faut négocier avec elle pour de nombreux projets. Les deux villes ont en commun une partie du bois de Vincennes, le RER A… Le parc des sports de la ville se trouve sur un terrain appartenant à Paris, et cette dernière retraite son eau potable à Joinville. »
Puis on a sauté à l’autre extrême avec une « Métropole du Grand Paris » qui regroupera, au 1er janvier 2016, la capitale et les trois départements adjacents. Par rapport à la Seine d’avant 1964, c’est un tiers de Hauts-de-Seine, une moitié de Seine-Saint-Denis et une moitié de Val-de-Marne en plus. Du ressort de la « Métropole du Grand Paris », l’urbanisme et la solidarité financière, le développement économique, social et culturel, la politique de la ville et l'environnement.
Les intercommunalités situées à l’extérieur de cette limite pourront s’adjoindre à la Métropole sur la base du volontariat, à condition d’être limitrophes et de regrouper au moins deux cent mille habitants. Les intercommunalités de la première couronne auront disparu au 31 décembre 2015 ; elles seront ravalées au rang de « territoires », et seulement à condition de réunir trois cent mille habitants, sortes d’exécutifs des stratégies métropolitaines, privés d’autonomie financière. Une mission de préfiguration, coprésidée par le préfet de la région Ile-de-France et par le président du syndicat d’élus « Paris Métropole », doit d’ici-là résoudre toutes les questions pendantes.
 
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Quel que soit leur point d’insertion dans un ensemble qui les dépasse, les villes de banlieue sont doubles, partageant des traits communs et riches d’histoires particulières. Jules Romains écrivait en novembre 1928, - c’était donc une prémonition, non un constat -, « Pour dire les choses en gros, sans nuances, il n’y a que Paris qui ait une banlieue. Et sans doute ne l’aura-t-il eue à ce point de singularité et de perfection pathétique qu’à peine l’espace d’un siècle : du début du Second Empire, jusque dans les années 1940 ou 1950 ». A nouveau, en 2003, la loi Borloo entendit faire disparaître, en cinq ans !, jusqu’au mot de banlieue, en transformant radicalement sa réalité par la démolition/reconstruction des logements sociaux.

Des deux horizons perdus d’un Grand Paris qui ne s’est pas fait, la ligne des Forts et la limite départementale de la Seine-banlieue, le dernier était trop vaste si l’on voulait pouvoir raconter non « la banlieue » indifférenciée mais autant de personnalités particulières que de villes en une série de monographies. Au critère de l’étendue, s’en rajoutait un autre : le Grand Paris des « hautes cheminées », - dont est emblématique la Plaine-Saint-Denis, qui fut jusqu’à la décentralisation et au choc pétrolier, à lire ce que produit la communauté d’agglomération Plaine Commune, « l’une des grandes zones industrielles d’Europe, l’égale de la Ruhr ou de Manchester » -, était d’abord une réalité humaine, sociale, politique, ouvrière, plus que géographique. Le vote « Front populaire » aux élections législatives d’avril-mai 1936 a été l’expression de cette réalité : des vingt-neuf communes jouxtant Paris, sous la ligne des forts, seuls Neuilly d’un côté et la circonscription regroupant Vincennes, Saint-Mandé et Fontenay-sous-Bois de l’autre, y ont élu un député de droite. Enfin, Saint-Cloud a toujours fait partie de la Seine-et-Oise. Le vote « Front populaire » et l’appartenance à la Seine-banlieueécartaient donc ces cinq communes de De la banlieue rouge au Grand Paris.


[1] Plus exactement, l’État à travers Paris : la capitale n’a pas de maire, est dirigée par le préfet de la Seine et le préfet de police ; toutes les délibérations du Conseil général sont soumises à l’approbation préfectorale.

PARIS Ier. 2 LE QUARTIER DES HALLES

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La fontaine de la Croix-du-Trahoir. Atget. Gallica
La Croix-du-Trahoir, carrefour en T de la rue de l’Arbre-Sec et de la rue Saint-Honoré, est l’épicentre de Paris au XVIIe siècle. Elle se situe à l’intersection des routes des « entrées solennelles » arrivant de l’est – de Vincennes – par les rues Saint-Antoine et Saint-Honoré, et arrivant du nord – de Saint-Denis – par la rue éponyme, celles de la Ferronnerie et Saint-Honoré. Elle est entre la Ville (les Halles) et le Roi (le Louvre). Elle est enfin, pendant quatre-vingts ans, sur la route dominicale des protestants, entre leur temple de Charenton, bientôt capable d’accueillir cinq mille fidèles, et « la Petite Genève » de la rive gauche, la rue de l’Arbre-Sec étant la voie d’accès au Pont-Neuf.
Là, une fontaine, au beau milieu de ce carrefour qui n’est pas plus vaste alors qu’il ne l’est aujourd’hui, offerte par François Ier à la ville qui manque cruellement, et manquera si longtemps, d’eau. La fontaine est, comme le carrefour, à un confluent, celui de deux adductions : les eaux de source du Pré-Saint-Gervais qui, avec celles de Belleville, alimentent la rive droite, et les eaux que Marie de Médicis fait venir par l’aqueduc d’Arcueil en son Luxembourg, qui poursuivront jusqu’à la Croix-du-Trahoir en passant dans le tablier du Pont-Neuf.
« Par la Croix-du-Trahoir ! », c’est l’itinéraire qu’Henri IV indique à son cocher au sortir du Louvre alors qu’il va visiter Sully, le 14 mai 1610. Il sera arrêté, on le sait, par les coups de Ravaillac dans la rue de la Ferronnerie, rétrécie par les boutiques bâties contre la muraille du cimetière des Innocents. Henri II avait déjà demandé, cinquante-six ans plus tôt jour pour jour, que fussent démolies immédiatement les constructions empiétant sur la voie publique dans cette rue de la Ferronnerie « qui est notre passage pour aller de notre château du Louvre en notre maison des Tournelles ».
S’il y a croix, c’est qu’il y a potence, exemplaire bien sûr en ce lieu si passant, une potence qu’ont vue Cyrano de Bergerac, né d’un côté, rue des Prouvaires ou rue Dussoubs, en 1619, et Molière, né de l’autre côté, trois ans plus tard, à l’angle de la rue Sauval et de la rue Saint-Honoré. Et Ragueneau, le rôtisseur poète, installé tout près, que fréquentent les gamins devenus grands avec Chapelle, Scarron, Tristan L’Hermite, d’Assoucy... C’est chez Ragueneau, le verre levé, que Cyrano donne « à [ses] amis les buveurs d’eau » une ironique « description de l’aqueduc ». C’est chez Ragueneau, sous l’ombre portée de la potence et de la croix qu’il vulgarise les idées de Gassendi ou de La Mothe Le Vayer, de ces libertins qui pouvaient, au début du siècle, faire profession d’athéisme si la répression les oblige désormais à plus de prudence.
La Fronde commence ici, en mai 1648, telle que la raconte celui qui est alors le coadjuteur de l’archevêque de Paris et sera plus tard le cardinal de Retz : « Une foule de peuple, qui m' avait suivi depuis le Palais-Royal, me porta plutôt qu’elle ne me poussa jusques à la Croix-Du-Tiroir [du Trahoir], et j' y trouvai le maréchal de La Meilleraie aux mains avec une grosse troupe de bourgeois, qui avoient pris les armes dans la rue de l’Arbre-Sec. Je me jetai dans la foule pour essayer de les séparer, et je crus que les uns et les autres porteraient au moins quelque respect à mon habit et à ma dignité. Je ne me trompai pas absolument ; car le maréchal, qui était fort embarrassé, prit avec joie ce prétexte pour commander aux chevau-légers de ne plus tirer ; et les bourgeois s’arrêtèrent, et se contentèrent de faire ferme dans le carrefour ; mais il y en eut vingt ou trente qui sortirent avec des hallebardes et des mousquetons de la rue des Prouvelles [Prouvaires], qui ne furent pas si modérés, et qui ne me voyant pas ou ne me voulant pas voir, firent une charge fort brusque aux chevau-légers, cassèrent d’un coup de pistolet le bras à Fontrailles, qui était auprès du maréchal l’épée à la main, blessèrent un de mes pages, qui portait le derrière de ma soutane, et me donnèrent à moi-même un coup de pierre au-dessous de l’oreille, qui me porta par terre. Je ne fus pas plus tôt relevé, qu’un garçon d’apothicaire m’appuya le mousqueton dans la tête ».
Mazarin et la reine mère, au prétexte que le parlement de Paris refuse depuis plusieurs mois l’enregistrement de sept nouveaux édits fiscaux, ont fait arrêter l’un des membres de la compagnie, Pierre Broussel, très populaire : « parmi le peuple ils l’appelaient leur père, c’était un homme de bien et de vertu », selon les Mémoires de Mlle de Montpensier. Le Parlement va réclamer sa libération, se satisfait des promesses de la régente, et les deux premières barricades qu’il rencontre au retour s’en contentent également. « La troisième, qui était à la Croix-Du-Tiroir, poursuit Retz, ne se voulut pas payer de cette monnaie ; et un garçon rôtisseur, s’avançant avec deux cents hommes, et mettant la hallebarde dans le ventre du premier président, lui dit : “tourne, traître ; et si tu ne veux être massacré toi-même, ramène-nous Broussel ou le Mazarin et le chancelier en otage”. Vous ne doutez pas, à mon opinion, ni de la confusion ni de la terreur qui saisit presque tous les assistants... »
Ce rôtisseur – le Journal d’Olivier d’Ormesson ne parle pas de garçon –, on jurerait que ce fût Ragueneau. « Le mouvement fut comme un incendie subit et violent qui se prit du Pont-Neuf à toute la ville. Tout le monde, sans exception, prit les armes. L’on voyait les enfants de 5 et 6 ans avec les poignards à la main ; on voyait les mères qui les leur apportaient elles-mêmes. » Plus de douze cents barricades s’élèvent en moins de deux heures, « bordées de drapeaux et de toutes les armes que la ligue avait laissées entières ».
Soixante ans après la Ligue, pour la deuxième fois, les barricades parisiennes chassent le roi de la ville, en l’occurrence la reine mère, régente du royaume. « Elle s’enfuit de Paris, écrira Voltaire, avec ses enfants, son ministre, le duc d’Orléans, frère de Louis XIII, le Grand Condé lui-même, et alla à Saint-Germain, où presque toute la cour coucha sur la paille. On fut obligé de mettre en gage chez les usuriers les pierreries de la couronne. »
Le Grand Condé met Paris en état de siège, la ville forme une armée de quatorze mille hommes de pied et quinze cents chevaux, qui est défaite à Charenton. Le 11 mars 1649, le président du parlement de Paris, Mathieu Molé, accepte de signer « la paix de Rueil » qui vaut renoncement des magistrats à limiter le pouvoir royal. Le 13 mars, Paris accueille cette paix par une nouvelle émeute où Molé manque être massacré.
Dans cette fronde, le duc de Beaufort-Vendôme, fils d’un bâtard légitimé d’Henri IV, « l’idole du peuple, et l’instrument dont on se servit pour le soulever », selon Voltaire ; celui auquel Alexandre Dumas père fera dire de lui-même « Moi, le Parisien par essence, moi qui ai régné sur les faubourgs et qu’on appelait le roi des Halles », a joué un rôle « important ». Il y a ainsi un roi du Louvre et un roi des Halles, un roi de la ville et un roi de la nation, et la ville, ce sont les Halles.

Des idées mises au pilori
Le pilori des halles, 2e moitié du 18e s. C.-L. Desrais. Gallica
Les Halles et le cimetière des Innocents, c’était tout un, les légumes que les vivants mangeraient par le haut et, à côté, ceux qui les mangeaient par la racine dans quelque fosse commune, dont toujours deux ou trois en service, par roulement, mal couvertes de planches disjointes. Les corps qui mangeaient la chair arpentaient la terre qui mangeait les corps avec une rapidité remarquable : « en vingt-quatre heures de temps », s’étaient laissé dire les voyageurs De Villers, qui n’en eurent néanmoins aucune preuve.
Aux Halles, installées dans leurs murs depuis Henri II et ceintes sur presque trois côtés de maisons à arcades dites Piliers, était aussi le pilori, au débouché du prolongement aujourd’hui imaginaire de la rue Mondétour dans la rue Rambuteau. On trouvait évidemment ici ce qu’il fallait de trognons de choux à jeter au visage des six malheureux mis au carcan. Sous le pilori était le logement de fonction du bourreau de Paris.
Le 6 septembre 1683, le service funèbre de Colbert avait eu lieu de nuit dans la proche église Saint-Eustache, protégée par la garde tant le défunt était haï. « Ci-gît l’auteur de tous impôts / Dont à présent la France abonde / Ne priez point pour son repos / Puisqu’il l’ôtait à tout le monde », ironisait un libelle que Coysevox, qui dressait le mausolée entre les statues de l’Abondance et de la Fidélité, ne faisait naturellement pas figurer sur son socle. Vauban, lui, était l’auteur d’un projet de réforme fiscale qu’il avait adressé à Louis XIV, et dont certains ont pu penser qu’il aurait été susceptible d’éviter la Révolution, mais on fit lapider, à ce pilori, en février 1707, sa Dixme royale.
Vauban n’avait fait imprimer qu’à trois cents exemplaires son projet et ne l’avait distribué qu’à un public sélectionné, c’était donc curieux de le faire « connaître » – certes de nom seulement, et par sa reliure – en l’exposant.
Quand le cimetière des Innocents fut clos d’arcades, celles-ci, loin de l’isoler, le transformèrent en marché couvert et en promenoir, sauf que vendeurs et acheteurs y avaient au-dessus de la tête, dans des combles servant de séchoir, un épais ciel de crânes et d’ossements et, aux pieds, toujours les mêmes fosses pestilentielles. Alors que les tombereaux, par trois portes, venaient y déverser leurs macabres chargements, on continuait d’y vendre des babioles à la mode, des colifichets et articles de Paris pendant que les écrivains publics, sur tout le côté jouxtant la rue de la Lingerie, vous troussaient billets doux et requêtes pour cinq ou six sols « en bas stile », pour dix, douze ou vingt « en haut stile ». Pour trois siècles, jusqu’à l’ouverture du Pont-Neuf en 1603, le charnier des Innocents aura été, avec la galerie du Palais de Justice, l’endroit le plus couru, le plus animé de Paris. Il est amusant de penser que le Forum des Halles est aujourd’hui le plus grand centre commercial d’Europe, et la Fnac qui s’y trouve la plus grande librairie de l’Union.

Du fer, puis défaire
La fontaine des Innocents et la halle aux draps, 1793, Swebach. Gallica
Dès la veille de la Révolution, le cimetière, qui l’était déjà grandement de fait, était devenu un marché authentique ; les ossements avaient été soigneusement rangés aux Catacombes, où ils sont encore. La fontaine des Innocents, inaugurée pour l’entrée solennelle d’Henri II, le 16 juin 1549, et que Jean Goujon avait adossée à l’église éponyme, à l’angle des rues Saint-Denis et Berger, était remontée au milieu du marché, mais mise aussi au régime sec. Quand Bonaparte demanda ce qui le ferait apprécier des Parisiens, il lui fut répondu, comme il l’aurait été à chaque règne et à chaque siècle, de leur donner de l’eau. Le canal de l’Ourcq suivit, et la fontaine des Innocents jaillit à nouveau en 1812 après avoir été tarie un quart de siècle.
À peu près au même moment, Napoléon décidait : « Il sera construit une grande halle qui occupera tout le terrain de la halle actuelle, depuis le marché des Innocents jusqu’à la halle aux farines ». Baltard n’était pourtant nommé que le 4 août 1845, et ses plans déposés en juin 1848, quelques jours donc avant les terribles journées qui brisaient la révolution de février. La première pierre des Halles posée le 15 septembre 1851 par le Prince-Président, les plans étaient bientôt refaits pour suivre l’injonction de Napoléon III : « du fer, rien que du fer ». Le « ventre de Paris », tel que le décrira Zola, a désormais sa rondeur même si ses deux derniers pavillons, sur douze, ne seront achevés qu’en 1936.
Dès 1854, Eugène Flachat et Édouard Brame avaient présenté un projet de chemin de fer souterrain pour alimenter les halles de Paris depuis la gare de l'Est, et les Halles avaient été construites pour cela sur une dalle. C’est pourtant le passage du RER qui sera le prétexte de leur destruction, en 1973, parce que l’on creuse moins cher à ciel ouvert. Il y eut ensuite un « trou des Halles », sur lequel restèrent penchés plusieurs années des décideurs perplexes, avant d’en garnir les bords de nervures blanches formant vitrines à des boutiques.

La philosophie à la mode
Au mois de novembre 1650, quatre hommes ont encore été pendus à la Croix-du-Trahoir pour une tentative supposée d’assassinat du « roi des Halles ». Le duc de Beaufort a su présenter comme ordonné par Mazarin ce qui n’était peut-être qu’un acte crapuleux car, comme le note alors Mlle de Scudéry, « depuis un mois ou six semaines, on vole si insolemment dans les rues de Paris, qu’il y a eu plus de quarante carrosses de gens de qualité arrêtés par ces messieurs les voleurs, qui vont à cheval, et presque toujours quinze ou vingt ensemble ». Cyrano de Bergerac, partisan de la Fronde quand elle était celle du Parlement, lui devient hostile quand elle se transforme en celle des Princes et, chez Ragueneau, se brouille avec ses anciens amis.
La fontaine, qui gênait la circulation dans la rue Saint-Honoré, a été adossée aux immeubles d’angle où elle est encore. Elle a été dotée d’un petit logement pour le fontainier, dont dispose Francine, le magicien des eaux de Versailles, où est officiellement, depuis 1678, la résidence du Roi-Soleil. Les prétentions des grands se limitent désormais à des problèmes de plomberie quand il s’agit de départager, au-delà de la Croix-du-Trahoir vers la nouvelle place des Victoires, « le tuyau du roi » des leurs.
C’est par la rue Saint-Honoré que le roi fait retour à Paris, en la personne du petit Louis XV, 5 ans, dans un carrosse violet attelé de six chevaux blancs. Quand il est sauvé, après qu’on a craint qu’il mourût d’une indigestion de cerneaux, c’est à la Croix-du-Trahoir qu’est tiré le feu d’artifice. L’ambassadeur de la Sublime Porte, qui vient voir le roi aux Tuileries alors qu’il atteint ses 11 ans, emprunte cet itinéraire où l’on a tendu les façades de tapisseries, et pareillement le curieux czar de Moscovie, qui le parcourt sans gants ni perruque.
« Tous les deux jours au plus tard, malgré des occupations très exigeantes », Jean-Jacques Rousseau, qui est du quartier, fait le chemin seul ou avec Mme Diderot pour aller passer l’après-midi avec son ami Denis, « sorti du donjon » en cette fin de 1749, et à qui l’on a « donné le château et le parc de Vincennes pour prison, sur sa parole, avec permission de voir ses amis ». Quelques mois plus tard, c’est chez Mme Dupin, sa voisine – il habite à côté du jeu de paume de la rue Verdelet (emportée par la rue Étienne-Marcel), et l’hôtel du Fermier général est rue Plâtrière (nord de l’actuelle rue J.-J.-Rousseau) –, qu’on présente Voltaire à Jean-Jacques. À deux pas, s’achève la démolition de l’hôtel de la Reine, devenu hôtel de Soissons, naguère rempli de plus d’une centaine d’échoppes des agioteurs de Law, et Paris n’en sauve que la « colonne astrologique » de la superstitieuse Catherine de Médicis, aujourd’hui accolée à la Bourse de commerce.
St-Eustache, les Halles de Baltard, la Poste de la rue du Louvre, la colonnne de Catherine de Médicis, 1903. Gallica
Le quartier des Halles, devenu philosophique en diable, est aussi celui de l’élégance, mais, pour Voltaire, on le sait, luxe et lumières ne font qu’un. Rue de la Ferronnerie est installé Labille, chez qui une certaine Jeanne Bécu se place comme modiste, en 1761, à 18 ans. Elle s’y lie avec une des filles de la maison, Adélaïde, miniaturiste, plus tard assez bon peintre pour être la rivale de Mme Vigée-Lebrun. Adélaïde lui présente ce Jean du Barry qui, par l’intermédiaire de son frère, lui ouvrira le chemin de la cour.
À la Croix-du-Trahoir, dans les mêmes locaux, les bonnets de plumes dits Panaches à la Quèsaco occupent la place « des oies, des canards, des paons blancs » accrochés au dais en fer forgé de Ragueneau. Rose Bertin en a lancé la mode, et ce n’est que la première d’une longue série. « Le deuil du roi [Louis XV meurt le 11 mai 1774] arrêta un peu une nouvelle mode assez ridicule qui remplaçait les quèsaco, celle des poufs au sentiment. C’était une coiffure dans laquelle on introduisait les personnes ou les choses qu’on préférait. Ainsi le portrait de sa fille, de sa mère, l’image de son serin, de son chien, etc., tout cela garni des cheveux de son père ou d’un ami de cœur. C’était incroyable d’extravagance », écrit la baronne d’Oberkirch.
Coiffeur à l'œuvre à la fin du 18e.
De la maison du « ministre de la mode », « singulière personne, gonflée de son importance, traitant d’égale à égale avec les princesses », part désormais « la poupée de France », ce mannequin articulé, « attifé, coiffé à la dernière mode, qu’on envoyait dans les pays étrangers pour y apprendre les modes de la cour de France. Elle va du Nord au Midi, raconte Mercier, elle pénètre à Constantinople et à Saint-Pétersbourg et le pli qu’a donné une main française se répète chez toutes les nations, humbles observatrices du goût de la rue Saint-Honoré ».
Quel contraste avec la vie que mène Rousseau, revenu rue Plâtrière (aujourd’hui 52-54 de la rue qui porte son nom), au quatrième étage : une cage aux oiseaux sur le rebord de la fenêtre, une caisse où il range plantes et attirail à herboriser, une table pour écrire et s’acquitter de la copie de musique qui lui assure quelque revenu... Et il trouve le moyen de retourner le vin qu’ont apporté ses invités quand il en reste d’inentamé.
La fontaine de la Croix-du-Trahoir tombe en ruine, le roi Louis XVI la fait restaurer, l’architecte Soufflot en a la charge : fontaine, château d’eau et logement s’étagent sous des congélations, et une naïade inspirée de celle de Jean Goujon sur le monument d’origine. Mais si l’on a soin de l’eau, le pain manque, toutes les boulangeries sont pillées, la halle aux grains, coiffée de sa « casquette de jockey », comme dira Hugo, et qui intéresse tant Thomas Jefferson, doit être défendue par un solide cordon de troupes. Turgot cède la place à Necker, Rose Bertin, jamais démontée, lance les bonnets « à la révolte ».
En 1786, la fermeture définitive de la foire Saint-Germain porte un coup sérieux à l’importance de l’axe du Pont-Neuf. Si le trafic de la rue Saint-Honoré reste intact, d’autant plus que l’activité économique se concentre désormais sur la rive droite, l’affluent de l’Arbre-Sec se met tout à coup à mieux mériter son nom. Sous les pieds de la fontaine de la Croix-du-Trahoir passe la Seine des frères Périer, dont la Compagnie des eaux de Paris, société en commandite, grâce à ses machines à vapeur aspirantes-refoulantes et à la colline de Chaillot, a inventé la distribution de l’eau à (quelques) domicile(s), jusqu’au premier étage.
Au XVIIe siècle, Regnard, dans son Divorce, mettait en scène un Arlequin condamné à être pendu à la Croix-du-Trahoir. On lui permettait de boire à la fontaine, il y plongeait tête la première et parvenait à s’enfoncer dans le tuyau, seuls ses souliers restant aux mains des archers, rejoignait la Seine, Le Havre puis l’Inde. Le Forum des Halles est devenu, aujourd’hui cette bonde de Paris ; huit cent mille personnes s’y engouffrent chaque jour, dont les deux tiers habitent la banlieue.

PARIS Ier. 3 LE LOUVRE

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Le Louvre de Philippe Auguste, sur le quart sud-ouest de la surface actuelle de la cour Carrée, n’est qu’un ouvrage défensif de la muraille du XIIe siècle. Charles V, près de deux siècles plus tard, décale l’enceinte de Paris à l’ouest : dans le prolongement de l’actuel pont du Carrousel, elle montera plein nord et, par les rues aujourd’hui d’Aboukir et de Cléry, la porte Saint-Denis et les Grands Boulevards, rejoindra la Bastille. Décollée du Louvre, la nouvelle enceinte donne de l’espace au château qui peut devenir une demeure de plaisance. Au XVIIe siècle, Louis XIII repousse encore l’enceinte d’un cran à l’ouest, y englobant le château des Tuileries dont les terrasses remploient, côté Concorde, le mur du dernier bastion. L’idée naît alors de cette jonction des deux palais, celui du Louvre et celui des Tuileries, par une galerie le long de la Seine et une autre, symétriquement, au nord, projet qui sous le nom de « grand dessein » sera l’Arlésienne de Paris durant trois siècles.
La Saint-Berthélemy. Gallica
Le Louvre, devenu palais, n’a pas eu aussitôt cette dignité rassise que lui donneront ensuite une architecture majestueuse et une longue consanguinité avec les beaux-arts. Il a retenti d’arquebusades et de coups de pistolets ; il a été à feu et à sang. On a cru y voir Charles IX, le 24 août 1572, jour de la Saint-Barthélemy, tirer d’une fenêtre de sa chambre, dans la petite galerie, sur les protestants jetés en Seine qui bougeaient encore. Si l’anecdote est peut-être controuvée, la cour du Louvre était remplie de cadavres, et la responsabilité du roi entière.
Assassinat de moindre échelle, le 24 avril 1617, celui de Concini, le favori de la reine mère, attiré dans une souricière sur le pont-levis du Louvre et abattu à coups de pistolet. Aussitôt fait, Louis XIII parut à la fenêtre et fut salué par ses gentilshommes du cri de « Vive le Roi ! » ; il envoya dire à sa mère qu’il prenait la direction du royaume et qu’elle n’avait plus à se mêler de rien.
Si, dans la salle des Cariatides, celles-ci pouvaient parler, si elles n’étaient pas l’obéissance et la soumission pétrifiées, elles qui étaient là les premières – elles ont été sculptées, dès 1548, par Jean Goujon sous la « conduite et superintendance » de « notre cher et bien-aimé Pierre Lescot » ainsi que s’exprimait François Ier–, elles raconteraient le poids douloureux de la tribune de pierre, des musiciens et de leurs instruments quand Catherine de Médicis et Henri II, son époux, donnaient ici leurs bals. Elles diraient la visite de Montaigne, apportant avec lui vingt tonneaux de bordeaux pour gagner toutes les sympathies à sa bonne ville, en cette année 1555 où les vins de Paris sont justement« un peu courts », ou « guinguets » comme l’on dit, ce qui sera peut-être l’étymologie de guinguettes.
Elles se lamenteraient des quatre chefs de la Ligue, parmi les plus coupables des Seize, pendus aux solives de la salle. Elles rappelleraient que, sous Henri IV, les huguenots utilisaient librement le lieu pour leur culte ; et qu’elles avaient pleuré ensuite, durant les onze jours d’exposition du cercueil du bon roi, entre des étais soutenant un plafond près de crouler sur son effigie de cire modelée, vêtue de satin rouge sous la couronne, et d’un manteau de velours violet semé de fleurs de lys et doublé d’hermine.
Elles se souviendraient d’avoir vu Molière, pour la première fois, le 24 octobre 1658, donnant ici le Nicomède de Corneille, et « on fut surtout fort satisfait de l’agrément et du jeu des femmes ». Suivi d’une piécette de son cru, Le Médecin amoureux, « et la manière dont il s’acquitta de ce personnage le mit dans une si grande estime que Sa Majesté donna ses ordres pour établir sa troupe à Paris. La salle du Petit-Bourbon lui fut accordée pour y représenter la comédie alternativement avec les comédiens italiens ».

Le Louvre et la Chambre bleue
Après un long périple provincial, Molière vient de rentrer à Paris, il s’est installé dans la maison dite « à l’Image Saint-Germain », quai de l’École, à l’ouest du Pont-Neuf. Il joue donc maintenant, selon le vœu du roi, en alternance avec la Comédie-Italienne, les mardis, jeudis et samedis à l’hôtel du Petit-Bourbon. Cet ancien hôtel d’un félon a été réduit à sa salle immense, qui va bientôt être emportée par le quadruplement du vieux Louvre.
Les cariatides reverront néanmoins Molière donner devant la cour L’Étourdi, Les Précieuses ridicules, George Dandin et encore, parce qu’on préfère leur salle au vrai théâtre voulu par Mazarin, cette « salle des Machines » des Tuileries dont l’acoustique s’avère décevante, L’École des femmes et Le Mariage forcé.
Le Petit-Bourbon en passe d’être démoli, la troupe de Molière s’est transportée dans le théâtre de l’ancien Palais-Cardinal, une salle de douze cents places que l’omniscient Richelieu avait inaugurée vingt ans plus tôt avec des pièces écrites de sa propre main. Au répertoire de Molière, Le Dépit amoureux et Le Cocu imaginaire. Cette dernière pièce propitiatoire, peut-être, son auteur s’apprêtant à épouser Armande Béjart, la fille de la maison où il s’est trouvé un nouveau logis, en haut de la rue Saint-Thomas-du-Louvre, du côté ouest, là où elle s’élargit pour devenir la place du Palais-Royal.
Le comédien garde donc son domicile à deux pas de son lieu de travail ; le dramaturge trouve ses sujets non loin. Il y a eu le Louvre des soldats et de l’intrigue, et il y a eu en réaction, dès 1610, dans cette même rue Saint-Thomas qu’il habite, un peu plus bas, à l’emplacement de l’actuel pavillon Turgot, l’anti-Louvre : l’hôtel de la marquise de Rambouillet. Catherine de Vivonne en a tracé elle-même les plans et a créé un style : des pièces en enfilade, de grandes portes-fenêtres s’ouvrant du sol au plafond, des alcôves et leurs ruelles – l’espace entre lit et cloison – qui délimitent le lieu de la nouvelle sociabilité. La « Chambre bleue » de la marquise a vite été « la Cour de la Cour », c’est-à-dire le comble de la politesse. C’est aussi le réservoir de l’esprit précieux dans lequel Molière puise en voisin pour en railler les ridicules. Sans compter que le marquis de Montausier, qui soupira dix ans pour la fille de l’hôtesse et composa pour elle, avec le renfort de quantité d’autres beaux esprits, La Guirlande de Julie, bouquet de soixante-deux poèmes la célébrant sous les traits de trente fleurs, passe pour être le modèle de l’Alceste du Misanthrope.
Mme de Rambouillet s’éteint en 1665. Son anti-Louvre n’avait plus de raison d’être, le vrai était maintenant policé. Colbert désirait qu’y logeât le roi, renouant avec la décision de François Ier, un bon siècle plus tôt, « de dorénavant faire la plupart de [sa] demeure et séjour » à Paris et au Louvre ; le carré du vieux Louvre serait pour cela quadruplé. Le 17 octobre, le roi pose la première pierre de l’aile orientale, face à Saint-Germain-l’Auxerrois, dans laquelle il doit s’installer : le projet du Bernin a été repoussé parce que, beau et noble extérieurement, il offrait à l’intérieur un logement malcommode.
Finalement, compte tenu du coût des expropriations nécessaires à l’établissement d’un vide de sécurité devant les appartements royaux de ce côté-là, Colbert incline à les placer dans l’aile sud, qui regarde la Seine. En 1671, la colonnade de Claude Perrault est achevée quand le budget alloué à l’agrandissement du palais se voit subitement divisé par dix. François Ier avait financé son Louvre par une taxe sur le commerce parisien du poisson, Henri IV le sien en imposant celui du vin. Louis XIV n’a ni ces ressources ni le même intérêt pour Paris, il est déjà tourné vers Versailles.
Un plan de Perrault pour réunir Louvre et Tuileries. Gallica

Quelque chose comme un squat
Le Louvre délaissé, Charles Perrault, qui est à la fois premier commis des Bâtiments du roi – grâce à quoi il a proposé son frère pour la colonnade – et l’auteur des célèbres Contes, est bien placé pour obtenir que l’Académie française, dont il est membre, puisse occuper un bout du palais, ce qui lui sera accordé entre le pavillon de l’Horloge et le pavillon de Beauvais.
Henri IV logeait déjà au Louvre artistes et artisans : peintres, sculpteurs, orfèvres, horlogers et joailliers, sans compter des ateliers de tapisseries et ceux des monnaies et médailles, mais c’était dans la grande galerie, qui n’est qu’un couloir de liaison entre Louvre et Tuileries. Richelieu avait ajouté à ceux qui l’occupaient déjà, dans ses entresols et rez-de-chaussée, l’Imprimerie royale et, mieux encore, Théophraste Renaudot et sa Gazette de France, se constituant ainsi un grand service intégré de l’information et de la propagande.
Ce qui est nouveau, c’est la prise de possession du Louvre proprement dit, et toutes les académies spécialisées vont y suivre la première : celle de peinture au premier étage de la cour de la Reine (du Sphinx), celle d’architecture dans l’appartement de Marie-Thérèse, celle des sciences dans celui du roi, au rez-de-chaussée ; l’académie politique au-dessus de la chapelle. Et les particuliers ne sont pas en reste : Girardon installe son atelier dans une galerie donnant sur la cour de la reine mère, et Coustou met le sien dans la salle égyptienne du rez-de-chaussée de la colonnade.
Celle-ci n’a ni toiture ni fenêtres. Le palais censé devenir le plus magnifique monument de la Chrétienté présente au ciel des trous béants qu’entourent des façades aux orbites creuses. Heureusement, ça ne se voit guère : la colonnade passée sur le corps du Petit-Bourbon, on a tôt fait, des restes de l’hôtel, les écuries de la reine et le garde-meubles, qui masquent le chef-d’œuvre de Perrault. Toutes les interdictions imposées aux riverains en vue de l’installation du roi en son Louvre sont levées avant la fin du siècle et le Régent, au début du suivant, confirmera officiellement l’abandon des travaux de sorte de rétablir pour les propriétaires, en levant les incertitudes quant à d’éventuelles expropriations, la pleine valeur marchande de leurs biens.
Du Louvre, on vole les matériaux ; déjà, certaines parties tombent en ruine ; autour, les bâtiments se multiplient : un corps de remises pour la comtesse de Feuillants sur la place du Carrousel, une station de carrosses et de fiacres devant la façade orientale, rue des Poulies. Pire, quantité de constructions parasites, de cabanes, de baraques de planches adossées à ses murs viennent littéralement l’étouffer : des cabarets que les Suisses chargés de sa garde ont ouverts pour arrondir leur solde, une quarantaine d’échoppes que donne en location l’Académie française, alignées dans le jardin de l’Infante ! Et le long des galeries sont disposées les pierres d’approvisionnement des entrepreneurs de la Monnaie.
Les peintres Boucher et Coypel, les sculpteurs Slodtz et Lemoyne, entre beaucoup d’autres, sont venus rejoindre au Louvre Bouchardon et Coustou, et des graveurs, et des orfèvres, et l’ébéniste Boulle dans l’atelier duquel un incendie éclate en 1720, qui détruit une quantité non négligeable de tableaux et d’œuvres d’art. Les collections du Louvre sont celles d’un garde-meubles, ni inventoriées ni, encore moins, visibles. Tous les châteaux royaux, et un certain nombre de dignitaires y puisent à l’envi et pratiquement sans contrôle.
Autre plan de Perrault. Gallica

Le Palais-Royal pour le roi de Paris
Il y a un roi qui n’est pas là – l’état de son Louvre, devenu « l’asile des hiboux », le montre assez –, et il y a un Palais-Royal bien habité celui-là, où n’est point le roi, mais son frère, Monsieur, Philippe d’Orléans. Si le palais anciennement « cardinal » est devenu « royal », celui qui l’occupe doit l’être en quelque sorte : roi de Paris quand l’autre n’est que le roi de Versailles ? On n’en est pas là, mais là est bien le mouvement du XVIIIe siècle qui commence.
Le palais légué par Richelieu, échu à la branche cadette des Bourbons, a été embelli par Mansart. Monsieur y donne de fort belles fêtes et ouvre ses jardins au public. Son fils est bientôt le Régent. Trois mois à peine après les funérailles de Louis XIV, le Régent ouvre le bal dans l’Opéra de son palais, cette salle où Molière est mort le 17 février 1673 en jouant le Malade imaginaire, où l’Académie royale de musique dirigée par Lully lui a succédé.
Trois fois par semaine, de la Saint-Martin jusqu’à la fin du carnaval, le plancher du parterre s’élève jusqu’à rejoindre la scène. Le Régent et ses « roués », c’est-à-dire ses gibiers de potence, au sortir de leurs soupers à huis clos, sans cuisiniers ni laquais sauf pour interdire les portes, y viennent se mêler à la danse, quand ils tiennent encore debout. Une nuit que le Régent veut y paraître absolument incognito, l’abbé Dubois, qui a été son précepteur, affirme qu’il connaît le moyen le plus sûr : il lui donnera publiquement des coups de pieds au derrière. Ce qu’il fait avec tant d’entrain que sa victimes doit lui crier : « L’abbé, tu me déguises trop ».
Le Régent meurt, frappé d’apoplexie, en 1723. Louis XV règne officiellement ; il n’exercera la réalité du pouvoir que vingt ans plus tard. Ce temps approche lorsqu’au Café de la Régence, sur la place du Palais-Royal, tout à côté de la maison où Molière a rencontré Armande Béjart, Denis Diderot et Jean-Jacques Rousseau sont présentés l’un à l’autre.
« Le café est très en usage à Paris : il y a un grand nombre de maisons publiques où on le distribue », affirment les Lettres persanes de Montesquieu, censément écrites entre 1712 et 1720. « L’effet en fut incalculable, - n’étant pas affaibli, neutralisé, comme aujourd’hui, par l’abrutissement du tabac. On prisait, mais on fumait peu », assure Michelet qui attribue au café « l’explosion de la Régence et de l’esprit nouveau, l’hilarité subite, la risée du vieux monde, les saillies dont il est criblé, ce torrent d’étincelles »…
L’établissement, tenu par Rey, qui lui a donné ce nom dès le début de la Régence, est avec le café Marion, impasse de l’Opéra (aujourd’hui début de la rue de Valois), le lieu où se fait l’opinion. On y trouve le Journal de Paris, cantonné aux questions artistiques, qui est crié à 5 sols là comme dans les jardins publics, la Gazette, toujours publiée au Louvre, qui paraît maintenant le lundi et le vendredi, et des placards et libelles plus officieux. On y joue aux échecs. « Si le temps est trop froid, ou trop pluvieux, confesse Diderot par la voix du Neveu de Rameau, je me réfugie au Café de la Régence ; là, je m’amuse à voir jouer aux échecs. Paris est l’endroit du monde, et le Café de la Régence est l’endroit de Paris où l’on joue le mieux à ce jeu. C’est chez Rey que font assaut Legal le profond, Philidor le subtil, le solide Mayot... »
Bientôt Rousseau, Diderot et Condillac se réuniront une fois par semaine au Palais-Royal, à l’Hôtel du Panier-Fleuri.

Quand le Salon est celui du Louvre
L’esprit des Lumières, la curiosité encyclopédique s’exerce encore quand La Popelinière– le Fermier général, protecteur de Rameau, qui a été le modèle du Mondain de Voltaire– a des soupçons concernant la conduite de sa femme, et appelle à la rescousse Vaucanson, l’inventeur de ces automates fameux que sont le Joueur de flûte, le Canard digérant et le Tambourinaire, d’une pompe à eau et du métier à tisser automatique. Vaucanson inspecte, au 59, rue de Richelieu, la chambre de Madame, et n’est pas long à découvrir qu’une cheminée pivotante permet au voisin, en l’occurrence le maréchal duc de Richelieu, d’y entrer comme bon lui semble. Le jouet à la mode, ce Noël-là, sera une cheminée miniature dont le rideau, quand on le tire, fait se précipiter l’une vers l’autre deux figurines d’homme et de femme. Naturellement, le Fermier général n’a pas attendu la fin de l’année pour réagir, et les Tendres plaintes, de Rameau, évoquent peut-être « les lamentations de Mme de La Poplinière lorsque son mari la chassa de son hôtel ».
Sous l’offensive des Jésuites, le 8 mars 1759, le privilège est retiré à l’Encyclopédie– ce « magasin de toutes les choses utiles », comme disait ingénument Mme de Pompadour–, les volumes déjà parus sont interdits de vente, obligation est faite de rembourser les souscripteurs. La décision serait ruineuse si Malesherbes, le directeur de la librairie, n’autorisait, in extremis, ce remboursement sous la forme de volumes de planches et non de numéraire.
Grimm, qu’il a connu par Rousseau, propose opportunément à Diderot la critique d’art de sa Correspondance littéraire. Au Salon carré du Louvre et dans les deux salles suivantes (aujourd’hui Percier et Fontaine), ancienne bibliothèque du roi, l’Académie de peinture expose tous les deux ans, après un premier essai dès 1702, les toiles de ses membres ou de peintres agréés par elle. En cette année 1759, où Grimm et Diderot commencent à en faire le compte rendu pour toute l’Europe, cent vingt-quatre tableaux recouvrent entièrement les murs, du sol au plafond, les uns contre les autres ; les statues sont posées au milieu, sur des tables – un vrai capharnaüm.
Ce n’est rien à côté de l’aspect extérieur du bâtiment, dont se lamente Voltaire : « On passe devant le Louvre, et on gémit de voir cette façade, monument de la grandeur de Louis XIV, du zèle de Colbert et du génie de Perrault, cachée par des bâtiments de Goths et de Vandales ». Il faut absolument, affirme-t-il dans un court texte, Des Embellissements de Paris, « découvrir les monuments qu’on ne voit point ». Cette même année, la municipalité de Paris propose de terminer le Louvre à ses frais si le roi lui en accorde l’aile méridionale. En vain.
On finira tout de même par démolir le garde-meubles, les écuries de la reine et les postes royales et, en 1776, on commencera d’aménager la place devant la colonnade et de l’ensemencer en gazon. Le transfert des messageries rue Plâtrière (aujourd’hui J.-J.-Rousseau) entraîne une multiplication des hôtels de voyageurs dans la rue d’Orléans (aujourd’hui du Louvre), entre la rue Saint-Honoré et la rue des Deux-Écus (aujourd’hui Berger). Le quartier est le royaume de la mode. Rue Saint-Honoré, près de l’Oratoire, est le parfumeur Dulac, à l’enseigne « Au buste d’or », où Mme du Barry achète ses mouches. Un vénérable voyageur anglais s’est souvenu avec émotion de « cette extravagante et onéreuse boutique dont la marchande était aussi tentante que ce qu’elle vendait, et où un homme plus jeune que [lui] aurait couru le risque de perdre ce qui est plus précieux que l’argent… Il était presque impossible de lui refuser le prix qu’elle demandait, comme de partir sans avoir acquis quelque chose, autant pour vous rappeler le lieu où vous l’aviez acheté que pour l’objet lui-même ».
Bientôt, l’Américain Thomas Jefferson sera assidûment posté devant un échiquier, de l’autre côté du Palais-Royal, au-dessus du Café de Foy. Au coin du quai et de la place de l’École, le Café de Manoury, que fréquentent Restif de la Bretonne et Sébastien Mercier, né à côté, est aux dames ce que le café de la Régence est aux échecs. Le patron est l’auteur d’un essai sur le jeu « à la polonaise ».
 
La Palais-Royal en 1750, avant la construction des arcades. Gallica
Le Palais-Marchand du frère maçon
L’Opéra a brûlé, a été remplacé par un autre plus grand, juste en face, qui vient à son tour d’être la proie des flammes, et a manqué consumer la Guimard. Elle est révolue l’époque du banc de l’allée d’Argenson, du côté de l’actuelle rue des Bons-Enfants où se trouvait l’hôtel du marquis, ce banc près duquel Diderot retrouvait Sophie Volland, et qu’il évoque dans le Neveu de Rameau en en gommant pudiquement son amie : « Qu’il fasse beau, qu’il fasse laid, c’est mon habitude d’aller sur les cinq heures du soir me promener au Palais-Royal. C’est moi qu’on voit toujours seul, rêvant sur le banc d’Argenson ».
Devant le banc, un bois plus qu’un jardin, « la salle d’arbres » du Palais-Royal selon l’expression d’alors, et qu’on disait la plus belle du monde. L’annonce de sa destruction a suscité un tollé chez les Parisiens, mais le saccage a tout de même eu lieu : le duc de Chartres– il ne sera duc d’Orléans qu’à la mort de son père, en 1785 – a fait construire ses cent quatre-vingts arcades en soixante pavillons à louer, à l’origine d’un nouveau sobriquet pour l’endroit, devenu, dans le langage parisien, le Palais-Marchand. Mais, déjà, le nouveau jardin est la promenade à la mode.
« Mon cousin, lui demandera Louis XVI, maintenant que vous voilà boutiquier, ne vous verra-t-on plus que le dimanche ? »
Le divorce est total entre le roi dévot conduisant une réaction aristocratique qui, flattant les préjugés féodaux, n’autorise plus l’accès des charges à la cour, des grades dans l’armée, qu’à ceux qui peuvent justifier d’au moins quatre quartiers de noblesse, et le candidat au trône, Grand-Maître de la franc-maçonnerie, allié de la bourgeoisie d’affaires là comme, après les élections, au Club breton qui deviendra celui des Jacobins. Dès le mois de juin 1789, les agitateurs du futur Philippe-Égalité ont mené dans l’armée la propagande fructueuse qui allait aboutir à sa défection, si bien que Camille Desmoulins, au Palais-Royal, debout sur une table du Café de Foy, pouvait, le 13 juillet, appeler sans grands risques à l’émeute : comme il l’avait assuré à son père, « les gardes-françaises se feraient tuer plutôt que de faire feu sur un citoyen ».
12 juillet 1789, 7 heures du soir, Palais-Royal, gravure contemporaine de l'évènement. Gallica
L’endroit où les insurgés, à son appel, avaient arraché une feuille aux arbres pour s’en faire une verte cocarde qui serait, deux jours durant, un signe de ralliement, y gagnerait un nouveau nom, celui de « Palais-Égalité ». Égalité sans droits : ni le pain ni l’ouvrage n’ont été reconnus comme tels au quatrième état, qui a été l’instrument indispensable de l’insurrection. Le 18 août 1789, il se rassemble en différents points, par corps de métiers, pour crier sa misère effrayante : sur le gazon de la place du Louvre, trois mille ouvriers tailleurs se sont regroupés.
Au-dessus de leurs têtes, des arbres poussent sur la terrasse de la colonnade où le peintre Watelet, le successeur de Mirabaudà l’Académie française, s’est fait un jardin suspendu. Ses collègues ont, ailleurs, construit des cloisons, des entresols, des balcons, percé les toits pour y ménager des lucarnes ou, s’il en existait déjà, y ont fait passer leurs tuyaux de poêle, souvent, dans ce parcours, fixés directement au poutrage.
L’Assemblée constituante, dès le 26 mai 1791, décide que « le Louvre et les Tuileries réunis seront le palais national destiné à l’habitation du roi et à la réunion de tous les monuments des sciences et des arts ».
« À l’époque du 10 août 1792, il y avait sur la place du Carrousel, écrit Louis Blanc, une boutique qu’occupait Fauvelet, frère de Bourrienne. Pendant que le peuple assiégeait le château, un homme, du haut des fenêtres de cette boutique, jouissait du spectacle : c’était un officier renvoyé du service, fort pauvre, très embarrassé de sa personne, et qui avait dû former, pour vivre, le projet de louer et de sous-louer des maisons. Il se nommait Napoléon Bonaparte. Napoléon encore ignoré par la Révolution et la regardant faire, que de choses dans ce rapprochement ! »
Au lendemain du 10 août 1792, une commission du Muséum a pour mission de l’organiser. David en est nommé président l’année suivante ; une annuité de cent mille francs est allouée aux acquisitions.

Vers le Musée Napoléon
Bonaparte s’en charge pour moins cher, à condition de considérer la guerre comme des faux frais. On verra des collections arriver de Belgique après octobre 1794, d’Italie deux ans plus tard, puis d’Allemagne et d’Autriche... À cette époque, c’était les œuvres d’art qui faisaient la queue pour entrer au musée : les 27 et 28 juillet 1798, se présentaient, l’un derrière l’autre, les chevaux de Saint-Marc de Venise, l’Apollon du Belvédère, la Vénus du Capitole, le Laocoon, etc. « La Grèce les céda : Rome les a perdus, / Leur sort changea deux fois, ils ne changeront plus »…
Mais les artistes, bohèmes, imprudents squattaient toujours le Louvre. Sous le Consulat, ils avaient nom Fragonard, Carle Vernet, Hubert Robert, Lagrenée, Pajou et David, dont l’atelier occupait l’extrémité nord de la colonnade. Un jour, Napoléon passant avec Duroc rue des Orties, le long de la façade nord de la grande galerie, est tout surpris de voir encore leurs oripeaux aux fenêtres ! Il les croyait expulsés, il avait pris un arrêté en ce sens le 20 août 1801 ! Il s’indigne : « Ils finiront par brûler mes conquêtes! ». C’en est fini de la tolérance.
La tolérance, il y a des maisons pour ça, plein le Palais-Royal, devenu le palais des filles et le palais du jeu. On y a vu miser Joséphine de Beauharnais ; on y verra, après Waterloo, Blücher et les officiers alliés y perdre le tribut gagné sur le champ de bataille.
La rue des Orties n’est pas seule dans la cour du Carrousel, il y en a tout un réseau, et bordées, bien sûr, de bâtiments, dont la boutique de Fauvelet. Si, après 1815, de quinze cents tableaux conquis et exposés au Musée Napoléon, il n’en reste que deux cent soixante-dix, les constructions de la cour sont toujours là. « Ces prétendues maisons ont pour ceinture un marais du côté de la rue de Richelieu, écrit Balzac en 1846, un océan de pavés moutonnants du côté des Tuileries, de petits jardins, de baraques sinistres du côté des galeries et des steppes de pierre de taille et de démolitions du côté du vieux Louvre. »
« Lorsqu’on passe en cabriolet le long de ce demi-quartier mort, poursuit la Cousine Bette, et que le regard s’engage dans la ruelle du Doyenné, l’âme a froid, l’on se demande qui peut demeurer là ? » Une dizaine d’années plus tôt, demeuraient là, et Balzac le sait très bien, Gérard de Nerval et Théophile Gautier, Arsène Houssaye, leurs amours de passage, et Eugénie Fort et Jenny Colon, pour ne rien dire des peintres Nanteuil, Corot, Chassériau venus y peindre les décors des fêtes, Gavarni et Alphonse Karr, et tous les locataires distingués de l’impasse – il y en avait donc –, qui n’étaient « reçus qu’à condition d’amener des femmes du monde, protégées, si elles y tenaient, par des dominos et des loups ».
« Voici bientôt quarante ans que le Louvre crie par toutes les gueules de ces murs éventrés, de ces fenêtres béantes : Extirpez ces verrues de ma face ! On a sans doute reconnu l’utilité de ce coupe-gorge, et la nécessité de symboliser au cœur de Paris l’alliance intime de la misère et de la splendeur qui caractérise la reine des capitales », s’indigne encore Balzac.
Il reviendra au Second Empire de cautériser la cour du Carrousel – et d’emporter du même coup un souvenir du glorieux oncle. Déplorant, comme tant d’autres, la brutalité haussmannienne, Louis Blanc regrette, au lieu de tout ce que « la boutique de Fauvelet disait au passant », de ne plus trouver que le silence des pierres.
Il reviendra également à Napoléon III d’achever, le 14 août 1857, le « grand dessein », toujours pendant depuis Henri IV : la réunion du Louvre et des Tuileries par le nord. Au Théâtre du Palais-Royal, Offenbach remplaçait Labiche dont on avait donné ici quatre-vingt-deux pièces. La Vie parisienne y est créée le 31 octobre 1866 ; le tsar et ses deux fils viennent y applaudir l’année suivante, à l’occasion de l’Exposition universelle.
Le 4 septembre 1870, l’impératrice Eugénie, la dernière altesse a fuir l’ensemble palatial, le fait à contresens de tous ses prédécesseurs : des Tuileries, s’étant procuré la clé de la porte de communication, elle passe dans la grande galerie qu’elle remonte et, traversant successivement les salles égyptiennes puis assyriennes du Louvre, elle en sort par le guichet de Saint-Germain-l’Auxerrois. Ensuite, il n’y aura plus de Tuileries, et plus d’étranger aux beaux-arts, au Louvre, que le ministère des Finances dans l’aile nord, pendant plus de cent vingt ans et, au Pavillon de Flore, la préfecture de la Seine, le Conseil municipal, le ministère des Colonies et quelques autres jusqu’en 1964.
Au Louvre, le Salon de 1787. Gallica
Le musée, inauguré à la hâte avec guère plus de cinq cents tableaux, dans la seule grande galerie, le 10 août 1793, jour anniversaire de la chute de la royauté, ne sera maître de la totalité du Louvre qu’au bicentenaire de la Révolution. Il y aura gagné une pyramide. Sans doute parce que c’est du haut des pyramides que les siècles se contemplent.

PARIS Ier. 4 LES TUILERIES

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Il y a une fausse évidence des Tuileries. Pour nous, c’est un jardin orienté est-ouest par l’allée qui le divise, second manchon d’une « voie triomphale » télescopique qui semble naturellement sortie du Louvre par prolongements successifs. Dans le mot Tuileries niche pourtant, en creux, un palais qui barra Paris d’un trait vertical, perpendiculaire à la Seine. Dans sa plus grande extension, celle qui fut la sienne de 1715 à 1883, le bâtiment s’étendait, du nord au sud, de l’actuelle rue de Rivoli jusqu’au quai. Un point d’exclamation au jambage à peine décalé de sa boule, l’île de la Cité ! C’était l’axe autour duquel Paris pouvait basculer.
Construit par Philibert Delorme pour Catherine de Médicisà partir de 1567, en dehors de l’enceinte, le palais des Tuileries fut vite le mur du fond à partir duquel s’étendait la ville vers l’est. On y entrait, évidemment, de ce côté-là. Un siècle plus tard, redessinant les jardins derrière le palais, et les dotant de leur fameuse allée centrale, Le Nôtre, en 1664, inventait la perspective est-ouest. Invention toute virtuelle dont on ne le créditera que longtemps après : en réalité, son allée était prise entre le palais et un égout où elle finissait en un cul-de-sac qui ne serait enjambé qu’une quarantaine d’années plus tard.
La première entrée solennelle au palais des Tuileries par le jardin, celle d’un ambassadeur turc, n’aura lieu qu’en 1721. Mais longtemps encore, entre côté jardin et côté cour, le cœur des souverains continue de balancer. En 1808, à l’apogée de son règne, c’est à la cour que Napoléon, avec l’arc de triomphe du Carrousel, donne une entrée grandiose. Finalement, c’est la IIIe République qui tranche. L’Empire avait effacé alentour les souvenirs de la République ; la République se résout, en 1883, à l’arasement du palais des Tuileries en tant que symbole de la monarchie. C’était sans doute une ruine au toit crevé depuis la Commune, mais le gros œuvre tenait bon. Cet obstacle levé, « la voie triomphale », comme la flèche recule sur la corde que tend l’archer, allait s’ancrer entre les bras du Louvre, au cœur même de Paris.

Un point de fuite
Le 13 mai 1588, vers 5 h du soir, Henri III, sous le choc des barricades de la veille, se décide à fuir. Il sort seul du Louvre, une badine à la main, l’air d’aller se promener, comme d’habitude, dans ce jardin des Tuileries dont il aime le damier florentin, la grotte décorée d’animaux de céramique par Bernard Palissy, le labyrinthe… Il contourne le palais délaissé depuis longtemps par sa superstitieuse mère, gagne les écuries et galope vers Saint-Cloud en maudissant Paris, jurant qu’il n’y reviendra qu’après l’avoir forcée, les armes à la main.
Mais c’est Henri IV qui y rentre à sa place le 22 mars 1594 et, ostensiblement, par le même chemin : cette porte Neuve qui ferme la muraille au bord de la Seine, un peu en amont du château des Tuileries. En six ans de guerres religieuses, de sièges, de combats, Paris a perdu la moitié de sa population ; tout est à reconstruire. Dans les jardins italiens des Tuileries, le roi économe fait planter vingt mille mûriers pour l’élevage des vers à soie. Et le roi bâtisseur augmente le palais des Tuileries du Pavillon de Flore, que vient rejoindre une grande galerie partie du Louvre, le long de la Seine.
Alentour ne sont que des couvents. Anne d’Autriche est aux Feuillants, à l’emplacement de l’actuelle rue de Castiglione, priant saint Joseph de lui donner un fils. Un an plus tard, c’est aux Jacobins, remplacés par les rue et marché Saint-Honoré d’aujourd’hui, que l’on va chercher Campanella, à deux reprises, pour examiner le nouveau-né. L’utopiste, qui s’est réfugié là après vingt-sept années de cachot et sept passages par la torture de l’Inquisition, est féru de kabbale et de magie : le futur Louis XIV tout nu devant lui, il lui tire l’horoscope. Prévoit-il que dix ans plus tard, le 6 janvier 1649, chassés de Paris par la Fronde, le jeune roi, avec sa mère la régente et son Mazarin de ministre, iront coucher sur la paille à Saint-Germain ?
C’est encore aux Feuillants qu’après sa rupture avec La Fare, Mme de La Sablière, l’Iris des Discours et « Dédicaces » de La Fontaine, prend pension dans un logement situé au-dessus de l’entrée monumentale que Jules Hardouin-Mansart a bâtie pour leur couvent, le long de la rue Saint-Honoré. Elle y emmène le fabuliste qu’elle loge depuis sept ans. De tous ceux qui fréquentaient son salon, Molière, Retz, La Rochefoucauld sont morts, mais Mme de La Fayette, Mme de Sévigné, Boileau, Racine sont toujours fidèles.
Elle a installé La Fontaine dans une maison à lui, au n° 308 de la rue Saint-Honoré, quand, à l’église des Feuillants, Lully dirige le Te Deum qu’il a composé pour remercier le ciel d’avoir guéri le Roi-Soleil de sa fistule. Ce faisant, ce mémorable 8 janvier 1687, il se plante dans le pied la longue canne au lourd pommeau avec laquelle se bat la mesure. La gangrène s’y mettra, et Lully en meurt.
La Fontaine, qu’on a fini par admettre à l’Académie après l’avoir censuré, s’est fait une « chambre des philosophes » où, sous les bustes de Platon, de Socrate et d’Épicure, de jeunes et jolies demoiselles viennent toucher le clavecin parmi des abbés de cour, des poètes et des amis de la pensée libre. Mais à la première occasion – une maladie qui semble devoir être mortelle, en 1692 –, son confesseur sait lui arracher, devant une délégation d’Immortels, une abjuration publique de ses contes «infâmes».
Le siècle du Roi-Soleil s’achève avec l’inauguration, sur une place Louis-le-Grand (aujourd’hui Vendôme) tout juste tracée, d’une statue équestre de Louis XIV en costume d’empereur romain, par Girardon. La place s’insère entre les Capucines au nord, les Feuillants au sud, les Jacobins à l’est et les Capucins à l’ouest ; avant les filles de l’Assomption, dont l’église est aujourd’hui celle des Polonais de Paris, 263, rue Saint-Honoré, et celles de la Conception. La statue, qui regarde vers la rue Saint-Honoré, a le bras et l’index droits pointés légèrement de côté, ce qui permet à une épigramme d’affirmer qu’en désignant ainsi les Capucins, Sa Majesté prévient que l’exemple si salutaire de ces moines, qui n’ont d’autres ressources que la mendicité, s’appliquera dorénavant à tous, littéralement.

Les Mississippiens place Vendôme !
L’épigramme n’était pas sans clairvoyance : la place, conçue à l’instigation de Louvois comme celle des Conquêtes, qui devait être reliée à la place des Victoires et loger Académies, Bibliothèque, Hôtel des Ambassadeurs extraordinaires et Monnaie, a été repassée en catastrophe à la Ville sous forme de plans d’un côté et de piles de matériaux de l’autre. Paris mettra vingt ans à en revendre les lots et n’y parviendra qu’à l’aide des spéculations de Law, qui s’avèreront effectivement ruineuses pour beaucoup.
Le premier projet de Jules Hardouin-Mansart a été pensé pour un usage public : la place n’a d’issue que d’un seul côté, est entourée d’une galerie ; tout est fait pour que l’on en occupe l’espace, pas pour qu’on le traverse. Le plan retaillé, s’il reste peu ouvert au passage des voitures, ferme les arcades pour satisfaire aux besoins privés des particuliers.
Quand le palais des Tuileries accueille pour la première fois un hôte royal, en 1715, un tout petit roi de cinq ans, le jeune Louis XV– c’est en vain que le palais, agrandi par Le Vau, avait attendu le Roi-Soleil –, les « Mississippiens », comme l’on dit parce que la Compagnie d’Occident de Jean Law a d’abord été créée pour la mise en valeur de la Louisiane, sont partout. Law s’est porté acquéreur d’au moins huit des hôtels de la place, et ses largesses autorisent Mansart à terminer en 1719 l’église Saint-Roch que Lemercier avait commencée en 1653.
La maison de Mme de Tencin, enclavée dans le couvent des Filles de la Conception, à l’emplacement des actuelles rues Chevalier-de-Saint-Georges et Duphot, est ainsi le quartier général des agioteurs en même temps qu’un salon où l’on pense. L’hôtesse, qui vient de mettre au monde, pour l’abandonner aussitôt, le futur d’Alembert, accueille dans sa « ménagerie » du 382, rue Saint-Honoré, ses « bêtes » qui s’appellent, Réaumur, Montesquieu, Fontenelle, Mme du Deffand, Mme Geoffrin. Et voilà qu’une bête amoureuse, celle qui prenait la suite de Marc-René d’Argenson, lieutenant général de police, du Régent, de son Premier ministre, le cardinal Dubois, et du chevalier Destouches, père naturel de d’Alembert, voilà qu’au beau milieu de la ménagerie, La Fresnaye se donne le ridicule trop humain d’un suicide au pistolet. Le scandale envoie Mme de Tencin à la Bastille, où elle arrive par hasard en même temps que Voltaire, qui y séjourne déjà pour la deuxième fois.
La pensée est toujours libre au club de l’Entresol, qui tire son nom de celui du n° 7 de la place Vendôme où se réunissent tous les samedis, chez le président Hénault, de 5 h à 8 h du soir, une vingtaine d’esprits hardis intéressés par les questions politiques. Jusqu’à ce qu’un Grand Acte royal y mette l’éteignoir en 1731.
Les Lumières reprennent au 374, rue Saint-Honoré, en face des Capucins, chez Mme Geoffrin. Elle est de petite naissance – fille d’un valet de chambre de la Dauphine –, son orthographe est rudimentaire, mais le futur roi de Pologne Stanislas Poniatowski, Diderot, d’Alembert, Helvétius, Voltaire, d’Holbach, Montesquieu, Hume et Horace Walpole sont là le lundi et le mercredi, sous des tableaux qu’elle a commandés à Vernet, Vien et Carle Van Loo pour son hôtel, et d’autres achetés à Boucher, Greuze ou Hubert Robert pour enrichir sa très belle collection.
En se rendant chez elle pour souscrire à l’Encyclopédie qu’elle subventionne, ses invités ont croisé, entre les Jacobins et la place Vendôme, une foule en colère entourant le domicile de Nicolas Berrier, lieutenant général de police, « le vilain Beurrier » soupçonné de se faire graisser la patte pour peupler avec les enfants de Paris, enlevés de force à leurs parents, le Mississippi, toujours colonie de la couronne de France alors que Jean Law est failli et enterré.

Le sacre de Voltaire
Quand Voltaire rentre à Paris après vingt-cinq ans d’exil, en 1778, le palais des Tuileries est toujours vide de toute présence royale depuis l’enfance de Louis XV, même si Marie-Antoinette, à l’avènement de son époux, a manifesté le désir de s’y installer. C’est la Comédie-Française qui est, depuis huit ans, dans le théâtre du château, « la salle des Machines », et sa situation, entre le parc et la cour du Carrousel, a déjà doté les acteurs de cet argot de métier, désormais consacré, qui oppose un « côté jardin » à un « côté cour ». « Le grand homme, écrit le Journal de Paris, nous présente aujourd’hui un spectacle qui ne s’est pas renouvelé depuis les beaux jours de la Grèce : Sophocle revenant au sein de sa patrie dans une extrême vieillesse pour y recevoir le prix de quatre-vingts ans de travaux ».
« Aujourd’hui », 16 mars 1778, près de mille deux cents spectateurs ont payé pour voir Irène, sa dernière tragédie, sans compter le Tout-Versailles, au premier rang duquel la reine Marie-Antoinette, et la foule dans les coulisses. Deux absents seulement : Louis XVI et le roi de la soirée, Voltaire, qui n’est pas encore remis de son voyage. Mais quinze jours plus tard, Voltaire est là, arrivant de l’Académie française où on l’a élu incontinent directeur pour le second semestre, installé dans la loge des gentilshommes de la chambre entre Mme Denis, sa nièce, et Mme de Villette, « Belle et bonne ». « De l’Académie au théâtre où il s’est rendu, le peuple l’a accompagné sans cesser de l’acclamer », écrit à sa sœur le Russe Fonvizine, qui lui raconte encore la fin de la représentation, l’enthousiasme indescriptible et les applaudissements de près d’un quart d’heure. « Et dès qu’à sa sortie du théâtre, Voltaire a commencé à s’installer dans son carrosse, le peuple s’est mis à crier “Des flambeaux ! Des flambeaux!”. Quand les flambeaux ont été là, on a ordonné au cocher d’aller au pas et le peuple, en une foule innombrable, l’a accompagné jusque chez lui en criant sans arrêt : “Vive Voltaire!” ».
Le jardin des Tuileries est, depuis que Charles Perrault a su en convaincre Colbert, ouvert au public moyennant paiement. Le jour de la Saint-Louis, l’entrée est même gratuite pour tout le monde. L’Américain Thomas Jefferson, successeur à Paris de Benjamin Franklin– c’est appuyé au bras de celui-ci que Voltaire a été reçu à la loge maçonnique des Neuf-Sœurs, trois semaines après la représentation d’Irène–, le futur président des États-Unis, donc, dispose d’un abonnement aux Tuileries ; il y est presque tous les jours. Quand il n’y assiste pas à une démonstration de montgolfière – deux cent mille personnes étaient là pour voir s’envoler les frères Charles et Robert –, il observe attentivement, depuis la terrasse du bord de l’eau, l’avancement des travaux à l’hôtel de Salm (aujourd’hui palais de la Légion d’honneur), sur la rive d’en face, derrière les bains Poitevin, ce bateau qui propose des baignoires d’eau chaude en cabines individuelles.
Les transformations de Paris lui plaisent : « Les anciens ponts sont débarrassés du rebut qui les encombre sous forme de maisons ; de magnifiques murs d’enceinte avec des pavillons de douane aux entrées sont en construction », et leur architecture néo-palladienne, comme celle de la Halle au blé et de l’hôtel de Salm, constitue ce dont il rêve pour les États-Unis.

Le périmètre de la Révolution
Paris, depuis longtemps, ne plaisait plus aux rois. Quand un souverain vient enfin habiter les Tuileries, la Révolution y entre avec lui. Le « boulanger, la boulangère et le petit mitron » y emménagent, contraints et forcés, le 6 octobre 1789. L’Assemblée nationale s’installe dans la salle du Manège, jouxtant le parc, le long de la terrasse des Feuillants. La société des Amis de la Constitution, ce club constitué par des députés bretons, qui compte maintenant un millier de membres, loue le couvent des Jacobins.
C’est dans ce périmètre que s’écrit la geste révolutionnaire : le roi s’échappe des Tuileries le 21 juin 1791, y est ramené quatre jours plus tard. Sa fuite promeut l’idée républicaine. Aux Jacobins, les partisans d’une monarchie constitutionnelle, La Fayette en tête, font alors sécession et s’en vont installer au couvent voisin leur Club des feuillants, à quatre louis d’or par tête. Dans l’église, dont il a fait son atelier pour la circonstance, Jacques Louis David est en train de peindre le Serment du Jeu de paume.
Au jour anniversaire dudit serment, le 20 juin 1792, la foule, menée par le brasseur Santerre, marche sur les Tuileries : le roi a remplacé des ministres brissotins par des ministres feuillants ; il lui faudra boire à la santé de la nation, coiffé d’un bonnet phrygien. Le 10 août, la patrie en danger, les émigrés de Coblence et leurs alliés austro-prussiens menaçant Paris d’« une vengeance exemplaire et à jamais mémorable », et le roi soupçonné de complicité, les sections, fédérés de Marseille en tête, donnent l’assaut aux Tuileries. La famille royale escalade en toute hâte les marches de la terrasse des Feuillants, gagne la salle du Manège, s’y place sous la protection de l’Assemblée législative. Elle passe là trois longues nuits, au terme desquelles le roi est suspendu.
C’est dans cette salle du Manège que la République, la première, est proclamée le 21 septembre. C’en est fini du Club des feuillants ; Robespierre est l’âme des Jacobins ; la guillotine se dresse dans la cour du Carrousel.
Si la guillotine est placée là, c’est preuve que là est le mouvement de la ville. Elle ne passera de l’autre côté qu’exceptionnellement, pour l’exécution du roi, par exemple, et selon une mise en scène d’abord destinée aux Tuileries. « Je me rendis de bonne heure aux Tuileries, mais pas assez tôt », rapporte l’Allemand Gustav von Schlabrendorf. « Les deux terrasses du jardin étaient déjà pleines de gens. La communication avec la place Louis-XV était barrée et les deux moitiés du pont tournant tirées du côté du jardin. »
« Je visitai, après l’exécution, les cafés, cabarets, etc., du voisinage. Pas un qui ne fût comble. Mais nulle part on ne parlait de l’événement du jour. Les gens jouaient aux dominos et faisaient autre chose, comme s’il ne s’était rien passé. » En mai 1793 seulement, quand la Convention, quittant le Manège, s’installe au théâtre du palais, dans la salle des Machines, elle fait débarrasser de la guillotine la cour du Carrousel, sur laquelle donnent maintenant ses fenêtres.
Le 27 juillet 1794, 9 thermidor an II, Robespierre quitte son premier étage de la cour du 398, rue Saint-Honoré, devant l’ancien couvent de la Conception, comme il le fait chaque matin depuis trois ans, pour gagner la Convention. Il sera guillotiné le lendemain. Le Club des jacobins est fermé. Le 5 octobre 1795, 13 vendémiaire an IV, la Convention, menacée par les royalistes, appelle Bonaparteà la rescousse. En deux heures, la cour du Carrousel est dégagée et l’insurrection vient mourir aux marches de l’église Saint-Roch. Bonaparte est nommé général commandant l’armée de l’intérieur et se voit attribuer le bel hôtel de la Colonnade, entre boulevard et rue des Capucines.
La rue de Rivoli, qui interdit sous ses arcades l’enseigne, le marteau et le four, met à bas la salle du Manège où fut proclamée la République, et le château d’eau de Jacques Ange Gabriel et de Coustou, au débouché de l’actuelle rue de Mondovi, dont une fontaine monumentale masque les réservoirs comme rue de Grenelle celle de Bouchardon. Le bâtiment, comme celui de la place du Palais-Royal, loge au rez-de-chaussée le corps de garde et les pompiers et, au premier étage, la bibliothèque que Saint-Florentin s’était fait installer sous la terrasse dont il avait la jouissance. Le percement de la rue de Castiglione emporte les Feuillants, celui de la rue Napoléon le couvent des Capucines. L’Empereur s’est installé aux Tuileries, et la colonne Vendôme s’élève à la gloire des soldats d’Austerlitz. Les souverains d’après la Révolution ne vont plus cesser d’habiter les Tuileries.

Les échos de vendémiaire
Déjà, il faut débaptiser la rue Napoléon en rue de la Paix : celle des vainqueurs, le tsar et le duc de Wellington, que Talleyrand reçoit à l’hôtel Saint-Florentin. Dans ce palais, construit aux frais de la Ville par Chalgrin pour le ministre de la Maison du roi chargé du département de Paris, « comme une araignée dans sa toile », écrira Hugo après la mort du Diable boiteux, « il attira et captura un à un héros, penseurs, conquérants, princes, empereurs, Bonaparte, Sieyès, Mme de Staël, Chateaubriand, Benjamin Constant, Alexandre de Russie, Guillaume de Prusse, François d’Autriche, Louis XVIII, Louis-Philippe, toutes les mouches scintillantes et dorées qui bourdonnèrent à travers l’histoire de ces quarante dernières années ».
Et voilà que le curé de Saint-Roch, cette église où Molière fit baptiser son enfant, où Sophie Arnould fit de même pour celui que lui avait donné le duc de Brancas, refuse d’accueillir la dépouille mortelle de la Raucourt, actrice dont la gloire se confond avec les débuts de l’Odéon, protégée de feu la reine Marie-Antoinette. Le peuple enfonce les portes et procède lui-même au service religieux.
Au départ des cent cinquante mille soldats alliés, à la fin du mois de novembre 1818, la presse de la Restauration, dans la fiction balzacienne, publie cet écho concernant un célèbre parfumeur du 397, rue Saint-Honoré : « Nous apprenons que la délivrance du territoire sera fêtée avec enthousiasme dans toute la France, mais, à Paris, les membres du corps municipal ont senti que le moment était venu de rendre à la capitale cette splendeur qui, par un sentiment de convenance, avait cessé pendant l’occupation étrangère. Chacun des maires et des adjoints se propose de donner un bal : l’hiver promet donc d’être très brillant ; ce mouvement national sera suivi. Parmi toutes les fêtes qui se préparent, il est beaucoup question du bal de monsieur Birotteau, nommé chevalier de la Légion d’honneur, et si connu par son dévouement à la cause royale. Monsieur Birotteau, blessé à l’affaire de Saint-Roch, au treize vendémiaire, et l’un des juges consulaires les plus estimés, a doublement mérité cette faveur ».
Pour l’occasion, César Birotteau a demandé à un architecte de réunir son logement, au-dessus de la boutique, à l’appartement mitoyen, et de lui ouvrir un accès sur la rue. « La porte de la maison avait été refaite dans un grand style, à deux vantaux, divisés en panneaux égaux et carrés, au milieu desquels se trouvait un ornement architectural de fonte coulée et peinte. Cette porte, devenue si commune à Paris, était alors dans toute sa nouveauté. » Devant cette porte, quelque deux cents voitures allaient déposer ses invités.
Le 3 juin 1825, la Compagnie du gaz portatif français installe deux réverbères au débouché de la rue de Castiglione sur la place et quatre candélabres aux quatre coins de la colonne Vendôme, au sommet de laquelle trône maintenant, remplaçant le petit Napoléon, une colossale fleur de lys. La Restauration, en matière d’éclairage public, innove : le gaz remplacera l’huile dans la rue au fur et à mesure de l’échéance des anciens contrats. Après ce premier essai sur une place publique, dix mille becs de gaz seront déjà en fonctionnement trois ans plus tard.
Napoléon reviendra au sommet de la colonne, et à son pied le rejoindra plus tard Chaumet, dont la maison a ciselé l’épée du Premier Consul, ornée du diamant Le Régent, la couronne de l’Empereur et la tiare du pape pour le sacre de l’un par l’autre, tout ce qui parait de pierres et d’or l’impératrice Marie-Louise et, quelques années plus tard, le glaive qui remplaça l’épée.
Le 23 février 1848, devant l’hôtel de la Colonnade où vécut Bonaparte célibataire, devenu le ministère des Affaires étrangères de Guizot, un détachement du 14e de ligne ouvre le feu sur des manifestants porteurs de drapeaux rouges. Tout s’enchaîne. Louis-Philippe s’enfuit des Tuileries en empruntant le chemin par où s’enfuient les rois. Son trône le suit à travers le jardin, cahotant sur les épaules de quatre ouvriers, que précédent deux garçons montés sur de superbes chevaux pris aux écuries royales, et que suit une foule hérissée de piques qui ont embroché pêle-mêle tout ce qui se présentait dans les cuisines, les caves et les salons du palais, chantant la Marseillaise.
Bientôt, au deuxième étage du 12, place Vendôme, Eugénie de Montijo attend sans le connaître encore le futur Napoléon III, en essayant des chapeaux chez la modiste de l’hôtel mitoyen. Au grand bal de la Saint-Sylvestre, aux Tuileries, l’empereur demande enfin sa main. Encore six ans avant que Charles Frédéric Worth n’installe sa maison de couture rue de la Paix, et les tableaux de Winterhalter pourront se mettre à tournoyer.
La colonne Vendôme tombe avec la Commune et se redresse avec Mac Mahon. Le palais des Tuileries ne sera pas relevé. Place Vendôme ont ouvert des palaces, le Bristol où, à la Belle Époque, l’on n’entrait pas sans une recommandation de chancellerie, et le Ritz, tellement littéraire : son maître d’hôtel, Olivier Dabescat, monocle à l’œil, a été l’informateur de Proust, tandis qu’à l’inverse, c’est Hemingway qui doit rafraîchir la mémoire de Georges, maintenant barman en chef, et chasseur dans les années 1920. Le Prix Nobel lui promet d’écrire un livre – ce sera Paris est une fête –, dans lequel il dira tout ce qu’il sait de Scott Fitzgerald afin que Georges puisse raconter aux clients, si curieux, tout ce que lui-même ne se rappelle pas avoir vu !

PARIS Ier/IIème. 5 PYRAMIDES

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À la porte Saint-Honoré, située alors devant l’actuelle Comédie-Française, le chemin d’Argenteuil, très fréquenté, en ramène produits maraîchers et vin, tandis qu’il y conduit, par les actuelles rues d’Argenteuil, des Capucines, de Sèze, de l’Arcade, du Rocher et de Lévis, les pèlerins qui vont y honorer la Sainte-Tunique.
Le chemin laisse à sa droite deux buttes, l’une sur l’actuelle avenue de l’Opéra, à l’intersection des rues Thérèse et des Pyramides, l’autre à l’angle sud-ouest des rues Sainte-Anne et des Petits-Champs. La première, dite Saint-Roch, formée par la haute voirie Saint-Honoré et les déblais de construction de l’enceinte d’Étienne Marcel et de Charles V, n’en est pas moins suffisamment importante pour fournir un point d’appui à l’assaut que Jeanne d’Arc et les Armagnacs lancent contre Paris, entre la porte Saint-Honoré et la porte Saint-Denis, le 4 septembre 1429.
Après cette date, elle s’est encore augmentée, et la butte des Moulins aussi, des nouveaux travaux de défense qu’à l’été de 1536 François Ier confie au cardinal Jean du Bellay pour parer à une éventuelle offensive de Charles Quint. À ce moment, l’état de la vieille fortification est piteux, si l’on en croit Rabelais, protégé du cardinal, qui fait dire à Panurge : « Voyez donc ces belles murailles. Oh ! qu’elles sont solides et bien propres à garder les oisons en mue ! Par ma barbe, elles sont bien minables pour une ville comme celle-ci, car une vache d’un seul pet en abattrait plus de six brasses ».
Les deux buttes, longtemps hérissées d’un gibet et de moulins, ont été aplanies, pour la moindre en 1670, en même temps que le Roi-Soleil sonnait la fin du Paris fortifié, et pour la plus importante, qui prit alors avec le quartier le nom de la disparue, lors du percement de l’avenue de l’Opéra rabotant jusqu’à la racine ses quelque trente mètres d’altitude. On accédait à l’église Saint-Roch, sur son bord, en descendant sept marches ; il faut aujourd’hui en monter douze !
Le traumatisme fut tel que Nerval pouvait craindre de voir Montmartre, qu’Haussmann grignotait alors sur ses deux flancs, subir le même sort que cette « butte des Moulins qui, au siècle dernier, ne montrait guère un front moins superbe ». Tandis que Zola, écrivant Une page d’amour juste après l’arasement de la seconde, lui offrait une réparation symbolique en la replaçant dans le panorama contemplé par l’héroïne à cinq reprises, à des heures et en des saisons différentes, depuis une fenêtre du Trocadéro : « Maintenant, Hélène, d’un coup d’œil paresseusement promené, embrassait Paris entier. Des vallées s’y creusaient, que l’on devinait au mouvement des toitures ; la butte des Moulins montait avec un flot bouillonnant de vieilles ardoises, tandis que la ligne des Grands Boulevards dévalait comme un ruisseau, où s’engloutissait une bousculade de maisons dont on ne voyait même plus les tuiles ».
Sans doute, ces buttes étaient artificielles, mais leur éradication, digne des guerres puniques, atteignait Paris dans son épaisseur et non plus seulement en surface. « Le sol de Paris était mouvementé, il n’y a pas encore si longtemps », écrit Rémy de Gourmontà la veille de la guerre de 1914, « mais quand on nous parle de la butte des Moulins, il nous est bien difficile de nous la représenter entre le Théâtre-Français et l’Opéra. Si les vrais amis de Paris savaient ce que Haussmann lui a enlevé de pittoresque, comme sites, comme vieilles et nobles architectures ! J’ai trouvé, l’autre jour, sur les quais, un mauvais album du vieux Paris. Je n’ai pas osé l’acheter : cela me faisait trop de peine ».
S’il ne reste rien du relief du quartier, sur la carte, en revanche, la rue Traversière (aujourd’hui Molière), suit l’ancien chemin de ronde extérieur à l’enceinte de Charles V, qui traversait de biais le Palais-Royal actuel selon une direction sud-ouest/nord-est, et qui, démolie en 1633, permit à Richelieu de s’agrandir. Plus au nord, les rues Feydeau et Ménars, et entre elles la porte Richelieu qui ne sera abattue qu’en 1701, marquent l’emplacement de la nouvelle enceinte de Louis XIII, faite non plus d’une muraille et de tours, mais de bastions reliés par des courtines.

L’auteur du Cid et l’inventeur du régicide

Au moment où Louis XIV décide de faire des défenses de Paris une promenade, un Nouveau Cours, où Villedo, général des Bâtiments du roi, Louis Béchameil, l’inventeur de la sauce, et quelques autres envoient les moulins de la butte du même nom par-dessus l’ancienne muraille, rejoindre Montmartre et la montagne Sainte-Geneviève, et comblent avec ses déblais les terrains marécageux de la ferme des Mathurins, plus au nord, de sorte de lotir l’un et l’autre endroit, Molière meurt au 40, rue de Richelieu. On l’y ramène du théâtre situé de l’autre côté du Palais-Royal où il était le Malade imaginaire pour la quatrième soirée consécutive, vêtu de la robe de chambre et du bonnet de nuit empruntés à un original habitant la même rue, au n° 21, qui les portait nuit et jour.
Onze ans plus tard, c’est au tour de Corneille, revenu au grand âge sur les lieux de ses anciens succès, de mourir au 6 de la rue d’Argenteuil. Le Cid avait été donné trois fois au Louvre devant Louis XIII et deux fois au Palais-Cardinal devant Richelieu, qui devait imiter en tout, mais en mineur, son roi ; la première lecture de Polyeucte avait eu lieu à l’hôtel de Rambouillet. Depuis longtemps, Corneille n’écrivait plus et il ne s’occupa ici que de superviser une édition complète de son théâtre. Il venait de récupérer la pension qu’on oubliait de lui verser depuis sept ans ; il avait su que la reprise d’Andromède, une vieille tragédie à machines écrite bien trente ans plus tôt, faisait un triomphe.
Lully quittait alors tout juste l’hôtel qu’il avait fait bâtir au coin des rues Sainte-Anne et des Petits-Champs (n° 45) avec, pour une bonne part, de l’argent emprunté à Molière.
Le siècle suivant est, dans le quartier, celui des salons. Cela commence avec celui que Mme de Lambert ouvre à 63 ans à l’hôtel de Nevers, né de la division par héritage du palais de Mazarin. Au-dessus de l’arcade dont on voit encore le départ, qui enjambait la rue Colbert, le long de celle de Richelieu, elle recevait le mardi savants, artistes et écrivains, et le mercredi les gens du monde, savoir Fontenelle, Montesquieu, Marivaux, Adrienne Lecouvreur, l’incarnation de la Cornélie de Corneille et de la Bérénice de Racine, le président Hénault et le marquis d’Argenson.
Nommé secrétaire aux Affaires étrangères, René-Louis d’Argenson fait rentrer en grâce son condisciple de Louis-le-Grand : Voltaire. Le philosophe loue donc, à la mi-1745, avec la marquise du Châtelet, une maison rue Traversière, dont il occupe le premier étage. Mais la faveur ne dure guère et il leur faut regagner la cour de Lorraine. Mme du Châtelet y étant morte, Voltaire revient dans la maison de la rue Traversière où il laisse intacts les appartements de la marquise : « Les lieux qu’elle a habités nourrissent une douleur qui m’est chère et me parleront continuellement d’elle ». Pendant qu’il y écrit Des Embellissements de Paris, il a pour locataire le jeune acteur Le Kain– celui que l’on verra ensuite, chez Mme Geoffrin, entretenir le culte de l’absent – et lui construit, au 2e étage, un théâtre de chambre de cinquante places inauguré avec Mahomet. Bientôt, Voltaire est parti, pour Potsdam, cette fois, et la cour de Frédéric de Prusse.
Déjà, la souscription de l’Encyclopédie est lancée, et ses rédacteurs sont reçus aux 16-18, rue Sainte-Anne, chez Helvétius, Fermier général à 23 ans, qui considère, comme Voltaire, que le luxe est d’intérêt public et le libertinage un moteur de l’économie : tandis que la femme sage fait la charité à des mendiants inutiles, la femme frivole donne du travail à des citoyens utiles.
C’est chez le baron d’Holbach, « maître d’hôtel de la philosophie des Lumières », selon l’expression de l’abbé Galiani, secrétaire de l’ambassade de Naples, que l’idée du régicide aurait pris naissance. Deux fois par semaine, le dimanche et le jeudi, d’Holbach régale en son hôtel de la rue Royale (aujourd’hui rue des Moulins, n° 8) : « une grosse chère, mais bonne, selon l’abbé Morelet ; d’excellent vin, d’excellent café, beaucoup de disputes, jamais de querelle ». Aux Rois, naturellement, il y a de la galette et, trois années de suite, Diderot est couronné, devant Sophie Volland, venue en voisine – elle habite au coin de la rue Sainte-Anne et de la rue du Clos-Gorgeau –, et sa sœur. Les deux premières fois, le philosophe se récrie, ironiquement, la troisième – c’est en 1772 –, il met sa protestation en forme : « La nature n’a fait ni serviteur ni maître / Je ne veux ni donner ni recevoir de lois. / Et ses mains ourdiraient les entrailles du prêtre, / Au défaut d’un cordon, pour étrangler les rois ».
Les Éleuthéromanes ou abdication d’un roi de la fève ne sera publié qu’en 1795 (le 30 fructidor an IV), après la décapitation de Louis XVI donc, mais le manuscrit avait, dit-on, circulé sous le manteau…
Après la faillite de Law, le Régent avait fait transférer la Bibliothèque royale, installée par Colbert depuis 1666 au n° 6 de l’actuelle rue Vivienne, dans la partie de l’hôtel de Nevers qu’occupait la banque. Puis le cabinet des Médailles s’y était ajouté, remplaçant Mme de Lambert, à sa mort, dans le reste de cet hôtel échu en héritage au neveu de Mazarin, Philippe Mancini, duc de Nevers. L’autre partie du palais du cardinal était allée à son fils, duc de Mazarin ; elle abritait la Compagnie française des Indes. La totalité serait réservée, à partir de 1826, au commerce des idées et à la Bibliothèque nationale, mais quand Thomas Blaikie, simple jardinier et non grand philosophe, la fréquente en 1775, la Bibliothèque du roi fonctionne déjà très bien : « Il y a des gens pour vous donner n’importe quel livre, et il y a des tables, des plumes et de l’encre, de sorte qu’en résumé Paris est l’endroit le plus commode au monde pour les jeunes étudiants, car tous ces endroits sont publics ».

La pérennité du plaisir

Louis XV, qui a dans le quartier de la Butte-des-Moulins ses livres et ses médailles, y trouve aussi ses plaisirs. C’est au 50, rue de Richelieu qu’est signé le contrat de mariage de Jeanne Poisson, sans doute fille du protecteur de sa mère, le Fermier général Le Normant de Tournehem, avec son cousin Le Normant d’Étiolles. C’est en demandant pour son mari la charge de directeur des Bâtiments du roi qu’elle obtiendra pour elle-même le marquisat de Pompadour.
La Pompadour est morte depuis quatre ans quand, au 34, rue Sainte-Anne, dans la maison de jeu de Jean du Barry, Jeanne Bécuépouse le complaisant comte Guillaume du Barry, frère de son amant, afin de posséder un titre permettant une présentation officielle à la cour. La Gourdan, à l’orée d’une très grande carrière d’entremetteuse, a eu en face, au 37, son premier établissement, et le comte du Barry pratiquement pour premier client.
Au 15, rue des Petits-Champs, Sophie Arnould, au faîte de la gloire après avoir chanté Rameau, Lully, Rousseau et Gluck, ne décolère pas depuis l’achèvement de l’hôtel de laGuimardà la chaussée d’Antin. Les travaux du sien ont a peine commencé. Elle n’a pour se venger que la possibilité de tirer depuis les fenêtres de l’arrière de sa maison, qui donnent sur « la salle d’arbres » du Palais-Royal, le plus somptueux feu d’artifice qu’on ait vu à l’occasion de la naissance du duc de Valois, qui sera un jour le roi Louis-Philippe.
Rose Bertin, la modiste et la ruine de Marie-Antoinette, est au 26, rue de Richelieu des débuts de la Révolution à la chute de la monarchie. Elle y revient en l’an IV, en même temps que Bonaparte prend le commandement de l’armée. Le général épouse Joséphine de Beauharnais le 9 mars 1796, après qu’on l’a attendu jusqu’à 10 h du soir dans ce qui était alors la mairie du 2e arrondissement, au 1-3, rue d’Antin.
Le 24 décembre 1800, c’est alors que le couple se rend à l’Opéra, sis depuis 1795 à l’emplacement de l’actuel square Louvois, que la machine infernale de Cadoudal explose à son passage, rue Saint-Nicaise, dans la cour du Carroussel. En 1820, le duc de Berry, au sortir de la salle, est assassiné, en face, sous l’arcade de l’hôtel de Nevers. L’Opéra sera démoli pour faire place à un monument expiatoire dont les Trois Glorieuses arrêteront la construction. Déjà, une nouvelle salle s’est ouverte sur l’emplacement de l’hôtel de Lyonne, la salle Ventadour, d’abord Opéra-Comique, puis Théâtre de la Renaissance, enfin Théâtre Italien. On y verra la première de Ruy Blas, on y entendra Donizetti, Verdi très copieusement, le Fidelio de Beethoven, et Wagner devant Berlioz et Baudelaire.
Un théâtre est le fleuron du passage Choiseul qui se construit, autour de 1825, entre Palais-Royal et Grands Boulevards, l’ancien et le nouveau centre de la vie parisienne. « Quand la pluie, en hiver, s’épanche en cataracte, / Le passage Choiseul sert d’abri, dans l’entracte : / C’est notre vestibule, ou notre corridor, / Ouvert toute la nuit, brillant de gaz et d’or, / Tiède et vitré », écrira, trente ans plus tard, le poète et librettiste d’Offenbach, JosephMéry.
C’est donc assez naturellement que les frères Börnstein et le compositeur Meyerbeer installent à l’angle des 32 (aujourd’hui 14), rue des Moulins et 49, rue Neuve-des-Petits-Champs (aujourd’hui des Petits-Champs), au début de 1844, leur Vorwärts, bi-hebdomadaire, comme l’indique le sous-titre, de « nouvelles de Paris concernant les arts, les sciences, le théâtre, la musique et la vie sociale ». Au début de juillet, son nouveau directeur le réduit à « revue allemande de Paris », et y donne une large place à une opposition radicale menée par Karl Marx. Plusieurs fois par semaine, dans un appartement du premier étage saturé de fumée, les réunions de rédaction regroupent, outre ce dernier, Engels, Heinrich Heine, Bakounine et une dizaine d’autres dans des discussions passionnées qui s’éloignent de plus en plus des questions artistiques. Bakounine loge sur place, dans une chambre meublée d’un lit de camp, d’une malle et d’un gobelet en étain, où les débats se prolongent.
Un procès a établi, en 1844, que le théâtre d’enfants du sieur Comte, au 65, passage Choiseul, était « un lieu de débauche et de perdition pour les enfants des deux sexes où se nouent de dégoûtantes intrigues qui vont se consommer au-dehors ». Jacques Offenbach a repris le lieu, à la fin de 1855, pour en faire le siège des Bouffes-Parisiens dont la salle des Champs-Élysées n’est que le quartier d’été.
Finalement, il n’y aura plus de théâtre salle Ventadour et, à l’achèvement de l’avenue menant au nouvel Opéra, celui de Garnier, cause d’un exode poignant de centaines de familles dont la gravure nous a laissé le souvenir, le quartier de la butte des Moulins n’aura plus de pérennes que les maisons du genre de celle de la Gourdan. Apparu dès 1860, l’établissement de rendez-vous du 6, rue des Moulins, n’aura pas désempli à la fin du siècle quand Toulouse-Lautrec en décorera les murs, tandis que le Chabanais du 12 de la rue éponyme, déjà nom commun dans ces mêmes années 1860, et d’une réputation ayant de loin dépassé nos frontières, sera toujours actif après la Seconde Guerre mondiale !

PARIS Ier/IIème. 6 PLACE DES VICTOIRES

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Un citoyen qui en valait 700 000
« Le commerce et le trafic sont les deux composantes de la rue. Or, dans les passages, la seconde a presque disparu ; le trafic y est rudimentaire. Le passage n’est que la rue lascive du commerce, propre seulement à éveiller les désirs. » Le passage, c’est le lèche-vitrines et le pied de grue, pas la circulation puisque ici y a tout à voir, et ce que Walter Benjamin en écrit – le passage des Panoramas, au nord du quartier, est leur ancêtre à tous, une vingtaine d’année avant la grande vogue des rues couvertes – est vrai aussi de la place des Victoires, au sud du quartier, place résidentielle et de station pour, des premières loges de la fenêtre ou du parterre qu’est le pavé, admirer la statue du roi.
Après les traités de Nimègue, qui constituent l’apogée du règne du Roi-Soleil, voilà qu’un particulier prend l’initiative de changer à lui seul la face de Paris, de remodeler l’espace de la ville autour de la personne du roi devenue la mesure et la fin de toute chose ! Voltaire, soixante-dix ans plus tard, le donne en exemple à ses contemporains à lui, pour leur faire honte : « Un seul citoyen [le maréchal de La Feuillade], qui n’était pas fort riche, mais qui avait une grande âme, fit à ses dépens la place des Victoires, et érigea par reconnaissance une statue à son roi. Il fit plus que sept cent mille citoyens n’ont encore fait dans ce siècle ».
Mme de Sévigné, témoin des prémices de l’exploit, écrivait à son cousin, le 20 juillet 1679 : « M. de La Feuillade, courtisan passant tous les courtisans passés, a fait venir un bloc de marbre qui tenait toute la rue Saint-Honoré, et comme les soldats qui le conduisaient ne voulaient point faire de place au carrosse de Monsieur le Prince [le Grand Condé], qui était dedans, il y eut un combat entre les soldats et les valets de pied ; le peuple s’en mêla, le marbre se rangea, et le Prince passa (…) cette statue lui coûtera plus de trente mille écus ».
Bussy-Rabutin, moins naïf que ne le sera Voltaire concernant les grandes âmes, répondit à sa cousine : « La Feuillade ne perdra pas l’avance qu’il fait de sa statue de marbre : le roi, qui aime d’être aimé, la lui rendra avec usure ».
source: Gallica
Porté à ce degré, ce n’est d’ailleurs plus de l’amour, mais de la dévotion : La Feuillade dédie un temple à son roi comme d’autres ont fait bâtir des églises. Sur le modèle liturgique, le roi absent – c’est concurremment aux traités de Nimègue que Louis XIV a opté pour Versailles – est présent par son image, et l’espace organisé autour de l’iconostase pour la célébration d’un culte optique tenant tout entier dans la fascination. Non seulement la place sera proportionnée à la statue, mais aucune promenade abritée sous des arcades n’y est prévue – parce qu’elle serait synonyme de vision intermittente, masquée par des piliers –, et les rues sont désaxées de sorte qu’en arrivant par n’importe laquelle l’on voie toujours la statue se détacher sur un fond de façades qui la fasse ressortir.
La place des Victoires est donc tout le contraire d’un rond-point – ce qu’en fera malheureusement la percée de la rue Étienne-Marcel. La place royale, place à programme aux façades ordonnancées pour servir de cadre à la statue monumentale d’un monarque, s’invente ici : dans le plan dessiné par Jules Hardouin-Mansart, c’est une « salle » de plein air, en fer à cheval comme un théâtre à l’italienne.

Tous les trafics, moins celui de la rue
Louis XIV n’assiste pas, pour cause de fistule*, à l’inauguration de sa statue, le 18 mars 1686. Finalement pédestre et en bronze doré, haute de 4 m, elle est posée sur un piédestal qui l’est de 7, où sont enchaînés, aux quatre angles, des esclaves figurant l’Empire, l’Espagne, la Hollande, et le Brandebourg. Ce triomphe arrogant permet la disparition des murailles et que Paris soit en passe d’être ceint de boulevards en lieu et place de défenses. La statue et la future place – à l’inauguration, la construction des façades n’a pas commencé – sont illuminées nuit et jour par quatre puissants fanaux. Cela, comme la lampe rouge brûlant dans les églises à proximité du tabernacle, a plus à voir avec l’adoration qu’avec l’éclairage, mais il se trouve qu’en quittant Paris, le Roi-Soleil a laissé à sa place, outre les statues qu’on lui élève, un lieutenant général de police pour diffracter sa lumière.
La rue des Colonnes, photo d'Atget. Gallica
Le premier occupant de cette fonction nouvelle, La Reynie, a distribué aux Parisiens six mille cinq cents lanternes, à charge pour eux de les poser, de place en place, sur le rebord d’une fenêtre de premier étage. Un éclairage des rues organisé était né, qu’apprécia aussitôt Mme de Sévigné : « Nous soupâmes encore hier avec Mme Scarron [future Mme de Maintenon] et l’abbé Têtu chez Mme de Coulanges, écrivait-elle le 4 décembre 1673. Nous trouvâmes plaisant de l’aller ramener à minuit au fin fond du faubourg Saint-Germain, fort au-delà de Mme de la Fayette, quasi auprès de Vaugirard, dans la campagne… Nous revînmes gaiement à la faveur des lanternes, et dans la sûreté des voleurs ». La place des Victoires éclairée a giorno symbolise finalement, pour Paris, la sortie de la longue nuit des terreurs urbaines.
Durant les quatre années suivantes sont dressées les façades uniformes derrière lesquelles les Samuel Bernard, Antoine Crozat et autres « partisans », comme on les appelle alors, pourront bâtir à leur guise. La plupart des financiers qui, au milieu du siècle, habitaient encore le quartier du Marais, émigrent à la fin de celui-ci dans le quartier du Mail : quarante pour cent d’entre eux ont maintenant leurs beaux hôtels place des Victoires, rue des Fossés-Montmartre (aujourd’hui d’Aboukir, entre la place et la rue Montmartre) et du Mail. Ces deux rues s’étaient ouvertes à l’emplacement de l’enceinte de Charles V, et d’un jeu de mail la longeant, quand avaient été construites les fortifications de Louis XIII.
Quand les partisans s’y installent, la compagnie des carrosses à cinq sols de Blaise Pascal vient de péricliter, dont l’une des lignes, du Luxembourg, menait à l’ancienne porte Montmartre, au croisement des rues Montmartre et d’Aboukir. Mais les financiers n’ont pas besoin de transports publics. Et, d’ailleurs, guère besoin de se déplacer : la Bourse, au XVIIIe siècle, après sa création consécutive à la banqueroute de Law, logera, comme celui-ci l’avait fait, au palais Mazarin puis, pendant la Révolution, au Louvre, au Palais-Royal, enfin dans l’église des Petits-Pères. Et c’est encore dans ce quartier, décidemment voué à l’argent, qu’avait été installé, rue Montmartre, l’hôtel de la Loterie, après que Giacomo Casanova, fraîchement évadé des Plombs, en eut, en janvier 1757, avec son compère Calsabigi, suggéré l’idée.
Le seul trafic, au sens hippomobile du terme, du quartier vient de l’installation des Messageries royales au 28 de la rue Notre-Dame-des-Victoires, en 1785. La rue des Colonnes est d’abord un passage, celui du théâtre Feydeau, et quand elle est privée de sa couverture, sous le Directoire, elle garde néanmoins, avec ses arcades, tout ce qu’il faut pour continuer d’être l’abri de l’attente et de l’entracte.
La Bourse de Paris par Gustave Doré. Gallica
La Bourse espère toujours un bâtiment en propre, que Nicolas Ledoux imagine ainsi en 1804 : « Il faut que, dégagé de tout embarras, il soit placé au centre de la ville. Il faut une vaste pièce pour assembler le grand nombre ; des cabinets particuliers pour discuter les intérêts privés, asseoir les résolutions, diriger les expéditions ; il faut des portiques couverts qui mettent la discussion à l’abri des caprices de l’air, des portiques ouverts où les ombres humides du Verseau, combinées avec les rayons bienfaisants du midi, puissent corriger les influences homicides de la saison caniculaire ».
Un décret du 16 mars 1808 décide finalement de la construction d’un édifice réunissant Bourse et Tribunal de commerce, à l’emplacement du couvent des Filles-Saint-Thomas, au bout de la rue Vivienne. Mais, sous la Restauration, ce n’est encore qu’une construction provisoire en planches et en pans de bois, formant une salle ronde où l’on entre par la rue Feydeau. La spéculation va meilleur train autour, comme l’explique le banquier Claparon à César Birotteau : « Eh ! cher monsieur, si nous ne nous étions pas engagés dans les Champs-Élysées, autour de la Bourse qui va s’achever, dans le quartier Saint-Lazare et à Tivoli, nous ne serions pas, comme dit le gros Nucingen, dans les iffires ».

La babillarde et les oiseaux après un éclat de tonnerre
En 1827, le temple antique qu’avait imaginé Brongniart, et que la mort l’a empêché de voir, est tout de même terminé, et Balzac, derrière le côté vibrionnant d’une petite société énervée de sa richesse toute neuve, n’est pas indifférent aux réminiscences qui hantaient l’architecte : « La place de la Bourse est babillarde, active, prostituée ; elle n’est belle que par un clair de lune, à deux heures du matin : le jour, c’est un abrégé de Paris ; pendant la nuit, c’est comme une rêverie de la Grèce ».
Quand commencent les Trois Glorieuses, Berlioz est en train de plancher à l’Institut pour le prix de Rome. Le 29, enfin, il peut rejoindre la rue, « le pistolet au poing ». Comme il traverse la cour du Palais-Royal, un groupe de dix à douze jeunes gens y chante un hymne guerrier de sa composition ; il se joint à eux, incognito. La foule est si empressée que, pour ne pas étouffer, ils reculent pas à pas vers la galerie Colbert. Là, une mercière leur ouvre son premier étage, sous la rotonde vitrée. De la tribune de sa fenêtre, ils entonnent une Marseillaise qui tombe dans un silence recueilli. Berlioz se rappelle alors qu’il a adapté ce chant pour grand orchestre et double chœur ou plutôt pour un effectif, a-t-il écrit sur la partition, composé de « tout ce qui a une voix, un cœur et du sang dans les veines ». Il appelle la foule à reprendre avec eux.
« Il faut se figurer que la galerie qui aboutissait à la rue Vivienne était pleine, que celle qui donne dans la rue Neuve-des-Petits-Champs était pleine, que la rotonde du milieu était pleine, que ces quatre ou cinq mille voix étaient entassées dans un lieu sonore fermé à droite et à gauche par les cloisons en planches des boutiques, en haut par des vitraux, et en bas par des dalles retentissantes, il faut penser, en outre, que la plupart des chanteurs, hommes, femmes et enfants palpitaient encore de l’émotion du combat de la veille, et l’on imaginera peut-être quel fut l’effet de ce foudroyant refrain... Pour moi, sans métaphore, je tombai à terre, et notre petite troupe, épouvantée de l’explosion, fut frappée d’un mutisme absolu, comme les oiseaux après un éclat de tonnerre. »
La galerie Colbert, photo d'Atget. Gallica
Au début du Second Empire, la propriétaire de la galerie Vivienne léguera celle-ci à l’Institut pour, de son produit, doter les futurs Prix De Rome. Dans la rue de la Banque, entre Bourse et Banque de France, Victor Baltard, Grand Prix de Rome 1833, construisait en style Louis XIII la caserne des Petits-Pères, et en néo-classique l’hôtel du Timbre, sans compter la mairie du 2e arrondissement.
Cent ans plus tard, en décembre 1958, la revue de l’Internationale situationniste distingue dans le quartier de l’argent un bastion dressé devant le Paris populaire représenté par les Halles : « le ministère des Finances [alors rue de Rivoli], la Bourse et la Bourse du commerce constituent les trois pointes d’un triangle dont la Banque de France occupe le centre. Les institutions concentrées dans cet espace restreint en font, pratiquement et symboliquement, un périmètre défensif des beaux quartiers du capitalisme ».
La Bourse déménagée depuis l’été 1998, il ne reste plus dans quantité d’officines du quartier que la menue monnaie du capitalisme, autour de 15 000 m2 de rêve grec en quête d’avenir.

PARIS IIème 7 LES GRANDS BOULEVARDS

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Si les Grands Boulevards remplacent, à partir des années 1670, sur la totalité de la rive droite, la muraille de Paris, le Boulevard est celui qui longe la partie la plus récente de celle-ci, son tronçon Louis XIII rabouté à la vieille enceinte de Charles V au niveau de la porte Saint-Denis. Entre cette dernière et la Madeleine, ce qui sera le Boulevard pour le XIXe siècle prend la succession, dans la liste des lieux à la mode, de la place Royale, de la galerie du Palais, du Pont-Neuf, du Palais-Royal…
À la charnière des XVIIe et XVIIIe siècles, le versant nord du Boulevard est champêtre : Regnard, qui connaît aussi bien Alger que la Laponie et fait donc un paysagiste crédible, nous raconte qu’il voit, du haut de la rue de Richelieu, sur les « vastes marais » d’en face, croître à plaisir l’oseille et la laitue, les artichauts et les champignons de couche. Il est donc assez naturel que ne soient tracées là, au début de la Régence, en contrebas du Boulevard et longeant son talus, que des voies de desserte agricole : à l’ouest, la rue Basse-du-Rempart qui, partie de la chaussée d’Antin, ne rattrape le niveau du Boulevard qu’à la rue Caumartin, avant de se prolonger jusqu’à la Madeleine ; à l’est, la rue Basse-Porte-Saint-Denis.
La rue Basse-du-Rempart sera bordée de maisons sur son côté extérieur au dernier quart du XVIIIe siècle, et celles-ci, dont les fenêtres de premier étage sont au niveau du Boulevard, encaissent la chaussée en en faisant cette « espèce de ravin sombre » qu’évoque Barbey d’Aurevilly. Au moins, leur situation en contrebas ne gêne-t-elle en rien la vue qu’on a depuis le côté sud du Boulevard. Les gravures du Krafft et Ransonnette nous montrent encore, en 1812, le salon octogonal de l’hôtel de Gontaut-Biron surmonté d’une terrasse d’où l’on observe, pour certains la lunette à l’œil, la beauté du paysage et l’animation du Boulevard.
Sur ce versant méridional, avant les jardins de l’hôtel de Gontaut-Biron, situé au débouché de la rue Louis-le-Grand, s’étendent ceux de l’hôtel de la Colonnade puis ceux du couvent des Capucines, dans lesquels est tracée la rue de la Paix en 1806. À l’est de la rue Louis-le-Grand, verdoient les immenses parcs des hôtels qui ont leur entrée sur la rue Saint-Augustin. Puis vient Frascati, hôtel contemporain de celui de Gontaut, devenu sous le Directoire, entre les mains du glacier napolitain Garchi, un hôtel meublé assorti d’un restaurant et d’une maison de jeu. Parmi la végétation méditerranéenne qu’il y a importée, ponctuée d’architectures éphémères, une terrasse de bois longe le Boulevard en une gloriette brillamment éclairée, de la rue de Richelieu à la rue Vivienne.
Frascati, dessin de Michel, 1800. Gallica
Suivent les jardins de l’hôtel de Montmorency-Luxembourg, où s’ajoutent, sous le Consulat, au paysage à portée de vue, ceux, artificiels, peints sur les murs circulaires de vastes rotondes qu’on appelle des « Panoramas » : Paris tel qu’on le voit du haut du château des Tuileries, Toulon et, plus tard, Rome et Jérusalem. Enfin, après le domaine de l’hôtel ci-devant d’Uzès, qui occupe tout l’espace entre les rues Montmartre et Saint-Fiacre, s’élève la butte de Ville-Neuve-les-Gravois, formée de déblais accumulés au fil de six siècles, surmontée de sa rue Beauregard, qui pourrait être le terme générique désignant tout l’arc du Boulevard, belvédère de Paris sur les hauteurs de Montmartre, ses moulins et ses abbayes. Largement nivelée pour être lotie sous le nom de « Bonne-Nouvelle », plus vendeur que « Gravats », elle reste, encore aujourd’hui, en léger surplomb au-dessus du Boulevard.

Chopin, dernier témoin du Boulevard belvédère
Un jeune homme de 21 ans, qui se réfugie à Paris après la chute de Varsovie, Frédéric Chopin, sera le dernier à profiter – et à nous en transmettre le souvenir – de la vue que l’on a de ce balcon de Paris qu’est la façade méridionale du Boulevard. Au-dessus du trottoir, qui commence à remplacer les bas-côtés de terre battue simplement séparés de la chaussée par de grosses bornes de pierre, et plus haut que ses deux rangées d’arbres, Chopin s’installe à l’automne de 1831 dans l’immeuble du Grand Bazar de l’Industrie française, au coin de la rue Montmartre. « Dans mon cinquième étage (j’habite boulevard Poissonnière n° 27) – tu ne pourrais croire combien est joli mon logement ; j’ai une petite chambre au délicieux mobilier d’acajou avec un balcon donnant sur les boulevards d’où je découvre Paris de Montmartre au Panthéon et, tout au long ce beau monde. Bien des gens m’envient cette vue mais personne mon escalier. »
Dès l’année suivante, le rideau est tiré : la rue Basse-Porte-Saint-Denis est exhaussée et bâtie, la
La rue Basse-du-Rempart par Martial, 1877. Gallica
rue Basse-du-Rempart commencera d’être nivelée en 1858, quand s’aménagera la place du futur Opéra, et rentrera dans l’alignement du côté septentrional du Boulevard. À l’avènement du Grand Paris d’après l’annexion des communes limitrophes, la vue au-dehors du Boulevard est donc bouchée ; il y a dorénavant assez à voir au-dedans, sur sa chaussée, ses trottoirs, ses terrasses, ses devantures. La société y remplace le paysage, l’animation le calme de la nature – la fréquence des omnibus, pour ne prendre que cet exemple, est d’un toutes les deux minutes.
Mais l’animation est différente à l’un et l’autre bouts : le Boulevard a un pôle aristocratique à la Madeleine, qu’on surnomma le Petit-Coblence tellement il semblait, sous le Directoire, une annexe de la ville rhénane où les émigrés avaient passé la Révolution, et qui s’est appelé boulevard de Gand sous la Restauration parce que Louis XVIII s’était réfugié là-bas durant les Cent-Jours. Même si l’étymologie de « gandins » est multiple, ce n’est pas hasard si on l’associe à ce nom.
Le Boulevard a un autre pôle, plus populaire, à la porte Saint-Denis : le lotissement de Bonne-Nouvelle, franc de taxes à l’origine, est de longtemps le fief des menuisiers et, jusqu’au boulevard Montmartre, le commerce domine : « Dans les magasins qui bordent les chaussées, assure La Bédollière dans Paris-Guide, se brassent des affaires considérables en porcelaine, vêtements confectionnés, parfumerie bronze, tapis, fourrures, articles de voyage, miroiterie, etc. ». L’ouvrier vient quand il le peut à cette extrémité du Boulevard qui, comparée aux quartiers qu’il habite, est une véritable allée forestière, une trouée de grand air en plein Paris.
Ce Boulevard destiné à devenir « le quartier élégant » de la capitale, le Second Empire le baptise dans le sang : au jour du coup d’État de Napoléon le Petit, « une brigade tuait les passants de la Madeleine à l’Opéra[1] ; une autre de l’Opéra au Gymnase ; une autre du boulevard Bonne-Nouvelle à la porte Saint-Denis », rapporte Victor Hugo dans L’Histoire d’un crime.
Après quoi, on peut aller se faire tirer le portrait. L’Empereur, partant pour l’Italie à la tête d’un corps d’armée, s’arrête devant le 8, boulevard des Italiens, pousse la porte de l’atelier de Disdéri et s’y plante devant l’objectif pendant que l’armée attend, sur le Boulevard, le (long) temps de pose nécessaire. Les collègues du 5, boulevard des Capucines, les frères Mayer et Pierre-Louis Pierson ont, eux, photographié un à un – « à la va-comme-je-te-pousse », dit Nadar, mais il est républicain –, les aristocratiques diplomates réunis en congrès à Paris pour mettre un terme à la guerre de Crimée. La cour, la haute finance, les actrices et les musiciens vont suivre à l’une et l’autre adresse durant une demi-douzaine d’années.

La gadoue et les catleyas
Illustration de Nana par Gill, 1882. Gallica
Au long du Boulevard, Zola, chroniqueur du régime et de sa décomposition, fera pleurer le comte Muffat, chambellan de l’impératrice, quand l’entrée des artistes du théâtre des Variétés, où il attend Nana, reste pour lui désespérément vide. « Sans pouvoir expliquer comment, il se trouvait le visage collé à la grille du passage des Panoramas, tenant les barreaux des deux mains. Il ne les secouait pas, il tâchait simplement de voir dans le passage, pris d’une émotion dont tout son cœur était gonflé... Alors, il avait repris sa marche, désespéré, le cœur empli d’une dernière tristesse, comme trahi et seul désormais dans toute cette ombre. Le jour enfin se leva, ce petit jour sale des nuits d’hiver, si mélancolique sur le pavé boueux de Paris. Muffat était revenu dans les larges rues en construction qui longeaient les chantiers du nouvel Opéra. Trempé par les averses, défoncé par les chariots, le sol plâtreux était changé en un lac de fange. Et, sans regarder où il posait ses pieds, il marchait toujours, glissant, se rattrapant. »
Sous la IIIe République, le Boulevard se fait bienveillant : Odette « n’était pas chez Prévost ; il voulut chercher dans tous les restaurants des boulevards. Pour gagner du temps, pendant qu’il visitait les uns, il envoya dans les autres son cocher Rémi, écrit Proust. Mais le cocher revint lui dire qu’il ne l’avait trouvée nulle part… Swann se fit conduire dans les derniers restaurants… Il ne cachait plus maintenant son agitation, le prix qu’il attachait à cette rencontre et il promit en cas de succès une récompense à son cocher… Il poussa jusqu’à la Maison Dorée, entra deux fois chez Tortoni et, sans l’avoir vue davantage, venait de ressortir du Café Anglais, marchant à grands pas, l’air hagard, pour rejoindre sa voiture qui l’attendait au coin du boulevard des Italiens, quand il heurta une personne qui venait en sens contraire : c’était Odette ».
Tortoni par Martial, 1877. Gallica
Il monte avec elle dans la voiture qu’elle avait, disant à la sienne de suivre. Elle tient à la main un bouquet de catleyas, elle en a dans les cheveux, et dans l’échancrure de son corsage. Après un écart du cheval, qui les a déplacés, Swann se propose de « les enfoncer un peu » de peur qu’elle ne les perde. C’est à compter du moment qui suit que faire l’amour, pour eux, se dira « faire catleya ».
Sous la IVe République, Yves Montand, quand il est « tourneur chez Citroën », « dès le travail fini », « file entre la porte Saint-Denis et le boulevard des Italiens » parce qu’ici « y a tant de choses, tant de choses, tant de choses à voir »…

Monet et le Boulevard des Capucines
Le mardi 23 février 1847, la foule se presse au 15, boulevard de la Madeleine, domicile de Marie Duplessis, que Dumas rendra immortelle en Dame aux camélias, morte à 23 ans. Elle était si belle que Gautier se désespérait « qu’aucun de ces jeunes magnifiques qui obstruaient le boudoir de cette femme de si riches coffrets et de vases précieux, n’eût eu l’idée de répandre une poignée d’or devant un statuaire pour éterniser dans le Carrare ou le Paros une telle beauté! ».
Les gens ne sont pas ici tellement nombreux pour lui rendre un dernier hommage, mais parce qu’on y disperse ses biens après saisie. On espère découvrir sur sa table de toilette, et acquérir au meilleur prix, le secret de sa beauté, ses élixirs et ses philtres. Elle avait « le meilleur cuisinier, les plus beaux chapeaux, les plus merveilleuses dentelles et les perles les plus fines de Paris ». Elle dépensait des sommes folles, pour une part aux Trois-Quartiers, le magasin mitoyen fondé en 1829. Le Figaro prétendait que sept membres de ce Jockey-Club installé plus loin sur le Boulevard avaient créé une société en participation destinée à son entretien. Sur la tablette de marbre, il n’y avait qu’une boîte à poudre en argent massif de chez Marlé, boulevard des Italiens, un flacon de L’Eau du Harem, de Geslin, le parfumeur établi au bas de la Maison Dorée, sur le même boulevard. Étaient-ce là les clés du mystère ?
« Avant 1789 », déjà, l’hôtel de la Duthé construit par Bélanger rue Basse-du-Rempart, au coin de l’actuelle rue Scribe, était, selon Girault de Saint-Fargeau, « le rendez-vous de tout ce que la cour, l’épée, la finance avaient de jeune, de riche, de brillant en hommes à la mode ». Outre quatre petites pièces, son grand salon en demi-cintre était prolongé par « une terrasse donnant sur le boulevard, qui était la pièce principale, et où Mlle Duthé se montrait presque tous les jours. C’est là qu’assise sur une causeuse elle étendait sur un tabouret le pied le plus élégamment chaussé, ou qu’appuyée sur un bras complaisant elle faisait admirer le mol abandon de sa taille ». 
Dans cette rue Basse-du-Rempart, les corps dégringolent sous la mitraille quand, au soir du 23 février 1848, la troupe ouvre le feu sur les manifestants devant l’hôtel de la Colonnade où est établi le ministère des Affaires étrangères. Un cortège funèbre va remonter le Boulevard, à la lumière des torches. « Dans un chariot attelé d’un cheval blanc, que mène par la bride un ouvrier aux bras nus, seize cadavres sont rangés avec une horrible symétrie, écrit Marie d’Agoult. Debout sur le brancard, un enfant du peuple au teint blême, l’œil ardent et fixe, le bras tendu, presque immobile, comme on pourrait représenter le génie de la vengeance... » Un autre ouvrier, à l’arrière du chariot, ne fait pas qu’incarner la révolte, il y appelle : « Vengeance ! Vengeance ! On égorge le peuple ! – Aux armes ! , répond la foule ».
Après la révolution, Asselineau, qui a retrouvé Baudelaire plongé dans la traduction d’Edgar Poe, doit l’accompagner dans un hôtel du boulevard des Capucines « où on lui avait signalé l’arrivée d’un homme de lettres américain qui devait avoir connu l’auteur ». Dans l’atelier de Nadar, au deuxième étage du n° 35, à l’angle de la rue Daunou, une « Société anonyme des artistes peintres, sculpteurs et graveurs » organise une exposition payante d’un mois à compter du 15 avril 1874. Des cent soixante-cinq œuvres présentées, la presse fait un sort à Impression, soleil levant, de Claude Monet, qui montre aussi un Boulevard des Capucines, vu d’une fenêtre, en plongée : une foule de passants réduits à des points minuscules, sous un ciel d’hiver plombé. La 6e exposition collective du groupe qu’on n’appelle plus que les impressionnistes, au grand complet, se tiendra de nouveau au même endroit.
Des montagnes russes occupent, depuis l’Expo de 1889, l’emplacement de l’actuel Olympia, et une autre attraction foraine fait ses débuts au Salon indien, sous-sol du Grand Café, au n° 14 du boulevard, le 28 décembre 1895 : le cinématographe des frères Lumière, vingt minutes de projection pour une dizaine de petits films. Au théâtre du Vaudeville, futur cinéma Paramount, le 12 janvier 1910, Lénine assiste à une représentation de La Barricade, une pièce de Paul Bourget, dont le personnage central est inspiré de Pataud, le chef de ce Syndicat des électriciens qui a su, trois ans plus tôt, faire s’éteindre les mille scintillements du Boulevard et toute la Ville Lumière deux nuits durant.
Au moment où le Boulevard retrouvait tous ses feux après cette grève éclipse, Mistinguett quittait l’Eldorado dont, « entrée comme gigolette, elle sortait comme vedette ». Elle était déjà installée au n° 24 où elle allait rester cinquante ans, « cette tragédienne qui résume notre ville parce que sa voix poignante tient des cris des marchands de journaux et de la marchande de quatre-saisons », comme l’écrira Jean Cocteau. C’est ici que la « môme » de Paris vivra avec « son homme », Maurice Chevalier, de part et d’autre de la guerre de 1914 ; My man, comme on le saura jusqu’en Amérique.

Dada passage de l’Opéra
Quand Manet veut remercier Zola, après avoir lu son article dans L’Événement, il invite le journaliste à passer le voir au Café de Bade, 26, boulevard des Italiens, où l’on peut le trouver tous les jours entre 17h30 et 19h. La République a succédé à l’Empire quand Zola, désormais auteur, est le commensal régulier d’un autre établissement, le café Riche, au n° 16, à l’angle de la rue Le Peletier. Là se partage, à cinq, un « dîner des auteurs sifflés » : Flaubert en est pour l’échec de son Candidat, un canevas laissé par son ami Bouilhet qu’il a fini pour le Vaudeville voisin, Zola pour Les Héritiers Rabourdin, Edmond de Goncourt pour Henriette Maréchal, Daudet pour son Arlésienne. « Quant à Tourgueniev, expliquera Daudet, il nous donna sa parole qu’il avait été sifflé en Russie, et, comme c’était très loin, on n’y alla pas voir. »
Dix ans plus tard, les impressionnistes s’y retrouvent pour un dîner mensuel décidé à leur 6e exposition afin de célébrer les retrouvailles avec Monet, Renoir et Sisley. On y voit parfois Mallarmé. L’unanimisme sera de courte durée : à leur 8e exposition – il n’y en aura pas d’autre –, qui ouvre le 15 mai 1886 pour un mois à la Maison Dorée, au coin de la rue Laffitte, les trois prodigues ont à nouveau fait sécession, tandis que Degas y a accepté Seurat et Signac, les Pissarro père et fils, en un mot, pour le moins des « Néo ». Le groupe impressionniste finit sur le Boulevard comme il y a commencé. Ce qui n’empêche pas Renoir d’inviter Mallarmé, chez Riche, à fêter son exposition ingresque – il préfère dire « sa manière aigre » – quand, après son voyage d’Italie, conscient d’être allé « au bout de l’Impressionnisme », il revient au dessin en mai 1892.
Ces établissements, pour l’essentiel : le café et son grand balcon adossé à l’Opéra-Comique, sous une enseigne ou une autre, le Café Anglais et ses vingt-deux salons particuliers dont le fameux Grand-Seize, Tortoni devenu un nom commun – après gandins, les dandys et les lions sont tout autant dits tortonistes –, le Café de Paris, le Café du Helder, sont toujours là à la Belle Epoque, et Swann y suit la piste d’Odette de Crécy.
Après la guerre, les surréalistes encore Dada, à la recherche d’un décor kitsch, le trouvent sans aucun hasard passage de l’Opéra. Dans ce passage ouvert en 1822, qui a connu le bal d’Idalie venant du jardin Marbeuf, le Gâteau d’amandes, fameux pâtissier et confiseur, l’ancien restaurant Leblond, et le coiffeur des Goncourt, d’Horace Vernet et peut-être de Courbet, les vestiges de la vogue impériale se limitent désormais au petit théâtre érotique qui donne alors Fleur-de-Péché.
Le passage de l'Opéra, Martial, 1877. Gallica
Sous le Second Empire, témoigne La Bédollière, on voyait passage Jouffroy, passage Verdeau, dans celui de l’Opéra, celui des Panoramas, le plaid des Écossais, les fourrures des gens du Nord, les sombreros de Madrid ou de La Havane, les fez de Constantinople ou du Caire. Les étrangers, comme les provinciaux, apparaissaient à partir de midi. À 17h, les journaux du soir, particulièrement nombreux sur le Boulevard – Le Constitutionnel, L’Écho de Paris, L’Événement, Le Figaro, Le Gaulois, Le Gil Blas, La Libre Parole, Le Mousquetaire d’Alexandre Dumas, Le Petit-Journal, Le Soir, Le Temps–, étaient distribués dans les kiosques et l’on se cognait alors à ceux qui les lisaient en marchant. À 18h, les habitantes des quartiers Bréda et Notre-Dame-de-Lorette prenaient des positions stratégiques depuis le passage Jouffroy jusqu’à la rue de la Chaussée-d’Antin.
Les passages sont à ce point prostitués, vingt ans plus tard, qu’y simplement stationner, pour une femme, est équivoque, comme l’apprendra Mme Eybenà ses dépens. Ayant rendez-vous avec ses enfants passage des Panoramas, elle y est interpellée, le 29 mars 1881, par la très arbitraire police des mœurs, que sa vigoureuse campagne de presse réussira néanmoins à faire abolir.
A cette date, passage de l’Opéra, le nouveau et dernier journal d’Auguste Blanqui, Ni dieu ni maître, est en dépôt au n° 13 de la galerie de l’Horloge.

Chambre avec vue contre immeuble de rapport
Villiers de L’Isle-Adam, fraîchement arrivé à Paris en possession d’un héritage, est propriétaire d’une calèche et de deux chevaux qui stationnent toute la journée devant le Café de Madrid, où fréquentent ses amis Catulle Mendès et Léon Dierx. Quand la voiture bouge, c’est pour traverser le boulevard et attendre devant le Café des Variétés. La vogue a suivi le chemin inverse entre les deux établissements quand, fin 1861, le patron de celui des Variétés ne s’est pas abonné au Boulevard que lançait le portraitiste en caricatures et photographies, Étienne Carjat.
À la carte des restaurants du Boulevard, diverses recettes, dont des poires nappées de glace et de chocolat, sont proposées sous le patronage de la Belle Hélène, l’opéra bouffe d’Offenbach que donnent les Variétés depuis le 17 décembre 1864. L’ouvrage passe si bien pour le comble du licencieux que l’ambassadeur Richard de Metternich a pu reprocher à la princesse, son épouse, de s’être montrée à la première. Trois ans plus tard, c’est à une coiffure que la Grande-Duchesse de Gérolstein donne son nom ; Napoléon III, le prince de Galles, le duc d’Édimbourg, Bismarck, les rois de Suède et du Portugal, se sont précipités aux Variétés, pour ne rien dire du tsar qu’on y voyait trois heures à peine après qu’il fut arrivé à Paris.
Dix ans après Chopin, Balzac occupe une maison d’angle à la situation semblable : il a deux pièces donnant sur le boulevard, une sur la rue de Richelieu. C’est Buisson, son tailleur, qui a fait construire « cette espèce de phalanstère colyséen », « dans la cour de l’hôtel où tous les joueurs de Paris ont palpité pendant trente-cinq ans », celle de Frascati, « dont le nom est religieusement conservé par un café, rival de celui dit du Cardinal, qui lui fait face ».
À l’époque de Balzac, on ne parle plus de vue, comme du temps de Chopin, on parle d’argent : « Admirez les étonnantes révolutions de la propriété dans Paris ! Sur la garantie d’un bail de dix-neuf ans qui oblige à un loyer de cinquante mille francs, un tailleur construit, et il y gagnera, dit-on, un million ; tandis que, dix ans auparavant, la maison du café Cardinal, dont le rez-de-chaussée rapporte aujourd’hui quarante mille francs, fut vendue pour la somme de deux cent mille francs ! ».
Un demi-siècle plus tard, Mallarmé vient admirer, à l’ex-galerie Goupil, à côté, 19, boulevard Montmartre, les dix Marines d’Antibes  de Monet. Il faut, pour cela, monter au premier étage : MM. Boussod et Valadon, successeurs de Goupil, ne partagent pas les goûts de leur directeur, Théo Van Gogh, en matière de peinture moderne.
Le Brébant pendant la fermeture, 1933. Gallica
En face du balcon de Chopin, le Brébant, à l’angle des 32, boulevard Poissonnière et 2, rue du Faubourg-Montmartre, est un autre des restaurants fameux du Boulevard. C’est là que Flaubert fait déplacer la « société Magny » après les décès de Gavarni et de Sainte-Beuve. Au Gymnase dramatique, où débuta Virginie Déjazet, « statuette de Saxe animée par l’esprit de Voltaire », l’actrice la plus populaire de Paris, où Nerval vint admirer Jenny Colon, l’impératrice a toujours sa loge, assortie d’un salon meublé et d’un cabinet de toilette. Mais déjà, au quatrième étage de l’hôtel Montholon, vestige des fastes des années 1770, Juliette Adam reçoit, dans ses grands salons tendus de velours rouge, un avocat sans le sou, habillé comme l’as de pique du « vêtement de bureau d’un employé ». En la personne de Gambetta, le parti républicain a trouvé son chef ; il préside désormais le dîner du mercredi soir auquel sont conviés une douzaine d’invités. Les autres soirs, les invités d’après-dîner, surnommés pour cela les « cure-dents », sont plus nombreux, mais toujours exclusivement masculins, la maîtresse de maison ne se voulant pas de possible rivale.
C’est ici, où Gambetta a discuté de la fondation de la République française, qu’elle lance, en octobre 1879, sa Nouvelle Revue bimensuelle, à laquelle elle fera collaborer, pour la partie littéraire, Flaubert, Maupassant ou Loti. Mais, politiquement, elle est passée au nationalisme le plus virulent, et Jules Renard, qui lui donne des textes brefs, note à ce propos dans son Journal : « Oh, vos pages courtes ont un succès !, dit Mme Adam, avec l’air d’ajouter : oui, mais ce n’est tout de même pas ça qui va nous rendre l’Alsace et la Lorraine ».

Le surréalisme au bout du boulevard
Le boulevard de Bonne-Nouvelle renoue avec une « promesse de révolte stratégique qui a toujours été implicite dans son nom » quand, à l’occasion de la campagne internationale de solidarité avec Sacco et Vanzetti, quatre-vingt mille manifestants débordent la police le 23 août 1927. Cruel coup du sort, André Breton, qui assure, dans Nadja, qu’on ne peut « passer plus de trois jours sans [le] voir aller et venir, vers la fin de l’après-midi, boulevard Bonne-Nouvelle entre l’imprimerie du Matin et le boulevard de Strasbourg », en était absent, et le regrette fort, « lors des magnifiques journées de pillage dites “Sacco-Vanzetti” ». Anarchistes et communistes y ont convergé, et Walter Benjamin se demande comment lier révolte et révolution, comment « imaginer une existence axée toute entière sur le boulevard Bonne-Nouvelle dans des espaces de Le Corbusier et de Oud[2] ? ».
L'église de Bonne-Nouvelle vue du boulevard. Martial. 1877. Gallica
Le Rex, la salle hollywoodienne de plus de trois mille places ouverte à la fin de 1932, est Soldatenkino, c’est-à-dire réservé aux troupes d’occupation, durant la Seconde Guerre mondiale. Il est, de ce fait, la cible d’une attaque de la Résistance qui a un fort retentissement. À la Libération, Le Populaire, journal du Parti socialiste, s’installe presque en face, au 6, boulevard Poissonnière. L’Humanité est à côté, au n° 8.
Le 4 janvier 1948, passe là un char bariolé de slogans en défense du cinéma français, derrière lequel marchent Pierre Blanchard, Jean Marais et Madeleine Sologne, Simone Signoret, Roger Pigaut et Claire Mafféi, qui viennent d’être Antoine et Antoinette, l’ouvrier typographe et la vendeuse d’Uniprix dans le film de Jacques Becker, qui défile à leurs côtés avec toute la profession, de la Madeleine à la République, sur le Boulevard des frères Lumière. Les accords Blum-Byrnes du printemps 1946, conclus avec les libérateurs, ont imposé, en échange de la remise de dettes de guerre, une diffusion massive de films américains.
C’est dans le hall de l’Humanité que sont exposés, au jour des funérailles, les corps des personnalités du monde communiste. En 1967, à l’enterrement de Georges Sadoul, ancien du groupe surréaliste, Aragon y prononce un discours nostalgique, « où se lisait, juge Pierre Daix, une interrogation sur le chemin qu’ils avaient pris ensemble, comme aussi leur regret commun de n’avoir pas su retrouver Breton » sur ce boulevard où, si près, passage de l’Opéra, tout avait commencé près de cinquante ans plus tôt.


[1] Situé rue Le Peletier de 1820 à 1873, accessible aussi par le passage de l’Opéra au 12, boulevard des Italiens.
[2] Architecte, avec Theo Van Doesburg, du mouvement De Stijl.

PARIS IIème. 8 LE SENTIER

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Au faubourg Saint-Sauveur, du nom de la chapelle où Saint Louis faisait halte sur le chemin de Saint-Denis, on est dans le fief bourguignon. Hors les murs à sa construction, en 1270, adossé à l’une des tours rondes de l’enceinte de Philippe Auguste, le vaste « séjour d’Artois » est échu au duc de Bourgogne. Celui-ci a pour nom Jean sans Peur quand, en 1407, il fait assassiner son cousin germain, Louis d’Orléans, frère du roi, dont l’hôtel s’accote lui aussi à l’extérieur de la muraille, un peu au sud-ouest, à l’emplacement de l’actuelle Bourse de commerce. Quand il y avait visité son cousin, Jean sans Peur avait pu voir dans le « cabinet aux portraits », galerie que le duc d’Orléans consacrait à ses maîtresses, celui de sa propre épouse, placé bien en évidence. La rivalité lignagère fut pourtant la seule cause du meurtre, et la rue Mauconseil porterait trace du « mauvais conseil » qu’elle lui avait soufflé, qui augurait de trente années de guerre entre Armagnacs (Charles d’Orléans, fils de l’assassiné, est le gendre du comte d'Armagnac) et Bourguignons. La Révolution rebaptisera la rue « Bonconseil », sans doute par pur esprit de contradiction.
Tour de Jean sans Peur, dessin du 19e s. Gallica
Sitôt son crime accompli, Jean, qui pour être sans peur n’en était pas moins sur ses gardes, fit bâtir dans son hôtel, pourtant déjà bien fortifié, le donjon quadrangulaire flanqué de son escalier à vis que nous connaissons, au sommet duquel il dormirait mieux désormais.
À ce moment, la nouvelle enceinte, celle de Charles V, enclosant le faubourg Saint-Sauveur de la porte Saint-Denis à la place des Victoires actuelles, était achevée depuis vingt-cinq ans, mais la vieille n’avait pas été démolie. Elle ne le sera toujours pas à la génération suivante, quand Armagnacs et Bourguignons réconciliés pourront aller « après souper, s’ébattre et passer le temps au long et dessus les anciennes murailles de Paris, sans que ceux de la ville les vissent », d’un hôtel à l’autre, sur l’arc joignant ces deux repères que sont pour nous la tour de Jean sans Peur, conservée, et la tour astrologique de Catherine de Médicis, postérieure de cent soixante-quinze ans, la reine s’étant fait bâtir hôtel sur l’emplacement de celui des Orléans.
Dans cet entre-deux enceintes, les lieux les plus notoires sont le couvent des Filles-Dieu, fondé sous le règne de Saint Louis pour accueillir des femmes qui, par pauvreté, s’étaient mises en péché de luxure. La luxure, c’est l’une des caractéristiques qui restera au quartier. Ce couvent était une étape sur le chemin du gibet de Montfaucon, les condamnés y recevant le pain et le vin des mains des filles repenties.
Ses vastes jardins jouxtaient la plus importante cour des Miracles de la capitale. C’était un « immense vestiaire, résumera Hugo dans Notre-Dame de Paris, où s’habillaient et se déshabillaient à cette époque tous les acteurs de cette comédie éternelle que le vol, la prostitution et le meurtre jouent sur le pavé de Paris ». Et même un peu plus que cela, la comédie ne connaissant pas de relâche et les rôles ayant à jamais déteint sur les acteurs : « on pouvait voir passer un chien qui ressemblait à un homme, un homme qui ressemblait à un chien. Les limites des races et des espèces semblaient s’effacer dans cette cité comme dans un Pandémonium ».
En face et plus bas dans la rue Saint-Denis, des comédiens, en un sens plus habituel du terme, occupaient l’hôpital de la Trinité. Désaffecté parce que le cimetière attenant l’avait rendu peu salubre, l’hôpital était devenu le refuge, vers 1390, de la Confrérie de la Passion et Résurrection de notre Sauveur et Rédempteur Jésus-Christ. Ce groupe, composé comme ses homologues d’amateurs, marchands et artisans, allait obtenir un privilège royal pour ses représentations et, en troquant le parvis des églises pour une salle fermée, inventer le premier théâtre de Paris, et le seul pour près de cinquante ans. Après quoi l’hôpital réintégrerait les lieux, et ses orphelins, en uniforme, seraient ces Enfants bleus – dont la toponymie nous gardait le souvenir, avec une cour des Bleus, jusque dans les années 1950 –, qui feraient cortège à tous les enterrements de marque.
Dessin de Louis Dunki, 1899. Gallica
Autour étaient de ces maisons que Balzac avait encore connues « naguère » quand il écrivait La Maison du Chat-qui-pelote, en 1829, et dont il se fera fierté d’avoir, par son œuvre, sauvé quatre ou cinq types en les inscrivant dans la mémoire des hommes. « Au milieu de la rue Saint-Denis, presque au coin de la rue du Petit-Lion (aujourd’hui Tiquetonne), existait naguère une de ces maisons précieuses qui donnent aux historiens la facilité de reconstruire par analogie l’ancien Paris. Les murs menaçants de cette bicoque semblaient avoir été bariolés de hiéroglyphes. Quel autre nom le flâneur pouvait-il donner aux X et aux V que traçaient sur la façade les pièces de bois transversales ou diagonales dessinées dans le badigeon par de petites lézardes parallèles ? Évidemment, au passage de toutes les voitures, chacune de ces solives s’agitait dans sa mortaise. Ce vénérable édifice était surmonté d'un toit triangulaire dont aucun modèle ne se verra bientôt plus à Paris. Cette couverture, tordue par les intempéries du climat parisien, s’avançait de trois pieds sur la rue, autant pour garantir des eaux pluviales le seuil de la porte que pour abriter le mur d’un grenier et sa lucarne sans appui. Ce dernier étage était construit en planches clouées l’une sur l'autre comme des ardoises, afin sans doute de ne pas charger cette frêle maison. »

Ballade du duel qu’en l’hôtel bourguignon…
Le « séjour de Bourgogne », avec sa tour de Jean sans Peur, étant tombé dans l’escarcelle de la couronne, François Ier, en mal d’argent, le met aux enchères en 1543, en une douzaine de lots que sépare en deux moitiés la rue Françoise (aujourd’hui Française). Dans les constructions qui seront réalisées sur l’un de ceux-ci, au n°15 de la rue Tiquetonne, se verra un vestige de l’enceinte.
Les confrères de la Passion, expulsés de l’hôpital de la Trinité, passés par l’hôtel de Flandre de la rue Coq-Héron, où leurs mystères alternaient avec les soties des Enfants sans soucis, saisissent l’aubaine et se font construire, en 1548, la salle qui restera connue comme celle de l’Hôtel de Bourgogne. Puis défense sera faite par le Parlement d’interpréter des mystères sacrés et la confrérie, à compter de 1580 environ, se bornera à louer sa salle à des professionnels, dont, entre 1628 et 1680, la troupe dite de « l’Hôtel de Bourgogne », qui a pour membres notables Gros-Guillaume, Gautier-Garguille et Turlupin, de ces trois illustres farceurs le plus fin, puis Montfleury, Armande Béjart ou la Champmeslé.
C’est à l’Hôtel de Bourgogne que Cyrano de Bergerac interpelle Montfleury dans la pièce d’Edmond Rostand – « Que Montfleury s’en aille, Ou bien je l’essorille et le désentripaille ! » –, avant de déclamer lui-même une « ballade du duel » qu’applaudit d’Artagnan. Charles Lefeuve place au 12 ou au 16 de la rue Tiquetonne un hôtel de d’Artagnan, qui serait le siège des exploits de l’authentique mousquetaire dont Dumas allait s’inspirer. Du d’Artagnan historique, on a plutôt des traces sur le quai Voltaire, en tout cas, dans Vingt ans après, c’est bien dans cette rue Tiquetonne que fait retour le héros de Dumas, à l’hôtel de la Chevrette, tenu par une accorte Flamande qui sera vite sa maîtresse.
En 1660, à l’occasion de la paix des Pyrénées, c’est à l’Hôtel de Bourgogne qu’une représentation est, pour la première fois, donnée gratis. C’est ici que les chefs-d'œuvre de Corneille et tous ceux de Racine, durant une décennie, d’Andromaqueà Phèdre ont étés vus. Comme nous le rappelle Cyrano de Bergerac :
« Le Bourgeois : 
— Et penser que c’est dans une salle pareille
Qu’on joua du Rotrou, mon fils !
Le jeune homme :
— Et du Corneille !
Un spectateur, à un autre, lui montrant une encoignure élevée :
— Tenez, à la première du Cid, j’étais là ! ».
L’année d’Andromaque, en juillet 1667, on amène à Pierre Corneille, qui habite rue de Cléry, son fils cadet, blessé au siège de Douai. La paille du brancard est oubliée devant la porte, et cette entorse à l’hygiène publique bien vite sanctionnée :
« Vous connaissez assez l’aîné des deux Corneille,
Qui, pour vos chers plaisirs, produit tant de merveilles ?
Hé bien ! cet homme-là, (…)
Fut naguère cité devant cette police,
Pour quelques pailles seulement
Qu’un trop vigilant commissaire
Rencontra fortuitement
Tout devant sa porte cochère »,
écrit Loret, en vers, dans sa gazette du 30 juillet. Il faut voir-là l’effet du zèle de La Reynie, tout frais nommé, en même temps qu’est créée la fonction, « lieutenant général de police de Paris », l’œil, l’oreille et le bras – il le sera durant trente ans – que Louis XIV laisse derrière lui en quittant la ville.
La Reynie, outre qu’il fait balayer chacun devant sa porte, va s’employer aussi à nettoyer les cours des Miracles, en commençant par la principale, grossièrement située autour de l’actuelle rue de Damiette. Un corps des archers de l’hôpital, créé à cet effet, va rassembler sans faire trop de détail mendiants, vagabonds et tout ce qui a l’air pauvre dans l’Hôpital général de Paris, ensemble formé par la Salpêtrière, la Pitié, Bicêtre, la Savonnerie, Scipion et les Enfants-Trouvés.
Corneille désirait être logé au Louvre, « Ouvre-moi donc, grand Roi… ». En vain. Ce sera donc la rue de Cléry, tracée sur le chemin de contrescarpe, comme celle d’Aboukir l’était à l’emplacement du rempart lui-même, lors de la démolition de l’enceinte de Charles V. Les deux frères Corneille, qui ont épousé deux sœurs, y habitent ensemble, à partir de 1665, avec femmes et enfants, Thomas Corneille au rez-de-chaussée, Pierre au-dessus. Le cadet, de dix-huit ans plus jeune, lexicographe, est un vrai dictionnaire et, en désespoir de cause, l’aîné ouvre une trappe ménagée à cet effet dans le plancher pour crier à son frère : « Thomas, envoie-moi des rimes ! ».
Ici, Corneille collabore avec Molière et Lully pour Psyché, mais, hormis cette tragédie-ballet, rien de ce qu’il écrit rue de Cléry n’a de succès : « Après l’Agésilas, hélas, mais après l’Attila, holà ! », s’esclaffe la critique. Vient la guerre d’Espagne, qui fait suspendre la pension royale, et Corneille est dans une situation très difficile, qui lui fera quitter, en 1681, la rue de Cléry pour le quartier de la butte des Moulins.
Le roi ne s’en soucie guère quand, au début de décembre, il vient à l’hôtel de Chaumond, rue Saint-Denis (entre les actuels passages Lemoine et du Ponceau), voir ce qu’il est advenu du bloc de marbre blanc que Mme de Sévigné nous a décrit bouchant la rue Saint-Honoré[1]. Le maréchal de La Feuillade y a fait sculpter par Desjardins, nom de burin d’un artiste hollandais, une statue de son souverain en empereur romain. Louis XIV en est content, plus que le commanditaire, qui préférera finalement le bronze doré au marbre quand il l’offrira placée dans l’écrin de la place des Victoires.

Décors et costumes
Une Villeneuve, bien que le nom soit très outré, avait tôt poussé au pied de l’enceinte de Charles V, dotée d’une modeste chapelle dédiée à la Bonne-Nouvelle. Elle avait été rasée durant le siège qu’Henri IV avait imposé à Paris en 1593, ajoutant ainsi à des déblais plus anciens qui constituaient déjà son sol. La chapelle était reconstruite sous Louis XIII, et Anne d’Autriche en posait la première pierre autour de 1625, puis la démolition de la muraille, dans son dos, augmentait la butte de nouveaux gravats, comme le faisait le creusement concomitant des « fossés jaunes » de la nouvelle enceinte, à ses pieds. Enfin, le Roi-Soleil faisait abattre les fortifications de son prédécesseur, et c’était à jamais, pensait-on.
La butte de Villeneuve-sur-Gravois n’a donc cessé de s’élever. Dès le début de décembre de l’année 1708, un hiver terrible mord le pays et sa capitale. L’un des moyens de porter secours aux chômeurs est d’employer 15 000 ouvriers à l’aplanissement de la butte aux gravats. Elle sera lotie plus tard, avec ses rues partant en dents de peigne de celle de Beauregard, toujours reconnaissables ; il n’y aura plus d’obstacle à l’extension de Paris vers le nord.
D’un règne à l’autre, cour des Miracles ou pas, le quartier est resté le royaume des métamorphoses. Rue du Sentier, Jeanne Poisson est devenue marquise de Pompadour, et Le Normant d’Étiolles, le mari de madame, demeure (presque) seul dans son bel hôtel du n° 24. À l’Hôtel de Bourgogne, la troupe a fusionné avec celle de Molière et celle du jeu de paume du Marais pour former les Comédiens-Français, et a laissé la place aux Italiens de Scaramouche, moustaches et sourcils de charbon sur la face lunaire, habit aussi noir que son bonnet. Ce sont eux qui donnent maintenant sa couleur à l’endroit : « Il fait noir comme dans un four ; le ciel s'est habillé, ce soir, en Scaramouche ; et je ne vois pas une étoile qui montre le bout de son nez », dit un personnage de Molière dans L’Amour peintre.
Renvoyés par Mme de Maintenon, les Comédiens-Italiens sont revenus sous la Régence jouer du Marivaux. Mme Favart l’a interprété avec eux bien que son ex-amant, le maréchal de Saxe, l’ait interdite de scène. Enfin, les Italiens ont loué le privilège de l’Opéra-Comique, et Mme Favart, qui n’avait que quelques pas à faire depuis la rue Tiquetonne ou la rue Mauconseil, ses domiciles successifs, a imposé chez eux la vraisemblance des costumes de scène.
Le 12, rue Saint-Sauveur photographié par Atget. Gallica
On se travestit au moins autant dans la somptueuse maison de rendez-vous de la Gourdan, l’officieuse « surintendante des plaisirs » qui a formé Jeanne Bécu, « l’ange du harem », future comtesse du Barry. Une entrée s’en ouvre dans l’actuelle rue Dussoubs, une autre se cache dans la boutique d’un antiquaire, 12, rue Saint-Sauveur [Atget légende ainsi sa photo du lieu, au début du 20e s. : « passe dans le quartier pour un hôtel Du Barry »]. Le passage se fait au fond d’une armoire ; un stock de déguisements est à disposition pour assurer l’incognito.
Le 8 de la rue du Sentier, avec sa terrasse qui s’étend vers le 19 de la rue de Cléry sur un pan de l’ancien mur de Charles V, est la partie de l’hôtel Lebrun dévolue à madame, née Vigée. C’est là qu’Élisabeth Vigée-Lebrun, peintre attitré de la reine Marie-Antoinette, habituée des fêtes de Chantilly, chez le prince de Condé, et des chasses du duc d’Orléans, donne son fameux souper à la grecque où, vêtue en Aspasie et ses convives comme à Athènes, tous à demi couchés buvaient du vin de Chypre en écoutant la lyre. Du côté de la rue de Cléry, Lebrun, peintre également, a fait doter d’un éclairage zénithal, ce qui était nouveau, une grande salle d’exposition qu’il met à la disposition des jeunes peintres, réduits par l’Académie à la portion congrue d’une fin de matinée place Dauphine, le jeudi suivant la Trinité.
Mme Vigée-Lebrun a su s’absenter durant la Révolution – au cours de laquelle Carlo Goldoni, devenu précepteur des princesses royales, est mort misérablement rue Tiquetonne, là où était déjà mort, un siècle plus tôt, Tiberio Fiorilli, dit Scaramouche, créateur du personnage et directeur des Comédiens-Italiens de Louis XIV. Elle reviendra ensuite peindre rue du Sentier comme à Louveciennes, en commençant par Caroline Bonaparte.
Rue Saint-Pierre-Montmartre (aujourd’hui Paul-Lelong), Étienne Morel de Chédeville, ancien intendant de Monsieur, frère du roi (le futur Louis XVIII), après avoir été attaché au comte d’Artois (futur Charles X), et devenu directeur de l’Opéra sous le Consulat, adapte laFlûte enchantée de Mozart, sous le titre des Mystères d’Isis, donnés le 28 août 1801, au Théâtre des Arts, ci-devant de l'Opéra, rue de la Loi, ex-rue de Richelieu.
À l’emplacement de l’Hôtel de Bourgogne, on a construit une halle aux cuirs. Sur la vaste étendue du couvent des Filles-Dieu, en 1798, un lotissement appelé « Foire du Caire » évoque, par quantité de scribes et de palmes, la pourtant peu glorieuse campagne d’Égypte. Soixante ans plus tard, la place du Caire sera pleine de cardeuses de matelas, le passage du Caire dévolu à l’imprimerie lithographique et la rue du Caire, le centre de l’industrie du chapeau de paille.
Entre la rue du Croissant et la rue Saint-Joseph, un marché a remplacé en 1806 le cimetière où Molière a été inhumé. Au 16, rue du Croissant, dans l’hôtel dit « Colbert », s’est installé, à la mi-juillet 1836, le journal Le Siècle qui, à partir de 1858, publie en feuilleton l’Histoire des maisons anciennes de Paris, rue par rue, de Charles Lefeuve. Le Charivari l’y a alors rejoint, et l’immeuble mitoyen est le siège de la Patrie, dont le patron, Delamare, habite rue des Jeûneurs, cette voie en réalité des « Jeux neufs », comme l’indique le plan Turgot de 1739, parce qu’y étaient récents, à cette date, ceux de la paume et des boules.
1914, devant le 16 rue du Croissant, la foule commente les nouvelles de la crise austro-serbe. Gallica

La dernière citadelle du peuple et du droit
La chronique de Charles Lefeuve décrit, dans les rues qui entourent le journal, « des myriades de jeunes ouvrières qui gaîment y font des chapeaux, des corsets, des enveloppes en papier, du linge, de la passementerie et des fleurs artificielles ». Martin Nadaud, qui travaillait rue Saint-Fiacre l’année où le Siècle arrivait dans le quartier, voyait partout à la ronde, du haut de son échafaudage, « de grands magasins de marchandises d’exportation qu’on chargeait ou déchargeait dans la cour ou même dans la rue. On sait que ce quartier est le centre du grand commerce d’exportation de Paris ». Dans ces rues « silencieuses et mornes dès 8 heures du soir, confirme La Bédollière, loge une foule d’exportateurs, agents acheteurs, commissionnaires en marchandises, agents de transports maritimes, représentants de maisons de commerce et de manufactures ».
On retrouve les unes et les autres sur le devant de l’histoire. Friedrich Engels, reporter de la Neue Rheinische Zeitung aux heures sombres de juin 1848, voit, sur une barricade de la rue de Cléry, sept ouvriers et deux grisettes rejouant le tableau célèbre de Delacroix. « Un des sept monte sur la barricade, le drapeau à la main. Les autres commencent le feu. La garde nationale riposte, le porte-drapeau tombe. Alors, une des grisettes, une grande et belle jeune fille, vêtue avec goût, les bras nus, saisit le drapeau, franchit la barricade et marche sur la garde nationale. Le feu continue et les bourgeois de la garde nationale abattent la jeune fille comme elle arrivait près de leurs baïonnettes. Aussitôt, l’autre grisette bondit en avant, saisit le drapeau… »
Au soir du coup d’État de Louis Napoléon Bonaparte, ne tiennent plus, rapporte Victor Hugo, que la barricade de la rue de Cléry, celle de la rue du Cadran (aujourd’hui Léopold-Bellan), les deux de la rue Mauconseil. « Tous les réverbères étaient éteints, les tuyaux de gaz coupés, les fenêtres fermées et noires, pas de lune, pas même d’étoiles. La nuit était profonde. (…) Il n’y avait plus dans tout Paris que ce point résistant. Ce nœud de barricades, ce réseau de rues crénelé comme une redoute, c’était là la dernière citadelle du peuple et du droit. »
Le préfet de l’empereur s’en souviendra : « dans le quartier de Paris où la population est la plus dense et la voie publique la plus encombrée », il fallait, expliquera Haussmann, « percer ce foyer habituel des émeutes pour venir couper à angle droit la rue de Rivoli par une nouvelle voie stratégique ». Dès 1858, avant même l’extension de Paris par l’annexion des faubourgs, le boulevard de Sébastopol sera cette « nouvelle voie stratégique » inaugurée en grande pompe.
Quand Paris trouve sa forme définitive, celle d’aujourd’hui, le marché Saint-Joseph, dont la poissonnerie est remarquable pour être si près du chemin de la marée, est « bordé, du côté de la rue du Croissant, par des boutiques où les marchands de journaux viennent le soir s’approvisionner. Après avoir pris un numéro d’ordre, hommes et femmes attendent patiemment leur tour, et se sauvent en emportant les exemplaires qu’ils ont demandés. La rue du Croissant est active, même de nuit ; on y entend presque jusqu’à l’aube mugir les rouages des presses mécaniques ; et quand d’importantes nouvelles l’exigent, de nombreux compositeurs veillent longtemps après minuit devant leur casse dans les imprimeries d’alentour ».
L’hebdomadaire La Marseillaise, le journal de l’Internationale qu’Henri Rochefort, entouré de Victor Noir, Jules Vallès et Benoît Malon, lance à la fin de 1869, s’installe dans le quartier de la presse, comme les journaux officiels, 9, rue d’Aboukir. La concentration de l’encre s’accélère ici dans les années 1880 : le marché Saint-Joseph, démoli, est remplacé par un immeuble où prennent place l’imprimerie de Paul Dupont et plusieurs sièges de journaux dont Le Radical, L’Aurore, L’Univers, Le Jockey, La Presse.
Vallès, rentré après l’amnistie, relance à l’ancienne adresse de la Marseillaise, Le Cri du Peuple que, lui mort, Séverine poursuivra jusqu’au centenaire de 89. Un autre communard, Jean Allemane, se forme à la grande imprimerie du Croissant puis installe 51, rue Saint-Sauveur une coopérative ouvrière, la Productrice, qui publiera le Capital de Marx.

Le tissu et la toile
Percement de la rue Réaumur, 1895, passage vers la Cour des Miracles. Gallica
La rue Réaumur est ouverte, à la Belle Époque, spécialement pour abriter les immeubles du prêt-à-porter et de l’imprimerie. En même temps, la législation, mettant fin aux cinquante ans de règles en fer des balcons haussmanniens, permet les arborescences verticales de l’Art nouveau, et des façades cloquées de bow-windows. Le secteur de la rue du Croissant est toujours ce marché aux journaux où viennent s’approvisionner crieurs, porteurs et camelots. Le commerce des fleurs et plumes est centralisé place et rue du Caire ; celui de la draperie et de la passementerie l’est rue du Sentier, « l’un des plus gros marchés de tissus du monde entier ».
« De la rue des Petits-Carreaux montent des femmes ployées sous les fardeaux de la confection. Attifées sans goût, l’idée de coltiner les lourds paquets les empêche d’être coquettes. Bien qu’à l’atelier de leur patronne, elles aient produit le labeur d’un jour, elles emportent encore de l’ouvrage au logis de leur mari ou de leur maman. Chargées de grands sacs en papier qui sont de vraies bannettes, les modistes conservent leur élégance, raconte Maurice Bonneff au fil des rues du quartier. Puis c’est la rue Saint-Denis qui se présente avec ses fleuristes et ses plumassières, assez nombreuses pour encombrer le boulevard Sébastopol. »
La Guerre sociale, le brûlot de Gustave Hervé, est 121, rue Montmartre, puis rue Saint-Joseph, publiant au matin des manifs les chansons de Gaston Couté ou de Montéhus que l’on chantera dans les cortèges du soir et, chaque semaine, une chanson d’actualité. L’Humanité se retrouve, en 1910, dans l’hôtel Colbert qu’occupait le Siècle, puis 138 et 142, rue Montmartre avec Bonsoir, Le Journal du Peuple, de Fabre, Le Merle Blanc, d’Eugène Merlot dit Merle, un ex-antimilitariste capable de porter son tirage à plus de 800 000 exemplaires dans les années 1920. Paris-Magazine est installé là aussi, et encore Le Populaire de Paris, le journal socialiste du soir de Jean Longuet, Paul Faure et Henri Barbusse.
La plaque commémorative, 1924. Gallica
Le soir où Jean Jaurès est assassiné au Café du Croissant, 146, rue Montmartre, Almeyreda, transfuge de la Guerre sociale, et deux de ses collaborateurs du Bonnet rouge dînent dans la salle, tandis que le médecin qu’on appelle au secours est le fils du ministre brésilien des Affaires étrangères parce qu’on sait, au comptoir, qu’il est dans les locaux du Radical voisin.
Il y aura encore un Cri du peuple, autour de 1930, dans deux pièces du 123, rue Montmartre, au-dessus de l’imprimerie Dangon, la feuille de la minorité de la CGTU qui lutte pour la réunification syndicale. Puis ce sera la grande époque où rue Réaumur, de part et d’autre du carrefour Montmartre, les Nouvelles Messageries de la Presse Parisienne, leurs coursiers qui sont d’anciens champions cyclistes, et leurs six cents camionnettes, regardent le Parisien libéré, dans son immeuble aux nervures d’acier s’ouvrant en calice, avant l’immeuble que Léon Bailby a fait construire au n° 100 pour L’Intransigeant, où est passé Combat, enfin France-Soir, avec ses rotatives en sous-sol et là-haut, dans le triangle des frontons, des bas-reliefs magnifiant les Ouvriers typographes sur l’un et les Journalistes sur l’autre.
Nestor Burma s’y promène, en 1955 : « Rue Réaumur, je m’attardai à regarder les photos exposées dans les vitrines du Parisien libéré (…) lorsque j’entendis dans mon dos, succédant à un brusque coup de frein, un type hurler un de ces mots qui l’auraient fait recaler au concours. Je me retournai. (…) Un peu avant d’arriver à l’immeuble que Léon Bailby fit construire pour L’Intran, sur l’emplacement de l’ancienne cour des miracles, et qui abrite, aujourd’hui, entre autres rédactions et imprimeries, celles de France-Soir, Franc-Tireur et Crépuscule*, je revis la bagnole de mon millionnaire, rangée le long du petit square. J’entrai dans le hall de la S.N.E.P. et je vis Lévyberg sortir des bureaux réservés à la réception des petites annonces. Nous nous suivions ou quelque chose comme ça (…). Je pris l’ascenseur à destination du bar du septième étage et m’installai devant un apéro sur la terrasse ensoleillée d’où on domine tout Paris. Depuis 1944, pas mal de Rastignacs au petit pied étaient venus rêver là ».
A priori, le Sentier aurait pu rester la zone industrielle de Paris, ville où l’activité de l’édition, de l’imprimerie et de la reproduction représente plus de 40 % des emplois de l’industrie, et le secteur de l’habillement et du cuir un cinquième de ceux-ci. Mais si le quartier continue de réaliser plus de 40 % du chiffre d’affaires du vêtement féminin français, les imprimeries de la rue du Croissant ont laissé place, dans les années 1970-1980, aux ateliers clandestins de couture en même temps que s’en allaient les Messageries et les grands quotidiens.
Et puis, autour de l’an 2000, on a parlé soudain de Silicon Sentier. « Silicon », ce n’est pas une nouvelle fibre synthétique en vogue dans la confection, mais une allusion, sans doute présomptueuse, à la Silicon Valley. Une boucle téléphonique locale à haut-débit, installée pour faciliter les transactions électroniques de la Bourse, avait permis à quelques poids lourds de l’Internet et quelques dizaines de start-up d’accoler de nouveaux adjectifs aux activités du quartier : au fil l’épithète électrique, et à l’édition le mot électronique.



[1] Voir le précédent article : Place des Victoires.
* Titre fictif, abrégé en Le Crépu. Burma y a un copain, Marc Covet, rubricard imbibé des faits divers.

PARIS IIIème. 9 LES ARTS-ET-METIERS

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Le beau bourg Saint-Martin
L’axe nord-sud qui traverse la Gaule de part en part prend ici le nom de rue Saint-Martin, qu’il tient de l’un des plus riches prieurés du grand Paris. Reconstruit et fortifié après l’an mille et les destructions des Normands, sa juridiction s’étend sur le bourg dit Beau jusqu’aux murs de Paris au sud et, à l’ouest, aux terres du Temple. C’est l’un des rares territoires parisiens bien approvisionnés en eau, les bénédictins de Saint-Martin-des-Champs possédant une source dans la vallée de Ménilmontant, au lieudit Savies, d’où un aqueduc construit à frais communs avec les Templiers la conduit, dès le début du XIIe siècle aux deux fontaines de l’abbaye et de la rue Maubuée, alors que la rive droite n’en compte encore que cinq, en tout et pour tout, trois siècles plus tard.
Avec de tels atouts, l’abbaye de Saint-Martin a loti son domaine méridional dès le XIIIe siècle, créant une troisième rue parallèle, entre celles de Saint-Martin et du Temple, et leur quadrillage perpendiculaire, de la rue Michel-le-Comte à la rue au Maire. Il en reste la plus vieille maison de Paris, celle que Nicolas Flamel et Pernelle, son épouse, donnèrent comme refuge aux pauvres, au 51, rue de Montmorency. Il ne lui manque aujourd’hui que le pignon pointu que Balzac pouvait encore voir surmonter la Maison du Chat-qui-pelote[1].
La maison de Nicolas Flamel, en 1900 hôtel Helvetia. Atget. Gallica
Au voisinage de l’enceinte de Philippe Auguste, où les jeux de paume sont la chose qui manque le moins, Mondory s’installe en 1629 dans celui de Jean Berthaud, au cul-de-sac Beaubourg (auj. impasse Berthaud), et révèle Corneille au public parisien en y jouant Mélite, la première pièce de l’auteur. Devant le succès, Mondory enchaîne avec Clitandre et La Veuve, du même Corneille, puis, au jeu de paume de la Fontaine, 25, rue Michel-le-Comte, où il a déplacé sa troupe, avec La Galerie du palais, La Suivante puis La Place royale, son auteur rouennais étant assez habile pour consacrer une pièce à chacun des lieux parisiens à la mode.
Pendant qu’on joue Mélite, Valentin Conrart, « le secrétaire d’État des belles-lettres », ainsi que le désigne Nicolas Schapira parce que son magistère, qui n’est basé sur aucune œuvre, est tout politique, réunit chez lui, au 135, rue Saint-Martin, dans le corps de logis donnant sur la cour, les neuf premiers membres de la future Académie française. « Elle ne fut d’abord composée que de ses plus chers amis ; sa probité, la douceur de ses mœurs, l’agrément de son esprit les avait rassemblés ; et quoiqu’il ne sût ni grec ni latin, tous ces hommes célèbres l’avaient choisi pour le confident de leurs études, pour le centre de leur commerce, pour l’arbitre de leur goût. Ils lui confièrent même la charge de secrétaire, la seule qui soit perpétuelle dans l’Académie », écrit d’Olivet, son historien. Valentin Conrart sera Théodamas dans le Grand Cyrus de Mlle de Scudéry, et l’objet des railleries de Boileau autant que l’est Chapelain.
La circulation des idées nécessite celle des personnes, et Paris est « un peu crotté », comme l’on dit, à en croire Molière, chez la marquise de Rambouillet où fréquente Conrart, « mais nous avons la chaise. – Il est vrai que la chaise est un retranchement merveilleux contre les insultes de la boue et du mauvais temps ». Les fiacres seront davantage encore les vraies « commodités (d’avant) la conversation ». Un nommé Nicolas Sauvage, descendu à l’auberge du Grand-Saint-Fiacre, 212, rue Saint-Martin, a l’idée de voitures de louage et, l’ayant traduite dans les faits, remise ici ses voitures, faisant de l’auberge leur bureau central, et du saint de l’enseigne un nom commun.
La paroisse a saint Nicolas. Le bourg formé au pied de l’abbaye avait son bailli – dont le souvenir se retrouve rue au Maire –, il lui fallait son église, qui ne pouvait être celle des moines réguliers. Dès 1184, la paroisse était constituée ; la construction de l’actuelle Saint-Nicolas commençait, pour la façade, en 1420. Et une paroisse, ce n’est pas rien : il suffit d’ouvrir une porte pour se retrouver dans une autre, et devant les tribunaux. « Au reste, il semble que M. de Beaufort soit destiné à porter la division partout », écrit Madeleine de Scudéry, en pleine Fronde, à propos du roi des Halles, « car il n’a pas plus tôt loué une maison dans la rue de Quinquenpoix, où jamais prince n’a logé, qu’il y a eu division entre deux paroisses, qui prétendent l’avoir toutes deux pour paroissien, l’une parce que de tout temps la maison où il va demeurer a été de Saint-Nicolas, et l’autre qui est de Saint-Leu, parce que M. de Beaufort, voulant être voisin des marchands de la rue Saint-Denis, a fait faire une porte qui y donne, de sorte que, comme cet endroit de la rue Saint-Denis est de la paroisse Saint-Leu, le curé de cette église prétend que, faisant une porte plus grande dans cette rue que n’est l’ancienne porte dans la rue Quinquenpoix, la maison doit changer de paroisse et être de la sienne. On verra ce que les juges en ordonneront ».

L'hôtel de Montmor. Atget. Gallica
L’hôtel de Montmor et l’anneau de Saturne
Rue du Temple, on est déjà dans l’aristocratique Marais des beaux hôtels. C’est au n° 79 – alors rue Sainte-Avoye –, qu’en 1623, Jean Habert– « Montmor le Riche », selon Tallemant des Réaux–, se fait construire l’hôtel fastueux qu’on connaît encore comme l’hôtel de Montmor. Il a pour voisin celui bâti par Le Muet, aux nos 71-75 (auj. Musée d’art et d’histoire du Judaïsme), pour le comte d’Avaux, ambassadeur de Louis XIV, hôtel qui passera ensuite au gendre de Colbert. Son aile gauche est un « mur renard », une façade plaquée, ici contre la muraille de Philippe Auguste sur laquelle vient partout buter le bourg. Un autre hôtel important, celui dit de Jean Bart, où se succèderont divers financiers, s’élève à l’entrée de la rue Chapon, l’une des cinq de la rive droite qui, depuis Saint Louis, ne parvenaient pas à contenir la prostitution.
Henri-Louis Habert, fils de Montmor le Riche, né en 1603 comme Valentin Conrart, est déjà, à 22 ans, conseiller au parlement de Paris. Ses cousins Germain et Philippe sont tous les deux membres de l’Académie, et des familiers de l’hôtel de Rambouillet. Il les y rejoint et « Les Trois Habert » aident à tresser la Guirlande de Julie[2], y nouant Narcisse, Souci, Rose et Perce-Neige. À 31 ans, Henri-Louis est à son tour de l’Académie, et il en héberge les séances durant trois mois dans l’hôtel paternel. Mais son intérêt va davantage aux sciences et il reçoit, au milieu d’une collection de tableaux qui ne regroupe pas moins de cent quatre-vingt-sept pièces, et de manuscrits anciens dont Colbert trouvera soixante-treize dignes de sa bibliothèque, l’abbé Mersenne, Étienne Pascal et son fils Blaise, Roberval, Gui Patin, l’Italien Campanella, l’Anglais Hobbes, l’Allemand Kepler.
Leur père mort, Jacqueline et Blaise Pascal se sont installés 44, rue Beaubourg, au bord de la muraille, aux deuxième et troisième étages. C’est d’ici que Jacqueline part pour le couvent de Port-Royal : « La veille de ce jour-là, rapporte leur sœur Gilberte, elle me pria d’en dire quelque chose à mon frère le soir, afin qu’il ne fût pas si surpris. Je le fis avec le plus de précaution que je pus ; (...) il ne laissa pas d’en être fort touché. Il se retira donc fort triste dans sa chambre, sans voir ma sœur qui était lors dans un petit cabinet où elle avait accoutumé de faire sa prière. Elle n’en sortit qu’après que mon frère fut hors de la chambre, parce qu’elle craignait que sa vue lui donnât au cœur ».
C’est ici que Blaise connaît sa « période mondaine » : « Il se trouva plusieurs fois à la Cour, où des personnes qui y étaient consommées remarquèrent qu’il en prit d’abord l’air et les manières avec autant d’agrément que s’il y eût été nourri toute sa vie », écrit Gilberte. « Ce fut, conclut-elle, le temps de sa vie le plus mal employé » : Pascal passe beaucoup de temps en compagnie du duc de Roannès, de savants, de « libertins » comme le chevalier de Méré, passionné par le jeu, ou le riche Damien Mitton, et il fait beaucoup de mathématiques.
À l’hôtel de Montmor, Gassendi finit ses jours chez Henri-Louis Habert, auquel il lègue la lunette qu’il a lui-même reçue de Galilée, à condition que son hôte sera l’éditeur de ses œuvres complètes. Henri-Louis fait enterrer son ami à Saint-Nicolas-des-Champs, dans la chapelle de la famille Habert de Montmor, auprès de Guillaume Budé, son grand-oncle, le célèbre helléniste, fondateur du Collège de France, qui s’était éteint en 1540 au 203 bis, rue Saint-Martin.
En 1657, ce qui était une sorte de salon scientifique se formalise et adopte une constitution en neuf règles qui en fait l’Académie Montmorienne. Jean Chapelain, versificateur ennuyeux, mais correspondant de Huygens, y rend compte des découvertes de ce dernier : l’horloge à balancier, Titan, l’anneau de Saturne… 
On donne souvent Chapelain comme le modèle de Molière pour le Philinte du Misanthrope, en tout cas, après l’interdiction de Tartuffe dès le lendemain de sa création, le 12 mai 1664, c’est devant des membres de l’Académie Montmorienne – Jean Chapelain, Gilles Ménage, l’abbé de Marolles– que Molière en donne une lecture.
C’est encore ici qu’en 1667, deux médecins du roi font la première expérience de transfusion du sang : celui d’un veau sur un malheureux valet de chambre de Mme de Sévigné, amie et voisine des Habert de Montmor.
L'hôtel de Montmor. Atget. Gallica

Paris et l’Internationale
Leur hôtel, acquis par un Fermier général au milieu du XVIIIe siècle, a été refait alors pour devenir l’un des chefs-d’œuvre de l’architecture Louis XV. Au règne suivant, un autre hôtel emblématique s’est édifié non loin, quasiment à l’angle de la rue Michel-le-Comte et de la rue Beaubourg, celui d’Hallwyll, propriété de la banque des Thélusson, où les Necker, leurs alliés, ont vécu jusqu’à la naissance de leur fille, la future Mme de Staël. L’hôtel est l’œuvre de Ledoux, qui a fait peindre derrière son jardin, pour étendre une vue un peu courte, un paysage en trompe-l’œil sur le mur aveugle d’en face, rue de Montmorency, celui du couvent des carmélites de la rue Chapon. L’hôtel d’Avaulx et celui d’Hallwyll, distants d’un bon siècle, anticipent l’un et l’autre le placage et la fausse fenêtre qui vont devenir les caractéristique du Beau bourg, si démoli, le sommet de l’illusion étant au 29, rue Quincampoix, l’ouvrage de ventilation déguisé en immeuble par Fabio Reti, sans parler de l’atelier factice de Brancusi sur le parvis, la « piazza », du Centre.
Le privilège des théâtres étant tombé avec l’Ancien Régime, en 1791, Jean-François Boursault[3], enrichi dans les boues et vidanges de Paris, crée aussitôt le sien, qu’il place sous le patronage de Molière, et l’inaugure avec le Misanthrope – il pressentait sans doute déjà que la méchanceté publique l’appellerait « le prince Merdiflore ». Danton interviendra en faveur de ce « théâtre qui n’a jamais présenté au public que des pièces propres à accélérer les progrès de la Révolution ». Au XIXe siècle, le théâtre était devenu un bal qui aurait été plutôt bien fréquenté « si quelques femmes éhontées de la rue aux Ours ne venaient s’y mêler ». C’est maintenant la Maison de la poésie.
Au carrefour de la rue Chapon avec la rue Beaubourg, une ancienne indication reste gravée sur le mur d’angle : « rue Transnonain ». L’immeuble du massacre du lundi 14 avril 1834[4]était à l’angle de la rue suivante, celle de Montmorency, adossé à l’ancienne chapelle des carmélites. Aux deux premiers étages étaient installés des artisans et de petites entreprises, dont un bijoutier, propriétaire de « la Comédie bourgeoise de la rue Transnonain », un théâtre installé dans les parties hautes de la nef. Hormis ce dernier, qui s’échappe par une fenêtre, presque tous les habitants du n° 12, hommes, femmes et enfants, sont tués au pied de leur lit par la troupe, à coups de baïonnette.
« Dans cette maison, trente “actifs” exercent, pour la plupart sur place, des métiers très divers et se répartissent dans les étages en fonction de leur fortune : au rez-de-chaussée, les boutiquiers ou artisans ; au premier et au deuxième étage, des artisans plus cossus ou des petites entreprises ; aux étages supérieurs, des employés, ouvriers, apprentis et journaliers sont bijoutier, chapelier, doreur sur papier, gainier, monteur sur bronze, peintre en bâtiment, tailleur de pierre, couturière, artiste peintre, peintre-vitrier, polisseuse en pendules ou ravaudeuse », rapportent Luce-Marie Albigès et Martine Illaire de l’examen des pièces du procès de l’année suivante.
Le crime est « effacé » par un changement du nom de la rue, devenue Beaubourg en 1851, puis par la démolition de la maison dans l’élargissement de celle-ci en 1897. Le quartier Saint-Martin reste celui de la petite industrie en chambre de « l’article de Paris », tandis que les manufactures plus importantes ont occupé les hôtels du Marais. C’est donc assez logiquement qu’on retrouve au 37, rue Michel-le-Comte, dès 1849, l’Union des associations ouvrières, soit cent quatre de celles-ci, animée par Jeanne Deroin, créatrice du journal L’Opinion des femmes, Pauline Roland et Gustave Lefrançais ; puis au 44, rue des Gravilliers, le siège de la première Internationale.
Dans cette rue dont les hautes et étroites façades, souvent de deux travées seulement, attestent d’une présence laborieuse, la section parisienne en est constituée dès les premiers jours de janvier 1865. Elle compte trois secrétaires : le bronzier HenriTolain, le passementier Charles Limousin et le graveur-décorateur Eugène Fribourg. « Un petit poêle de fonte cassé, apporté par Tolain, rue des Gravilliers, une table en bois blanc servant dans le jour d’établi à Fribourg [qui habitait 26, rue Saint-Martin], pour son métier de décorateur, et transformée le soir en bureau pour la correspondance, deux tabourets d’occasion auxquels quatre sièges de fantaisie furent adjoints plus tard, tel fut, pendant plus d’une année, le mobilier qui garnissait un petit rez-de-chaussée exposé au nord et encaissé au fond d’une cour, où se condensaient sans cesse des odeurs putrides. C’est dans cette petite chambre de quatre mètres de long sur trois mètres de large que furent débattus, nous l’osons dire, les plus grands problèmes sociaux de notre époque », écrira Eugène Fribourg, cité par Jean Maitron.

Les cotillons du prolétariat
Au carrefour des deux saignées toutes fraîches du baron Haussmann, celle de la rue Réaumur (1854) et celle du boulevard de Sébastopol (1858), Jean-Louis Félix-Potin inaugure en 1860 la première grande surface d’épicerie sur deux niveaux, à la façade décorée de couleurs foisonnantes et d’abeilles, symboles du Commerce et de l’Abondance, et rappel du Premier Empire pour faire plaisir au maître du Second. En 1910, le magasin se voit coiffer d’un grand dôme, poivrière obligée de l’immeuble bourgeois de l’époque, tandis qu’au 71, rue Beaubourg, est construit l’immeuble-dortoir de ses employés. Dix numéros plus loin, au 81, la boutique d’Henri Audouin, Au Cotillon du Prolétariat, affiche : « Spécialité de drapeaux rouges, bannières, brassards, cordons, draps mortuaires, insignes pour sociétés. Grand choix d’épingles de cravate artistiques représentant les Grands Hommes de la Révolution, Jean Jaurès, la Confédération Générale du Travail, Prolétaires de tous les Pays, unissez-vous... ».
Au n° 23 de la rue Pastourelle, maison du culottier Bérard, l’auteur de la Carmagnole, au cabaret qui avait déjà eu pour habitués les membres du Tribunal révolutionnaire et du club des Cordeliers, se réunissent les conspirateurs de la Société des Saisons. Le cordonnier Edmond Bellemare en part, le 8 septembre 1855, pour aller décharger son fusil sur l’escorte de Napoléon III. En 1900, la salle Bertin, au 35 de la rue, est le lieu habituel des goguettes de la Jeunesse socialiste du 3e arrondissement.
« Comme ils sont émouvants les vieux communards qui occupent les sièges des premiers rangs de la salle » du palais des Fêtes, à l’angle des rues Saint-Martin et aux Ours, en réalité aux Oies, la rue étant célèbre dès le XIIIe siècle pour la rôtisserie de ces volailles mais, au XIXe, plutôt pour les femmes de mauvaises mœurs qui déparaient au bal du 6, passage Molière. Ce 18 mars 1914, Jean Allemane, Camélinat, Nathalie Lemel... « tous groupés, avec leurs têtes blanches, les traits durcis par les implacables rides de la vieillesse » assistent à une représentation, au Cinéma du Peuple, du film consacré à la Commune de leur jeunesse par Armand Guerra, qui raconte la séance : « Ils sont et continueront à être des révolutionnaires tenaces jusqu’à la mort, malgré leur grand âge, car ils gardent en eux l’impérissable souffle des combats des barricades… ».
Le Palais des Fêtes en 1914. Agence Rol. Gallica
Au début des années 1930, on abat le côté nord de la rue aux Ours et le côté sud de celle du Grenier-Saint-Lazare afin de mettre en œuvre le vieux projet haussmannien de prolongement de la rue Étienne-Marcel, quand la Fédération du théâtre ouvrier de France, qui vient de se constituer, installe sa permanence au 68, rue des Archives, tous les samedis de 14 à 17 heures. Sa revue, La Scène ouvrière, explique la décision du récent congrès de transformer les troupes de théâtre amateur en groupes d’agit-prop, et leur fournit un répertoire, dont Aux métallos !, par exemple, un chœur parlé pour douze à vingt personnes qui s’adresse à ceux de chez Citroën, Renault et Peugeot : « Vive le front unique des travailleurs ! À bas les chefs traîtres réformistes ! À bas la guerre contre l’URSS ! Vive l’unité syndicale de classe CGTU ! ».

De l’épanchement romantique au Front populaire
Hors les murs, avant d’être entre deux murs, celui de Philippe Auguste, dont le quartier de l’Horloge a détruit ce qui restait en même temps que quatre-vingt-cinq maisons anciennes, dont certaines du XVIe siècle, et la muraille de Charles V que Louis XIV transformera en boulevard, le prieuré royal de Saint-Martin-des-Champs était naturellement fortifié. Le coude de la rue Bailly nous conserve le tracé sud-est de son ancienne enceinte, et la maison du n° 7 sa tour d’angle. Au coin opposé, à l’intersection des rues Saint-Martin et du Vertbois, la tour nord-ouest avait été donnée à la Ville pour en faire le château d’eau de la fontaine qu’elle édifiait là en 1712. Menacée par de nouveaux aménagements du Conservatoire des Arts et Métiers, cette tour était défendue par la Société des antiquaires et finalement sauvée par VictorHugo qui s’écriait : « Démolir la tour ? Non ! Démolir l’architecte ? Oui ! ». Une inscription y rappelle que l’on a cédé au « vœu des antiquaires parisiens », et tait les menaces du poète.
La tour qui mit Hugo en colère. 1880. Gallica
Au début du XVIIIe siècle, les bénédictins avaient fait refaire et agrandir leur maison et, au creux de l’enceinte soulignée par la rue Bailly, ils avaient ouvert, en 1765, un marché pour le poisson, les légumes et les herbages. Le Conservatoire des Arts et Métiers, dérivé de la collection de Vaucanson, qui avait rassemblé puis légué au roi, dès 1783, plus de cinq cents machines, était institué par la Convention nationale en 1794 et, joint aux machines de l’hôtel d’Aiguillon, logé dans le bâtiment de l’ancien prieuré royal cinq ans plus tard. On y garde l’une des machines à calculer signées « Blaise Pascal, d’Auvergne, inventeur ». On peut y voir, au mur de la bibliothèque, une « bouteille de Leyde », cette espèce de condensateur découvert en 1746 par Cuneus et deux de ses collègues, que tient une allégorie de la Physique de Jean-Léon Gérôme, parfaitement anachronique en femme du Moyen Âge. En revanche, les colonnettes qui divisent la salle, l’ancien réfectoire des moines, ont été repeintes comme au XIIIe siècle.
Devant, le square des Arts-et-Métiers était créé à la fin de 1857, et le théâtre municipal de la Gaîté cinq ans plus tard. Si le marché des bénédictins n’avait été supprimé sous le Premier Empire, et remplacé par un autre plus au nord, il aurait été emporté, de toute manière, par le Second Empire. Pour le percement de la rue de Turbigo se coalisent les banques de Seillière, Cahen d’Anvers, Dominique André, Mirabaud et Deutsch, associées aux industriels Schneider et Delessert. Elles ne font qu’une bouchée des Madelonnettes, couvent créé en 1620 pour rédimer les filles perdues. « Le despotisme monarchique [avait détourné] l’œuvre pieuse de sa louable destination, écrit La Bédollière, et les Madelonnettes devinrent prison d’État. Des lettres de cachet la peuplèrent de femmes ou de filles détenues par ordre du roi, sur la demande des maris ou des parents. » Ce que la Révolution avait entériné en y enfermant des détenues pour dette, d’autres qui l’étaient par voie de correction paternelle, puis des femmes publiques.
La bibliothèque des A&M au 19e s. Gallica
En 1831, les femmes quittaient les Madelonnettes pour Saint-Lazare ; à partir de 1838, c’était une maison d’arrêt qui, une décennie plus tard, accueillerait pas mal de politiques, dont le communiste utopique Cabet, « le vieux camarade » dont Engels donnait des nouvelles à Marx au sortir d’une visite.
L’industrie à domicile n’était déjà, pour le même Marx, que « l’arrière-train de la grande industrie ». En 1933 se bâtit pourtant encore, au 39, rue Volta, une vaste maison à usage industriel et d’habitation, aux appartements équipés d’origine de moteurs électriques, que leur coût destine plutôt aux artisans d’art : 600 francs par an et par cheval vapeur, en sus du loyer.
Dans la rue Meslay où, un siècle plus tôt, Marie Dorvalétait raccompagnée à son domicile, au sortir de la première d’Antony, d’Alexandre Dumas, par une foule au cœur incendié de la passion brûlante de la pièce, ainsi que le rapporte Théophile Gautier, pleurant et applaudissant, s’élève alors le siège de la Fédération de la Seine du Parti socialiste SFIO, que tient la tendance de la Gauche révolutionnaire, de Marceau Pivert. À l’épanchement romantique a succédé l’exaltation du Front populaire : « Tout est possible ! ».


[1] Voir chapitre 8, le Sentier, ci-dessous (posté en février 2016).
[2] Voir chapitre 3, le Louvre, posté en septembre 2015.
[3] Voir chapitre Nouvelle-Athènes, à venir.
[4] Voir chapitre Hôtel de Ville, à venir.

PARIS IIIème. 10 LE TEMPLE

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Le Temple, la faute à Voltaire
« Entre la vieille et la nouvelle rue du Temple, il y avait le Temple, sinistre faisceau de tours, haut, debout et isolé, au milieu d’un vaste enclos crénelé. » Plus sinistre encore, l’Échelle du Temple, c’est-à-dire le gibet, haut de seize mètres, qui donnait son nom à l’actuelle rue des Haudriettes et que Hugo omet. « Voilà le Paris que voyaient du haut des tours de Notre-Dame les corbeaux qui vivaient en 1482. »
Curieux corbeaux. Ignorant un gibet – un comble ! –, ils ratent, cela va sans dire, bien d’autres choses. Si le Temple était dès 1148, avant même la construction de sa grosse tour, l’endroit le plus sûr de Paris, celui où Philippe Auguste déposa son trésor en partant pour la croisade, ce n’était pas qu’une forteresse. Le donjon et ses tourelles n’y occupaient que l’espace s’étendant aujourd’hui de la rue Perrée à l’aile nord de la mairie, en recouvrant la rue Eugène-Spuller et l’angle contigu du square. Pour le reste, l’enclos du Temple était surtout un asile sûr pour les débiteurs, qui, fait unique, le restera jusqu’à la Révolution quand tous les espaces conventuels auront perdu ce privilège dès la fin du Moyen Âge. Et une zone franche pour les artisans, qui pouvaient s’y établir sans avoir été reçus maîtres, ce qu’interdisait ailleurs la loi des corporations.
Ces oiseaux distraits négligeaient pareillement, un peu plus bas, l’hôtel d’Olivier de Clisson, pourtant l’un des plus riches de sens de la capitale. C’était alors l’hôtel du tyran de Paris et ce serait, quand les Guise l’auraient repris, l’hôtel du « roi de Paris », durant la Ligue.
Clisson, compagnon d’armes de Du Guesclin, fait bâtir son hôtel vers 1370 ; c’est le moment où la vieille enceinte de Philippe Auguste, remplacée, est démolie et offre du terrain à bon marché ; le temps aussi où le séjour du roi Charles Và l’hôtel Saint-Paul attire la noblesse au Marais. L’hôtel est bâti depuis dix ans quand éclate à Paris la révolte dite des Maillotins, suscitée par un impôt de trop et, retour de la guerre de Flandre, Charles VI désarme les Parisiens, abolit leur gouvernement municipal, les fait emprisonner par centaines, pendre les uns et confisquer les biens de ceux que l’on ne pend pas. C’est Clisson qui a suggéré au roi, pas même âgé de 15 ans, le désarmement de Paris : il fait arracher toutes les portes de la ville, et les coucher par terre, devant, afin que les piétinent chaque jour les hommes et les bêtes. Paris reste ainsi ouverte à tous les vents durant neuf années, si bien que Froissart pourra écrire que Clisson avait, au sens propre, ouvert la porte à ses assassins quand il sera, dans la nuit du 13 au 14 juin 1391, assailli devant son hôtel par Pierre de Craon et une quarantaine de ses hommes, qui sans cela n’auraient jamais pu pénétrer en ville.
Laissé pour mort, le connétable se remettra pourtant de ses blessures. C’est en chevauchant vers l’Anjou, où s’était sans doute fomenté l’attentat, pour en tirer vengeance que, le 5 août, comme l’armée débouche en plaine dans une soudaine fournaise, au sortir de la forêt du Mans, le roi Charles VI est frappé d’une crise de démence, la première, qui le fait se jeter l’épée à la main sur ses compagnons. Les trois oncles du roi, les ducs de Berry, de Bourgogne (le père de Jean sans Peur) et de Bourbon, et son frère Louis d’Orléans, ont désormais le champ libre pour leurs querelles dynastiques qui aboutiront, quinze ans plus tard, à un autre attentat, réussi, pas même deux cents mètres plus bas, à peine dépassée la rue des Blancs-Manteaux.[1] Condamné par le Parlement, enfermé dans la tour du Louvre, Pierre de Craon dont l’hôtel, au coin des rues du Bourg-Tibourg et de la Verrerie doit être mis à bas, obtient finalement du roi des lettres d’abolition tandis que les oncles dépossèdent Olivier de Clisson de sa charge et le font bannir par le Parlement.
Un siècle et demi plus tard, les Guise acquièrent l’ex-hôtel de Clisson, et François de Guise s’inquiète d’abord du maintien de son alimentation par les eaux de Savies, l’un de ses atouts. Les autres épisodes sont plus sanglants. Quand Paris, après un premier massacre de protestants, à Wassy, accueille et escorte comme un roi François de Guise[2], c’est jusqu’ici. C’est encore dans cet hôtel que se trame peut-être l’assassinat de Coligny, sûrement la Saint-Barthélemy. Le 9 mai 1588, malgré la défense du roi, le fils aîné des Guise, Henri le Balafré, rentre à Paris, c’est-à-dire toujours ici, rue alors du Chaume. Trois jours plus tard, au petit matin, l’Université se couvre de barricades, qui n’arrivent qu’à la mi-journée autour de son hôtel. Il joue l’étonné : « Je dormais quand tout commença », écrira-t-il. « Et en effet, raconte Michelet, il se montra le matin à ses fenêtres en blanc habit d’été, dans le négligé d’un bon homme qui à peine s’éveille et demande : “Eh ! que fait-on donc ?” ».
Puis, se posant en médiateur, « sans armes, une canne à la main, il parcourait les rues, recommandant la simple défensive ; les barricades s’abaissaient devant lui. Il renvoya les gardes au Louvre ; il rendit les armes aux Suisses. Tous l’admiraient, le bénissaient. Jamais sa bonne mine, sa belle taille, sa figure aimable, souriante dans ses cheveux blonds, n’avaient autant charmé le peuple ». Et Michelet le montre aussi habile à rendre leurs manières aux bourgeois qu’à serrer les mains crasseuses des pauvres, tournant vers les uns un œil d’autant plus compatissant que sa balafre le fait larmoyer, et vers les autres un œil ravi. « Le 9 mai, c’était un héros ; le 12 au soir, ce fut un dieu. »
La reine mère est chez Henri de Guise lorsque son plus intime confident vient dire au duc : « Le roi est parti ».
Le roi fuyard parviendra néanmoins à le faire assassiner, à Blois, et son frère, le cardinal de Lorraine, avec. Le troisième frère, Charles de Lorraine, duc de Mayenne, devient à son tour le chef de la Ligue. En 1591, c’est lui qui fait pendre dans la salle des Cariatides[3] les dirigeants de la Ligue parisienne qui ont pendu Barnabé Brisson, le premier président du parlement de Paris ; la rupture entre la Ligue nobiliaire et la Ligue urbaine est scellée. En 1593, il échoue à se faire élire roi par les états généraux qu’il a convoqués dans la capitale, et il se soumettra à Henri IV après la reddition de Paris.

Mlle de Guise et Madeleine de Scudéry
Un demi-siècle plus tard, une autre sédition est déjà à l’œuvre : la Fronde. Bussy-Rabutin, le cousin de Mme de Sévigné, loge alors depuis deux ans au Temple, dans un appartement que son oncle, le Grand Prieur de France des chevaliers de Malte, ordre auquel a été dévolu l’enclos après les templiers, a mis à sa disposition. « La veille des rois de 1649… la cour partit la nuit, du Palais-Royal, et se retira à Saint Germain. Pour moi qui logeais au Temple, je ne sus rien de la sortie du roi, que le lendemain que l’on faisait garde aux portes, et qu’il n’était presque pas possible de sortir : cependant je trouvai le moyen de passer à la porte Saint Martin, et bien m’en prit ».
Tout a commencé par la « cabale des Importants », à laquelle ont bien participé Henri II de Guise, le petit-fils du Balafré, et Mlle de Guise, sa sœur, par l’intermédiaire de son prétendant le comte de Montrésor, mais la cabale, cette fois, était dirigée par un nouveau roi de Paris, le « roi des Halles »[4]. Et Mazarin l’a liquidée en quatre mois.
Les Pascal sont installés depuis le 1er octobre 1648 rue de Saintonge, l’une des rues neuves que le spéculateur Claude Charlot a ouvertes sur les coutures du Temple en profitant de ce projet de semi-circulaire « place de France » dont rêvait Henri IV, et qui aurait fait peut-être se développer Paris dans d’autres directions. Mais le poignard de Ravaillac a tranché ces possibles, et il ne reste que la courbure de la rue Debelleyme et des noms de provinces au coin des autres. C’est d’ici que Blaise, 25 ans, est allé renouveler à la tour Saint-Jacques les expériences qu’il avait demandé à son beau-frère, Florin Perier, d’effectuer à Clermont-Ferrand : « Je fis l’expérience ordinaire du vide au haut et au bas de la tour de Saint-Jacques-de-la-Boucherie, haute de 24 à 25 toises ». Les troubles de la Fronde amènent les Pascal à quitter Paris dès le mois de mai 1649. Ils ne reviendront au 13, rue de Saintonge qu’au mois de novembre de l’année suivante. Leur père y meurt le 24 septembre 1651. « Si je l’eusse perdu il y a six ans, je me serais perdu, écrit Blaise Pascalà sa sœur Gilberte, et quoique je croie en avoir à présent une nécessité moins absolue, je sais qu’il m’aurait été encore nécessaire dix ans, et utile toute ma vie. »
On voit passer les Enfants rouges, ces orphelins à l’habit coloré « comme le feu de la charité chrétienne », regagnant leur hôpital installé près de l’enclos du Temple depuis François Ier, avec sa laiterie dont on entend meugler les vaches, à côté du marché qui, établi dès les années 1620, est le plus ancien de Paris encore en activité.
À l’invitation des Guise, Pierre Corneille, académicien, mais toujours normand, vient profiter du nouveau régime vigoureusement mis en place par le jeune Louis XIV, en s’installant à Paris avec son frère Thomas, dans leur hôtel. Autour s’élèvent maintenant de beaux hôtels, comme celui d’Assy, que l’architecte Pierre Le Muet achève juste avant de passer à son chef d’œuvre, l’hôtel d’Avaux (aujourd’hui musée d’Art et d’Histoire du judaïsme). Michelet, après qu’il aura été nommé à la tête de la section historique des Archives, en 1831, y occupera durant vingt-cinq ans un bureau aux boiseries très simples autour d’une glace élégamment encadrée.
Les beaux balcons aux consoles massives de l’hôtel Lelièvre font face, rue de Braque, au portail d’Olivier de Clisson. Plus haut, dans l’actuelle rue des Archives, François Mansart bâtit l’hôtel de Guénégaud, que le bénédictin Germain Brice, dans le premier guide touristique parisien, publié en 1684, décrira ainsi : « Le devant est orné d’architecture, avec des refends, et des vases sur l’entablement, qui font ensemble une décoration agréable » (aujourd’hui musée de la Chasse et de la Nature). Bullet a en charge un hôtel pour les Amelot de Chaillou, vicomtes de Bisseuil, qui en font construire un autre par Cottard, celui que l’on appelle maintenant des Ambassadeurs de Hollande.
Dans son immense hôtel, Melle de Guise, Marie de Lorraine, entretient une musique d’une quinzaine d’exécutants pour lesquels compose Marc Antoine Charpentier, avant de tenir parmi eux la partie de haute-contre. Charpentier, qui est naturellement son pensionnaire, y écrit, dans les années 1680, un ballet pour Polyeucte comme des intermèdes pour la reprise d’Andromède, l’une et l’autre de Pierre Corneille. Seule la mort de Mlle de Guise mettra fin à un séjour de près de vingt ans, qu’il quittera pour devenir le maître de musique des jésuites.
À l’angle des rues de Beauce et des Oiseaux, où Madeleine de Scudéry est venue s’établir après la dispersion de l’hôtel de Rambouillet, on attife la grande Pandore, qui donne le style des robes d’apparat, et la petite, qui renseigne sur le petit négligé ou déshabillé du matin. Ces deux poupées mannequins, ambassadrices de la dernière mode de Paris, vont partir pour Londres, puis l’Italie – « À l’entrée de chaque saison, se souviendra Goldoni dans ses Mémoires, on voit à Venise, dans la rue de la Mercerie, une figure habillée que l’on appelle la Poupée de France; c’est le prototype auquel les femmes doivent se conformer et toute extravagance est belle d’après cet original » –, enfin les poupées atteignent l’Allemagne et la Russie.
À la fin du siècle, sur des terrains proches de l’ex-enceinte cédés par le Grand Prieur, Philippe de Vendôme, s’ouvre un assez vaste lotissement dont la rue Béranger est la principale. S’y élèvent les hôtels Peyrenc de Moras, et de La Haye, qui seront réunis par le financier Bergeret de Frouville, où mourra Béranger le 16 juillet 1857. Il était né rue Montorgueil, « Dans ce Paris plein d’or et de misère, / En l’an du Christ mil sept cent quatre-vingt, / Chez un tailleur, mon pauvre et vieux grand-père ». Il avait été admis, en 1813, comme membre du Caveau Moderne, ou Rocher de Cancale, qui se réunissait chez le marchand d’huîtres de la rue ; il avait été, sous la Restauration, « un poète libéral, le seul vrai », dirait Sainte-Beuve. Au moment où il meurt, d’autres chansonniers, dont Louis-Charles Colmance, se réunissent dans une goguette de la rue, dite Les Épicuriens. Et au n° 10 habite Frédérick Lemaître.

La société du Temple
L’hôtel des Guise, au début du XVIIIe siècle, est passé aux mains de François de Rohan, prince de Soubise. Comme il a besoin de jouer aux petits soldats, laissant « sa femme, à la cour, se mêler du grand, des grâces et des établissements de sa famille » en sa qualité de maîtresse royale, l’architecte lui fait une vaste cour d’honneur, propice aux revues militaires, entre un porche monumental ouvert sur la rue des Francs-Bourgeois et le mur latéral du palais des Guise rhabillé en façade principale. Au bout du jardin, l’un de leurs fils, celui qui, sans doute, l’est « naturellement » du roi, se fait construire un hôtel par le même architecte, qui appelle Robert Le Lorrainà sculpter ici Les Chevaux du Soleil au fronton des écuries comme il allonge, de l’autre côté du parc mitoyen, La Gloire et La Magnificence au sommet du corps central de la façade.
À ce moment, au Temple, écrivent Gaston Capon et Robert-Charles Yve-Plessis, « bâti par Mansart en 1667, restauré et agrandi par Oppenordt, architecte du Régent, le palais du Grand Prieur était une demeure quasi royale, très distincte des monuments conventuels du reste de l’Enclos et ne conservant rien de ce qui pouvait leur garder un caractère religieux sinon monastique. On y pénétrait, de la rue du Temple, par un portail, ouvert dans un enfoncement arrondi et donnant sur une grande cour en fer à cheval, entourée d’une allée de tilleuls taillés en arcades ».
Derrière le palais du Grand Prieur, s’étendait un vaste parc où Bussy-Rabutin, avant qu’on l’exilât, a pu être de quelques fêtes : « Il y avait un assez grand rond d’arbres, aux branches desquelles on avait attaché cent chandeliers de cristal ; dans un des côtés de ce rond, on avait dressé un théâtre magnifique, dont la décoration méritait bien d’être éclairée comme elle l’était (…). D’abord la comédie commença qui fut trouvée fort plaisante ; après ce petit divertissement, vingt-quatre violons ayant joué des ritournelles jouèrent des branles, des courantes et des petites danses ».
C’est dans cet hôtel qu’à jours fixes les Sully, les deux princes de Vendôme, le duc et le Grand Prieur, explique le baron Dacier, « le brillant abbé de Chaulieu, chantre et compagnon de leurs plaisirs, La Fare, qui suit le torrent, La Fontaine qui n’y résiste pas, malgré la crainte des reproches de son ami Racine, calomnient la doctrine d’Épicure par la licence des mœurs, et semblent préluder aux bacchanales de la régence, tandis que la hardiesse de leurs opinions, leur mépris absolu des préjugés, annoncent un nouveau siècle, dont Voltaire, leur avide et jeune disciple, sera la merveille et le génie ».
Voltaire, encore Arouet, est en effet introduit dans la société du Temple par Châteauneuf, son protecteur, vers 1706 : il a 12 ans ! Élève du collège Louis-le-Grand, il n’est au Temple que les jours de congé et durant les vacances, mais, dès la fin de sa scolarité, il est assidu chez tous les familiers du Grand Prieur. « Comment exiger de lui, demande Gustave Desnoiresterres, au sortir des hôtels de Boisboudrand et de Sully, après ces nuits passées dans l’orgie et les débauches de l’esprit, qu’il prêtât une oreille empressée et attentive au latin pédantesque et plein de solécismes » de l’école de droit où son père l’a placé ?
S’être fait un nom a mené Voltaire bien loin, à Ferney, tandis qu’ici le Grand Prieur est désormais Louis François de Conti, qui, dans le grand salon d’assemblée dit des Quatre-Glaces, au rez-de-chaussée de son hôtel, entre la salle de billard et la salle des Nobles, reçoit pendant plus de vingt ans tout ce qui compte à Paris. Un tableau de Michel Barthélemy Olivier y montre, en 1766, l’un de ces thés à l’anglaise dont la maison est coutumière où, se passant de domestiques, les dames font elles-mêmes le service. Les Goncourt, dans La Femme au 18e siècle, réussissent à en nommer tous les personnages. « Cette charmante femme au bonnet blanc et rose, au fichu blanc, à la robe d’un rose vif, au tablier à bavette de tulle uni mettant sur le rose la trame blanche d’une rosée, cette jolie servante qui sert de ce plat posé sur ce réchaud, s’appelle la comtesse de Boufflers. (…) Cette petite personne qui passe, au premier plan du tableau, portant un plat, tenant une serviette ; avec son petit chapeau de paille aux bords relevés, ses rubans d’un violet pâle au chapeau, au cou, au corsage, aux bras, son fichu blanc, sa robe d’un gris tendre, son grand tablier de dentelle, elle semble une bergère d’opéra sur le chemin du petit Trianon : c’est la comtesse d’Egmont jeune, née Richelieu. (…) Le maître de la maison lui-même, si connu pour sa répugnance à se laisser peindre, est là représenté : par grande faveur, il a permis au peintre, pour que le tableau fût complet, de montrer sa perruque et de le faire ressemblant de dos, tandis qu’il cause avec Trudaine. Du côté du prince de Conti un clavecin est ouvert que touche un enfant tout petit sur un grand fauteuil : cet enfant sera Mozart. Et près de l’enfant, Jélyotte chante en s’accompagnant de la guitare. »
Dans cette maison où Voltaire fit ses débuts, Jean-Jacques trouve une oreille plus sévère. Bachaumont note au 15 Janvier 1768 : « M. Rousseau de Genève étant venu à Paris avec son Opéra des Neuf Muses, que les nouveaux Directeurs lui ont demandé, il s’en est fait une répétition chez le Prince de Conti au Temple, où l’on a conclu que cet Opéra n’était pas jouable ».

De la ville dans la ville à Paris unifié
L’enclos du Temple, avec son église, son couvent, son cloître, ses vastes cours meublées d’hôtels particuliers et de maisons d’artisans, reste une ville à part dans Paris, presque un État, jouissant de privilèges spéciaux, d’une justice, d’une police, d’une voirie particulières. C’est de ces atouts qu’entend profiter la spéculation qui y construit « La Rotonde » en 1788, galerie ovale de quarante-quatre  arcades s’ouvrant devant des boutiques dont le logement est à l’entresol, tandis que les étages supérieurs sont faits de petits appartements.
Mais la Révolution bouleverse les plans les mieux pensés, et c’est la famille royale qu’on amène, le 13 août 1792, dans la partie moyenâgeuse de l’enclos, le donjon massif dans son carré de tourelles à poivrières. Louis XVI y reste enfermé jusqu’au 21 janvier 1793, date de son exécution. Marie-Antoinette y demeure sept mois encore après la mort de son époux. Le dauphin y disparaît le 8 juin 1795, à 10 ans ; Madame Élisabeth, sa tante, est alors guillotinée depuis treize mois. Seule Madame Royale, sa sœur, en réchappera, échangée contre des prisonniers livrés par Dumouriez, le 18 décembre 1795.
Les Archives nationales, créées par l’Assemblée constituante, qui ont connu la salle des Feuillants puis le couvent des Capucins, sont déposées au palais de Soubise en 1808 ; doivent les y rejoindre celles de tous les pays de l’Empire napoléonien. De l’hôtel de la maison de Guise il ne reste plus qu’un escalier à la double croix de Lorraine. L’imprimerie royale de Richelieu, après les Tuileries et le Louvre, est devenue nationale à l’hôtel de Toulouse, en l’an II, avant de gagner l’hôtel de Rohan en 1811.
Le donjon du Temple a été abattu dans le même temps et quatre hangars construits devant la rotonde, faisant de l’ensemble un colossal marché aux puces : on les désigne des sobriquets pittoresques de Palais-Royal pour la mode, Pavillon de Flore pour le meuble, Pou-Volant pour la ferraille, et Forêt-Noire pour la chaussure. On n’y parle à peu près que l’argot, et « être à court d’argent » s’y dit, au choix, « nib de braise » ou « nisco braisicoto ».
Louis XVIII fait don de l’hôtel du Grand Prieur à la princesse de Condé qui y installe des assomptionnistes. Madame Royale, rentrée avec la Restauration, a voulu, dit-on, honorer la mémoire de ses parents en plantant des cyprès et un saule pleureur à l’emplacement de la tour de leur captivité. Ce saule n’aurait disparu de l’actuel square du Temple qu’autour de l’année 2000. Mais La Bédollière, qui décrit le jardin public juste après sa création, ne cite « qu’un saule pleureur de 400 ans, et un groupe de tilleuls, lieu de repos favori de Louis XVI qui, dans les beaux jours de l’automne 1792, faisait, à leur ombre, répéter ses leçons au dauphin ». Haussmann, son commanditaire, est encore plus sec dans ses Mémoires : « Il contient quelques vieux arbres, conservés avec soin, et une pièce d’eau qu’alimente une cascade tombant d’un rocher factice ». 
Le pouls du quartier se prend au Jardin turc, de ce côté-ci du boulevard du Temple, et, de toute évidence, il est faible. Jouy, dans les années 1810, est frappé du contraste avec l’autre trottoir : « Ici, tout était calme, sang-froid, gravité ; c’était l’assemblée des oisifs du Marais : les uns, assis en cercle, discutaient un exemple de longévité, sur la foi de la gazette de Presbourg, et le plus grand nombre, regardant jouer au billard, attendait l’occasion de donner son avis sur un carambolage équivoque ». Un guide de 1830 assure encore que « les dames du Marais y viennent pour se distraire du silence et de l’ennui qui règnent dans leur quartier désert ».
Et voilà que très tard dans la soirée du 1er décembre 1851, Maxime Du Camp voit arriver chez lui un ami, très préoccupé : il est passé vers minuit devant l’Imprimerie nationale, rue Vieille-du-Temple, et il l’a vue entourée par une compagnie de la garde municipale, ce qui ne présage rien de bon. Ce qu’il n’a pu voir, c’est, dedans, chaque ouvrier placé entre deux gendarmes, qui, dans le silence obligatoire, compose un tout petit fragment de texte sans signification. Le puzzle se reconstitue le lendemain matin sur tous les murs de Paris : l’Assemblée nationale est dissoute.
Le restaurant Bonvalet est à côté du Jardin turc. C’est là que Hugo a rendez-vous avec Michel de Bourges et d’autres députés qui croient encore que tout n’est pas perdu. « Tout à coup, quelqu’un me poussa le bras, raconte Hugo. C’était Léopold Duras, du National. — N’allez pas plus loin, me dit-il tout bas. Le restaurant Bonvalet est investi. »
À l’occasion de l’Exposition universelle de 1867, dans le Paris-Guide que préface Victor Hugo l’exilé, Paul de Kock prend acte de l’unification de Paris : « C’est au boulevard du Temple que commence le quartier que l’on appelait jadis le Marais. Paris avait alors trois quartiers bien distinct, bien tranchés : le faubourg Saint-Germain, la Chaussée d’Antin et le Marais. Le premier avait la prétention d’être habité par la noblesse, le second par la finance, le troisième par la bourgeoisie. Maintenant, toutes ces distinctions n’existent plus. Grâce aux démolitions de ces vieilles ruelles que l’on appelait des rues, grâce aux constructions modernes, aux voies nouvelles, aux boulevards qui traversent et relient ensemble les quartiers les plus opposés, il n’y a plus qu’un Paris, et l’on trouve des maisons aussi élégantes sur le boulevard Beaumarchais que sur le boulevard Malesherbes, et dans la rue de Rivoli que dans la rue de Lyon ».

Il y avait par là dans ce quartier / Le siège de la Première Internationale
Unifié, Paris ? Déjà au Bal Montier, au premier étage du 6, place de la Corderie-du-Temple (auj. 14, rue de la Corderie), se réunissent trois soirs par semaine des chansonniers ouvriers de la société des Enfants du Temple. Quand, entre mars et décembre 1869, se forme une Chambre fédérale des sociétés ouvrières, qu’anime Eugène Varlin, elle siège dans ce même bâtiment de la « Corderie ». À la guerre renaît la section parisienne de l’Internationale, et c’est encore ici : « Connaissez-vous, entre le Temple et le Château d’eau, pas loin de l’Hôtel de Ville, une place encaissée, tout humide, entre quelques rangées de maisons... au troisième étage, une salle grande et nue comme une classe de collège ?... », demande Jules Vallès, dans Le Cri du peuple du 27 février 1871.
Chez Bonvalet, le patron des lieux, élu de Paris, s’efforce encore avec le poseur de papiers peints Héligon, membre de l’Internationale, avec Tolain, élus eux aussi, de trouver un terrain d’entente entre l’Assemblée, qui siège maintenant à Versailles, et le Comité central de la garde nationale. En vain.
Après la Commune, le cabaret sans nom qui occupe le rez-de-chaussée de la Corderie, connu dans tout l’arrondissement comme L’Assommoir, même s’il n’a pas d’enseigne, inspire Zola, dont le roman est aussitôt accusé « d’insulter la classe ouvrière » et voit sa publication en feuilleton, dans Le Bien public du chocolatier Émile Menier, interrompue.
À deux pas, au 49, rue de Bretagne, dans un ancien immeuble de rapport édifié en 1778 sur une parcelle de l’hôpital des Enfants-Rouges, un café de la garde nationale est devenu la gargote de l’Union des coopérateurs socialistes, et la bâtisse la Maison commune du 3ème arrondissement. Au premier étage, une salle tout en longueur dotée d’une petite scène. On y voit Lénine, dans les années 1910, conférencier ou auditeur d’« une goguette révolutionnaire[5] avec des chansonniers[6]». À la fin de novembre 1911, il représente le Parti ouvrier social-démocrate russe aux funérailles de Paul et LauraLafargue, née Marx, dont le cortège funèbre, chargé d’immortelles rouges, part de la Corderie, mené par Jean Longuet, le fils de Jenny Marx, deux des filles de Karl ayant épousé des internationalistes parisiens. « Le dernier proudhonien et le dernier bakouniniste, que le diable les emporte ! », bougonnait le papa.
C’est 49, rue de Bretagne qu’en janvier 1921, Louis Aragon et André Breton viennent adhérer au tout jeune parti communiste. « Il m’eût fallu une âme bien mesquine / Pour ne pas me sentir cet hiver-là saisi / Quand au Congrès de Tours parut Clara Zetkin / D’un frisson que je crus être la poésie (...) Cet après-midi-là je fus rue de Bretagne (...) Le ciel gris de Paris au sortir du local / J’errais. Il y avait par là dans ce quartier / Le siège de la Première Internationale / On vient de loin, disait Paul Vaillant-Couturier», se souviendra Louis Aragon dans Les Yeux et la Mémoire.
Quelque temps plus tard, c’est Hô Chi Minh qui vient profiter ici des goguettes de chaque premier dimanche des mois d’octobre à mai, où il retrouve ses amis Voltaire et Renan, vrais prénoms d’état civil des fils de Radi, le gérant des lieux. Boulevard du Temple, et jusqu’au coin de la rue Charlot, le Jardin turc et le restaurant Bonvalet viennent d’être remplacés par le restaurant et la brasserie de l’Union des coopératives au bas de la Maison de la coopération.


[1] Voir chapitre Saint-Paul, à venir.
[2] Voir chapitre Faubourg Saint-Denis, à venir.
[3] Voir chapitre 3, le Louvre, posté en septembre 2015.
[4] Voir chapitres Halles, à venir, et chapitre 9, les Arts-et-Métiers, posté en mars 2016.
[5] En français dans le texte d’une lettre à sa sœur.
[6] Idem

LE FRONT POPULAIRE DU 11ème. BALADE

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Il se trouve que le 11ème, qui n’a pas sur son territoire de grosses entreprises, de bastions de la classe ouvrière, a été le lieu de passage ou de formation des grands rassemblements emblématiques du Front populaire : le défilé du 14 juillet 1935, rue du Fbg-St-Antoine, la montée au mur des Fédérés du 24 mai 1936, bd de Charonne, le 14 juillet de cette même année 36, le cortège funèbre de Tahar Acherchour du 29 novembre 1936, empruntant l’avenue Parmentier et l’avenue Ledru-Rollin dans sa marche vers la gare de Bercy et, au-delà, l’Algérie natale de la victime du fascisme patronal.
Avant ces ponctuations, le Front populaire naît dans la riposte du 12 février 1934 à la tentative fasciste du 6, qui voit se retrouver CGT et CGTU, PC et SFIO, passe par les victoires aux municipales de mai 35, se concrétise avec le programme du Rassemblement populaire à l’été,  peut arriver au gouvernement après les législatives de mai 1936 :
- Au 1er tour des municipales, le 5 mai 1935, le PC fait 100 000 voix à Paris, est en tête de la gauche dans les 4 circonscriptions du 11ème. Pourtant, malgré les désistements de la SFIO et du PUP, à peu près respectés, seul Léon Frot est élu dans la circonscription Roquette 2. Mais dès le 8 juin, l’élection du réactionnaire Dr Hatton, à Ste-Marguerite, se voit annulée : par voix d’affiche, celui-ci s’était abusivement réclamé du soutien d’Edouard Herriot, avait affirmé que Gayman, candidat du PC, était allemand, etc. Vital Gayman sera élu à la partielle des 1er et 8 décembre 35, ce qui provoquera des rassemblements de Front populaire pour fêter cette victoire devant chacune des permanences des 3 partis et devant la mairie. Le PC comptera ainsi finalement 9 élus à Paris, la SFIO 5, le PUP 4.
Dès août 36, Vital Gayman sera envoyé en observateur militaire en Espagne (décoré en 14-18, il est lieutenant de réserve) ; il y repartira en sept 36 et sera jusqu’au début d’août 37, à l’État-Major d’Albacete des Brigades internationales, le « commandant Vidal », c’est à dire le commandant militaire, flanqué d’André Marty comme commissaire politique. Gayman quittera le PC après le pacte germano-soviétique.
- aux législatives du 3 mai 1936, les 3 sièges du 11ème sont enlevés par le PC : Florimond Bonte, Georges Cogniot, et Henri Lozeray. Celui-ci sera ensuite vice-président de la Commission des Colonies de la Chambre, poste dont on ne peut pas dire qu’il profitera pour tenter de sortir la politique coloniale du Front populaire de son immobilisme.

partie nord

- 10 av Parmentier, A. Laurent et Cie, fonte, tôle, boulons. L’Humanité du 6 juin annonce, pour le 11ème arrondissement, 90 à 100 entreprises représentant 10 à 12 000 ouvriers en grève, et 6 premières victoires. L’entreprise Laurent en fait partie

- 51 rue Saint-Maur, Union centrale des locataires, Fédération des locataires indépendants (les associations de locataires ont scissionné, comme toutes les organisations du mouvement ouvrier, postérieurement au congrès de Tours ; pour les locataires, en 1925). Le CA de la Fédération décide, le 17 juillet 36, de souscrire pour 100 000 francs à l’émission des Bons du Trésor lancée par le gouvernement du Front populaire. Cette décision figure à la Une du Populaire. Secrétaire fédéral : Lucien Aubel. Il est au meeting de Japy, le 15 octobre 1936, où 6 000 locataires protestent contre la location de la colonne montante, dont les « colonnards » comme on les appelle, compagnies d’électricité ou propriétaires, réclament éternellement le paiement aux locataires quand bien même la pose en est amortie depuis longtemps. Le meeting réclame le vote du projet de loi déposé par Langumier, député PC du XXe, pour mettre fin à cette location. Au conseil municipal de Paris, Marcel Paul et Léon Mauvais ont émis un vœu, adopté à l’unanimité, appelant le gouvernement de Front Populaire à faire voter cette loi. Le 1er novembre 36, ce sont 100 000 locataires de la région parisienne qui font la grève du paiement de la location de la colonne montante, tandis que les compagnies, s’appuyant sur les décrets-lois Laval du 30 octobre 35, multiplient les coupures de courant dans les immeubles.
Les colonnes montantes seront incorporées aux réseaux de distribution publique en 1946.

- 16 rue de la Folie-Méricourt, Fermetures S.A.S., fermetures à glissières ; l’entreprise est du lot des six premières victoires enregistrées au 5 juin.

- 22 rue de la Folie-Méricourt, Burel Fils, fabrique de robinets. L’Humanité du 9 juin annonce en Une 8 nouvelles victoires dans le 11ème arrondissement, dont celle de Burel, ses 12 ouvriers obtenant 30% d’augmentation.

- av Parmentier, av Ledru-Rollin, le 29 novembre 1936, cortège funèbre d’Acherchour entre la maison des Syndicats rue Mathurin Moreau à la gare de Bercy, d'où le corps regagnera sa terre natale.
Dans le Figaro du 12 novembre, on pouvait lire ce chapeau : « Les Nord-Africains, troupes de choc du communisme, ne sont plus surveillés par la police parisienne. L'agitateur Messali se montre ouvertement à Paris. » Et, en dessous : « Chiappe signale au préfet de Police, par une lettre publique, que les usines de la Société Fulmen ont été occupées par une partie de ses ouvriers en grève. Les occupants sont pour la plupart nord-africains. Il en a été de même à l’usine Lebaudy [dans le 19e arrondissement]. (…) “Des dizaines de milliers d’ouvriers algériens ou tunisiens tendent de plus en plus à devenir la troupe de choc éventuelle des révolutionnaires. C’est à eux, dans les usines occupées, que les ouvriers en grève ont confié, en maintes circonstances que je pourrais vous spécifier, la garde des directeurs et des ingénieurs séquestrés dans leurs bureaux.“ »
Au moment où paraît cet article, les Bougies de Clichy sont occupées depuis une semaine – depuis le renvoi de trois ouvrières pour un petit fait personnel s’étant déroulé en dehors de l’usine, le directeur refusant de se rendre à ce sujet devant la commission des conflits. Le 23 novembre, le fils du patron, Paul Cusinberche, trésorier d’une section Croix-de-feu, tente de reprendre « son » usine à la tête d’une bande armée. Tahar Acherchour, gréviste algérien de 28 ans, syndiqué CGT, a le foie et l’intestin traversés par une balle. Transporté à Beaujon, il y meurt le lendemain. Sept autres grévistes ont été blessés.
Le 29 novembre, plus de 200 000 manifestants suivent le corps d'Acherchour de la maison des Syndicats de la rue Mathurin Moreau à la gare de Bercy. En tête, 25 000 Nord Africains tenant les drapeaux de leur organisation, frappés de l'étoile et du croissant, le Comité du Rassemblement indochinois en France et l'Union des travailleurs nègres. Le Parti communiste est représenté par Marcel Cachin et Paul Vaillant-Couturier.
Sur le large terre-plein au fond duquel stationne le wagon mortuaire, un délégué de l’Etoile Nord-Africaine a ces mots : « Le sang de Tahar scellera encore plus l'union des peuples de l'Afrique du Nord avec le peuple de France ! Ensemble, ils se libéreront de leurs ennemis communs ! » Henry Raynaud, secrétaire général de l'Union des syndicats de la région parisienne lui succède : « L'Union des syndicats, en défendant particulièrement les revendications de tous les travailleurs sans distinction de race, lutte énergiquement pour briser les chaînes qui pèsent sur les peuples nord-africains. Elle lutte pour la suppression du code de l'indigénat, le bénéfice des allocations familiales et des congés payés pour les Nord-Africains au même titre que pour les ouvriers ! »
Marcel Cachin, dont le discours n’était pas prévu, prend la parole :« Je voudrais que jusqu'au plus profond de l'Afrique du Nord, jusqu'au plus modeste gourbi, jusqu'au plus lointain village perdu  là-bas, l'on apprenne qu'aujourd'hui, à Paris, plus de 200.000 travailleurs ont accompagné à sa dernière demeure leur frère de travail et de souffrance. Que tout le peuple nord-africain sache que nous sommes avec lui de tout cœur et que nous travaillons plus énergiquement que jamais à assurer sa libération et celle du peuple de notre pays par le communisme. » En un mot, libération conjointe, dans et par le communiste, et à cette échéance-là, alors que Messali Hadj vient de déclarer, propos que ne rapporte pas l’Humanité : « la politique d’assimilation ne peut se faire, elle est condamnée par la raison, par la justice et par l’histoire. La seule solution du problème est l’émancipation totale de l’Afrique du Nord et nous disons franchement que nous désirons et nous souhaitons voir se réaliser cette émancipation par l’aide effective de la France, en considération des intérêts communs. »
Gaston Monmousseau, Vandenbosch et Ernoult des industries chimiques accompagneront le corps de Tahar Acherchour en Algérie jusqu’au cimetière de Sidi-Aïch.
Le plan Blum-Viollette — élaboré par Léon Blum avec l’ancien gouverneur d’Algérie Maurice Viollette —, qui vise à permettre à vingt-deux mille Algériens d’acquérir la citoyenneté sans renoncer à leur statut personnel musulman, ne sera jamais présenté au Parlement. L’Étoile nord-africaine sera dissoute le 26 janvier 1937 par un décret émanant du Front populaire.

- 10 cité d’Angoulême : le Comité des chômeurs du 11ème, qui compte 5 000 membres, y ouvre le 6 février 1936 un restaurant populaire.

- impasse de la Baleine, est inaugurée le 2 mai 1937, comme annexe de la Maison des Métallos, l’école de rééducation et de formation professionnelle pour les chômeurs (70 étaux, 20 machines). Les chômeurs continuent d’y toucher leur indemnité de chômage mais sont dispensés de pointage. En 18 mois, 400 élèves sont rééduqué et placés. Cette expérience contribuera à la création de l’AFPA (Association pour la Formation Professionnelle des Adultes).

- 94 rue Jean-Pierre Timbaud, Maison des Métallos. Ex manufacture d'instruments de musique de 1881 à 1936 : la lyre du portail (1882) est le seul élément explicite qui en rappelle l'histoire. « Couesnon & Cie » fabriquait dans la grande halle métallique des cuivres réputés dans le monde entier des fanfares et du jazz. Le Hall de l'hôtel industriel est son magasin, vitrine internationale de ses instruments qui sont testés dans la salle de l'Harmonie ; un Cercle Lamartine, société justement « lyrique » a été hébergée dans ces lieux par un négociant en vin à l'origine de la salle de l'Harmonie. Au début de la 3e République, six cents ouvriers fabriquent des instruments à vent dans « la manufacture la plus importante du monde ». Elle devient propriété de la CGT métaux en 1936 par l'achat de l'usine par l'Union Fraternelle des Métallurgistes, association dépendant de la CGT. A cette époque, c’est Rol-Tanguy, métallo de Talbot Paris puis de Renault, militant de la première cellule d’entreprise créée dans l’usine au début 1924, qui est le secrétaire du syndicat des métallos de la région parisienne. A partir des années 1930, c’était toujours le syndicat des métaux qui était le premier du cortège syndical au Mur des Fédérés, et à la tête des métallos, on voyait Jean-Pierre Timbaud, ouvrier dans une fonderie d’art, trapu, « image d’Épinal avec ses couleurs chantantes et crues », comme le décrit Philippe Robrieux. C’est dans le Grenelle des usines Citroën qu’il avait mené la campagne électorale du Parti communiste, en 1932, contre Marceau Pivert. C'est sous ce fer forgé des métallos que furent accueillis les volontaires des Brigades internationalesà leur retour en 1938,

- 90 rue du Fbg du Temple, adresse de Jack Darcourt, acteur et chanteur, directeur du “Théâtre Montéhus“, nom de la troupe de ce dernier, et organisateur des tournées de celle-ci dans le cadre de la « propagande par le théâtre ». Montéhus, qu’aimait bien Lénine dans les années 1910, s’est inscrit, à 64 ans, à la SFIO. Il chante, à Luna Park, le dimanche 12 juillet 1936, où la fédération de la Seine du parti socialiste organise, de 14 h 30 à minuit, une grande fête de la victoire. Toutes les attractions y fonctionnent comme d’habitude, mais un chapiteau de huit mille places permet aussi d’y entendre un discours de Salengro à 16 heures et celui de Paul Faure à 22 heures. Entre les deux, une pléiade d’attractions dont Yvette Guilbert, la dame aux gants noirs, toujours en voix, et lui qui entonne Messieurs le décor va changer !« Tout ça parce que dans une boite On a su j'ter un p'tit bulletin C'qui fait qu'au lieu d'aller à droite On marche à gauche, quel bon chemin ». Il leur chante aussi Vas-y Léon ! « Vas-y sans peur, tente ton expérience Nous sommes là pour faire taire les coquins… »
On lit, selon les numéros du Populaire, si l’on désire accueillir la tournée de la troupe, soit « écrivez au camarade Jack Darcourt » soit à Jack Darcourt tout court. La pièce qui tourne principalement pendant le Front Populaire s’intitule Le Fou de Paris.

travail d'élève de l'école de J.F. du 123 rue de Patay (13e) à l'automne 1940. Musée national de l'éducation
- 25, rue du Fbg du Temple (10e) l’un des magasins des Etablts Loiseau-Rousseau, maison parmi les grands de l’alimentation, à l’instar de Félix Potin, Julien Damoy ou Goulet Turpin. Fondée en 1917, sous la devise de « maison contre la vie chère », elle compte 73 dépôts à Paris en 1936, dont celui du 25, rue du Fbg du Temple. La maison Loiseau-Rousseau, qui a son siège social et son magasin principal 96 bd de Sébastopol, dans le 3ème arrdt, a été rachetée en 1933 par une SA, et son fondateur, E. Loiseau-Rousseau, se suicide à son domicile du 109 bd Sébastopol début août 37. Pendant le Front populaire, on peut lire dans ses publicités qu’  « une économie de tous les jours équivaut à une augmentation de salaire. Pour la réaliser, un seul endroit : les Etablts Loiseau-Rousseau »

- 50, rue de Malte, à l’Alhambra (aujourd’hui démoli), Gilles et Julien y chantaient, pendant le Front populaire, « La Belle France : il était question de bleuets et de coquelicots, on aurait dit du Déroulède », ironise Simone de Beauvoir dans La Force de l’âge, mais le duo chantait aussi La Chanson des 40 heures.

- 5 av de la République. Radio-Liberté. FNCC :
La Maison de la Coopération a d’abord été installée au 13, rue de l’Entrepôt, dans le 10e. L’Union des coopératives, qui lui succède, acquiert au début de 1919, grâce au concours financier du Magasin de Gros, de la Verrerie ouvrière d’Albi et de la Bellevilloise, l’immeuble situé 29-31 bd du Temple et 85 rue Charlot (auj. annexe de la Bourse du Travail),après la fusion avec La Prolétarienne du 5e, l’Avenir social du 2e, et la Bercy-Picpus, tandis qu’est en cours un rapprochement avec l’Économie parisienne du 3e, La Lutèce sociale, et l’Union des coopérateurs parisiens. L’Union des Coopératives compte alors 39 168 sociétaires,emploie 1 398 personnes et possède 230 établissements à Paris, en banlieue et dans l’Oise, y compris trois colonies de vacances et trois entrepôts. Rien qu’au cours de l’année 1919, sont ouverts à Paris, quatre restaurants, sept épiceries et trois boucheries. Une blanchisserie est désormais commune à l’Union des coopératives, à la Bellevilloise, à l’Union des coopérateurs parisiens et aux restaurants ouvriers de Puteaux.
Au début de 1930, la FNCC (Fédération nationale des coopératives de consommation) quitte le 29 bd du Temple pour le 5 av de la République, y remplaçant une sous-station électrique. Là se regroupent l’École technique pour le personnel coopératif, la Fédération de la RP, l’Enfance coopérative, le Comité national des loisirs, etc.
L’immeuble abrite aussi la Fédération des sociétés juives de France, 77 sociétés, toutes fondées par des immigrés, sociétés de secours mutuel, de charité, la Fédé ayant en charge 20 000 familles en 1931.
Le local est aussi celui des permanences syndicales de l’habillement, le soir entre 18h et 20h.
Le rez-de-chaussée est occupé par un hall d’information de Paris-Midi Paris-Soir, le bureau de voyages et un cinéma de ces quotidiens. On peut lire dans leurs colonnes, le 30 juin 36, que « les nouvelles conditions de travail de la production cinématographique obligent nos trois cinés Paris-Soirà changer leurs programmes jusqu’à nouvel ordre le jeudi, à 10h du matin. » Les films sortaient jusqu’alors le vendredi ; c’est le samedi chômé, suite aux Accords Matignon du 7 juin, qui fait avancer leur sortie d’un jour. Un an plus tard, l’industrie optera finalement pour le mercredi.
L’association Radio-Liberté siège elle aussi au 5 avenue de la République. Fondée le 1er mars 36, elle assure, dès le 23 mai, regrouper 22 000 adhérents, et se désigne comme « le Front populaire de la radio ». Depuis 1933, des « élections radiophoniques » permettent de désigner des représentants des assujettis à la redevance pour à peu près un tiers des sièges des Conseils de gérance des régions radiophoniques. Radio-Liberté sera, dans ces élections, l’association de gauche face à Radio Familles, qui remportera néanmoins les troisièmes élections, en 1937.
Radio-Liberté, Revue hebdomadaire de TSF, publie son 1er n° le 23 octobre 1936 et paraîtra tous les vendredis jusqu’au 1er septembre 39. Dans ce premier numéro, outre bien sûr les programmes de toutes les stations de radio, un message de Romain Rolland, de Paul Langevin ; un article “musique“ consacré à « 2 chants français : la Marseillaise et l’Internationale », etc.
Pierre Brossolette, adhérent de la SFIO depuis 1929, rédacteur de politique étrangère au Populaire, membre du cabinet du ministre des Colonies, est évincé de l’Agence radio et de Radio PTT à la fin de 1938 après qu’il s’est élevé contre les accords de Munich. Le n° du 10 février 1939 de Radio-Liberté fait sa couverture sur Pierre Brossolette auquel il consacre une grande interview, et mènera une grande campagne en faveur des radiés de la radio et pour le retour de P.B. au micro.
La collection est sur Gallica


- 62 bd Richard-Lenoir et rue Moufle, Fédération des locataires de la RP de l’Union confédérale (c’est l’association mère, fondée en 1916, d’où est sortie, en 1925, l’association socialiste mentionnée rue Saint-Maur). Dès janvier 34, les retrouvailles ont lieu et se fait « l’Unité d’action contre l’offensive de la propriété bâtie ». L’Union confédérale est bien sûr à la pointe de la lutte contre les « colonnards ».
C’est le seul groupement du 11ème (assoce, parti, syndicat, entreprise…) qui n’ait pas bougé depuis le Front populaire et occupe aujourd’hui encore (sous le nom de CNL) ses locaux historiques.

- 126, bd Voltaire, l’un des 12 magasins parisiens des chaussures Pillot, (dont les ateliers principaux étaient120 à 130 av Ledru-Rollin, voir plus loin), le plus gros employeur du 11èmeà l’époque du Front populaire, et dont les ouvriers étaient sortis victorieux de leur grève dès le 5 juin.

partie sud

- Le 12 rue de Belfortétait le siège, dans les années 1920, de la 11e section du PCà laquelle avait été affecté Messali Hadj, future incarnation de l’Etoile Nord-Africaine. Daniel Guérin «…Je fais la connaissance de Messali à l’occasion de l’émeute fasciste du 6 février 1934, au siège de la fédération socialiste de la Seine, rue Feydeau, dont les secrétaires sont mes amis : Jean Zyromski et Marceau Pivert. Messali est alors un homme encore jeune, élancé, un peu osseux, vêtu à l’européenne et portant un soupçon de moustache noire, marié au surplus à une Française. Il emprunte son allure aux communistes français avec lesquels il a fait un bout de chemin. […] Messali s’est rendu chez les socialistes, au lendemain de l’émeute factieuse, pour leur proposer d’empêcher le recrutement des travailleurs nord-africains par les «ligues» d’extrême droite. Pressentant l’évènement, il a tenu, à l’avant-veille, un meeting au 48 de la rue Duhesme, dans le 18e arrondissement de Paris. Il y a recommandé à ses frères de repousser toutes les sollicitations réactionnaires, de rester aux côtés de la démocratie laborieuse française et, si besoin était, de descendre avec elle dans la rue. De fait, l’Etoile nord-africaine sera présente à toutes les manifestations antifascistes, à la place de la Nation, le 12 février 1934, au mur des Fédérés en mai 1934 et 1935, à celle du 14 juillet 1935 qui donne naissance au Rassemblement populaire, en février 1936 au défilé de protestation consécutif à l’attentat perpétré contre Léon Blum, et encore mieux à l’immense cortège du 14 juillet 1936, où plus de 35 000 ouvriers algériens marchent en rangs serrés, aux acclamations d’une mer humaine qui ne connaît pas ou a oublié le racisme.»

- 1 rue Gerbier et 15 rue de la Folie-Regnault, Neuhaus, vis cylindriques de toutes sortes, décolletage de précision, 47 ouvriers, 15 à 30% d’augmentation obtenus dès le 8 juin comme l’annonce l’Humanité du lendemain, célébrant en Une « huit nouvelles victoires dans le 11ème. »

- 102 rue de Charonne, Budy (G.) et fils, dite aussi Etablts Libma (également éditeur de quelques ouvrages dont on trouve mention entre 1912 et 1938), clichés et impression “Libma“, 20 ouvriers, 100% d’augmentation obtenus dès le 8 juin.

- 146 rue de Charonne, société Les Aigles, agence automobile, agence directe des grandes marques, dont Peugeot ; transports, 50 ouvriers, 15 à 20% d’augmentation obtenus le 8 juin.
Pendant la guerre, la société « transformera les véhicules utilitaires pour l’emploi des carburants nationaux ».

- 71 à77 av Philippe Auguste, ateliers Henri Esders, construits autour de 1920 par les frères Perret, un peu avant le bâtiment du 124 rue de Rivoli, pareillement en béton armé et comptant sur un rez-de-chaussée de 5,30 m sous plafond, 5 étages de magasins et 2 étages d’appartements destinés au personnel. Le hangar industriel de l’avenue Philippe Auguste sera démoli en 1960. La maison de confection, à la fin du 19e s., comptait 4 magasin qui avaient pour noms à St-Joseph, à la Grande Fabrique, au Pont-Neuf, à la Tour-St-Jacques. Le patron, Henri Esders, était de ces patrons paternalistes inspirés par Frédéric Le Play qui, aux côtés de personnalités catholiques et protestantes, fondaient en septembre 1889 la Ligue populaire pour le repos du dimanche. Henri Esders, joignant l’acte à la propagande, annonçait ensuite,  dans le courant de mars 1906, qu’à compter du 1er avril ses magasins seraient fermés le dimanche et resteraient ouverts en revanche la veille jusqu’à 9h du soir. Il devançait ainsi la loi sur le repos hebdomadaire de l’été 1906 qui, les dérogations se comptant par milliers, ne sera véritablement générale qu’après la Grande guerre.

« La semaine des deux dimanches », le samedi chômé, sera une conquête du Front populaire (7 juin 36)… et le samedi bien vite supprimé par le gouvernement Daladier, dès 1938.
Henri Esders, mort en 1923, a été remplacé par son fils Armand, c’est ce dernier qui fait construire les deux bâtiments prestigieux conçus par les frères Perret. Armand Esders possède une des dix plus belles villas de Deauville, un des dix plus beaux avions de France et un des dix plus beaux yachts d'Europe (65 mètres de long), et conduit aussi, parmi plus de 20 automobiles, la plus belle voiture de 60 chevaux alors construite en France et tirée à quelques exemplaires seulement. Le fils, s’il a conservé la marque au nom de son père, Henri Esders, est à l’initiative, dans tous les sports de prestige, d’innombrables coupes Armand Esders, alors que la clientèle de la maison de confection est plutôt populaire et à ce titre un gros annonceur des journaux ouvriers.  C’est avec sa 60 CV qu’en mars 36, à Rueil-Malmaison, il écrase deux jeunes filles qui rentraient du bal et en tue une avant de prendre la fuite.
En 1936, l’entreprise compte 6 magasins à Paris : outre celui des 124-126 rue de Rivoli, un second dans la même rue au n° 68 ; un au 115 rue Montmartre ; au 50 rue de Turbigo ; au 18 bd St-Denis ; des succursales à Lyon, Marseille. Esders est le second plus gros employeur du 11ème avec un demi-millier d’employés. Ceux-ci obtiennent, suite à leur grève, 10% d’augmentation le 5 juin.
En 1937, malgré la création d’un syndicat maison, tous les délégués élus seront de la CGT.
Armand Esders meurt en 40 ; le contenu de son appartement, 48 rue de Villejust (auj. Paul Valéry, au coin de l’av Foch), donne lieu à 4 ventes à Drouot de boiseries, cheminées de marbres, meubles et objets, tous du 18e siècle.


- 83 et 85 bd de Charonne, Brenot frères, cuivrerie pour l’éclairage, la ferblanterie et l’électricité, 36 ouvriers, 30 à 40% d’augmentation obtenus le 8 juin.

- 75 et77 bd de Charonne, fonderie Mazelier Frères et Fils, fonderie de zinc et commerce de métaux, Sarl qui compte 75 ouvriers à Paris, 40 à Lille et 10 à Valenciennes; fait 1 000 tonnes de zinc/mois pour la galvanisation, 250 t/mois pour alliages et laiton ; réalise également brasure du cuivre, soudure d’étain, laiton, bronze et alu en lingots, etc. Dans l’Humanité du 9 juin : « après une 1/2h de grève, 15 à 20% d’augmentation ! »
Pour l’anecdote, c’est chez Mazelier que le petit-fils de Frédéric Le Play retrouvera après la guerre un moulage de la statue de son gd-père enlevée du Luxembourg comme bien d’autre par les Allemands en 41. Mazelier faisait donc probablement à cette date de la fonte d’art et avait pris un moulage pour une éventuelle fonte ultérieure. (La statue, finalement cachée par l’entreprise chargée de son enlèvement, sera remise à sa place en 1946).

- bd de Charonne, rassemblements pour la montée au Mur, depuis le cours de Vincennes jusqu’aux abords du Père-Lachaise. L’Humanité du dimanche 24 mai 1936, que l’on lit pendant cette attente qui sera interminable (les derniers défileront à 10 heure et demie du soir), titre : « Elle aura sa revanche ! » surtitre : Au Mur, à partir de 13 heures, pour fêter la victoire !
“Pour le pain, pour la paix, pour la liberté !“, c’est l’édito encadré de Paul Vaillant-Couturier qui se termine par « la foule immense qui défilera au Mur du Père-Lachaise, avec, devant elle, le programme du Rassemblement populaire à réaliser, et au-delà, le magnifique espoir de la revanche totale de la Commune, la République française des conseils du peuple, les Soviets partout ! » Le slogan est repris en ligne de pied : « Les Soviets partout ! »
Cette édition de l’Humanité contient, en page 5, rubrique « Sur le Front du Travail », un papier de Pierre Delon, surtitre : « Pour la revalorisation des salaires », titre : « Une belle série de victoires dans les usines d’aviation ». L’article, sur 2 colonnes, est illustré par « un tourneur au travail dans une usine de mécanique » : « Depuis des années, écrasés par la crise et les attaques patronales contre leurs conditions d’existence, ils se sentent forts maintenant de leur unité syndicale réalisée, ils ont puissamment affirmé leur volonté lors des élections législatives, et ils réclament les améliorations à leur sort auxquelles ils ont droit. Pendant ces dernières semaines, de nombreuses grèves ont eu lieu et se sont terminées par des victoires ouvrières. Un des exemples les plus significatifs est celui de l’aviation. » Ce sont les premières des grèves avec occupation qui vont maintenant s’étendre comme une traînée de poudre.
Dans l’Humanité du lendemain, qui titre « 600 000 au mur », parmi les 5 photos de la page, l’une montre « Les Bloch victorieux / Pour un contrat collectif dans l’aviation » [Bloch deviendra Dassault], mais le cortège des Bloch n’est pas décrit dans l’article, et aucun mot d’ordre revendicatif n’y est cité, à part celui des midinettes. Les mots d’ordre retenus sont exclusivement politiques : « Vive le Front populaire », « A bas le fascisme », « Les Soviets partout ».
Ce 24 mai 1936, dans le cortège qui monte au mur des fédérés, il y a aussi dix mille maghrébins. Ces “travailleurs coloniaux“ se regroupent selon que l’on lit le Populaire ou l’Humanité, soit derrière le 13e groupe (celui de la banlieue sud), soit derrière le 14e groupe, celui de la banlieue nord, c’est à dire au niveau des 62 ou 52 bd de Charonne. Pour le Populaire, ils scanderont « Limogez Peyrouton » (celui-ci est le résident général au Maroc après l’avoir été en Tunisie), « Démission de Martel » (le comte Damien de Martel est le Haut Commissaire au Levant). L’Humanité ne rapporte pas leurs slogans. Selon l’Etoile Nord-Africaine, ils viennent commémorer la Commune de Paris, en même temps que l’insurrection algérienne de 1871 menée par Mohammed el-Mokrani et le Cheikh el-Haddad de la confrérie soufie Rahmaniya. Par ce geste, les militants nationalistes montrent que pour eux la question sociale et la question nationale sont intimement liées dans leur combat pour la libération du Maghreb.
Une semaine plus tôt, au cours d’une réunion au Cercle du Progrès d’Alger, le 17 mai, il a été décidé de la création d’un comité « chargé de faire auprès des masses populaires une utile propagande pour la réunion d’un Congrès Musulman algérien, qui se tiendrait dans le courant de juin et aura pour mission d’arrêter un programme de réforme. » Ce Congrès Musulman, composé d’élus, de notables, d’oulémas et de partisans du Front populaire, à l’exclusion de l’Etoile Nord-Africaine, se réunira effectivement le 7 juin 1936 à Alger, au cinéma Majestic, et adoptera deux revendications principales : l’égalité c’est-à-dire la fin de l’exception, le droit commun et le rattachement de l’Algérie à la France avec la suppression de tous les rouages spéciaux ; la représentation parlementaire des musulmans algériens. A la fin de ce mois de juin, le PCF et le PCA appuieront la « charte revendicative du peuple algérien musulman », approuvée par le Congrès musulman d’Alger, y compris « le rattachement pur et simple de l’Algérie à la France ».

- 48 rue des Boulets (auj. Léon Frot) et 197 bd Voltaire, E. Chambournier, isolants, mica fibre, 150 ouvriers, le 3ème employeur en nombre d’ouvriers des entreprises du 11ème citées par la presse ouvrière durant le Front populaire ; également présent à Lyon. L’une des  8 nouvelles victoires du 9 juin.

- 2, rue Saint-Bernard, section CGT du 11e, Fédération du bois. Le 29 mai 1936, à 20 h 45, dans la salle du 2eétage, est constitué le Centre de propagande syndicale du 11e qui va réunir tous les syndiqués tous les dimanches matin de 10 à 12h.

- rue du Fbg St-Antoine, statue de Baudin ; la banderole du serment de Buffalo est posée à ses pieds et y demeure, devant laquelle passera un cortège de 500 000 personnes. En tête, sur deux voitures, un immense drapeau rouge sur lequel est inscrit Comité du Rassemblement, et un tout aussi immense drapeau tricolore, les deux ayant été associé le matin au vélodrome Buffalo (Montrouge).

Là-bas, Victor Basch, président de la Ligue des Droits de l'Homme avait ouvert la rencontre à laquelle participait l'ensemble des organisations de gauche : les dirigeants communistes, socialistes et radicaux ; les représentants des deux CGT (qui ne se réuniront qu’en mars 1936) ; la fédération sportive et gymnique du travail (FSGT) récemment réunifiée ; le comité de vigilance des intellectuels antifascistes. La banderole rappelle dans le cortège de l’après-midi ce qu’on s’est juré le matin : « Nous faisons le serment solennel de rester unis pour désarmer et dissoudre les ligues factieuses, pour défendre et développer les libertés démocratiques et pour assurer la paix humaine. »
Perchés sur un taxi, Daladier, Thorez et Pierre Cot lèvent le poing en chœur, des manifestants crient « Daladier au pouvoir ! » Dans le cortège du 14e arrondissement (son siège est 19 rue Daguerre), sont présents quelque 7 000 membres ou sympathisants de l’Etoile Nord-Africaine de Messali Hadj. Ce dernier a été libéré le 1er mai après six mois à la Santé pour « infraction à la loi sur les associations ».

Si fin février 1935, le PC réclamait encore « l’indépendance totale de l’Algérie et de l’Afrique du Nord », en mai 35, il y a eu la signature du pacte franco-soviétique et, l’antifascisme primant désormais sur tout, le PC va passer au réformisme colonial et à l’assimilation réformiste.
Le 14 juillet 1936, à l’occasion du défilé parisien, six mille Maghrébins défilent derrière des mots d’ordre spécifiques : « Libérez l’Afrique du Nord, Libérez la Syrie, Libérez le monde arabe ! » Le 18 juillet, la délégation du Congrès musulman arrive à Paris. Elle rencontre Blum, quantité de représentants de tous les partis de gauche… Elle fera un compte-rendu de sa mission le 2 août au stade municipal d’Alger, auquel Messali s’invite : « nous n’accepterons jamais que notre pays soit rattaché à un autre pays contre sa volonté ; nous ne voulons sous aucun prétexte hypothéquer l’avenir, l’espoir de la liberté nationale du peuple algérien » ; nous voulons « la création d’un Parlement algérien, élu au suffrage universel, sans distinction de race ni de religion. » Il conclut son discours en se baissant et en ramassant une poignée de terre algérienne : « Cette terre est à nous, nous ne la vendrons à personne ! »
El Oumaécrira « L’Etoile nord-africaine est une organisation ouvrière adhérant au Rassemblement populaire dès le jour de sa création. Elle a participé à toutes les manifestations, à tous les meetings aux côtés du peuple français pour le pain, la paix et la liberté et, notamment, le peuple de France a remarqué avec joie, aux deux grands défilés des 14 juillet 1935 et 1936, le cortège de l’Etoile nord-africaine groupant plus de 30 000 Nord-Africains et manifestant en criant : la terre aux fellahs ! du pain aux travailleurs et la liberté aux peuples ! » Mais aussi : « Non le Front populaire n’est plus le Front populaire du 14 juillet 1935. Il a à son tour coiffé le casque colonial et a sévi durement contre les organisations algériennes, marocaines, tunisiennes, africaines et asiatiques. »
Le 26 janvier 1937, c’est l’interdiction de l’ENA par le gouvernement de Front populaire. Le 27 août, Messali Hadj est arrêté et condamné à 2 ans. L’Humanité applaudit. Voir, plus bas, le bilan que tire Simone Weil de la politique coloniale du Front populaire.

- 120 à 130av Ledru-Rollin, chaussures Pillot.  Société créée en sept 1932, une usine à la Plaine St-Denis, une à Paray-Vieille-Poste près d’Orly (qui entre en fonction en août 1935), un atelier 2, rue Charles Friedel dans le 20e qui fait les talons de bois ; en tout 2 700 salariés, dont 50% de femmes, pour 1 à 1,5 millions de paires: « Les premières chaussures françaises fabriquées en grande série », aux marques : Guéritou, pour pieds sensibles, Kisuzpa, etc. Le passage de la coupe à Orly a fait tomber le nombre d'ouvriers parisiens de 1 000 à environ 500, qui obtiennent satisfaction dès le 5 juin. L'entreprise compte seulement 12 magasins à Paris, dont 90 av Ledru-Rollin, 126 bd Voltaire, 109 Fbg St-Antoine, et 16 place de la Répu (10e) mais, début 1936, elle a signé des contrats d’exclusivité avec environ 100 détaillants de province, pour 10 ans, avec l’objectif d’en signer 300.

-les Etablts Loiseau-Rousseau sont, sur notre parcours, au 25, rue du Fbg du Temple (10e), au 20, av Philippe Auguste, enfin, ici, au 88 rue du Fbg St-Antoine (12e).
travail d'élève de l'école de jeunes filles du 123 rue de Patay (13e) à l'automne 1940. Musée national de l'éducation


- 10 place de la Bastille, salle du Tambour. S’y réunit le comité local d’action syndicale du 11: tous les délégués d’entreprise de l’arrondissement.

- 10 bd Beaumarchais,Chansonnia, l’un des derniers music-hall parisien avec la Gaieté Montparnasse, les Folies Belleville, et la Fauvette (13e). Connu comme Grand Concert de l’Époque, sous la direction de Bruant en 1899, il a été repris par Ernest Pacra et baptisé Chansonia en 1925. La veuve lui ajoutera son sous-titre de Concert Pacra. Fin 1935, la troupe de Montéhus y donne De l’or… du sang !!!
Le 4 juillet 1936, 800 commerçants du 11ème y forment un groupe populaire de défense des intérêts des petits commerçants, artisans et petits industriels, en présence d’orateurs PS, des conseillers municipaux et députés du PC. On y signe une pétition pour protester contre l’augmentation de la patente.
Dans les Bonnes Femmes, de Claude Chabrol, sorti en 1960, Ginette (Stéphane Audran), vendeuse dans un magasin d’appareils électroménagers situé au 72 du même boulevard et sur le même trottoir, y chante le soir en cachette de ses collègues. La salle est circulaire, la scène au milieu, les sièges en bois ; l’entrée secondaire 3 rue Amelot. Le Chansonnia est démoli en 1972.

Simone Weil écrit dans la livraison du 25 mars 1937 des Feuilles libres, c’est-à-dire après la dissolution de l’Etoile Nord-Africaine, qui a eu lieu fin janvier, et après la grève à la mine de phosphates de Metlaoui, en Tunisie, où la gendarmerie, le 4 mars, a fusillé à bout portant 19 grévistes indigènes : « Il faut bien reconnaître que l’œuvre coloniale du gouvernement se réduit à peu près jusqu’ici à la dissolution de l’Etoile Nord-Africaine. On dira que le programme du Rassemblement Populaire ne prévoit pas de réformes coloniales. La dissolution non motivée de la courageuse Etoile Nord-Africaine n’y était pas prévue non plus. Les morts de Tunisie non plus, d’ailleurs. Ce sont des morts hors programme.
Quand je songe à une guerre éventuelle, il se mêle, je l’avoue, à la crainte et à l’horreur qu’inspire une pareille image, une pensée quelque peu réconfortante. C’est qu’une guerre européenne pourrait peut-être bien servir de signal à la grande revanche des peuples coloniaux pour punir notre insouciance, notre inintelligence et notre cruauté.
Ce n’est pas une perspective riante, mais le besoin de justice immanente y trouve une certaine satisfaction. »

PARIS IIIème. 11 LE MARAIS

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 Après la célébration du Front Populaire, reprise de nos Traversées de Paris avec :

Le Marais de Mme de Sévigné
Hôtel Carnavalet, les 4 Saisons exécutées sous la direction de Jean Goujon vers 1550 (photo vers 1880). BAVP
Les Tournelles étaient magnifiques, elles ne suffisaient pourtant pas à fixer alentour les grands seigneurs, la cour des Valois restant essentiellement itinérante. De surcroît, le palais avait été détruit et la reine veuve était allée à l’autre bout de Paris se faire bâtir les Tuileries. Henri IV aurait eu tous motifs de parcourir le chemin inverse : la Saint-Barthélemy l’avait rencogné au Louvre, en très mauvaise posture, pendant que le sang de ses coreligionnaires, pour lesquels son mariage avait servi d’appât, ruisselait jusque dans la chambre de la nouvelle épousée.
Devenu roi, il n’avait pas pour autant négligé le Louvre, mais il avait voulu, à l’est de Paris, la place Royale et la place de France. Son assassin avait tué cette dernière dans l’œuf, l’autre allait faire lever le Marais. Le cocasse, c’est que si le vieux Sully y entretenait le culte – « Tous les jours quand il habitait rue Saint-Antoine, écrit Tallemant, on pouvait le rencontrer sous les arcades de la place Royale, vêtu à la mode du temps d’Henri IV, paré de chaînes d’or et d’enseignes en diamant. Souvent il s’arrêtait, prenant de ses mains tremblantes une large médaille d’or qui pendait à son cou, frappée de l’effigie de son ancien maître, et la baisait dévotement » -, la préciosité ambiante était l’exacte antithèse des manières à la fois bonhommes et frustes qui étaient celles de sa cour.
La carte, non pas du Tendre, mais de la Pierre dessine au Marais les figures d’un maçon de la Creuse, Michel Villedo, troquant un canal contre des droits à bâtir ; de Nicolas Fouquet, le fastueux surintendant dont la chute redistribuera les titres de propriété de quelques-uns des plus beaux hôtels ; de Mme de Sévigné, incarnation même du Marais, née sur la Place, qui aima Fouquet, mais sut l’obliger à n’être qu’un ami ; de Scarron, le poète burlesque, infirme sans aigreur, pensionné de Fouquet ; de Montdory et de sa troupe, bien plus talentueux que les Comédiens du roi.
Au mois d’octobre 1627, le jeune Paul Scarron, gai comme on l’est à dix-sept ans, ingambe, se cherche un déguisement dans le petit logis que son camarade Armand de Pierrefuges occupe rue Beautreillis. Le bal masqué a un thème antique, mais les ressources de l’appartement lui font choisir le diable : il s’enduit de miel, se roule dans le duvet d’une couette, se passe le visage à la suie, ajoute au tout cornes et queue de carton, attrape un crochet qui servira de fourche et, dans cet équipage, arrive chez la baronne de Soubise, rue des Tournelles. Il y fait de l’effet, excite assez la verve de Vénus et de ses nymphes pour qu’elles se mettent à le plumer. La plaisanterie prend mauvaise tournure, il s’enfuit, est traqué par la valetaille, il est pieds nus, dans un assez simple appareil, il fait froid, le miel lui bouche les pores de la peau, il étouffe et grelotte à la fois, caché sous un appentis des heures durant. Paul Lacroix, dit le bibliophile Jacob, raconte ainsi les événements. La biographie succincte indique qu’il lui fallut entrer dans les ordres, et suivre au Mans son évêque.
« Adieu beau quartier des Marets
C’est avecque mille regrets
Qu’aujourd’hui de vous je m’éloigne (…)
Vous me verrez revenir,
Car longtemps ne me veux tenir
Si loin de la Place Royale (…)
Adieu beau quartier favori,
Des honnêtes gens tant chéri,
Adieu l’église des Minimes
Où l’on commet autant de crimes
Contre Dame Religion
Qu’en la Morisque Région »…
Le couvent des Minimes, grâce au père Mersenne, est l’un des premiers laboratoires de physique quantitative de son temps ; c’est sans doute là le « crime contre la religion » que désigne Scarron ironiquement. On n’est sans doute pas aussi savant au palais épiscopal où, huit ans durant, il devra ronger son frein. Pendant ce temps, la troupe de Montdory s’installe au jeu de paume du Marais, rue Vieille-du-Temple, au revers de l’hôtel Salé. Paris ne compte alors que deux salles de théâtre et deux troupes permanentes : les Comédiens du roi, de Bellerose, installés à l’Hôtel de Bourgogne[1], et le Théâtre du Marais. Bellerose, à en croire Tallemant, « était un comédien fardé, qui regardait où il jetterait son chapeau, de peur de gâter ses plumes. Ce n’est pas qu’il ne fît bien certains récits et certaines choses tendres, mais il n’entendait point ce qu’il disait ». Montdory est, selon l’abbé d’Aubignac, « le premier acteur de [son] temps » ; il sait donner à l’interprétation de la comédie le ton « d’honnêteté », et à la tragédie classique celui de grandeur et de noblesse qu’attend alors l’élite de « la Cour et de la Ville ».
Corneille lui confie son Illusion comiqueà l’hiver de 1635-1636, et le Cid, en janvier 1637 ; Montdory y interprète Rodrigue. La France est en guerre avec l’Espagne, le public en entend des résonances dans la pièce, le succès est inouï. Le Cid « est si beau », écrit Montdory dès le 18 janvier à Guez de Balzac, « qu’il a donné de l’amour aux dames les plus continentes, dont la passion a même plusieurs fois éclaté au théâtre public. On a vu seoir en corps aux bancs de ses loges ceux qu’on ne voit d’ordinaire que dans la chambre dorée et sur le siège des fleurs de lys. La foule a été si grande à nos portes et notre lieu s’est trouvé si petit, que les recoins du théâtre qui servaient les autres fois comme de niche aux pages ont été des places de faveur pour les cordons bleus [de l’ordre du Saint-Esprit] et la scène a été d’ordinaire parée de croix de chevaliers de l’Ordre ».

La cité des douze portes
Malheureusement, Montdory, acteur passionné, est atteint sur scène en septembre d’une « apoplexie à la langue », dit Tallemant, sans doute d’une hémiplégie qui l’oblige à renoncer à la scène. Cette même année 1637, Michel Villedo, « maçon de la Creuse », mais de bonne bourgeoisie rurale, pas exactement un pauvre hère, signe avec le bureau des finances le « traité » qui lui confie les travaux d’un canal de dérivation destiné à réguler les crues de la Seine. Il a déjà à son actif l’église de la Visitation-Sainte-Marie de François Mansart, mais son grand projet, auquel il a réussi à intéresser le Père Joseph, l’éminence grise, et par conséquent le rouge cardinal de Richelieu lui-même, c’est la reviviscence du bras mort de la Seine par le creusement et l’élargissement du ruisseau de Ménilmontant, qui en est un vestige, depuis l’Arsenal jusqu’à l’extrémité du Cours-la-Reine, au large de l’enceinte des « fossés jaunes » dont la construction vient de s’achever.
Le 52-54, rue de Turenne. Atget. Gallica
La surintendance des finances se dédit et Villedo est nommé, à titre de compensation, « général des œuvres de maçonneries et ouvrages de Sa Majesté ». Il mène à son terme la construction de l’église Sainte-Élisabeth de la rue du Temple, entamée par le maître maçon Louis Noblet, devenu son gendre, et achève l’hôtel d’Aumont en respectant l’ordonnance primitive de François Mansart. Dans le lotissement que réalise Le Jay, président au parlement de Paris, des terrains cultivés, cultures ou coutures des hospitalières de Saint-Gervais, Villedo construit avec le charpentier Claude Dublet, bâtisseur des maisons du pont Marie, tout le côté des numéros pairs de la rue Neuve-Saint-Louis (aujourd’hui de Turenne) entre les rues Saint-Gilles et Saint-Claude.
L'hôtel du Grand Veneur. Atget. INHA
Il est ainsi l’entrepreneur des 52 et 54, où la bibliothèque des Amis de l’instruction, organisée par des artisans et des ouvriers sous le Second Empire, occupe un local depuis 1884 ; du 56, où l’on retrouvera Scarron ; du 60, un hôtel qui sera plus tard celui du « Grand Veneur », et qui a retrouvé un état proche de sa réfection de 1735 ; de l’hôtel de Hesse au n° 62, et, au n° 64, de l’hôtel Méliand, construit pour François Petit, maître d’hôtel ordinaire du roi ; au 66-68, de celui de Pierre Boulin, trésorier du Marc d’or (un droit qui se lève sur tous les offices de France à chaque changement de titulaire) ; du 68 bis, enfin, où Turenne vécut une quinzaine d’années, que l’église Saint-Denys-du-Saint-Sacrement a remplacé.
Il faut y ajouter, rue Saint-Claude, la maison du n° 16, vendue à Étienne Papot, maître du Pavé du roi et, hors du lotissement, une maison rue du Pont-aux-Choux, sans compter, au bas de la rue de Turenne, au n° 35, l’immeuble qu’il s’était réservé et qui a été remanié après sa mort. Mais le plus saisissant, c’est, dans la partie orientée est-ouest de l’actuelle rue Villehardouin, les douze maisons de rapport uniformes, hautes de deux étages et d’un comble, larges de quatre travées, s’élevant sur des parcelles identiques de cent quarante-quatre mètres carrés, qui lui donnaient alors le nom de rue des Douze-Portes.
Paul Scarron a été atteint, en 1638, d’un rhumatisme tuberculeux, conséquence lointaine, à suivre Paul Lacroix, de sa folle nuit d’octobre 1627. Il est revenu du Mans paralysé des jambes, la nuque raidie, déformé, condamné à la chaise, « avec la douleur que donne [un] derrière pointu qui n’a plus d’embonpoint ». Mais pas plus sinistre pour autant :
Revenez mes fesses perdues,
Revenez me donner un cul,
En vous perdant j’ai tout perdu.
Hélas ! qu’êtes-vous devenues ?
Appui de mes membres perclus,
Cul que j’eus et que je n’ai plus...
En 1652, il arrache à la misère, en l’épousant, une jeune orpheline très belle, Françoise d’Aubigné, qui sera un jour Mme de Maintenon. À l’angle de la rue Neuve-Saint-Louis et de la rue des Douze-Portes, Scarron accueille les hommes les plus en vue de l’intervalle heureux qui sépare la dictature de Richelieu de l’absolutisme de Louis XIV, des libertins comme d’Elbène ou le maréchal d’Albret.
Désormais, quand il s’éloigne, toujours à regret, du Marais, c’est que s’impose une cure. Ninon, pendant ce temps-là, prête sa « chambre jaune » à Mme Scarron et à Villarceaux.                   
   
  Adieu région courtisée
  De tous Messieurs les Fainéants,
  Les Madame est-elle céans ?
  Qui vont frappant de porte en porte
  Étendus à la chèvre morte,
  Dans les carrosses de velours
  Qui font tant de poussière au cours…

Au grand hôtel de la Bastille
Le cours, c’est encore la rue Saint-Antoine dans son extrémité large, celle des carrousels et des tournois, mais déjà pointe le Nouveau Cours : depuis 1646, le roi a cédé à la Ville le front bastionné qui s’étend de la porte Saint-Antoine à la poterne Saint-Louis, au débouché de la rue du Pont-aux-Choux, soit, en gros le futur boulevard Beaumarchais. Dès les premiers mois de 1670, il sera aménagé, planté d’arbres ; la forte pente des rues Saint-Gilles et Saint-Claude rappelle qu’il est construit sur l’escarpe.
Scarron meurt quand commence le pouvoir personnel de Louis XIV, non sans faire des mots. Il rédige son épitaphe :
Celui qui ci maintenant dort
Fit plus de pitié que d’envie
Et souffrit mille fois la mort
Avant que de perdre la vie.
Passant, ne fais ici de bruit !
Garde que ton pas ne l’éveille
Car voici la première nuit
Que le pauvre Scarron sommeille

pendant que ses amis libertins retardent, autant qu’ils le peuvent, l’administration des derniers sacrements. Il dirait encore, sur son lit de mort : « Je vais enfin aller mieux ! ».
Son patron, Nicolas Fouquet, était fastueux à faire pâlir le Roi-Soleil ; cela ne pouvait durer. Quand il est arrêté, on retrouve dans ses cassettes des lettres de Mme de Sévigné, en mauvaise place, mêlées à celles de maîtresses et d’espionnes. Les amis, Ménage, Mlle de Scudéry, Sapho en préciosité, viennent à la rescousse pour la défendre des rumeurs malveillantes qui circulent.
Ils sont quelques-uns, dans le sillage du surintendant, à loger maintenant à la Bastille pendant que leurs biens sont saisis. C’est le cas de Claude Boislève, pour lequel François Mansart a refait l’hôtel Carnavalet, l’un des premiers du Marais, construit à la jonction des règnes de François Ier et d’Henri II, sans doute par Pierre Lescot et avec le concours de Jean Goujon. C’est le cas du gabelou Aubert de Fontenay, dont « l’hôtel salé » est confisqué ; celui de Claude de Guénégaud qui, malgré l’appui de Turenne, son voisin, devra se défaire de l’hôtel que nous connaissons comme celui du Grand Veneur. 
L'hôtel Salé, dessin vers 1860. Gallica
Quant à Louis Bruant, le premier commis de Fouquet, il s’est enfui, a été condamné à mort par contumace. Il réussira pourtant à rentrer en grâce, et retrouvera un hôtel rue de la Perle, dans le dernier fief privé loti en 1683-1685 par son frère, l’architecte des Invalides, Libéral Bruant. Mais toute la rive nord de la rue sera abattue dans les premières années 1930 sous prétexte de « rue Étienne-Marcel prolongée »[2]. Reste sur l’autre rive le n° 1, par exemple, destiné à son usage personnel par Libéral Bruant, et qui sera l’hôtel de Perronet pendant que l’ingénieur construira le pont de la place Louis-XV (aujourd’hui de la Concorde).
Après trois ans d’instruction, s’ouvre devant une chambre ad hoc, installée à l’Arsenal, le procès de Fouquet que Mme de Sévigné suit avec anxiété du 14 novembre, où il commence, jusqu’au verdict, qui tombe le 20 décembre1664. Un jour, enfin, elle réussit à l’apercevoir, sur le trajet de la Bastille, sans doute depuis l’hôtel Fieubet. « Imaginez-vous que des dames m’ont proposé d’aller dans une maison qui regarde droit dans l’Arsenal, pour voir revenir notre pauvre ami. J’étais masquée, je l’ai vu venir d’assez loin. M. d’Artagnanétait auprès de lui ; cinquante mousquetaires derrière, à trente ou quarante pas. Il paraissait assez rêveur. Pour moi, quand je l’ai aperçu, les jambes m’ont tremblé, et le cœur m’a battu si fort, que je n’en pouvais plus. En s’approchant de nous pour rentrer dans son trou, M. d’Artagnan l’a poussé, et lui a fait remarquer que nous étions là. Il nous a donc saluées, et a pris cette mine riante que vous connaissez. Je ne crois pas qu’il m’ait reconnue. »
l'hôtel de Lusignan, 8 rue Elzévir. Atget. Gallica
Bouleversée, elle s’en retourne rue Sainte-Avoye (aujourd’hui du Temple), où elle est venue loger, veuve à 25 ans, à la fin de sa période de deuil. À la mort de Turenne, le 30 juillet 1675, elle habite rue des Trois-Pavillons (aujourd’hui 14, rue Elzévir). « Tout le monde se cherche pour parler de M. de Turenne ; on s’attroupe ; tout était hier en pleurs dans les rues, le commerce de toute autre chose était suspendu... Jamais un homme n’a été regretté aussi sincèrement ; tout ce quartier où il a logé, et tout Paris, et tout le peuple étaient dans le trouble et dans l’émotion. »
Enfin, le 7 octobre 1677, elle écrit à sa fille : « Vous m’attendrissez pour la petite (…) Ne pourriez-vous point l’amener ? Vous auriez de quoi la loger au moins ; car, Dieu merci, nous avons l’hôtel de Carnavalet. C’est une affaire admirable : nous y tiendrons tous, et nous aurons le bel air ; comme on ne peut pas tout avoir, il faut se passer des parquets et des petites cheminées à la mode ; mais nous aurons du moins une belle cour, un beau jardin, un beau quartier, et de bonnes petites filles bleues[3], qui sont fort commodes, et nous serons ensemble, et vous m’aimez, ma chère enfant ».
L'hôtel Carnavalet. Atget, 1898. Gallica

Place aux pensions
Pour le siècle des Lumières, le Marais, c’est Louis XIII, autant dire le Moyen Âge, le gouvernement des cardinaux, un foyer d’obscurantisme. Mercier assure qu’on « y appelle les philosophes des “gens à brûler” », et brosse le portrait d’une terrible bigote : « Peu à peu elle s’échauffe, parle de l’horrible dépravation des autres quartiers, de l’irréligion qui marche le front levé dans le faubourg Saint-Germain, et de la damnation éternelle, qui attend tous ceux qui n’entendent pas la messe aux capucins du marais ». De très conservateurs capucins ont donc pris le pas sur des minimes à la pointe de la science. Mercier concède pourtant que « de jolies maisons s’élèvent vers la chaussée d’Antin, et vers la porte Saint-Antoine, que l’on a abattue. Il était question de renverser l’infernale Bastille ; mais ce monument odieux en tout sens choque encore nos regards ».
Au XIXe siècle, le Marais est devenu une espèce de pensionnat, parcouru de potaches en rangs que leurs « gâcheux » conduisent à Charlemagne, ou dont ils les ramènent devant le répétiteur qui fait repasser les leçons. Charlemagne, comme Bonaparte (aujourd’hui Condorcet), est dépourvu d’internat ; les provinciaux sont condamnés aux « institutions », sans compter les Parisiens que leurs parents veulent bien encadrés. Les grands hôtels du Marais sont devenus des maisons d’éducation plus que toute autre chose. On trouvera bien la fabrique à l’hôtel d’Alméras, cet écho des pavillons de la place des Vosges, ou le commerce à l’hôtel de Donon, d’époque Henri III, mais s’il y eut un bronzier à l’hôtel Salé, c’est l’École centrale des Arts et Manufactures qui marqua le plus les lieux, tandis que celle des Ponts et Chaussées passait de l’hôtel Libéral Bruant, domicile de Perronet, son fondateur, à l’hôtel Carnavalet.
Puis Carnavalet n’abritera pas moins de deux pensions, comme aura la sienne l’hôtel de Marle, presque son contemporain, au toit en carène de bateau caractéristique de Philibert Delorme, l’architecte des Tuileries. Baudelaire n’aura pas le temps, en un trimestre, d’y user ses fonds de culotte. Dans l’hôtel des Saint-Fargeau, de 1686, que la famille du conventionnel avait occupé jusqu’à la fin de l’Empire, l’institution Jauffret accueillait les fils Hugo, le romancier Edmond About, Louis Ulbach, le futur directeur de la Revue de Paris. Durant la Deuxième République, Pierre Larousse y était répétiteur de français et de latin pour les classes élémentaires. Sous la Troisième, Émile Durkheim y rencontrait Jean Jaurès préparant comme lui le concours d’admission à l’École normale supérieure. L’un sera le plus connu des sociologues français ; l’autre, le grand leader du mouvement socialiste.
La fontaine Joyeuse vers 1910. Rol, Gallica
Au 41, rue de Turenne, accolée à l’une des « quinze nouvelles fontaines de la ville et des faubourgs de Paris » de l’arrêt royal de 1671 – remplacée environ deux siècles plus tard par celle dont le décor aquatique évoque les eaux de l’Ourcq –, « La pension [Lepître] était installée à l’ancien hôtel Joyeuse, où, comme dans toutes les anciennes demeures seigneuriales, il se trouvait une loge de suisse. Pendant la récréation qui précédait l’heure où le gâcheux nous conduisait au lycée Charlemagne, les camarades opulents allaient déjeuner chez notre portier, nommé Doisy », raconte Balzac. « Déjeuner avec une tasse de café au lait était un goût aristocratique expliqué par le prix excessif auquel montèrent les denrées coloniales sous Napoléon. (…) Vers la fin de la deuxième année, mon père et ma mère vinrent à Paris. (…) J’avais à déclarer cent francs de dettes contractées chez le sieur Doisy, qui me menaçait de demander lui-même son argent à mes parents. (…) Mon père pencha vers l’indulgence. Mais ma mère fut impitoyable, son œil bleu foncé me pétrifia, elle fulmina de terribles prophéties. (…) Après avoir subi le choc de ce torrent qui charria mille terreurs en mon âme, mon frère me reconduisit à ma pension, je perdis le dîner aux Frères Provençaux et fus privé de voir Talma dans Britannicus. Telle fut mon entrevue avec ma mère après une séparation de douze ans. »
L’une des principales antichambres de Charlemagne, l’institution Massin légua au lycée, quand elle ferma, le bronze de Silène et Dionysos qui s’y trouve toujours, au chevet de l’église Saint-Paul-Saint-Louis. Dans l’ancienne infirmerie du couvent des minimes, placée dans le pavillon ouest du portail dessiné par François Mansart en 1678, seul vestige qui nous soit resté après la démolition du cloître au profit de l’agrandissement de la caserne, en 1925, quatre cents élèves ont connu, à en croire Ernest Lavisse dont les souvenirs ont le sérieux de l’historien professionnel, le régime du bain de pieds collectif et mensuel ! Cela a-t-il fait d’Auguste Blanqui, qui y fut élève dès ses 13 ans, un révolutionnaire ? Ce n’était pourtant pas le genre de la maison, ni du quartier, quoique…
 « Vainement on chercherait dans Paris une rue plus paisible que la rue Saint-Gilles, au Marais,
Coin des rues St-Gilles et Villehardouin, dessin de J.A. Chauvet, 1891. Gallica
à deux pas de la place Royale. Là, pas de voitures, jamais de foule. À peine le silence y est rompu par les sonneries réglementaires de la caserne des Minimes, par les cloches de l’église Saint-Louis ou par les clameurs joyeuses des élèves de l’institution Massin à l’heure des récréations. Le soir, bien avant dix heures, et quand le boulevard Beaumarchais est encore plein de vie, de mouvement et de bruit, tout se ferme », raconte Émile Gaboriau dans L’Argent des autres en 1872.
Ajoutons au tableau de la classe le lycée Victor-Hugo, créé à la fin du siècle pour les jeunes filles, et l’École centrale rabbinique, transférée en 1860 de Metz à l’hôtel de Vigny. Rue du Parc-Royal, les uniformes noirs portant un palmier violet brodé au col de l’habit ou de la redingote renforcent les effectifs studieux du quartier.
C’est dans cet hôtel de Vigny que le Marais eut, exactement un siècle plus tard, son (auto) révélation : une propriété nationale, tranquillement promise à la démolition, recélait sous l’enduit d’admirables plafonds peints. Le mouvement d’opinion qui s’ensuivit déboucha sur la loi concernant les secteurs sauvegardés, qui replaçait conservation et restauration dans un cadre plus ample, André Malraux rappelant « qu’en architecture, un chef-d’œuvre isolé risque d’être un chef-d’œuvre mort ». Le Marais de Mme de Sévigné devenait le Marais de tous. 

[1] Voir chapitre 8, le Sentier, posté en février 2016.
[2] Voir chapitre 9, les Arts-et-Métiers, posté en mars 2016.
[3] Celles du couvent contigu des Annonciades célestes.

KARL ET FRIEDRICH A PARIS

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En cette année du centenaire de la Révolution d’Octobre (1917), certains ont pensé à remonter encore un siècle plus tôt (1818 : naissance de Karl Marx), à la source dont les soviets auraient été la résurgence : au communisme du premier dix-neuvième siècle réélaboré par le Marx du Manifeste en 1848.
C’est le cas du film de Raoul Peck, le jeune Karl Marx ; c’est celui d’Emmanuel Laurentin et de sa Fabrique de l’histoire (France Culture, à 9h), à qui et à laquelle j’ai répondu concernant Marx à Paris. Voici réuni à cette occasion, développé et précisé, ce qui est distribué à diverses adresses de mon Paris Ouvrier.

Quand, après la censure de la Gazette rhénane, Arnold Ruge et Karl Marx cherchent un endroit d’où lancer une nouvelle publication, le premier écrit au second, en substance : concernant les conditions de liberté de la presse, Bruxelles serait un meilleur choix, mais à Paris il y a 85 000 Allemands ! C’est pour cette bonne raison que Paris sera choisi par l’aîné (il a seize ans de plus que Marx), parce que, à part ça, les progressistes français pressentis lui ont tous refusé leur participation aux futures Annales.
Idéologiquement, à Paris, ce qui compte chez les ouvriers, c’est, pour les Français le communisme enseigné par Cabet ou Dézamy et, pour les tailleurs, cordonniers, menuisiers du bâtiment ou ébénistes allemands, celui qu’incarne Weitling. Le Marx qui arrive à Paris en octobre 1843, - on l’indique ici d’emblée, il n’est pas qu’idées, il a 25 ans, il est marié du 19 juin, sa femme est enceinte de trois mois -, n’a d’affinités avec aucun de ces communismes-là. Comme il l’a écrit à Ruge en avril, en évoquant leur projet commun : « Chacun de nous devra bientôt s’avouer à lui-même qu’il n’a aucune idée exacte de ce que demain devra être. Au demeurant c’est là précisément le mérite de la nouvelle orientation : à savoir que nous n’anticipons pas sur le monde de demain par la pensée dogmatique, mais qu’au contraire nous ne voulons trouver le monde nouveau qu’au terme de la critique de l’ancien. (…) C’est pourquoi je ne suis pas d’avis que nous arborions un emblème dogmatique. Au contraire, nous devons nous efforcer d’aider les dogmatiques à voir clair dans leurs propres thèses. C’est ainsi en particulier que le communisme est une abstraction dogmatique. Et je n’entends pas par là je ne sais quel communisme imaginaire ou simplement possible, mais le communisme réellement existant tel que Cabet, Dézamy, Weitling, etc., l’enseignent. »

Les Allemands de Paris se sont organisés en une Ligue des Bannis dès 1834, à laquelle a succédé en 1836 la Ligue des Justes. « Le garçon tailleur Weitling », fils naturel d’une cuisinière de Magdebourg et d’un officier français, a travaillé à Paris en 1835 et en 1837 et s’y est familiarisé en autodidacte avec les idées de Saint-Simon et de Fourrier. Il a adhéré à la Ligue des Justes, s’est retrouvé assez vite à son comité central et s’est vu demander en 1839 la rédaction de son manifeste : « L’humanité telle qu’elle est et telle qu’elle devrait être».
Après l’échec de l’insurrection, en mai 1839, de la Société des Saisons (Barbès, Blanqui, Martin Bernard), avec laquelle la Ligue des Justes était en contact, Weitling s’est réfugié en Suisse romande ; la direction de la Ligue a été transférée à Londres ; à Paris, ce qui reste d’adhérents de la société secrète s’est regroupé autour d’un médecin, de deux ans plus jeune que Marx, Hermann Ewerbeck, et d’un professeur et écrivain de sept ans plus âgé, German Mäurer.

Octobre 1843 : arrivée de Marx à Paris

Les Marx, jeunes mariés donc (il a 25 ans, Jenny 29), arrivent 38 rue Vaneau en octobre 1843, dans une maison où habite déjà German Mäurer, et s’y installent avec le couple Ruge et le couple que forment le poète Herwegh et sa femme.
Jenny von Westphalen, épouse Marx, vers 1835
Le bureau des “Annales franco-allemandes”, la revue que les directeurs-éditeurs Arnold Ruge et Karl Marx sont venus créer à Paris, sera à quelques numéros de là, au 22 de cette même rue Vaneau. Les Annales n’auront finalement qu’un unique numéro double, qui paraîtra fin février 1844, auquel auront collaboré Henri Heine et le poète Herwegh, et où Marx a publié son Introduction à la critique de la philosophie du droit de Hegel, et sa Question juive. En vente au bureau de la revue.

Le 23 mars 1844, se tient un banquet démocratique international auquel participent Marx avec Ruge et Bernays ; Louis Blanc, Félix Pyat, Victor Schölcher, Pierre Leroux ; et encore Bakounine, de passage à Paris et qui, séduit par la capitale, viendra s’y fixer en juillet.

On date d’avril 44 les premiers contacts de Marx avec la Ligue des Justes. La société secrète a pour lieux de rencontres le Café Scherger, 20 rue des Bons-Enfants ; le café Gaissier, 46 rue de l’Arbre-Sec, le café Schiever, passage Saint-Pierre-Amelot. Là, des journaux démocratiques sont lus à haute voix, pour tout le monde, par ceux qui savent lire.

Jenny, comme sa mère, mais qu’ils appelleront plutôt par le diminutif de “Jennychen”, la première fille des Marx, naît au 38 rue Vaneau, le 1er mai 1844.

Un théâtre est le fleuron du passage Choiseul, construit autour de 1825 entre Palais-Royal et Grands Boulevards, l’ancien et le nouveau centre de la vie parisienne. « Quand la pluie, en hiver, s’épanche en cataracte, / Le passage Choiseul sert d’abri, dans l’entracte : / C’est notre vestibule, ou notre corridor, / Ouvert toute la nuit, brillant de gaz et d’or, / Tiède et vitré », écrira, trente ans plus tard, le poète et librettiste d’Offenbach, Joseph Méry.
C’est donc assez naturellement que les frères Börnstein et le compositeur Meyerbeer ont installé à l’angle des 32 (aujourd’hui 14), rue des Moulins et 49, rue Neuve-des-Petits-Champs (aujourd’hui des Petits-Champs), au début de 1844, leur Vorwärts, bi-hebdomadaire, c’est son long sous-titre, de « nouvelles de Paris concernant les arts, les sciences, le théâtre, la musique et la vie sociale ». A compter du numéro du 3 juillet 1844, son nouveau directeur, Karl Ludwig Bernays, abrège tout ça en « revue allemande de Paris ». Bernays (qui habitait 20, rue Saint-Claude) était un joyeux drille qui, sur un papier orné d’une fausse couronne vaguement grand-ducale, inondait les journalistes prussiens d’actualités fantaisistes concernant la prospérité nouvelle de la pêche hauturière qu’encourageait son Altesse, dans un prétendu port de mer qui était en réalité un village de haute montagne, ou encore sur la remise, toujours par son Altesse elle-même, de la plus importante des décorations à tel général mort en réalité depuis deux bons siècles. Le filigrane pseudo-noble suffisait à ce que la presse répercutât ces informations rocambolesques sans prendre la peine d’une vérification. C’est Bernays qui va, dans le Vorwärts, faire une large place à l’opposition radicale des Annales franco-allemandes de Marx et Ruge. Plusieurs fois par semaine, dans un appartement du premier étage saturé de fumée, les réunions de rédaction regroupent, une douzaine de personnes dans des discussions passionnées qui s’éloignent de plus en plus des questions artistiques. Bakounine loge sur place, dans une chambre meublée d’un lit de camp, d’une malle et d’un gobelet en étain, où les débats se prolongent.
« Outre Bernays et moi-même, qui étions les rédacteurs, raconte Heinrich Börnstein dans ses mémoires, écrivaient pour le journal Arnold Ruge, Karl Marx, Heinrich Heine, Georg Herwegh, Bakounine, Georg Weerth, G. Weber, Fr. Engels, le Dr Hermann Ewerbeck, et Heinrich Bürgers ». Et il en oublie quelques-uns, dont German Mäurer, soit une douzaine de personnes, pour ne rien dire des discussions qui sont menées par ailleurs avec Proudhon, Louis Blanc, le typographe Pierre Leroux (avec lequel George Sand avait créé la Revue indépendante trois ans plus tôt), ou Victor Considérant, le disciple de Fourier.
Marx étudiant, vers 1840, déjà surnommé Le Maure

L’ambassade de Prusse allume aussitôt un contrefeu avec la parution du “Pilote germanique”, Der deutsche Steuermann, au 87 puis 51 rue Saint-Antoine.

C’est dans ce nouveau Vorwärts, le 10 août 1844, que Marx vante les Garanties de l’harmonie et de la liberté, publié par « le garçon tailleur Weitling » en 1842 : « Pour ce qui est de la culture des ouvriers allemands ou généralement de leur capacité à se cultiver, je rappellerai l’œuvre géniale de Weitling, qui dépasse souvent Proudhon lui-même au point de vue théorique ». « Où trouve-t-on dans la bourgeoisie, y compris chez ses théoriciens et ses scribes, un ouvrage comparable à celui de Weitling ? Si l’on compare la pâle médiocrité de la littérature politique allemande avec cette œuvre immense et brillante qui marque les débuts littéraires de l’ouvrier allemand, si l’on compare ces bottes de géant d’un prolétariat encore dans l’enfance avec les minuscules souliers éculés de la bourgeoisie, on peut légitimement prédire à ce fils oublié de l’Allemagne une stature d’athlète. » « Il faut reconnaître que le prolétariat allemand est le théoricien du prolétariat européen, écrira-t-il ailleurs, de même que le prolétariat anglais en est l’économiste et le prolétariat français le politique. »

C’est rue Vaneau que Marx a entrepris ses “manuscrits de 1844”. De là qu’il écrit à Feuerbach, le 11 août 1844, lui joint deux articles du Vorwärts, lui indique que son Essence du christianisme est en traduction à Paris, se réjouit de ce que “l’irréligiosité a pénétré dans le prolétariat français”. “Il aurait fallu, ajoute-t-il, que vous ayez pu assister à une des réunions des ouvriers français pour pouvoir croire à la fraîcheur primesautière, à la noblesse qui émane de ces hommes harassés de travail. Le prolétariat anglais fait également des progrès énormes mais il lui manque toujours le caractère cultivé des Français.”

Août 1844 : arrivée d’Engels à Paris
Ce portrait d'Engels est parfois daté des années 1840, parfois de 20 ans plus tard

En ce même mois d’août 1844, Engels passe par Paris sur son trajet retour de Manchester à Barmen (aujourd’hui Wuppertal), c’est-à-dire de la manufacture cotonnière anglaise dont son père est actionnaire à celle de la Ruhr dont il est propriétaire. Marx a déjà croisé le lascar sur son trajet aller, en novembre 1842, à la Gazette rhénane de Cologne, sans conserver de lui un souvenir inoubliable. Il le retrouve en cette fin d’août, dans un café de la rue St-Honoré, peut-être le café de la Régence, situé alors au débouché de la rue Saint-Thomas-du-Louvre sur la rue St-Honoré, lesté d’une connaissance aussi précise que concrète de la situation de la classe laborieuse anglaise. Durant près de deux ans, Engels l’a connue d’en haut – il était le fondé de pouvoir de son père à la filature Ermen & Engels -, et d’en bas : il a rencontré et aimé, dès 1843, Mary Burns, une fille d’immigrés irlandais venus de Tipperary, un père teinturier, une mère morte à ses 12 ans, qui a été ouvrière, domestique ou prostituée, on ne sait, et qui lui a fait connaître « la Petite Irlande » de Manchester, ce quartier de taudis dont, seul, il avait peu de chances de sortir vivant ou, en tout cas, autrement qu’à poil, et qui l'a introduit par ailleurs dans le mouvement chartiste. Jenny est alors chez sa mère, à Trèves, avec Jennychen, qui n’a pas 4 mois ; Marx est donc « célibataire ». Les deux jeunes gens – Engels a environ 2 ans et demi de moins que Marx -, vont passer pratiquement dix jours à débattre dans une atmosphère de joyeuse exaltation. « Je n’ai jamais été d’aussi bonne humeur ni avec des sentiments aussi humains que pendant les dix jours passés près de toi », écrira ensuite Friedrich à Karl. Ils tombent d’accord sur ce que « ce n’est généralement pas l’État qui conditionne et règle la société civile, mais la société civile qui conditionne et règle l'État, qu'il faut donc expliquer la politique et l'histoire par les conditions économiques et leur évolution, et non inversement. » Ils dressent le canevas de ce qui deviendra la Sainte Famille.
La rencontre dans le film de Raoul Peck

11 janvier 1845 : expulsion de Marx vers la Belgique

En janvier 1845, un arrêté d’expulsion, demandé par le comte Von Arnimà Guizot, vise au premier chef Börnstein, Bernays, Marx et Mäurer, plus cinq autres personnes dont, pour le couvrir, von Bornstedt, le premier rédac-chef du Vorwärts avant Bernays, qui est un agent du gouvernement prussien. Seuls Marx et von Bornstedt seront finalement expulsés, Ruge déniant toute relation avec les gens du Vorwärts, Börstein, quant à lui, semblant avoir promis sa collaboration à la police. Marx quitte Paris pour Bruxelles le 2 février ; Jenny et Jennychen quelques jours plus tard. A Bruxelles, Jenny verra arriver une servante de sa mère, que celle-ci lui envoie, la jeune Hélène  Demuth  (Lenchen), 25 ans, qui restera toute sa vie auprès du couple Marx.

Engels écrit à Marx, en ce mois de janvier qui voit son expulsion : « Ce qui est particulièrement affreux, c’est d’être non seulement un bourgeois, mais un fabricant : un bourgeois qui intervient activement contre le prolétariat. Quelques jours passés à la fabrique de mon paternel ont suffi pour me remettre devant les yeux cette horreur (...) faire de la propagande communiste en grand et en même temps du commerce et de l’industrie, ça ne va pas. J’en ai assez ; à Pâques, je m’en vais. A cela s’ajoute cette existence débilitante au sein d’une famille strictement prusso-chrétienne. »
Dans une autre lettre, du 17 mars 1845, il commente sa vie quotidienne en famille à Barmen où son père lui fait « une figure de carême à vous rendre fou ». « Si ce n’était pas à cause de ma mère qui a un beau fond humain (...) et que j’aime vraiment, il ne me viendrait pas un seul instant à l’idée de faire la plus minime concession à ce despote fanatique qu’est mon vieux. »

Effectivement, en avril, Engels rejoint Marx à Bruxelles. En juillet-août,les deux compères partent pour l’Angleterre (Manchester et Londres), où ils rencontrent les représentants de la « Ligue des Justes » (en pleine crise) et la gauche du mouvement chartiste. Marx y découvre aussi cette Mary Burns, - il la dira « agréable et pleine d’esprit » -, avec laquelle Engels a vécu sa double vie anglaise, tenant son rang dans le milieu de l’associé de son père d’un côté et, de l’autre, louant sous de faux noms et de fausses professions, tantôt comptable, tantôt voyageur de commerce, des appartements où passer du temps avec elle. C’est au retour de ce voyage que Marx et Engels décident de rédiger L’Idéologie allemande. Engels revient à Bruxelles avec Mary qui y restera, sans doute pas de façon continue, jusqu’en 1848. Mais alors que les deux couples s’aperçoivent à un meeting ouvrier, Marx fait signe à Engels, d’un geste sans équivoque et d’un sourire désolé, qu’il n’est pas question qu’il leur présente sa compagne ; pour sa Jenny, le concubinage est rédhibitoire.

Au début de 1846, Marx et Engels fondent à Bruxelles un Comité de correspondance communiste, embryon de coordination des personnes sinon des groupes. Les Anglais acceptent, comme les Allemands de la diaspora en France, mais ni Cabet ni Proudhon ni aucun autre Français n’y participeront.

30 mars 1846 : rupture avec Weitling au cours d’une séance du Comité de correspondance communiste à Bruxelles. Récit de Pavel Annenkov : Le tailleur et agitateur Weitling était un beau jeune homme blond [Il a 10 ans de plus que Marx]. Avec sa redingote de coupe élégante, sa barbiche coquette, il ressemblait plutôt à un commis-voyageur qu'à l'ouvrier bourru et aigri que je m'attendais à voir. Après nous être présentés l'un à l'autre, avec une nuance de politesse raffinée chez Weitling, nous prîmes place à une petite table verte au bout de laquelle vint s'asseoir Marx, un crayon à la main, sa tête léonine penchée sur une feuille de papier, tandis qu'Engels, son inséparable compagnon et associé à la propagande, grand, droit, d'une gravité et d'un flegme tout britanniques, ouvrait la séance en prononçant une allocution. (…) Engels avait à peine terminé que Marx, relevant la tête, demanda à brûle-pourpoint: « Dites-nous, Weitling, vous dont la propagande a fait tant de bruit en Allemagne, quels sont les principes par lesquels vous justifiez votre activité et les bases que vous envisagez de lui donner à l'avenir ? » Je me rappelle très bien la forme brutale de la question (…) Weitling aurait sans doute parlé longtemps encore si Marx, les sourcils froncés ne l'avait interrompu et n'avait commencé à élever des objections. Son discours sarcastique se ramenait à ceci, qu'exciter la population sans donner pour base à son action des principes solides et réfléchis, c'est tout simplement la tromper. Faire naître les espoirs fantaisistes dont il venait d'être question, poursuivit Marx, conduisait à la perte et non au salut de ceux qui souffrent. En Allemagne surtout, s'adresser à l'ouvrier sans idées rigoureusement scientifiques et sans doctrine positive, c'est jouer à la propagande, jeu aussi futile que malhonnête, qui suppose, d'une part, un prophète inspiré, et de l'autre, des ânes l'écoutant bouche bée. »

Le 05 mai 1846, Marx écrit à Proudhon pour dénoncer Karl Grün (saint-simonien puis fouriériste, devenu le porte-parole de l’humanisme feuerbachien auprès de Proudhon dont il s’est proposé de traduire l’œuvre en allemand) comme un personnage « dangereux », en même temps qu’il lui demande de participer aux échanges du Comité de correspondance. Proudhon se déclare revenu de l’idée de révolution : « nous n’avons pas besoin de cela pour réussir. » Il se propose de « faire entrer dans la société, par une combinaison économique, les richesses qui sont sorties par une autre combinaison économique » Au passage, Proudhon prend la défense de Karl Grün.

15 août 1846, retour de Friedrich Engels à Paris
Engels, Stefan Konarske, en 2017

Engels, Andreï Mironov, en 1966
A la suite de la réponse de Proudhon, Engels est envoyé « en mission » à Paris, le 15 août 1846, pour contrecarrer l’influence de Karl Grün (et donc de l’humanisme feuerbachien) dans les milieux de l’immigration allemande. Il s’applique dès le début à s’assurer du soutien d’Ewerbeck (par ailleurs en rivalité avec Grün pour la traduction allemande des œuvres de Proudhon) qu’il parvient à tourner contre Grün.
Engels est venu habiter au 11 de la rue de l’Arbre-Sec ; il s’est rapproché des “ours du faubourg”, “des chefs des ouvriers menuisiers”.
Un mois plus tard, le 16 septembre 1846, premier compte-rendu à Marx : « J’ai été plusieurs fois en contact avec les ouvriers d’ici, c’est-à-dire avec les dirigeants des menuisiers du Faubourg Saint-Antoine. Ces gens-là ont une organisation particulière. A part leur histoire d’association - devenue très confuse à cause d’une importante dissension avec les tailleurs adeptes de Weitling – ces gars, c’est-à-dire environ 12 à 20 d’entre eux – se réunissent chaque semaine pour – jusqu’à présent – discuter. (...) Ewerbeck a été obligé de leur faire des conférences sur l’histoire allemande depuis les origines et sur une économie politique des plus confuse – en somme des Annales franco-allemandesà la sauce humanitaire. (…) Ce qu’ils opposent au communisme des tailleurs, n’est rien d’autre que des phrases creuses et humanitaires à la Grün et du Proudhon arrangé par Grün, qui leur ont été inculquées à grand-peine par Monsieur Grün soi-même, en partie par un vieux maître menuisier très suffisant et valet de Grün, le père Eisermann et aussi par l’ami Ewerbeck. (...) Mais il faut avoir de la patience avec ces types - : d’abord il faut se débarrasser de Grün qui a vraiment exercé directement et indirectement une influence épouvantablement amollissante et ensuite, quand on leur aura sorti ces grandes phrases de la tête, j’espère arriver à quelque chose avec eux, car ils ont une grande soif de savoir en matière d’économie. Comme j’ai dans la poche Ewerbeck qui, en dépit d’une confusion bien connue -qui en ce moment atteint son paroxysme – possède la meilleure volonté du monde et que (l’ébéniste Adolph) Junge est également tout à fait de mon côté, nous arriverons bientôt à quelque chose. (...) Mais tant qu’on n’aura pas insufflé à nouveau de l’énergie à ces gens en anéantissant l’influence personnelle de Grün en extirpant ses phrases creuses il n’y aura rien à faire, compte tenu de grands obstacles matériels (en particulier ils sont pris chaque soir ou presque). »

Lettre du 23 octobre : mission accomplie, après cinq jours, ou soirs, de discussion ! « Les différents points litigieux que j’avais à régler avec les camarades sont désormais résolus : le principal partisan et disciple de Grün, le père Eisermann, a été flanqué à la porte, les autres ont perdu toute influence sur la masse et j’ai fait passer à l’unanimité une résolution qui les condamne. (...) On a discuté pendant trois jours le projet d’association de Proudhon. Au début, j’avais contre moi presque toute la bande, et à la fin il ne restait plus qu’Eisermann et les trois autres partisans de Grün. Il s’agissait avant tout de démontrer la nécessité de la révolution violente et de réfuter le socialisme de Grün, qui a retrouvé une nouvelle vitalité dans la panacée proudhonienne, en montrant qu’il est anti-prolétarien, petit-bourgeois et qu’il s’inspire des utopies des Straubinger [les compagnons du tour d’Allemagne]. A la fin, à force d’entendre éternellement répéter par mes adversaires les mêmes arguments, je devins furieux et j’attaquai de front les Straubinger, ce qui provoqua l’indignation des partisans de Grün, mais me permit d’arracher au noble Eisermann une attaque directe contre le communisme. Et là-dessus, je lui rivai son clou de si belle manière qu’il n’y revint plus. (...) Je déclarai alors qu’avant d’accepter de poursuivre la discussion, on devait voter pour savoir si nous nous réunissions, oui ou non, en tant que communistes. Dans le premier cas, il faudrait veiller à ce que des attaques contre le communisme (comme celle d’Eisermann) ne se reproduisent pas. Dans le second cas, s’ils n’étaient que des individus quelconques discutant de sujets quelconques, je ne voulais plus en entendre parler et je ne reviendrais plus. Ce qui provoqua une frayeur intense chez les partisans de Grün qui se récrièrent qu’ils s’étaient réunis pour « le bien de l’humanité », pour s’informer, qu’ils étaient des hommes de progrès et non sectaires, ennemis de tout système exclusif, etc. ; il n’était vraiment pas possible de traiter d’ « individus quelconques» des braves gens comme eux. Du reste, il leur fallait d’abord savoir ce que c’est réellement que le communisme. (…) Je donnai donc des intentions des communistes, la définition suivante : 1. Faire prévaloir les intérêts des prolétaires contre ceux des bourgeois. 2. Atteindre ce but en supprimant la propriété privée et en la remplaçant par la communauté des biens. 3. Pour réaliser ces objectifs, ne pas admettre d’autres moyens que la révolution violente et démocratique. Nous avons discuté là-dessus pendant deux soirées. Le deuxième soir, le meilleur des trois partisans de Grün, se rendant compte de l’état d’esprit de la majorité, passa complètement de mon côté.
Les deux autres ne cessaient de se contredire entre eux, sans s’en rendre compte. Plusieurs types qui n’avaient encore jamais pris la parole, l’ouvrirent tout d’un coup et se déclarèrent résolument pour moi. (...) Bref, lorsqu’on passa au vote, la réunion se déclara communiste au sens de la définition donnée plus haut, par treize voix contre les deux voix des deux partisans restés fidèles à Grün – encore l’un d’eux a-t-il déclaré par la suite qu’il avait le plus grand désir de se convertir. Ainsi avons-nous finalement réussi à faire tabula rasa une bonne fois et nous pouvons commencer à faire, dans la mesure du possible, quelque chose de ces gars »
Engels et Marx dans le film de Raoul Peck (capture d'écran)

En ce même mois d’octobre 1846, point culminant d’émeutes de subsistance “comme on n’en a pas connu depuis 1789” selon la Réforme, de nombreux ouvriers allemands sont arrêtés, qui seront finalement expulsés. Certains ont dû être trop bavards et Engels, qui a déménagé au 23, rue de Lille, fait état en novembre, dans ses lettres à Marx, d’une surveillance policière. Dès la fin de l’année, sans cesse pris en filature, il quitte cet appartement et adopte comme adresse postale celle d’A. F. Körner, artiste-peintre, 29 rue Neuve-Bréda (aujourd’hui rue Clauzel, dans le 9e).
Pour égarer les mouchards, il court les bals, passant du bal Valentino (251, rue St-Honoré), à celui du Prado (1, bd du Palais), sans oublier le Montesquieu (au 6, de la rue du même nom), et les bras des grisettes comme si ce devait être ses dernières nuits à Paris. « Si je disposais de 5 000 Fr de rentes, écrit-il à Marx, je ne ferais que travailler et m’amuser avec les femmes, jusqu’à ce que je sois lessivé. Si les Françaises n’existaient pas, la vie ne vaudrait même pas la peine d’être vécue. Mais tant qu’il y a des grisettes, va ! Cela n’empêche pas (en français dans le texte) que l’on ait envie de temps à autre de parler d’un sujet sérieux. » Il réussit d’ailleurs à maintenir des contacts avec Cabet, Louis Blanc, Ferdinand Flocon
Ailleurs, évoquant Moses Hess, « passage Vivienne, je l’ai planté là bouche bée pour embarquer avec le peintre Körner deux filles que celui-ci avait levées. » Ailleurs encore : « Ici à Paris, j’ai adopté un ton très cynique, c’est le métier qui veut cette esbroufe et ça réussit souvent auprès des dames. »

En mars 1847, la police intervient à l’encontre d’une réunion de 150 à 200 personnes, ouvriers allemands avec leurs femmes et leurs enfants, qui se rassemblent à la barrière des Amandiers-Popincourt (auj. place Auguste Métivier), le dimanche depuis quatre ans. Il s’agit d’une de ces réunions publiques de barrières, destinées aux sympathisants de la Ligue des justes, sur les dangers desquelles, du fait des mouchards et des policiers, Engels a fait un rapport l’automne précédent. L’ébéniste Adolph Junge y est arrêté ; il sera expulsé ensuite vers la Belgique où il arrivera en avril 47.

Le mois suivant, Engels réussit, non sans mal, à se faire élire délégué de la section parisienne de la Ligue des Justes pour représenter celle-ci à son congrès de réorganisation, le 1er juin 1847, à Londres. Les dirigeants londoniens avaient dépêché dès janvier l’horloger Joseph Mollà Bruxelles puis à Paris pour demander à Marx et Engels d’adhérer formellement à la Ligue. Ceux-ci avaient posé comme condition que la Ligue cesse d’être une société conspiratrice pour agir ouvertement dans la société, et adopte une ligne de pensée conforme aux acquis du matérialisme historique. Le congrès de réorganisation devait avoir ce but.
[Dans son ouvrage de Souvenirs, le typographe Stephan Bornécrit : « Je me rendis compte qu’il allait être très difficile de faire nommer Engels, en dépit de tous ses espoirs. Sa candidature rencontrait une forte opposition. Je ne parvins à assurer son élection qu’en demandant - au mépris des règles - que lèvent la main ceux qui étaient contre et non pas pour, le candidat. Aujourd’hui j’ai honte quand je repense à cette ruse abjecte. « Bien joué », me dit Engels en rentrant de la réunion ».]
La Ligue des Justes se rebaptise à ce congrès en Ligue des Communistes. "Le but de la Ligue, c'est le renversement de la bourgeoisie, le règne du prolétariat, la suppression de la vieille société bourgeoise fondée sur les antagonismes de classes et la fondation d'une nouvelle société sans classes et sans propriété privée."

De juillet 1847 à la mi-octobre, Engels réside à Bruxelles. En août 1847, Marx a créé à Bruxelles une section de la Ligue et en a été désigné président ; Adolph Junge participe au bureau.

Engels est de retour à Paris à la fin du mois d’octobre 1847. Le 14 novembre se réunit le district de Paris de la Ligue. Engels y est élu comme délégué au congrès de Londres qui doit entériner les changements esquissés en juin. Engels à Marx : « Hier soir on a procédé à l’élection des délégués. Après une réunion particulièrement confuse, je fus élu avec les 2/3 des voix. Cette fois je n’avais pas du tout intrigué n’en ayant d’ailleurs guère l’occasion. »
A la fin de novembre 1847, Marx et Engels participent au 2e congrès de la Ligue des Communistes et sont chargés d’en rédiger le nouveau programme : ce sera le Manifeste.
Andreï Mironov (Engels) et Igor Kvacha (Marx) dans le film de Grigori Rochal, Une année comme une vie (God kak zhizn), 1966. Sur la table, une pile du Manifeste. L'année dense comme une vie est 1848.

Après dix jours de Congrès, de retour à Paris, Engels s’en voit expulsé le 29 janvier 48. Il n’est même pas sûr que cela soit lié à son activité politique. Si l’on en croit Stephan Born, son ami le peintre Ritter l’ayant informé qu’un aristocrate avait congédié sa maîtresse sans assurer à celle-ci les dédommagements nécessaires, Engels avait menacé de rendre la chose publique et le comte avait saisi la police.

5 mars 1848, retour de Marx à Paris

A peine le gouvernement provisoire de la révolution de 1848 a-t-il été constitué, le 24 février, que, le 1er mars, Ferdinand Flocon lève la mesure d’expulsion prise trois ans plus tôt et invite le “brave et vaillant” citoyen Karl Marx à retrouver Paris. Telle est du moins la présentation avantageuse que l’historiographie marxiste donne de l’événement. En fait, « l’invitation » est datée du 10 mars et Grandjonc montre bien que Marx, expulsé de Belgique au début du mois et arrivant à Paris le 5 au petit matin avec pour tout papier son arrêté d’expulsion belge ainsi que celui, français, daté de février 1845, va voir le tout frais membre du nouvel exécutif pour régularisation. Sur papier à en-tête du Gouvernement provisoire, Flocon invite alors tout agent de la force publique à porter aide et assistance au citoyen Marx. La première pensée de la Révolution n’a donc pas été de rappeler Marx à Paris, c’est un détail.

Marx, Jenny et leurs maintenant trois enfants : Jennychen, Laura et le petit Edgarâgé à peine d’un an, sont descendus, le 5 mars, à l’hôtel Manchester, rue Grammont, non loin de la Bastille, avant de s’installer au 10 rue Neuve-de-Ménilmontant (aujourd’hui rue Commines). Ils ont dans leurs bagages un millier d’exemplaires du Manifeste du parti communiste, rédigé entre décembre et janvier, en allemand, et qui n’a été imprimé, à Londres, que dans la deuxième quinzaine de février.

Dès le lendemain, Marx participe à une importante assemblée de « démocrates allemands» dans une salle Valentino (où Engels avait si souvent dansé) comble, sous la présidence du poète Georg Herwegh. On y débat d’une Adresse au Gouvernement provisoire mais on y entend surtout, de la part d’Herwegh et de Heinrich Börnstein, l’un des fondateurs du défunt Vorwärts, on s’en souvient, des discours radicaux appelant à une intervention armée en Allemagne. Karl Schapper lui-même se laisse emporter par l’ambiance et apporte son soutien à ceux qui réclament qu’on aille porter la liberté en Allemagne les armes à la main.

Herwegh et Adalbert von Bornstedt, cet agent prussien, on s’en souvient aussi, que le gouvernement français avait expulsé, pour le couvrir, en même temps que Marx, mettent sur pied une Deutsche Demokratische Gesellschaft (Société démocratique allemande) qui placarde dans Paris une affiche appelant à soutenir financièrement une « légion allemande » : « DES ARMES ! » « Les démocrates allemands de Paris se sont formés en légion pour aller proclamer ensemble la RÉPUBLIQUE ALLEMANDE. Il leur faut des armes, des munitions, de l'argent, des objets d'habillement. Prêtez-leur votre assistance ; vos dons seront reçus avec gratitude. Ils serviront à délivrer l'Allemagne et en même temps la Pologne. »
« Importer, écrira Engels, au beau milieu de l'effervescence allemande du moment une invasion qui devait y introduire de vive force, et en partant de l'étranger, la révolution, c'était donner un croc-en-jambe à la révolution en Allemagne même, consolider les gouvernements, et - Lamartine en était le sûr garant - livrer sans défense les légionnaires aux troupes allemandes. »

Pour combattre ce risque,  Marx, dès  la première réunion, le 8 mars 1848, du comité central de la Ligue des Communistes, propose de mettre dans les pattes de la Société  démocratique allemande un Club des travailleurs allemands. La Réforme en annonce la création le 10. Le 11, Marx est élu président du nouveau C.C. de la Ligue des Communistes, qui compte trois membres de l’ancienne Ligue des Justes (Schapper, J. Moll et H. Bauer) et trois membres de l’ancien Comité de correspondance bruxellois : Marx, Engels, Wolff ; en présence des anglais Ernest Charles Jones et George Julian Harney venus à Paris pour l’occasion.

Le 13 mars, le prince Metternich est renversé et doit s’enfuir de Vienne.

Le 18 mars, alors que les combats commencent à Berlin et que Frédéric Guillaume IV va devoir accepter un ministère libéral et une convocation de la Diète pour le 22 mai, 6 000 Allemands se réunissent sur les Champs-Élysées. Herwegh en retire 2 000 hommes et quatre bataillons pour sa Légion démocratique allemande.

Engels a rejoint Paris le 21 mars 1848 ; avec Marx, le projet de lancer un nouveau journal en Allemagne, de reprendre la Gazette rhénane, est aussitôt échafaudé.

Vers  le  27  mars,  Marx  et  Engels  font adopter  par  le  Comité central de la Ligue un texte  programmatique de  « Revendications  du Parti  communiste  en  Allemagne ».  Le  texte, sous  forme  de  tract,  en  même temps que le Manifeste, sera emporté  par  ceux  qui rentrent  en  Allemagne avec le Club des Travailleurs allemands. Outre l’exigence d’une Allemagne constituée en « République une et indivisible » et celle de  « l’armement général  du  peuple »,  l’essentiel  des  revendications porte sur le suffrage universel (masculin), la nationalisation des domaines princiers et féodaux, des banques  privées,  des  moyens  de  transport, l’instauration   de   « forts   impôts   progressifs », la séparation de l’Église et de l’État et « l’instruction  générale  et  gratuite  du  peuple ».

Les 24 et 30 mars, trois détachements de la Légion démocratique allemande, de 500 hommes chacun, drapeaux rouge, noir et or déployés mais sans armes, partent en ordre, sous les acclamations de nombreux Polonais, Belges, Italiens, et aussi Français. Herwegh, Börnstein et Bornstedt doivent suivre le dernier bataillon. Le gouvernement français, - c’est l’allusion à Lamartine dans le texte d’Engels cité plus haut -, a fourni quelque soutien, au moins financier, à leur légion.

Le 30 mars, le préfet de police Caussidière délivre à Marx un passeport d’un an, mais en Allemagne, les choses se précipitent et Marx-Engels quittent Paris le 6 avril 1848, pour, après un détour par Mayence qui leur est imposé par l’interdiction de traverser la Belgique, arriver le 10 à Cologne,« la partie la plus avancée de l’Allemagne », selon les mots d’Engels.

A Cologne, Marx et Engels vont retrouver la ligne politique qu’ils ont combattue en la personne de Weitling puis de Grün, incarnée cette fois par Andreas Gottschalk, le « médecin des pauvres », membre de la Ligue des communistes depuis 1847, président de l’Union ouvrière de Cologne et naturellement influent dans la presse de celle-ci, le Zeitung des Arbeitervereins. Mais la révolution de 1848 en Allemagne n’est pas notre sujet. On trouvera dans les fascicules 17 et 18,Révolution et contre-révolution en Allemagne (1) et (2), de Marx, à mesure (http://www.acjj.be/publications/marx-a-mesure/), textes, notes et chronologie.

Aux heures sombres de juin 1848, Friedrich Engels, reporter de la Neue Rheinische Zeitung, décrit, sur une barricade de la rue de Cléry, sept ouvriers et deux grisettes rejouant le tableau célèbre de Delacroix. « Un des sept monte sur la barricade, le drapeau à la main. Les autres commencent le feu. La garde nationale riposte, le porte-drapeau tombe. Alors, une des grisettes, une grande et belle jeune fille, vêtue avec goût, les bras nus, saisit le drapeau, franchit la barricade et marche sur la garde nationale. Le feu continue et les bourgeois de la garde nationale abattent la jeune fille comme elle arrivait près de leurs baïonnettes. Aussitôt, l’autre grisette bondit en avant, saisit le drapeau… » 
Finalement, le 16 mai 49, le gouvernement prussien interdit de fait la Nouvelle Gazette Rhénane en donnant à Marx l’ordre de quitter le territoire dans les 24 heures, et en lançant un mandat d’arrestation contre Engels le lendemain.
A la Nouvelle Gazette Rhénane, E. Capiro, 1895


3 juin 1849 : second retour de Marx à Paris

« Peu après [le 1er juin 49], explique Engels, nous quittâmes Bingen et Marx se rendit à Paris porteur d’un mandat du Comité central démocratique [du Palatinat] ; un événement décisif était imminent et Marx devait représenter le parti révolutionnaire allemand auprès des social-démocrates français ».
Marx arrive ainsi à Paris le 7 juin, au 45 rue de Lille, sous le nom de Ramboz. “Paris est morne. À quoi s’ajoute le choléra, qui sévit dans toute sa virulence. Malgré cela, jamais une éruption colossale du volcan révolutionnaire ne fut plus proche à Paris qu’à présent. J’ai des contacts avec tout le parti révolutionnaire…”
Cette éruption, doit-elle éclater avec la manifestation organisée pour protester contre l’expédition militaire française qui a rétabli le pouvoir temporel du Pape contre la République romaine ? Le 13 juin 1849, vers midi, un cortège relativement modeste d’environ 6 000 personnes, dont 600 gardes nationaux ayant à leur tête Etienne Arago, chef de bataillon de la 3e légion, se forme au Château-d’Eau, sur le boulevard du Temple, et marche en direction de l’Assemblée nationale « afin de lui rappeler le respect dû à la constitution », aux cris de : « Vive la Constitution ! ».
Une heure plus tard, le général Changarnier, commandant de l’armée de Paris et des gardes nationaux de la Seine, à la tête de dragons, gendarmes mobiles et chasseurs à pied, arrivant par la rue de la Paix, disperse les manifestants qui se répandent dans les rues voisines.
Ledru-Rollin et une trentaine de députés, réunis au 6 rue du Hasard (aujourd’hui rue Thérèse, partie comprise entre les rues Sainte-Anne et Richelieu), sous les fenêtres desquels retentissent les « Aux Armes ! » que crient les manifestants pourchassés, décident de gagner l’état-major de l’artillerie de la garde nationale, au Palais-Royal, pour s’assurer le concours de Guinard, colonel de l’artillerie de la garde nationale, et de ses 400 hommes.
Ils avancent, écrira Marx plus tard, « au cri de “Vive la Constitution !” poussé avec mauvaise conscience, de façon mécanique, glaciale, par les membres du cortège eux-mêmes, et renvoyé ironiquement par l’écho du peuple massé sur les trottoirs, au lieu de s’enfler tel le tonnerre ». Les députés ceints de leur écharpe vont vers le Conservatoire national des arts et métiers. Vers 14 h 30, Ledru-Rollin parvient à se faire ouvrir les portes de l’établissement et une proclamation constituant un gouvernement provisoire y est signée.
On ressort des Arts-et-Métiers pour aller “au-devant de l’armée pour l’encourager à se joindre à nous”, se souviendra Martin Nadaud. Trois pauvres barricades sont improvisées rue Saint-Martin pour gêner la cavalerie, et la troupe arrête les députés sans que la foule réagisse plus que ça. Ils sont conduits au poste de la garde nationale, dont Martin Nadeau s’échappe, avec deux autres camarades, en enjambant la fenêtre qui donne sur la rue Saint-Martin. Il va se réfugier, à la barrière de l’Étoile, chez madame Cabet. Ledru-Rollin parviendra à gagner Londres pour un exil de plus de vingt ans.

« L’éruption colossale » prévue aura été la dernière journée révolutionnaire de la Deuxième République quand Jenny rejoint Marx à Paris avec les trois enfants et Lenchen, le 7 juillet. Jenny est enceinte pour la quatrième fois et la grossesse ne se passe pas bien. Marx est arrivé sans le sou, il l’est toujours. Dès le 13 juillet, il lance des appels au secours, explique que les derniers bijoux de sa femme sont déjà au mont-de-piété, qu’il pourrait peut-être tirer, dans un délai raisonnable, 3 000 ou 4 000 francs d’une deuxième édition de sa brochure contre Proudhon, (Misère de la philosophie), qui “commence à prendre ici”, mais qu’il faudrait pour cela racheter d’abord les exemplaires de la première encore disponible à Bruxelles et à Paris. Il écrit aussi à Ferdinand Lassalle, qui lancera une collecte publique, sans aucune discrétion, à la grande colère de Marx : « Je préfère la plus grande gêne à la mendicité publique. » Et rien n’est réglé quand, le 19 juillet, Marx reçoit du préfet de police une assignation à résidence dans le Morbihan. Sa réclamation auprès du ministre de l’Intérieur est refusée le 16 août.
Le 13 août, l’armée hongroise a capitulé. Après la reddition de Venise, le 22 août 49, il n’existe plus dans l’empire d’Autriche un seul gouvernement insurrectionnel.
Le 23 août 1849, un officier de police se présente rue de Lille pour signifier aux Marx qu’ils doivent s’exécuter dans les vingt-quatre heures. Marx écrit alors à Engels que son exil dans “les marais Pontins de Bretagne”, qu’il considère comme une tentative de meurtre camouflée, lui fait juger préférable de quitter la France, et qu’il a pour perspective de fonder un journal allemand à Londres, où il lui donne rendez-vous. Marx quitte Paris le 24 août, Jenny et les enfants ont reçu l’autorisation d’y rester jusqu’au 15 septembre.
On a des photos des Marx à compter de 1865
   
Les derniers séjours parisiens

Si la vie des Marx est désormais anglaise, ses deux filles aînées ayant convolé avec des Français, on reverra Marx à Paris, et dans sa banlieue. Laura, née le 26 septembre 1845 à Bruxelles, épousera la première, à l’âge de 23 ans et après deux années de fiançailles, un Français, Paul Lafargue, le 2 avril 1868. Jenny en épousera un autre, Charles Longuet, ciseleur sur bronze ; « Le dernier proudhonien et le dernier bakouniniste, que le diable les emporte ! », comme pestera papa Marx dans une lettre à Engels. Le dernier bakouniniste, c’est évidemment Paul Lafargue, Longuet, lui, ayant eu le bon goût de voter l’exclusion de Bakounine de la 1ère Internationale (le 7 septembre 1872) entre ses fiançailles, en mars, et son mariage, le 2 octobre... ce qui en fait le dernier proudhonien.
Jennychen, future Mme Longuet, et Laura déjà Mme Lafargue en 1869

Les Lafargue sont partis en voyage de noces en France le jour même de leur mariage, puis s’y sont installés le 15 octobre, 25 rue des Saints Pères. Ils ont déménagé au 47 rue du Cherche-Midi juste avant la naissance de leur premier enfant, Charles-Etienne, le 1er janvier 1869. Marx vient leur rendre visite du 6 au 12 juillet, en descendant dans un hôtel de la rue Saint-Placide sous la fausse identité de M. Williams. Il est préoccupé par la santé fragile de Laura, tente de persuader son gendre d’achever ses études de médecine, et est venu discuter aussi d’une traduction française du Capital. Pour ce qui est de celle du Manifeste par Laura, revue par Paul, elle vient d’être ramenée à Londres par Jenny quand celle-ci, à la suite de Jennychen et d’Eleanor est venue voir le bébé, à Paris.
Puis vient la Commune, et l’exil qui ramène les filles Marx auprès de leurs parents. Les Longuet regagnent la France après l’amnistie de 1880. A l’été de l’année suivante, Marx et Jenny, déjà malade, accompagnés de Lenchen, visitent les Longuet et découvrent le petit Marcel, né trois mois plus tôt au 11 bd Thiers (auj. Karl Marx) à Argenteuil, alors que ses aînés avaient déjà 4, 2 et 1 an quand leurs parents ont quitté l’Angleterre. Mais Marx rentre précipitamment à Londres à l’annonce de la dépression nerveuse d’Eleanor.
Après la mort de Jenny, au début de décembre, Marx, qui en est tombé malade, passe à nouveau par Argenteuil, en février 1882, sur le chemin de Marseille où il doit embarquer pour l’Algérie et son soleil guérisseur. À son retour, le 7 juin, sans barbe et sans crinière de prophète, sacrifiées à la chaleur algéroise,
Dernière photo (1882) avant le rasage pour ses filles qui l'aiment en père Noël
il se voit conseiller les eaux d’Enghien où il suivra une cure en juillet. Les Lafargue s’installent au 66 bd de Port Royal au début d’août et Marx séjourne à leur nouveau domicile avant de rentrer à Londres fin septembre. C’est donc retour de chez ses gendres qu’il les qualifie, dans une lettre à Engels du 11 novembre, de dernier des bakouninistes et de dernier des proudhoniens.
Le 12 janvier 1883 lui parvient la nouvelle de la mort de Jennychen et il envoie Eleanor à Argenteuil aider à garder les enfants de sa sœur. "Le Maure", comme on l’appelle depuis sa jeunesse, meurt le 14 mars.

Le 1er mai 1890, Engels est au rassemblement de la place de la Concorde où l’on revendique la réduction du temps de travail. “Que Marx n’est-il à côté de moi, pour voir cela de ses propres yeux” écrit Engels, qui rappelle que cette revendication de la journée légale de travail à 8 heures avait été “proclamée dès 1866 par le congrès de l’Internationale à Genève”.

17 OCTOBRE 1961: ENTRE PARIS ET SA BANLIEUE, DES PONTS SANGLANTS

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Deux extraits de De la banlieue rouge au Grand Paris, La Fabrique, 2015.

Pont de Clichy :

Quand Mohamed Ghafir arrive à Clichy, en 1955, les usines occupent le quart du territoire communal et emploient vingt mille ouvriers, dont de nombreux immigrés ; les premiers HLM s’élèvent entre le pont de Clichy et les ateliers de la S.I.T. devenus ceux de Kléber-Colombes. Un an plus tard, il est le chef du secteur FLN ; il gardera son surnom de « Moh’ Clichy » quand il prendra en charge tout le nord parisien. C’est le temps de la lutte contre les messalistes. Moh’ Clichy est arrêté en janvier 1958 par la DST et condamné à trois ans de prison. Il en sort le 6 février 1961.
La circulaire de Maurice Papon instituant le couvre-feu est du 5 octobre. Mohamed Ghafir met en œuvre les instructions du Comité fédéral du FLN : boycotter le couvre-feu, faire en sorte que tous les Algériens sortent en famille tous les soirs, sans arme d’aucune sorte et habillés correctement. Ils ne seront pas prêts avant le 17. Ceux de la banlieue nord-est reçoivent la consigne de défiler ce soir-là sur les Grands Boulevards, pendant que la banlieue ouest fera de même sur les Champs-Élysées et la banlieue sud sur les boulevards Saint-Michel et Saint-Germain.
Ce soir-là, le policier Paul Rousseau, syndicaliste du SGP, stationne en réserve sur le pont de Clichy. « Une compagnie de CRS arrive de Clichy. Ils sortent plein d’Algériens des fourgons. Les matraques volent, on entend des coups de pistolet. Tout à coup, on les voit qui jettent des gars dans la Seine. La rambarde était pleine de sang. Ça durait, ça durait. En fait, ils se débarrassaient des morts. Dans notre car, certains étaient surexcités et criaient : “Allez, on y va, qu’est-ce qu’on attend pour descendre? Qu’on bouffe du bougnoule.“ Le lendemain, les autorités de la police ont donné des cartouches à tous ceux qui avaient tiré au cas où ils auraient à justifier l’utilisation de leur arme devant l’IGS. De toute façon, ils ne risquaient pas grand-chose. Nos gradés nous avaient demandé “d’agir en notre âme et conscience“. »
Cinquante ans plus tard, le 17 octobre 2011, Mohamed Ghafir se voit remettre la médaille de citoyen d’honneur de la ville de Clichy des mains du maire, Gilles Catoire. « C’est la première fois qu’une distinction de cette nature est offerte à un citoyen algérien par une autorité française, et pour des faits de résistance contre la répression et les massacres du pouvoir colonial de l’époque. » Le même jour, Paul Rousseau reçoit lui aussi la médaille d’or de la ville de Clichy.

Pont de Neuilly :

Le 3 octobre, dans la nuit, une charge d’un kilo et demi de plastic explose sur le perron de la mairie de Puteaux, que l’OAS menaçait depuis quelque temps de faire sauter. Deux semaines plus tard, le 17 octobre, le FLN appelle à protester contre le couvre-feu imposé par le préfet de police Maurice Papon, dès huit heures du soir, aux « Français musulmans d’Algérie » de Paris et de sa banlieue. La consigne est formelle : on manifestera en famille, sans armes et sans drapeaux, dans le calme et la dignité. On se rassemble, depuis Nanterre, Puteaux et Courbevoie, au rond-point de la Défense, et l’immense colonne, qui comprend des femmes, des enfants, des bébés tenus dans les bras que leurs mères protègent de la pluie fine et persistante, descend vers le pont de Neuilly. L’objectif, pour la banlieue ouest, est de parcourir en cortège les trottoirs des Champs-Élysées, depuis l’Etoile jusqu’à la Concorde.
L’Express, France-Soir, le Parisien libéré décrivent ainsi la suite : le cortège est bloqué par les barrages des agents et des harkis de la Force de police auxiliaire. Soudain, l’un de ceux-ci tire une rafale de mitraillette, qui tue un garçon de quinze ans (le Parisien, lui, parle de deux morts). La foule recule, résiste comme elle peut mais elle est repoussée vers la Défense. La bataille dure jusqu’après 22 heures. La chaussée est alors jonchée de débris de toutes sortes, bicyclettes brisées, voitures d'enfants renversées, palissades arrachées, barrières tordues ; il y a plus d’une centaine de chaussures éparses, dont beaucoup de souliers de femmes, et de grandes traînées de sang. Les photographes qui prenaient ces scènes de violence voient leurs pellicules saisies par la police. Plus tard dans la soirée, un groupe de plusieurs centaines d’Algériens rentrant à Nanterre est attaqué. Des corps ont été jetés dans la Seine depuis le pont de Neuilly.
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